La transgression selon Georges Bataille : l’impasse

Illustration: [MASSON] — BATAILLE, Georges (1897-1962). Le Mort. [Paris:] Au vent d’Arles, [1964]

Avec ce dernier concept de transgression, l'impasse est en fait totale ; car, si la simple opposition entre la pulsion et l'institution (fût-elle définie comme scission interne), ou entre le plaisir et la loi, ne permet pas de construire des valeurs (incapable qu'elle est de répondre à la question de la liberté et à celle du préférable dans l'action), la référence à la transgression, quant à elle, limite radicalement et le choix pratique et la position théorique du problème de l'action. En effet, si la transgression est tenue pour l'acte fondamental d'une éthique de la souveraineté (comme c'est le cas chez Georges Bataille, par exemple), on devra poser au préalable un système de valeurs conçues comme le bien et l'on définira les actions issues de la transgression comme étant le mal : l'idée même de transgression suppose l'affirmation préalable d'un bien, ou de quelque chose qui soit tenu pour tel. Dans ces conditions, le contenu de ces valeurs sera donné d'avance ; le système du bien sera accepté et défini tel qu'il est proposé dans le contexte éthico-social où va s'effectuer la transgression, puisque, ce qui importe ici, c'est la transgression et non pas le bien. Le résultat paradoxal de cette attitude est qu'une philosophie de l'excès et de la transgression, dont les contenus concrets sont l'érotisme et l'ivresse, repose tout entière sur l'acceptation implicite d'une éthique du bien, conçu comme chasteté et raison. Sartre n'a pas eu de mal à montrer que la doctrine latente de Bataille est un mysticisme de la souffrance, qui repose sur le dégoût du corps en même temps que sur l'« érotisme » et le « supplice ». Car une telle érotisation de l'interdit accompagnée d'angoisse, de vomissure et de mort repose sur une condamnation latente du corps par la morale. Comme le reconnaissent tous les sociologues, et Bataille lui-même comme sociologue, la transgression, si elle doit s'accompagner d'ivresse et d'angoisse, suppose une reconnaissance latente de la valeur transgressée, c'est-à-dire de la Loi. Le paradoxe réside en ceci qu'une éthique de la transgression est la reconnaissance tacite des valeurs morales traditionnelles et que le plaisir extrême y résulte seulement de la négation d'une loi dont par ailleurs on a besoin et qu'on reconnaît pour ce qu'elle est. C'est sur fond d'un christianisme de la chasteté (ou d'un interdit religieux plus archaïque) que l'on peut définir un plaisir érotique comme essentiellement constitué par la transgression. Ce paradoxe est en fait une vérité simple et triviale par rapport aux ambitions du héros de la transgression : c'est la vérité logique selon laquelle le plaisir de la transgression suppose dialectiquement (nous dirions réflexivement) la position inverse de la Loi transgressée; mais cette vérité simple, que la littérature érotico-mystique d'un Bataille ou d'un Klossowski tente de masquer, comporte, une fois reconnue, des conséquences considérables. L'affirmation fondamentale de l'érotisme de transgression résidait dans l'opposition radicale du désir et de la Loi. Notre analyse d'implication logique et existentielle a mis en évidence la vérité, qui est une affirmation toute contraire : en réalité, l'érotisme de trangression ne peut pas opposer le désir et la Loi, il affirme seulement qu'il les oppose. Cet érotisme n'est pas, comme il le prétend, la démonstration que le plaisir et la Loi s'opposent dans la réalité sociale banale, et que l'individu « souverain » est celui qui choisit l'excès contre la Loi : il est plutôt la démonstration inverse. Car, si un individu ne trouve son plaisir érotique que dans la transgression, c'est que le plaisir pour lui résulte non de la relation concrète et immédiate avec un autre individu, mais d'une relation dont la signification fondamentale est d'être une transgression : la Loi est donc la médiation tierce, symbolique et transcendante qui, dans cet érotisme, est la condition de surgissement du plaisir, pourvu seulement qu'elle soit renversée. Le plaisir provient donc ici non pas de l'ignorance de la Loi, ou de la constitution effective d'une nouvelle valeur ou d'une nouvelle loi, mais de la subversion excitante de la Loi. Cela signifie en clair que l'érotisme de transgression n'est qu'un érotisme de perversion. Ce terme n'exprime pas pour nous un jugement moral de condamnation (fût-il masqué); il exprime seulement cette vérité que la transgression ne se situe pas, comme on le croit trop souvent, dans un domaine de plaisir qui serait l'au-delà de la Loi et qui commencerait au-delà d'une frontière délimitant deux régions dont l'une (dépassée) serait celle de la Loi et dont l'autre (enivrante) serait celle du plaisir, ces deux régions étant radicalement différentes l'une de l'autre. Au contraire (et c'est ce qu'exprime le terme psychanalytique de « perversion »), la transgression n'est que l'opération de renversement de signe de la Loi : la perversion est cette inversion de signe qui de la Loi affirmée fait une Loi niée et qui fait résider le plaisir dans cette inversion même. Mais, dans cette subversion perverse, on n'a pas réellement opposé le plaisir et la Loi, on a au contraire affirmé entre eux un lien interne d'implication inverse. Le plaisir et la Loi sont ici liés par leur essence même. A bien considérer ce fait, on doit conclure que la mystique de la transgression est beaucoup plus conformiste qu'elle ne le laisse croire : elle prend les lois et les idéologies pour simplement les renverser au lieu de réellement les dépasser. Sur le plan pratique, ce conformisme conduit en réalité au maintien des lois et des normes qu'on dit devoir être transgressées : c'est en réalité une impasse. Par ce terme d'impasse, nous ne prononçons pas un jugement moral sur la tradition et la modernité. Non que nous choisissions la tradition (c'est le contraire qui sera vrai) ; mais nous ne disposons pas encore des valeurs et des critères qui nous permettraient d'apprécier un système de fins. Tout au plus disposons-nous de l'idée de la plus haute finalité : le bonheur. Mais nous ne disposons encore d'aucune connaissance affirmative qui nous permettrait de reconnaître si telle ou telle éthique (tradition ou modernité, passé ou avenir) est un auxiliaire ou un obstacle dans l'instauration d'une telle fin. Ce n'est donc pas parce que les morales de la transgression sont en fait traditionalistes, que nous les considérons comme une impasse : c'est parce qu'elles expriment l'arrêt de l'invention dans le domaine éthique. En effet, puisqu'une éthique de la transgression n'est que l'inversion de la Loi, elle se borne à agir dans le champ de cette Loi, choisissant seulement le signe de son action non le sens direct, mais le sens inverse. Cela revient concrètement à désigner cette Loi comme la seule source possible d'inspiration de l'action, c'est-à-dire comme la seule source des valeurs et des normes. La définition du bien, quant à elle, reste ce qu'elle est, dogmatiquement arrêtée. La souveraineté de transgression n'est donc qu'une pseudo-souveraineté puisqu'elle trouve déjà là, avant elle, les normes, les concepts et les valeurs de son jeu. Mais, ce faisant, elle reste sur le même terrain de jeu elle a seulement changé les signes, inversé les camps, mais elle n'a pas le moins du monde défini un nouveau jeu.

