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Réflexivité et réflexion (philosophie interactionnelle)

« [La] conscience [la plus immédiate et élémentaire d’être là] n’est ni une connaissance ni une réflexion, ni une méditation, elle n’en est pas moins une conscience. En outre, cette conscience n’est pas anonyme, même si sa structure est universelle. Elle est au contraire singulière et identitaire. Le corps-sujet est une individualité singulière capable de se reconnaître comme source unitaire d’une action. Être en mesure de dire: je peins ce meuble ou je graisse cette serrure, c’est être capable de se reconnaître et de se saisir de l’intérieur comme source d’une activité significative qui a lieu dans l’espace habité. L’ignorance où peut être cet individu du sens de l’histoire, du fonctionnement du cerveau, ou du rôle de l’enfance dans l’émergence de sa conscience, n’empêche pas qu’il soit toujours saisi lui-même par lui-même comme l’origine unifiée d’une action unitaire. Il est toujours en mesure de dire : « C’est moi qui l’ai peint, c’est moi qui l’ai fait. ». L’individu peut être privé du savoir de lui-même ou du monde, il peut ne pas « comprendre » le monde ou ses propres passions, il n’en est pas moins toujours conscient de son être comme identité active, c’est-à-dire comme corps-sujet.

Celui-ci, comme spécification de l’individu concret, est le lieu même où se déploiera le sujet au sens plein. Mais, pour accéder à la pleine compréhension de ce sujet, il convient de poursuivre auparavant la description de sa première apparition comme corps-sujet.

En se saisissant de l’intérieur comme présence à soi et corps actif, l’individu sait en même temps que son être comporte une extériorité. Il n’est pas nécessaire que l’individu soit « objectivé » par un regard malveillant pour qu’il soit en mesure de s’appréhender lui-même comme extériorité. Les activités spontanées élémentaires sont par elles-mêmes non pas seulement accompagnées de conscience spatiale, mais constituées par cette conscience spatiale. L’individu actif (mais également l’individu au repos) se saisit immédiatement comme déploiement inscrit ou situé dans un espace qui, en l’enveloppant, le délimite et le pose comme tourné vers l’extériorité par ses propres limites. La conscience active du corps-sujet qui se meut dans l’espace est simultanément conscience intérieure et directe de soi-même et conscience de sa propre spatialité charnelle. Entreprendre une quelconque activité « matérielle » (tailler un arbre, déplacer de la terre, affûter un outil, peindre, fondre, clouer, ranger, coudre, couper un vêtement, taper à la machine, conduire un engin, etc.), c’est présupposer un contact entre un élément significatif du monde matériel situé dans l’espace et son propre corps saisi par « son côté » extérieur : les mains, ou les bras, intégrés au schéma corporel global. L’individu déploie donc un espace qui est certes dynamique et orienté par le haut et le bas, l’arrière et l’avant, la latéralité de droite ou de gauche, la symétrie et la dissymétrie; mais il déploie en outre un espace qui comporte une intériorité — la sienne propre —, et plusieurs formes d’extériorité : la sienne propre, envers immédiatement saisi de cette intériorité, et celle des objets par où ils sont à la fois perceptibles et manipulables.

Le langage quotidien, tout incorrect et métaphorique soit-il, exprime parfois très bien cette réalité duelle de la spatialité de l’individu : l’homme politique « se positionne », c’est-à-dire qu’il précise les relations qu’il entretient avec les groupes politiques dans un espace électoral, et il implique par là même que les autres ont aussi certaines relations avec lui-même, une certaine perception de lui-même et de son extériorité. Le groupe militaire, qui « arrive sur zone », cherche parfois « le contact ». Le langage exprime bien la structure bipolaire de la conscience spatiale de soi-même : le corps-sujet se déployant « intérieurement » dans l’espace extérieur, sait immédiatement et inversement qu’il comporte, lui aussi, tout naturellement une extériorité, c’est-à-dire une face extérieure à la fois matérielle et perceptible, charnelle et signifiante.

Ce qui est ici en acte, chez le corps-sujet, c’est-à-dire l’individu considéré encore simplement dans sa présence charnelle élémentaire, C’est une puissance intrinsèque de toute conscience : la réversibilité. La conscience corporelle de soi est en même temps la conscience d’une potentialité inverse, à savoir la possibilité d’être saisi et perçu de l’extérieur. Nous retrouverons cette puissance de réversibilité à un stade ultérieur de notre description du sujet. Qu’il suffise ici d’en noter l’émergence originelle, c’est-à-dire contemporaine de la première considération du sujet comme individu.

Cette conscience réversible de la spatialité charnelle du corps-sujet n’exige pas le miroir comme sa condition de possibilité ou de révélation. C’est l’inverse qui est vrai : le sujet ne peut se reconnaître dans un miroir (et donc le faire fonctionner) que s’il est déjà en mesure de se saisir « réflexivement » lui-même comme intériorité ayant une extériorité, celle-ci étant lui-même comme individu s’appréhendant de l’intérieur, dans une réflexivité sans miroir. »

(Robert Misrahi , La Jouissance d’être Le sujet et son désir)

A : Le développement de l’argumentation ne contredit-il pas la thèse énoncée dans la première phrase selon laquelle la conscience de l’être-là n’est pas une réflexion ? Elle est une réflexion.

B : la réflexivité serait déjà une réflexion ? la conscience serait donc selon vous déjà d’emblée une réflexion ? Que signifie donc agir sans réfléchir ?

A : Une réflexivité qui ne serait pas réflexive ?? La phrase « agir sans réfléchir » ne signifie pas agir sans conscience, mais agir sans délibérer.

B : à vous lire il y a donc bien une conscience spontanée qui n’est pas une délibération ? si vous confondez la propriété réflexive de la conscience et la réflexion, cela ne revient-il pas à confondre conscience et réflexion? Même sans y réfléchir, ne sait-on pas toujours que nous sommes là ? Et ne savons-nous pas que nous le savons ? 

« Aussi bien en tant qu’il a des idées claires et distinctes, qu’en tant qu’il a des idées confuses, l’Esprit s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie, et il est conscient de son effort. » (Spinoza Eth. III 9)

A : La conscience est nécessairement réflexive. Elle est donc réflexion. L’être-là de la chose qui est devant moi n’est pas réflexive. Cette pomme qui « est là » sur mon bureau ne le sait pas, car elle n’a pas de conscience. Mais mon propre être-là conscient est bien réflexif. Je le sais, sinon, je ne pourrais pas même l’énoncer. Descartes l’a dit clairement. Même chez Heidegger, d’où provient cette expression d’être-là (Da-sein), l’être-là n’est pas dénué de conscience réflexive, même s’il est « jeté » dans sa solitude « dans-le monde », et même si Heidegger, voulant s’échapper de tout cartésianisme, cherche à éviter toute terminologie de la conscience, et préfère le langage de l’être. Mais comment peut-on parler explicitement de conscience, tout en l’identifiant à un « être-là », et en même temps dire que cette conscience « n’est pas réflexion » ?

B : vous dites « La conscience est nécessairement réflexive. Elle est donc réflexion. », quelle différence faites-vous entre conscience et réflexion ? Si nous appelons réflexion l’acte de reprise par l’esprit de l’idée que nous avons, comment selon vous cet acte est-il possible si nous ne savons pas que nous avons une idée ? Autrement dit, si l’idée n’est pas accompagnée de la conscience de l’idée, c’est-à-dire si nous n’avions aucune idée de l’idée, comment est-il possible de commencer à réfléchir sur l’idée ? Si nous confondons réflexivité (propriété inhérente à la conscience qui est un recul sur elle-même) et réflexion (acte de penser sa pensée), comment différencier le moment où nous réfléchissons, du moment de la spontanéité irréfléchie ? Que toute conscience ne soit pas philosophe c’est certain, mais ne pas philosopher signifie-il être inconscient ? N’est-ce pas ce que dit Spinoza en Eth. III 9 ? Toute la partie III de l’éthique décrit les hommes dans leur spontanéité, s’agit-il pour autant de la description d’un inconscient ? Ou bien plutôt d’une anthropologie de la conscience irréfléchie mais toujours consciente ? Vous dites « … mon propre être-là conscient est bien réflexif. Je le sais, sinon, je ne pourrais pas même l’énoncer. Descartes l’a dit clairement. Même chez Heidegger, d’où provient cette expression d’être-là (Da-sein), l’être-là n’est pas dénué de conscience réflexive, même s’il est « jeté » dans sa solitude « dans-le monde » » cette réflexivité que vous décrivez, s’agit-il d’une réflexion ? Ou bien de l’Esprit lui-même en tant qu’il est un mode de la pensée ? 

« …l’idée de l’Esprit et l’Esprit lui-même sont une seule et même chose conçue sous un seul attribut, à savoir, la Pensée. L’existence de l’idée de l’Esprit, dis-je, et celle de l’Esprit lui-même suivent en Dieu de la même puissance de penser et avec la même nécessité. Car en réalité l’idée de l’Esprit, c’est-à-dire l’idée de l’idée, n’est rien d’autre que la forme de l’idée en tant que celle-ci est considérée comme un mode du penser sans relation à un objet ; en effet, dans le même temps que quelqu’un sait quelque chose, il sait par là même qu’il le sait, et il sait en même temps qu’il sait qu’il sait, et ainsi de suite à l’infini. » (Spinoza Eth II 21 scolie)

Un changement préliminaire et approfondi : la conversion existentielle. (« écrire le bonheur » pp21-26)

L’instauration de l’harmonie et de la joie d’exister suppose l’instauration et le développement de la démocratie puisqu’il s’agit d’accroître la liberté concrète et la réciprocité. Ce combat implique aussi la poursuite de la justice sociale et économique.

Mais ce serait une erreur de croire que le combat politique et la transformation des institutions sont des actions suffisantes pour l’instauration d’une vie libre et heureuse pour le plus grand nombre. Si les hommes du nouveau pouvoir sont encore des individus poursuivant dans l’irréflexion les buts de la spontanéité aveugle et conquérante, il est prévisible que les mêmes problèmes resurgiront. Les attitudes anciennes annuleront les progrès institutionnels et les espérances.

Les esprits doivent donc être « changé » avant les institutions. En outre, les institutions de l’avenir ne pourront être vraiment neuves et efficaces que si elles sont anticipées et élaborées par des esprits individuels déjà transformés.

Notre tâche, ici, sera donc d’abord existentielle et individuelle. Parce qu’il s’agit d’abord (on l’a vu plus haut) de combattre les sources du malheur ordinaire avant de travailler à l’élaboration d’un nouveau bonheur, nous allons examiner l’action individuelle et préliminaire qui rendra ultérieurement possible une construction du bonheur personnel d’abord et de la démocratie heureuse ensuite.

Cette démarche préliminaire que doit accomplir l’individu, nous l’appellerons la conversion.

Il ne s’agit pas d’une simple conviction, ni d’un effort de la bonne volonté, ni d’une « révélation » métaphysique. La conversion est un travail; elle est un acte riche, complexe et patient qui doit être décrit avec soin si l’on souhaite que la démarche existentielle qu’il implique soit efficace et sérieuse.

La conversion, ici, est une démarche réflexive sans transcendance. Par lui-même, le terme de « conversion » implique le retournement complet du regard de l’esprit, son renversement ou son inversion. En même temps, il implique le sentiment intense et simultané du long travail et de la brusque lumière, accompagnant l’entrée dans un nouveau monde.

Il existe des moments où la souffrance intérieure est telle que le sujet se trouve en situation de crise : pour lui, l’intolérable étant atteint, il doit choisir entre un abandon total à cette souffrance, c’est-à-dire à la destruction de soi ou à la mort, et un nouveau départ, radicalement autre. C’est dans ce moment extrême de la crise que peut se situer la conversion.

Celle-ci est à la fois une rupture créatrice et une opération de la réflexion. Comme acte radical, elle est la volonté de rompre avec les habitudes de pensée et avec les vécus affectifs qui avaient constitué toute la vie passée, dépendante et souffrante. La rupture créatrice dit ceci : « trop c’est trop », « j’arrête », « je refuse ce passé, ces normes, ces conflits, ces croyances qui m’ont conduit là où je suis ». Cet acte est toujours possible puisque le sujet est toujours déjà une liberté.

Et cet acte neuf est un nouveau commencement. En effet, la rupture est destinée à interrompre une passivité et non pas à détruire gratuitement. La rupture avec le passé est clairement destinée à reconstruire un avenir qui sera un nouveau monde et non pas un champ de ruines.

Rendu possible par la rupture, un travail réflexif va s’imposer. C’est lui qui va constituer la motivation en même temps que le fondement de la nouvelle manière de vivre.

Ce que la conversion renverse et inverse d’abord, c’est la relation de priorité entre le sujet et le monde : ce n’est pas le monde qui impose ses significations et ses structures au sujet, c’est au contraire le sujet qui impose au monde ses significations, ses structures et ses valeurs. Un paysage est le fruit d’un travail humain et d’une perception de l’esprit et non pas un fait extérieur, obiectif et déjà tout constitué. Une situation de « famine » est souvent le résultat d’une action humaine (incompétence, prévarication, guerre) et non pas un fait premier; lorsque la pénurie est objective, sa signification et ses conséquences ne sont pas « objectives », elles sont les fruits de jugements humains qui, en la condamnant à bon droit, transforme la pénurie en « famine » et appellent à une action libératrice.

La conversion est précisément cette prise de conscience de la liberté créatrice du sujet, non seulement dans son action, mais déjà antérieurement à elle, dans l’interprétation qu’il donne de la réalité. C’est cette prise de conscience qui va être féconde. Le sujet fut libre en « s’arrachant » au passé, il sait maintenant (ayant contesté la priorité des choses et des événements sur lui-même) qu’il est libre aussi parce que c’est lui, sujet, qui construit les significations et les valeurs.

Cette prise de conscience sera dynamisante : puisqu’on a été libre jadis face à un monde qu’on a en fait fabriqué soi-même, on pourra également être libre dans l’avenir en reconstruisant sa vie sur d’autres bases que les bases anciennes. La nouvelle découverte de la liberté est réflexive, et elle est l’instauration de l’autonomie. Il sera sa propre source et son propre fondement, et cela aussi bien quant au contenu de ses convictions et de ses valeurs que quant à la destination de ses actes. Le sujet se posera désormais comme la source de sa propre éthique et de sa propre vie.

De quelle éthique s’agira-t-il ? C’est le deuxième stade de la conversion qui donnera la réponse : le sujet instaurera une éthique de la joie. Pourquoi ? Qu’est-ce à dire ? En quoi y a-t-il là une conversion ?

C’est qu’il s’agit d’un nouveau renversement. Le suiet détruit et inverse sa croyance ancienne dans la fatalité du malheur. Au lieu de considérer que la condition humaine est irrémédiablement tragique, le sujet considérera au contraire que la destination de l’homme est la joie et non la guerre. Ce n’est pas là une simple conviction : c’est la conséquence logique du fait que tout sujet est Désir, et par conséquent désir de joie.

Nous sommes en présence de l’aspect existentiel de la conversion. S’avisant qu’il est à la fois et source d’autonomie et Désir, c’est-à-dire poursuite de la jouissance, le sujet va pouvoir décider de se consacrer enfin à la construction d’une joie solide et substantielle. Cette conversion existentielle est donc comme un parti pris de la joie. Ce parti pris n’est pas arbitraire puisqu’il résulte d’une réflexion patiente et approfondie sur la nature du sujet humain et sur la conscience de ses véritables pouvoirs. C’est ce long travail contre les traditions et les préjugés, contre le pessimisme et la complicité, c’est ce long travail de libération intérieure qui va rendre le sujet capable de reconstruire enfin sa vie dans la perspective de la joie et du sens.

Mais rien de tout cela ne serait possible si le sujet restait seul. C’est par la reconnaissance de l’autre que l’autonomie et la joie du sujet prendront leur sens. Mieux : la reconnaissance du suiet par l’autre sera l’une des indispensables conditions de l’accomplissement de la joie.

Mais ne l’oublions pas : le sujet dont il est désormais question est un suiet réfléchi et transformé. C’est par rapport à ce nouveau sujet que doit être pensée (et repensée) la relation à l’autre. Nous entrons alors dans la troisième dimension de la conversion : il s’agit d’une conversion à la réciprocité véritable.

Les anciennes attitudes spontanées de l’angoisse et de la compétition devront être renversées. Mais cette conversion devra aussi être le fait de l’autre : l’un et l’autre, le sujet et son miroir, le sujet et son alter doivent se convertir simultanément à la réciprocité. Chacun, abandonnant sa présomption, devra passer de la réversibilité en miroir à la réciprocité sans calcul. Les sujets pourront alors entrer dans le domaine de l’affirmation désintéressée de l’autre, affirmation qui sera accompagnée de la joie d’être reconnu par l’autre d’une façon désintéressée. La conversion à la réciprocité est donc l’abandon de l’échange calculé et le choix du don réciproque. Peut naître alors une authentique et double reconnaissance.

Une fois accompli ce long travail préliminaire de la conversion réflexive (sur les trois plans de l’autonomie personnelle, du choix du bonheur et de la réciprocité véritable), c’est l’épanouissement de la vie libre et heureuse qui peut alors s’effectuer. Nous sommes maintenant en mesure de définir et d’instaurer quelques-uns des contenus de cette vie heureuse qui pourrait être le bonheur même.