Sur le plan théorique, l'impasse de la transgression consiste en ceci qu'elle est incapable de proposer, de fournir ou de constituer une finalité de l'action réellement neuve. En outre, elle n'est pas même en mesure de justifier son choix, c'est-à-dire le primat du mal sur le bien et du signe négatif sur le signe positif. Les morales de la transgression s'enferment en effet dans un système statique où l'on se borne à inverser ce qui est donné, et à redistribuer les qualificatifs moraux dans le même champ et le même système. Comme la Loi dite répressive, l'érotisme de transgression ne connaît qu'une définition du plaisir, c'est l'orgasme coupable. Que l'un choisisse ce que l'autre interdit ne fait pas avancer d'un pas la problématique de l'action ni la recherche de nouvelles valeurs, ou d'une nouvelle conception du plaisir et de la joie. C'est pourquoi nous parlons d'impasse : nous rencontrons là un mur qui, si nous le prenions au sérieux, bloquerait notre marche et la recherche de nouveaux principes qui, au-delà de toutes les oppositions artificielles, permettraient de fonder réellement une éthique concrète et neuve du bonheur. Avant de fonder valablement cette éthique, nous devons évoquer un autre penseur qui, tout en se référant à Freud et à Marx (comme le fait Marcuse), opère en réalité un dépassement des positions traditionnelles de ces deux auteurs. Il s'agit de W. Reich dont la pensée permettrait en outre de critiquer les positions de Lacan et de Bataille, puisque c'est sur la base d'une conception non coupable de l'orgasme qu'il tente de construire une nouvelle morale, une nouvelle éthique de la sexualité.

(Robert MISRAHI : Ethique, politique, bonheur / PREMIÈRE PARTIE Les alternatives artificielles dans la détermination et l’interprétation des fins / B. LE DÉSIR OU L’INSTITUTION / 3-Le Plaisir ou la Loi / b. La transgression selon Georges Bataille : l’impasse

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