La construction du bonheur

  Robert Misrahi, film de Dominique-Emmanuel Blanchard, scénario Robert Misrahi et Nicolas Martin, lectures : Tania Rizk

DVD éditions Le Bord de l’Eau, 2012

chapitre 3 la conversion

Lecture : Robert MisrahiLe travail de la liberté

« La conversion est un acte de la volonté, un acte volontaire. Elle est le refus de la vie empirique et banale qui allie l’ennui, la servitude et la souffrance, auxquels peuvent s’ajouter la misère et la solitude. Mais elle est aussi l’affirmation d’une nouvelle attitude et d’un acte nouveau. La conversion est donc à la fois courage et invention ; elle est un dynamisme, un effort et non pas l’attente passive d’une révélation qui viendrait d’en-haut ou d’ailleurs. La conversion ici est humaniste et non pas religieuse, volontariste et non pas contemplative, un travail de l’esprit réfléchi et non pas la réceptivité d’une sensibilité. Elle réagit puis elle agit. Elle construit par ses propres moyens. »

RM :

La conversion va être l’acte, ce que j’appelle l’acte du commencement. Le commencement de la nouvelle éthique, c’est une conversion mais cette conversion n’est pas une fulguration, n’est pas le fait d’être envahi par une idée tout-à-fait neuve qui nous tomberait dessus. Cette conversion va être un acte. Un acte, c’est-à-dire ce que j’appelle aussi ailleurs dans un de mes livres, le travail de la liberté. Ce travail de la liberté est un travail opéré par la liberté et destiné à la liberté. C’est le travail effectué par la liberté pour la liberté. Effectué par une liberté première.

Je distingue deux niveaux – ce que ne font jamais les contemporains – il faut distinguer deux niveaux : il y a la liberté première [celle dont nous avons parlé jusqu’ici], elle est totale mais elle est confuse, elle est obscure, elle est ignorante, elle est contradictoire, elle est conflictuelle, elle est aveugle, elle est violente. Elle est ignorante, mais c’est de la liberté. Et puis il y a l’autre liberté qui va être le même pouvoir d’initiative mais cette fois éclairée et reprise en mains par lui-même. C’est un pouvoir d’initiative qui va construire désormais ses valeurs, ses but, sa vie. C’est la liberté de second niveau.

Le travail de la liberté effectué par la conversion est le passage, (le travail effectué sur soi, je vais creuser tout-à-l’heure) c’est le passage d’une liberté première un peu confuse et chaotique, et anarchique, à une liberté éclairée, maîtrisée, heureuse, indépendante. La première était une liberté dépendante, la deuxième va être une liberté indépendante, vraiment.

Lecture : John Cowper Powys,  Apologie des sens

« Toute âme, à condition seulement de savoir se dégager de l’esclavage où la maintiennent les pseudo philosophies, les pseudo sciences bâtardes qui entravent la foi qu’elle a en elle-même, a la faculté de changer de forme, de consistance, de champ d’opération, de résidence. »

RM :

Tout cela est le travail de la conversion.

Lecture : Robert Misrahi, Le travail de la liberté

« La conversion, comme travail de la liberté, est cette contestation réflexive du réel tel qu’il est donné, contestation qui ne vise pas seulement à inverser ou à renverser mais encore à instaurer et à construire. »

RM

J’ai à peine besoin de préciser que cette conversion n’est pas religieuse. Il ne s’agit pas d’être brusquement éclairé par une lumière qui viendrait d’un être supérieur et transcendant qui serait différent du monde qu’on appellerait Dieu ou l’Être avec une majuscule. La conversion dont je parle n’est pas religieuse, elle n’est pas rituelle, elle ne se réfère à aucune prêtrise, à aucun salut transcendant. Donc à aucune croyance, à aucun immédiat. C’est une activité philosophique. Il n’y a pas de dieu dans mon système, je ne vois pas comment il trouverait une place. Mais quand même, ce n’est pas seulement parce que ce mot a eu une grande force, la force de la renaissance à une nouvelle vie, que je l’ai choisi, c’est parce que étymologiquement, dans sa signification sémantique, comme on dit, dans sa signification même, le sens même du mot, conversion veut dire retournement. On se retourne à 180 °.

Les premiers qui ont opéré la conversion, justement, ce ne sont pas les religieux, ce ne sont pas les chrétiens, ce ne sont pas les pères de l’Eglise, ce sont les philosophes : Platon, Plotin. La conversion, souvenons-nous du mythe de la caverne, est le fait que l’un des individus, l’un des prisonniers de la caverne, décide de se retourner et de regarder, non pas vers le fond de la caverne où il croyait voir la vérité, mais de se retourner à 180 d° et de découvrir l’ouverture de la caverne où, de l’autre côté, il y avait le soleil, c’est-à-dire la source de la vraie vérité, la vérité vraie, ou la vérité. La conversion est un acte philosophique de retournement sur soi. C’est cet acte, qui est possible, que je veux intégrer à ma philosophie et qui est le moment indispensable de la construction d’une éthique. D’une éthique qui travaille avec tous les éléments donnés dans la nature humaine, dont -et voici un élément de la nature humaine qu’on oublie- ce pouvoir de la liberté d’inventer un futur et un avenir, ça fait partie de la nature humaine.

Si je dis nature humaine, peut-être que je vais penser ou certains vont penser à Spinoza parce que Spinoza parlait de la nature, bien entendu, identifiait Dieu à la Nature. Est-ce que Spinoza appelle une doctrine de la liberté qui ressemblerait un peu à celle que je propose ? Je crois que c’est un peu différent. Je ne dis pas ça pour me démarquer de Spinoza. Spinoza est mon plus grand philosophe, je reconnais pour moi deux influences fondamentales, vous savez (je m’excuse de me répéter auprès de mes amis), ces deux influences fondamentales sont Spinoza d’abord et Sartre ensuite. Spinoza pour la joie, Sartre pour la liberté. Mais chez les deux je trouve en même temps, ce sont en même temps des tremplins pour essayer d’aller plus loin grâce à eux. Grâce à Spinoza je sais que le désir vise la joie mais Spinoza affirme aussi en même temps que tout est déterminé et là je ne comprends plus comment on peut passer à cela qu’il appelle la liberté. Pour lui il n’y a qu’une liberté. Ce que j’appelle la liberté seconde, pour lui c’est la liberté. Et quelle est-elle ? Elle est le fruit du raisonnement qui va connaître les causes. Mais là je ne comprends plus, si on était causé auparavant on reste toujours causé par la suite. Comment se fait-il qu’à un certain moment l’individu décide de s’arracher aux causes, lui qui est causé ? Ce n’est pas possible. Il y a une contradiction majeure chez Spinoza, c’est celle-là. Comme il y a une contradiction majeure chez Sartre, c’est que… il ne voit pas à quoi sert la liberté.

La conversion est donc un acte, c’est un acte du sujet, c’est un acte de la liberté, cet acte n’est pas religieux… Je vais essayer d’entrer dans sa description Comme il n’est pas mystique, qu’il n’est pas mystérieux, il doit être possible de parler de cet acte. Il doit être possible de le connaître. C’est d’ailleurs ce que je dis de toute réalité, même du bonheur qui est le centre de ma philosophie. Du bonheur, je sais qu’on peut parler. Revenons à la conversion. Elle a deux aspects. Tout d’abord la conversion est acte de rupture, elle est un vrai nouveau commencement. Recommencement puisque j’ai déjà vécu, j’ai vécu dans la souffrance, dans l’aliénation, et puis je recommence ma vie. Je l’appelle commencement par commodité ; c’est un recommencement. Mais recommencer ne veut pas dire reprendre.

Lecture : MontaigneEssais, livre III-2

« Nous autres, principalement, qui vivons une vie privée qui n’est en montre qu’à nous, devons avoir établi un patron au-dedans auquel toucher nos actions et selon celui-ci, nous caresser tantôt, tantôt nous châtier. J’ai mes lois et ma cour pour juger de moi et m’y adresse plus qu’ailleurs. »

RM

Ce dont je parle est un vrai recommencement. On va commencer une nouvelle vie.

Lecture : Robert MisrahiLa jouissance d’être

« Ainsi, la conversion est la justification réflexive en même temps que la mise en œuvre du rôle du sujet comme source du sens et des valeurs et aussi comme signification du désir comme mouvement vers le préférable. Par la conversion le désir-sujet met explicitement en œuvre à un niveau second de la réflexion son propre pouvoir constituant comme sujet et comme désir transmuté. Ce niveau réflexif et inversé est le niveau second de la liberté. »

RM

C’est un acte brusque de rupture. Mais ce n’est pas le tout de la conversion. Elle a un deuxième aspect, inséparable du premier et c’est le travail, le lent travail de la raison à travers le temps de ma réflexion et de ma souffrance.

Lecture : Jean Giono, Que ma joie demeure

« – Alors, dit l’homme, c’est toi qui donnes le bonheur ?

   – Je ne me fais pas plus fort que les autres, dit Bobi, j’essaie d’être raisonnable. »

RM

Une fois que j’ai pris la décision radicale du changement, j’ai un lent travail, un nouveau et lent travail à faire qui va être d’abord un travail d’information culturelle et philosophique. Il faut que je sois au courant, quand même, de tout ce qui se fait et en littérature et surtout en philosophie. Et puis un travail aussi sur moi, un travail de connaissance sur moi à ce moment, moi qui ai déjà réfléchi à mes pouvoirs. Dans ma conversion j’ai déjà découvert mon pouvoir de ma liberté. Je sais ce que je suis comme sujet en général. Mais peut-être que je ne sais pas encore suffisamment qui je suis comme personne concrète. C’est le moment. Dans ma conversion, avant de me mettre au travail, à l’œuvre plutôt, avant de m’embarquer, je vais accomplir mon acte brusque et commencer à m’informer, je fais de la philosophie et je m’interroge sur ma personne. Je m’interroge sur mon désir, je fais un travail d’introspection, de réflexion, de mise au point, de dépassement, de critique. Je vais critiquer tout cela que j’ai cru, tout cela qu’on m’a fait croire. Je vais le critiquer, le dépasser, je vais essayer de préciser ce à quoi je veux croire maintenant et ce que je vais construire. La conversion c’est deux lignes : rupture brusque, travail constant.

Lecture : Robert Misrahi, Les Actes de la Joie

« La liberté seconde est qualitativement différente de la liberté aliénée qui  l’a rendue possibleTout en conservant avec ce premier stade un rapport d’antériorité et d’homogénéité qui peut seul rendre compte du passage de l’une à l’autre forme de la liberté. »

RM

Ainsi donc il y a deux aspects dans la conversion : c’est une rupture brusque – synchronique –  comme disent les contemporains – et en même temps un travail au long cours, diachronique. Mais ces deux aspects comportent – et c’est cela que je voudrais définir un peu, rapidement – trois moments. Il y a comme trois tâches de la conversion, elle a trois boulots à accomplir, aussi bien comme rupture brusque que comme travail constant, à propos de trois questions.

La première c’est la conversion comme retour sur soi, la conversion vers soi-même. Pourquoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Dans le régime empirique de l’existence, comme je dis, dans la manière habituelle et facile de vivre où l’on est aliéné, balloté, dépendant des évènements extérieurs, où on affirme que les événements extérieurs ont leur déterminisme, qu’ils sont plus forts que moi, qu’ils sont des obstacles insurmontables et que les significations extérieures sont des significations objectives, elles sont vraiment dans les choses, il y a vraiment une idée de justice, une idée de générosité, objectivement, peut-être pas au ciel mais en-dehors de l’humanité, ça c’est l’attitude empirique. C’est l’empirie, le monde de l’expérience, qui me commande. En quoi va consister ma conversion ? Elle va renverser le mouvement. Au lieu que je sois là, un individu qui essaie de se débrouiller dans la forêt de l’existence et qui reçoit les forces de l’extérieur (c’est ainsi qu’on décrit l’humanité aujourd’hui : les forces présentes, les forces passées, l’individu balloté, produit), je vais me retourner sur moi-même et découvrir que c’est moi qui commande tout ce jeu. C’est par moi qu’il existe un concept, une idée. Il faut que je sois créateur pour qu’une signification surgisse. La première conversion est indispensable : le retour sur son propre pouvoir et sa liberté, donc sa liberté seconde. Là, cette fois, je vais découvrir et que j’étais libre et que j’étais créateur et que je suis maintenant libre d’une liberté nouvelle qui cette fois va recevoir le contenu que je vais décider de lui donner. Je veux changer de vie. Et bien je peux très bien décider de changer de vie, je peux décider mille choses pour ma nouvelle vie. Ça c’était la première conversion.

Deuxième conversion, peut-être la plus importante : c’est la conversion vers autrui. Je vais l’appeler conversion réciproque. Il faudrait l’appeler « conversion réciproque à la réciprocité ». On a vu que l’individu a une structure spéculaire c’est-à-dire une structure en miroir qui est en rapport tout-à-fait naturel avec autrui. Mais ce rapport naturel est trop souvent un rapport spontané, conscient mais spontané, conscient mais pas réfléchi et ce rapport naturel est tel que j’ai trop souvent – sinon moi, du moins les autres – trop souvent on a le sentiment, l’envie, la propension, on va dire, à utiliser autrui, à faire d’autrui un instrument, à faire d’autrui un outil, soit comme dans l’esclavagisme un outil véritable qui va travailler pour nous, ou comme dans le capitalisme -un certain capitalisme- un individu exploité, on va l’utiliser, on va mesurer ses compétences, c’est-à-dire s’il est utile ou non, soit même on va l’utiliser – je pense aux dialectiques de la liberté chez Sartre – on va tenter de l’utiliser pour asservir sa liberté pour qu’il me reconnaisse et que je sois son dieu, etc. C’est la propension, la facilité : utiliser et dominer. C’est comme ça que vivent les gens ils veulent dominer, ils veulent se montrer, ils veulent s’affirmer, s’affirmer c’est se montrer contre. On va renverser tout ça. Ici, dans la conversion, il va y avoir réciprocité : je donne sans calcul, je donne sans attendre qu’on me réponde. Si on me répond c’est une joie, c’est la joie que bien sûr j’attends, mais je donne vraiment car j’ai vraiment joie à donner. Je donne et le fait de recevoir est comme un plus, comme on dit vulgairement, un accroissement c’est-à-dire jamais un dû. Ca n’est jamais un calcul, on ne donne pas par calcul, on donne pour donner en signe d’affirmation de l’autre. Le don qu’on fait à autrui c’est un signe d’affirmation de l’autre, c’est un signe de reconnaissance. Ici la deuxième conversion va être l’affirmation que l’autre est un sujet donc va être une véritable reconnaissance de d’autrui.

Lecture : Robert Misrahi, Les Actes de la Joie

« La conversion réciproque n’est pas seulement le fait de se tourner vers l’autre tandis qu’il se tourne vers moi, chacun des sujets privilégiant l’autre comme centre focalisateur du nouvel univers commun ; elle est aussi et en même temps une conversion active c’est-à-dire la conscience que le monde issu de la rencontre est un monde à construire et non une donnée à constater. »

RM

Première tâche : je découvre mon propre pouvoir créateur de valeurs. Deuxième tâche : je découvre qu’autrui est aussi créateur de valeurs et qu’il est valeur. Je vais construire des valeurs, je sais que j’en ai le pouvoir, je viens de découvrir qu’autrui est la valeur centrale, je viens de l’affirmer, qu’est-ce que je fais de tout cela ? Eh bien je vais vivre la troisième conversion, c’est ce que j’appelle la jouissance du monde, avec autrui. Plus seul maintenant puisque la conversion a été faite, donc je suis avec autrui. Je suppose, c’est implicite, que l’autre a fait ce même chemin. L’autre ne me considère pas comme un objet, il me considère comme un sujet, il y a un échange, il y a une vraie réciprocité. La réciprocité est la réciprocité des échanges gratuits alors que la réversibilité c’est l’échange calculé d’échanges équivalents. C’est ou militaire ou commercial ou juridique. C’est intéressant, ça peut créer les civilisations, ça ne donne pas la joie. La joie c’est le don sans calcul réciproquement effectué, sans calcul. Alors, une fois les deux premières conversions effectuées, il faut effectuer la troisième, avec autrui, dans la réciprocité, il va être décidé, on va décider, ça va être ça la conversion, de se réjouir de la vie. On va déployer ce que je vais appeler, ce que j’appelle la jouissance du monde. A ce moment on va comprendre qui oui, en effet, la vocation de l’être humain c’est le bonheur c’est-à-dire et la jouissance et la réflexion parce que tout ce qu’on a  va construire on le construit d’une façon bien maîtrisée, bien intelligente, bien consciente, bien partagée, mais bien fondée également, mais ça va être au service d’une jouissance. On va décider ensemble, nous qui sommes convertis, qui avons dépassé le religieux, les mythes, les superstitions, les combats, les violences, les fausses valeurs, on a dépassé tout ça ensemble, eh bien maintenant, on va décider de… eh bien on va voyager ensemble. Les êtres qui s’aiment peuvent dire qu’ils vont effectuer ensemble le voyage de l’être c’est-à-dire la jouissance du monde.

Qu’est-ce que c’est, cette jouissance ? Tout le monde connaît et peu le connaissent en même temps. Ce sont les mêmes plaisirs que nous pouvons évoquer aisément mais qui ont été transformés parce qu’ils ont été passés au crible de la conscience et de la réflexion. Les plaisirs charnels les plus simples, les plus évidents, mais ils sont passés au crible de la réflexion, ils passent au niveau non pas des plaisirs mais de la jouissance éclairée. Alors il y aura les plaisirs, les plaisirs de la chair, les plaisirs de la table, mais éclairés et choisis, voulus, limités s’il le faut.

Je pourrais en somme résumer ces trois moments de la conversion par trois résultats. Et les trois résultats c’est : l’autonomie, quand je me suis retourné sur moi-même et trouvé mon pouvoir, la réciprocité quand j’ai découvert la place centrale d’autrui, et la jouissance quand j’ai découvert que l’humanité n’est pas vouée à la souffrance mais au bonheur. Il faut jouir de la vie et jouir des richesses, contemplatives ou actives, de la vie.

Autonomie, réciprocité, jouissance. Nous l’avons notre éthique !

Une figure de ski nommée conversion (p35 –  p40)

Les compétitions de ski sont fréquentes. Il n’est pas nécessaire de le pratiquer pour les admirer et y prendre plaisir. Le connaisseur sera évidemment mieux placé que l’amateur pour dire les raisons de son admiration mais des plaisirs moins riches n’en sont pas moins des plaisirs.

J’admire la vitesse et l’élégance des mouvements, j’imagine à la fois la tension du skieur et ses performances. Certes, je ne connais rien au sport alpestre mais la beauté des pistes et des paysages, l’efficacité des skieurs, leur souplesse, leur force, leur attention, parfois leur beauté naturelle ou la beauté des figures, sauts, slaloms, descentes que je dirais « en quinconce », tout ce véritable spectacle me donne plaisir et joie, même si j’ignore le nom des concurrents, l’état du classement ou les chances de victoire de tel ou tel. Je regarde et j’admire une compétition réelle mais je me souviens aussi que j’ai pu admirer la retransmission télévisée de telle ou telle manifestation toujours avec une vive admiration et un plaisir calme, sans nervosité ni émotion, comme si, moi aussi, de loin, je jouissais de la vitesse qui déploie le vert et le blanc, le risque et l’assurance. La foule crie ses encouragements, Colette, mon épouse (compétente, elle), toute tendue et admirative, me dit : « Regarde ! Regarde ! » Et il est vrai que, à la montagne ou à la « télé », la synthèse que réussissent les skieurs entre l’audace et la perfection est assez « époustouflante ». Pour moi, un vif plaisir de l’esprit naît de cette contemplation.

J’aime aussi observer et admirer les cours de ski.

J’apprends alors une chose stupéfiante : dans le langage spécialisé de ce sport dur, poétique et rêveur, on appelle « conversion » une certaine figure que tout futur skieur, amateur ou professionnel, doit savoir réaliser.

Elle consiste en ceci : en piquant verticalement dans la neige l’un de ses skis, et en prenant appui sur lui, le skieur arrêté peut se retourner et placer ses deux skis dans la direction inverse de celle qui était la sienne avant l’arrêt. Cette manœuvre est indispensable pour tourner ou changer de direction. En général, il y a inversion du sens du mouvement.

Ainsi, par la conversion (dont la technique est à la fois simple et indispensable, disent les professionnels), le skieur peut renverser, inverser la direction qu’il avait d’abord choisie. Il peut revenir, tourner, quitter la piste, repartir autrement et ailleurs, revenir à son point de départ, son commencement, ou se fixer un tout autre but que celui qu’il s’était d’abord fixé ou qu’on lui avait fixé.

Cette technique, ce véritable acte de renversement, comporte à mes yeux une signification et une richesse considérables.

Je vois tout d’abord que, à propos et à l’occasion de cette figure, tout le monde peut comprendre le mot conversion. Chacun peut comprendre qu’il s’agit ici d’un mouvement physique de renversement, d’un geste de l’ensemble du corps qui inverse la direction de son regard et la direction de son mouvement.

Non seulement chacun peut comprendre ce mot « dans l’abstrait » mais il peut aussi aisément en imaginer la réalisation et, au besoin, l’effectuer lui-même.

Sur le plan empirique et matériel, le mot, son sens et son incarnation ne présentent donc aucune difficulté. Avant de considérer un autre plan, poursuivons notre première élucidation.

Lorsque le skieur a décidé de mettre en œuvre une conversion, il l’a décidé librement. Un choc, un obstacle, une maladresse, un accident n’auraient pas produit une conversion mais une chute et un arrêt. Un renversement mécanique du corps, au cours d’une chute, n’aurait pas non plus produit une conversion. Il est alors clair que celle-ci est un acte qui a du sens (même à son niveau) et que cet acte est libre. La décision de la conversion est un acte libre et, donc, toujours possible.

Cela ne signifie pas que cet acte est sans raison, simple caprice absurde ou acte gratuit sans motif et sans but. Bien au contraire, le skieur s’est d’abord volontairement arrêté, puis il a délibérément engagé son changement de direction en opérant sa conversion. En outre, cet acte a été motivé : le skieur a voulu éviter un obstacle, ou terminer sa randonnée, ou la poursuivre dans une autre direction. Ou, tout simplement, « rentrer à la maison ».

La situation est parfois plus dramatique : une troupe de skieurs peut dévaler à vive allure en sens inverse, un grondement lointain peut annoncer une avalanche. La conversion devient alors urgente et salvatrice. De simple figure de style ou moment de promenade, la voici qui devient planche de salut. La conversion, en cas de danger, est la seule voie de secours, la seule sauvegarde permettant le « salut », c’est-à-dire la préservation de la vie face à une menace qui pourrait étre fatale. Face à la mort possible, il est des circonstances où la conversion est la seule solution salvatrice.

Nous pouvons comprendre maintenant en quoi la figure de ski nommée conversion revêt une signification considérable : elle éclaire et peut symboliser une autre conversion qui, elle, se déploie dans l’intériorité, au coeur de la conscience. Je ne songe pas le moins du monde a une conversion religieuse. Celle dont je parle maintenant est purement « psychologique » puisquelle est opérée par le « moi », le sujet, en lui-même et par lui-même. Si l’on imagine, pour simplifier, que le moi, l’individu en son for intérieur est comme un mouvement dynamique vers l’extérieur et vers des buts, la conversion sera ici le renversement, l’inversion du mouvement de la pensée et du désir, sur le modèle de la conversion à skis.

Par exemple, cette conversion renversera la croyance selon laquelle les choses nous détermineraient et nous définiraient, et la remplacera par son contraire : « C’est nous qui définissons les situations et les significations de l’existence et nous déterminons. » Autre exemple : « Je suis sujet central et l’autre est mon outil » sera remplacé par : « L’autre est (comme moi) sujet central », et je peux, dans une relation réciproque Je-Tu, lui être utile tout en restant sujet libre et (comme lui) central. Troisième et dernier exemple : au lieu de croire que la vie humaine est destinée à, « faite pour » la souffrance, comprendre au contraire qu’elle est destinée à la joie puisque l’essence de la conscience est le désir et donc la poursuite de la vie et de la joie.

Certes, cette conversion réfléchie de nos buts et de nos attitudes est plus difficile et plus longue à réaliser qu’une conversion à skis. Mais l’observation et la verbalisation de cette petite performance sportive, si plaisante, peuvent au moins nous aider à comprendre (ou à commencer à comprendre) ce que pourrait être une conversion existentielle: les deux conversions sont des renversements, des inversions de sens; elles sont toutes deux des initiatives, des décisions libres; elles sont toutes deux entreprises en situation d’urgence ou de crise; elles sont toutes deux à la fois des décisions brusques et le fruit d’un travail.

Quoi qu’il en soit, cette proximité des deux démarches permet d’affirmer que si la démarche sportive est compréhensible et réalisable par tous, la démarche existentielle, « psychologique » et éthique est également réalisable par tous ceux qui en auraient le profond désir. Après tout, il n’est pas « évident » pour tous de faire du ski. Mais tous le peuvent s’ils « s’investissent » et se mobilisent.

N’y a-t-il pas, cependant, une différence radicale entre le ski et l’existence ? Le ski n’est-il pas simplement un sport de compétition ou, plus simplement encore, une activité ludique de divertissement, tandis que l’existence humaine serait uniquement grave et sérieuse, valable et non pas futile ?

On récusera aisément cette opposition. Je ne dis pas que la vie est un sport ni que le sport doive être pour tous la vie même. Mais je remarque que le sport, et notamment le ski, se propose d’accéder à certaines formes de la joie (performance personnelle, victoire, épanouissement, jouissance de la nature et de sa beauté) tandis que l’existence humaine se propose également d’accéder à certaines formes de la joie (plaisir, contentement, satisfaction, accomplissement). Le divertissement n’est pas extérieur à l’existence humaine et à sa profondeur, de même que l’existence humaine n’est pas extérieure au pur plaisir, au dépassement et au semi-ment de plénitude active et contemplative.

On pourrait simplifier ces idées en disant, comme Guy de Coubertin, que les vertus du sport préparera aux vertus de la vie. Mais cette simplification appauvrit simultanément la signification respective de chaque sport comme dépassement spécifique de la nature et la signification philosophique de l’existence comme recherche et accomplissement de la plénitude.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que cet accomplissement n’est réalisable qu’après… une conversion.

Une fois celle-ci réalisée, la différence radicale entre un exercice musculaire qui apporte des joies et une existence vraiment libérée qui accède à la joie, cette différence devient évidente. Le sport n’est pas déprécié comme tel, il est éclairé comme étape éventuelle d’un accomplissement plus profond.

Quant au ski lui-même, on saura gré à ses promoteurs d’avoir su reconnaître et mettre en œuvre avec pertinence la signification évidente d’un terme dont les penseurs croient parfois qu’il est bien difficile à comprendre. 

Les nouveaux chemins de la connaissance (Adèle Van Reeth 27-09-2013 – Une Ethique de la Joie)

Robert Misrahi

Robert Misrahi :

« Je suis, je voudrais être un philosophe, c’est à dire un individu qui désire fonder et construire sa vie par lui-même et qui s’efforce de diffuser et de partager ce désir d’autonomie.

En quoi allait consister cette philosophie qui est une éthique ?

C’est ce que nous allons découvrir peu à peu avec le déploiement de ma vie qui, en fait, est le déploiement de ma pensée. 

C’est que je suis comme habité et porté par une grande passion qui est une grande certitude. Cette passion active dirai-je, est à la fois l’expression de tous mes choix, de mon être passé et l’expression de l’enthousiasme et de la force que j’acquière par le développement de ma propre réflexion ».

Adèle Van Reth : – Vous venez de lire un extrait de votre propre autobiographie, Robert Misrahi, un extrait de la « Nacre et le Rocher », autobiographie au nom magnifique publiée aux Editions Encre Marine en 2012. Dans cet extrait, vous dites qu’être philosophe c’est se construire par soi-même.

Robert Misrahi :

-Etre philosophe, c’est d’abord se détacher de la quotidienneté, c’est-à-dire de tout ce qui se passe quotidiennement, un peu par hasard, un peu « à la va comme je te pousse », c’est prendre une légère distance et puis décider de n’agir désormais qu’à la lumière d’une réflexion bien fondée.

Cette réflexion bien fondée nous convainc aisément, très vite, que nous avons à construire notre propre autonomie, c’est-à-dire à poser nous-même et à choisir nous-même, à poser les principes qui vont orienter notre vie.

Nous allons tenter de réaliser ce que, à la lumière de la réflexion, nous aimerions bien être, nous aimerions bien vivre. On pourra constater qu’à le vouloir, sérieusement, nous le réalisons.

On peut appeler autonomie, par conséquent le fait de se donner à soi-même sa propre loi.

Bien entendu, c’est une démarche à laquelle tout le monde fait allusion mais que l’on prend peu au sérieux. Il faut la prendre au sérieux cette démarche d’autonomie !

Elle marque d’abord, c’est sûr, une certaine solitude, une sorte de différence entre ce que l’on dit d’habitude et ce que l’on va soi-même montrer, démontrer, éprouver, construire.

Il y a donc une certaine solitude, une certaine distance mais qui ne sont pas le moins du monde le fait de sombrer dans un gouffre, sombrer dans un pessimisme.

La solitude n’est qu’un moment passager de réflexion et de construction. Mais reconnaissons, il faut avoir le courage de cette solitude pour commencer à construire une vie qui ne sera pas une vie solitaire.

AVR : Le courage serait donc l’élément nécessaire pour devenir philosophe ?

Il y a un autre élément sur lequel vous insistez beaucoup dans votre philosophie, c’est celui de désir. Puisque vous avez parlé de volonté, il faut vouloir se donner les moyens de devenir ce que nous voulons être mais vouloir ne suffit pas. Il ne suffit pas de vouloir pour devenir. Quel rôle joue le désir dans cette pensée ? 

RM : Absolument, vous avez raison. La volonté n’est qu’un mot, c’est une faculté qui a été inventée par les philosophes du XVIIème. La vérité c’est que le moteur de notre action est le désir mais un peu différent de tout ce qu’on entend aujourd’hui.

Aujourd’hui on entend par désir une sorte de force obscure et aveugle d’origine physiologique et qui nous commanderait. J’estime au contraire que le désir est un élan habité par notre présence. C’est à dire d’abord notre pensée et ensuite notre réflexion.

Je prendrai un exemple simple : je suis en train de faire mes courses dans une rue commerçante. Je n’ai pas l’intention de réfléchir ni à ma vie ni à mon avenir, non, je suis juste en train de faire mes courses. Je suis semble-t-il mu par mon désir mais ce désir, constatons qu’il est intelligent, je ne m’arrête pas à tous les magasins,

Lorsque je m’arrête à un magasin, c’est que je l’ai choisi, mon désir choisi. Imaginons que c’est une librairie, dans ce magasin encore une fois je choisis si je trouve ce que je désire, je suis satisfait je puis partir et poursuive ma voie, si je ne trouve pas, je ne tombe pas dans le désespoir, je me dis que je repasserai quelques jours plus tard ou bien que je téléphonerai au libraire. Autrement dit, le désir est intelligent.

Tout cela va contre ce que l’on nous dit aujourd’hui que le désir serait une force aveugle et destructrice. Il n’en n’est rien. Ce qui est vrai, reconnaissons-le, c’est que le désir d’abord commence par être une spontanéité qui n’est pas forcément adéquate, intelligente.

Je puis très bien en choisissant le livre que je vais acquérir, je puis très bien faire un mauvais choix, me tromper, je puis très bien faire une erreur dans mes choix.

Si je suis en voiture, si je conduis, j’arrive à un carrefour, je prends une voie, il se peut très bien que je prenne une mauvaise voie.

Le désir est intelligent, il choisit, mais il n’est pas toujours adéquat, il peut très bien être erroné, maladroit, contradictoire.

Par exemple, je désire être heureux. Je veux être heureux tout de suite, maintenant complètement. Qu’est-ce que je fais ? Je prends de la drogue et là résultat, je me détruis. Mon libre désir était un désir non réfléchi, maladroit, erroné, contradictoire, contre-productif comme on dit.

Autrement dit, nous sommes mus par le désir mais ce désir est une présence, à la fois d’une énergie et d’une conscience.

Allons un peu plus loin, essayons de décrire un autre aspect du désir. On nous dit aussi que le désir est manque, on, c’est à dire, Lacan, Sartre, Hegel et que, par conséquent, un manque par essence qui ne saurait être comblé. Voilà pourquoi on devrait pouvoir affirmer que la conscience est par essence, conscience malheureuse.

Il n’en est rien, je vais employer un mot un peu fort vous en conviendrez ; c’est une forfaiture de dire que le désir est par essence un manque qui ne saurait être comblé.

Toute l’expérience humaine prouve le contraire : il y a des désirs qui sont comblés. Le cultivateur sème son blé puis il le récolte et il a la satisfaction de récolter sa moisson. Nous avons soif, nous buvons et nous sommes rassasiés. Le désir est un manque mais provisoire.

Le manque dans le désir est un moteur, la source d’un dynamisme. Mais alors, que vise le désir ? Le désir vise justement et par définition la satisfaction.

AVR : Spinoza présente le désir comme élan habité. Un désir bien compris qui est la condition du bonheur ou de la joie.

Votre pensée du désir est-elle identique à celle de Spinoza et sinon sur quel point êtes-vous en désaccord ? 

RM : Vous posez la question centrale :

Il y a une différence considérable entre l’ensemble de la philosophie de Spinoza et la philosophie que j’essaie de proposer. Cette différence est le déterminisme.

Spinoza pose un déterminisme radical, total et insurmontable déterminisme de la nature ce que nous appelons la nature physique, le monde extérieur, déterminisme également dans les pensées et donc déterminisme du désir et des affects.

Je ne pense pas que le désir soit déterminé comme le décrit Spinoza ou nos contemporains qui sont fascinés par l’idée de déterminisme sans se rendre compte qu’ils se contredisent.

Il y a une contradiction totale qui est la suivante :

Comment peut-on contester notre vie ordinaire qui est une vie passive et non autonome, comment peut-on rejeter cette forme de vie si nous sommes déterminés ?

Si nous sommes déterminés nous allons rester dans le déterminisme.

Pour que nous puissions nous arracher au déterminisme, il faut que nous soyons déjà capables de nous arracher c’est-à-dire que nous sommes déjà libres. 

N’ayons pas peur du mot liberté. Liberté ne veut pas dire tout de suite action intelligente et heureuse. Liberté veut dire actions autonomes je puis très bien décider des actions dont je suis la seule source et qui sont erronées, je puis très bien les éclairer et je vais construire des actions ordonnées.

Je vais construire des actions ordonnées. Ce qui m’intéresse chez Spinoza ce n’est pas la théorie du déterminisme.

L’individu est d’abord totalement libre mais Sartre a oublié de dire que l’individu totalement libre peut prendre des décisions erronées. 

AVR : Si vous prenez vos distances avec le déterminisme de Spinoza, accordez-vous toutes vos faveurs à la liberté sartrienne, c’est à dire à l’existentialisme qui consiste à dire Sartre vient de le dire lui-même que l’homme devient ce qu’il décide.

RM : -Je tiens à manifester toujours ma dette à l’égard de Sartre ;

Je pense que Sartre est le 1er philosophe qui ait expliqué clairement bien qu’on ne le lise pas en détail ce qu’est la contingence de l’action quotidienne. Dans l’action quotidienne, nous pouvons agir vers une direction A ou vers une direction B toujours et sans exception. Nous sommes source d’initiative, même le cerveau est source d’initiative mais Sartre s’arrête là, nous sommes source totale d’initiative donc source de responsabilité.

Oui, nous sommes à la source de ce que nous allons faire mais ce que nous allons faire va t’il nous combler ? Pas forcément.

Ce que nous allons faire si nous le faisons dans la hâte, si nous le faisons dans l’imprudence et dans l’irréflexion, ou pour le dire autrement, dans la spontanéité, nous allons le plus souvent accomplir une action erronée qui risque de se retourner contre nous ou bien d’être inutile.

C’est pourquoi je tente avec mes moyens de compléter la philosophie de Sartre par l’intervention de la réflexion.

C’est-à-dire que la véritable Liberté sera le redoublement de la première liberté par une seconde qui elle, sera une liberté réfléchie or l’être humain qui est une conscience, tout être humain est une conscience fut-elle erronée ; tout être humain est une conscience, toute conscience peut se redoubler et devenir peu à peu réflexion.

C’est la définition même de l’être humain d’être d’abord une simple conscience et ensuite la possibilité de devenir une conscience réfléchie.

C’est pourquoi je tiens à ce que je vais appeler une doctrine des 2 libertés : nous sommes libres spontanément toujours mais maladroitement et nous allons être libre d’une façon heureuse cette fois et non pas dépendante, libre d’une façon heureuse dans tous les sens du mot heureux c’est-à-dire adéquat, intelligent, réussi, accompli, réfléchi si nous réfléchissons, si nous mettons en œuvre ce que j’appelle une liberté de second niveau mais pour que l’être humain parvienne à cette liberté de second niveau que va donner d’abord la culture, la philosophie etc…, pour que l’être humain puisse parvenir à cette liberté, il faut avoir le courage d’affirmer qu’il était déjà libre au 1er niveau. Et c’est ce que nos contemporains ne souhaitent pas ou n’osent pas affirmer. 

AVR : Vous pensez à qui quand vous parlez des contemporains ?

RM : A Onfray qui se gargarise du déterminisme des situations.

AVR : Il y a peut-être d’autres philosophes que Michel Onfray qui reconnaissent ce que vous dites.

RM : Vous avez tout à fait raison. J’ai de très nombreux échos de collègues philosophes, d’amis, d’enseignants, d’écrivains qui sont bien d’accord avec cet appel à la liberté.

On ne peut pas ne pas être d’accord avec cet appel à la liberté puisque tous les déterministes signent leurs œuvres et tous les déterministes expliquent leur doctrine comme étant la doctrine véritable mais pourquoi est-elle véritable si elle est déterminée ? Tous les déterministes s’attribuent un mérite ; le mérite de l’affirmation d’une doctrine vraie qui soit le déterminisme. Ils ont inventé !

Il faut admettre en même temps que nous admettons la liberté de l’humanité il faut admettre son pouvoir d’invention.

S’il n’y avait pas dans l’humanité un pouvoir d’initiative et d’invention il n’y aurait pas d’histoire.

L’histoire n’est pas le moins du monde, comme le croient nos déterministes, le résultat des causes passées sur le présent, l’histoire est le fruit de l’action de notre pensée de l’avenir sur notre présent. 

AVR : Ce qui ressort de votre itinéraire philosophique, Robert Misrahi, mais aussi des philosophes dont vous êtes l’héritier c’est le souci et le souhait de proposer une pensée de l’actif, de l’activité créatrice. Vous avez évoqué ces 2 libertés :

La 1ère qui est vécue comme une forme de déterminisme et ensuite la seconde, une liberté réfléchie pleinement acquise.

Le problème est de savoir comment passer de la 1ère liberté à la seconde. Est-ce que ce n’est pas dans cette question de l’activité mais aussi du concret que se trouve la clé du passage de l’une à l’autre comme semble le dire Spinoza qui présente l’homme sage comme étant celui qui sait prendre plaisir autant qu’il est possible aux choses : profiter des parfums, des plantes du sport, de la musique, du théâtre.

Comme si la clé de conversion résidait en partie dans la prise en compte des affects comme celui du plaisir. 

RM : Oui bien sûr, mais il faut comprendre que le plaisir est la manifestation de la réussite du désir. C’est-à-dire que le plaisir implique autant la pensée que le désir lui-même implique la pensée.

Le plaisir n’est pas un événement physique, matériel, aveugle, obscur, un tsunami, un tonnerre ; le plaisir est une activité de l’ensemble de l’être humain, y compris de son consentement. S’il n’y a pas consentement, c’est à dire activité de l’esprit, s’il n’y a pas consentement, il n’y a pas plaisir (plaisir de la table, du sport, de la musique….) il faut qu’il y ait présence et activité de celui qui prend plaisir.

La vérité c’est que le plaisir nous met sur la voie de ce qui est désirable. Le plaisir nous met sur la voie de ce qui est désirable parce que cela est la complétude. Nous savons que le désir est un manque provisoire destiné à devenir comblé, à devenir plénitude, plénitude modeste s’il s’agit de plaisir modeste, plénitude intense s’il s’agit de musique, d’amour, de réussite de sa vie, la plénitude peut être intense et c’est cela qui est visé. Voilà pourquoi Spinoza m’a intéressé parce qu’il sait que ce qui est visé c’est la joie mais la joie réfléchie, la joie active, une joie qui le fruit de sa propre activité, de sa propre créativité, de son propre dynamisme créateur. 

AVR : Comment définissez-vous la joie ici Robert Misrahi ?

RM : La joie est précisément le sentiment d’une totalité à laquelle nous sommes parvenus, c’est-à-dire d’un accord avec soi-même et d’un accord avec le monde. Cet accord étant à la fois une pensée et une intuition, c’est-à-dire une jouissance immédiate mais au niveau de la pensée.

Lorsque nous écoutons une musique lorsque nous assistons à un opéra, nous éprouvons une joie qui est une joie active parce que nous sommes présents, comblés.

Nous sommes dans un temps qui est en même temps hors du temps et c’est cela la grande joie d’une œuvre d’art, de la contemplation de la beauté, de la contemplation des splendeurs du monde si j’ose dire.

AVR : Mais cette joie est encore une fois le résultat d’un travail, d’un itinéraire, peut-être philosophique, d’une réflexion. Elle n’est pas immédiate. On a peut-être ici entre le désir immédiat puis le désir bien compris puis enfin la joie ce que serait une voie proprement philosophique telle que vous l’entendez ?

RM : Vous avez raison d’insister il y a en effet une médiation qu’il faut nommer, sur laquelle il faut réfléchir.

La médiation va être la souffrance. Parce que la vie quotidienne avec ses choix erronés va nous plonger, chacun le sait bien, dans la difficulté, les difficultés du désir non accompli, soit de la concurrence, soit de  l’accord de nos désirs avec ceux d’autrui. Donc la vie quotidienne est à la fois notre vie libre et spontanée est en même temps notre vie incohérente et souffrante.

Cette souffrance à certains moments, pourvu qu’on ne se satisfasse pas de la pensée facile du déterminisme qui consiste à dire c’est nécessaire, je n’y peux rien, ce n’est pas de ma faute, non on ne se satisfait plus de cette attitude, on s’aperçoit que sa souffrance mobilise toute notre personnalité.

Si nous souffrons par exemple du départ d’un être aimé ce n’est pas parce qu’il s’est déplacé dans l’espace et qu’il a accompli un voyage que nous souffrons c’est parce que nous l’aimons mais cet acte d’amour est un acte de l’esprit, c’est notre acte qui fait notre souffrance et nous pouvons insister sur notre souffrance, nous le faisons librement.

Et nous pouvons aussi rencontrer des souffrances tellement graves qu’elles nous mettent en danger de mort. J’appelle cela la crise.

Une crise est le moment ou la souffrance atteint un extrême qui, s’il se poursuivait, conduirait à la mort, soit la mort symbolique l’immobilité, la dépression, le dégout de vivre, la nausée comme disait Sartre.

Soit au contraire cette souffrance extrême peut nous conduire à ce que je vais appeler le coup d’arrêt qui consiste à dire : ou je continue et je meurs je n’ai pas envie de mourir donc j’arrête, j’arrêt quoi ? J’arrête de souffrir de cette façon, c’est-à-dire d’accepter le monde tel qu’il est actuellement, tel que je l’ai fait et qui me fait souffrir.

Je suis la cause de ce fait que le monde me fait souffrir.

J’arrête c’est-à-dire que, à ce moment, au moment de la crise, on décide de ce qu’on peut appeler une rupture, rupture qui pour être féconde doit être plus qu’une rupture.

Il ne s’agit pas de seulement casser avec le passé et s’ouvrir à l’avenir, il s’agit de renverser notre point de vue ancien, qui était le point de vue passé et de nous ouvrir à un nouveau point de vue. C’est-à-dire qu’ici nous sommes face à une conversion. Conversion philosophique indispensable. 

AVR : Une conversion qui en appelle à une responsabilité du sujet immense puisque vous avez dit il s’agit de se considérer comme étant la cause du malheur, de ne pas s’en prendre au monde et aux évènements qui nous arrivent mais de se situer à l’origine peut être non pas de ce malheur mais de la tristesse qui s’en suit.

La conversion, le terme n’est peut-être même pas assez fort, puisqu’il s’agit d’une métamorphose totale du rapport à soi et au monde. On est presque quasiment ici dans une forme de rupture qui est d’ordre psychologique. C’est tout son esprit qu’il faut changer ici. Ce n’est plus une histoire de concept.

RM : Naturellement, c’est un changement radical où l’individu va tenter de devenir consciemment cette foi, cause de soi et c’est cela la responsabilité absolue. Nous allons comprendre que nous sommes source et de nos souffrances et de nos joies et que nous sommes source de notre vie et nous allons surtout décider maintenant d’une autre manière d’aborder les choses, d’aborder la vie et de comprendre ce qui nous arrive parce que la conversion n’est pas seulement la décision brusque de nous tenir pour responsable, elle est aussi une activité qualifiée que nous pouvons décrire. Vous savez que je ne me satisfais jamais de la simple évocation d’un mot pour résoudre un problème.

Si je dis bonheur, je veux définir, si je dis liberté, je veux définir, si je dis conversion, je veux définir. Alors si vous le voulez, je peux détailler cette conversion.

Pour simplifier je peux dire qu’elle comporte 3 moments qui sont à la fois si on veut successif et contemporains.

Le 1er moment c’est la décision de comprendre qu’une situation extérieure est notre fait, que les déterminismes extérieurs sont notre fait. Je vais prendre un exemple extrême qui va susciter révolte et protestation. Par exemple : les cours de la bourse, les lois des finances, ce n’est tout de même pas moi qui les construit. J’affirme que si, c’est moi qui les construit, moi c’est-à-dire nous tous. Comment cela ?

Et bien oui, les cours de la bourse dépendent du nombre d’actions qui sont achetées ou vendues.

Qui achète ou vend des actions ? Des individus libres, ne disons pas que les investisseurs sont des robots, les investisseurs sont des hommes libres, méchants, égoïstes tout ce que vous voulez et puis les actions couvrent des biens matériels que j’achète ou que je n’achète pas.

Regardons l’idée si simple sur laquelle personne ne veut réfléchir, l’idée de grève.

Que veut dire grève : décision libre d’un arrêt libre d’activité. Tout le monde sait ce que c’est une grève. Personne ne dit que les grévistes sont déterminés. Les grévistes sont responsables. On voit bien que les syndicats sont libres de choisir leur mode d’activité.

Revenons à la conversion

Le 1er aspect de la conversion c’est donc de revenir à sa propre puissance créatrice. Nous sommes une liberté, nous sommes une puissance créatrice, reconnaissons-le et décidons que la suite va en dépendre.

Le 2ème aspect de la conversion va concerner mon rapport à autrui. D’habitude, le rapport à autrui est un rapport d’utilisation.

Trop souvent, revenons par exemple à l’employeur. Trop souvent on considère autrui comme utilisable, comme utile, très utile, peu utile, bien utilisable, jetable. Oui mais c’est une manière de penser, ce n’est pas une manière de penser qui correspond à une réalité inchangeable.

On peut changer cette réalité, on peut changer la manière dont on considère autrui. Au lieu de considérer autrui comme quelqu’un d’utilisable, on peut le considérer comme nous, comme un centre, on peut le considérer comme une liberté et une personnalité valable. Si je considère autrui comme une liberté valable, je vais tout changer.

AVR : Pardonnez-moi Robert Misrahi de vous interrompre, mais sur ce 2ème point, est-ce que vous ne postulez pas à une liberté créatrice absolue indépendante du monde dans lequel nous vivons. Bien sûr que nous pouvons changer notre conception des personnes qui nous entourent, du monde, du système économique, ou que sais-je encore mais on ne peut pas faire abstraction totalement de ces déterminismes qui en sont, qu’ils soient d’ordre sociaux, politiques, économiques et qui font qu’il ne suffit pas d’un simple changement de regard ou de perception pour changer le monde ».

RM : Mais pardonnez-moi, vous venez de proposer un raisonnement qui s’appuie sur l’affirmation du déterminisme. Vous faites une pétition de principe. C’est-dire que vous commencez par dire, nous sommes déterminés, comment ne pas le reconnaître ; c’est cela dont il est question.

Il faut déjà changer le constat empirique et nous apercevoir de notre responsabilité commune, je ne suis pas seul au monde. Ce n’est pas moi qui fais l’efficacité d’une loi économique. C’est un peu moi, je suis le soixante millionième, j’ai cette part de responsabilité, nous sommes, tous les habitants d’un territoire, responsables libres ensemble de ce qui nous arrive.

Regardez ce qui arrive au moment de la guerre. Au moment de la guerre, certains disent : « on arrête » et d’autres disent « on continue ».

Tout le monde sait que tout le monde est libre et Sartre avait raison de dire que nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’occupation allemande car on peut toujours décider ou la résistance ou le combat ou de la soumission. Mais qui décide ? Nous tous s’il y a une efficacité de la résistance c’est parce qu’elle fut partagée. Pas parce que un seul a dit moi je suis libre, seul au monde

Un seul a pu dire nous sommes tous libres et efficaces. Unissons-nous car c’est nous qui vaincrons. Et c’est effectivement la résistance, les allies l’Amérique, la France qui a vaincu.

AVR : Donc vous pensez que cette entreprise de conversion puisque c’est une entreprise, il y a toute une démarche, un processus à suivre peut s’appliquer à l’échelle collective ?

RM : Naturellement mais à quelle condition vous avez tout à fait raison de signaler la difficulté du problème comment peut-on mettre au niveau collectif cette responsabilité, cette tache ?

Il s’agit de diffuser la culture, de diffuser une culture de la liberté.

Mais qui diffuse la culture ?

Les écoles, les lycées, les universités, les médias.

Qui organise les médias ? Qui organise les programmes ? Le pouvoir politique.

Quel pouvoir politique aura à cœur de diffuser une culture libératrice ?

A l’évidence la démocratie.

Autrement dit, il faut absolument passer par la démocratie pour donner efficacité à tout ce que j’affirme.

Je suis tout à fait conscient du fait que, si on prend les choses dans l’état, par exemple une population lointaine inculte on ne passera pas tout de suite à la liberté réflexive. Ce n’est pas vrai. Bien sûr. Il faut diffuser la culture

Regardez combien sont incultes les chebbas ? Je parle des terroristes islamistes.

Voyez comme ils sont incultes, comme ils ne savent pas, comme ils se lancent dans les croyances les plus obscurantistes possibles, les plus simples, les plus obscures avec la volonté de puissance la plus frustre. Ils sont dans l’immédiat la volonté de puissance.

Il est évident que ce n’est pas en faisant un discours éclairé qu’on les convaincra. Il faut un long processus historique.

C’est le processus de culturation par la presse, les lycées, les universités les médias qui en Europe a produit la liberté de conscience, a produit la démocratie. Bien entendu qu’il faut un long processus et que la spontanéité quotidienne des intérêts ne se change pas immédiatement sans peine.

La 3ème étape, imaginons que nous avons réalisé avec autrui une conversion réciproque. Nous avons fait notre conversion, aussi fait la même pour que, ensuite, la relation se déploie dans un nouveau monde. Je développerai prochainement dans un prochain livre un amour tout autre.

Ensemble les gens qui s’aiment, les amis, les coopérateurs vont se réjouir du monde. Ils vont comprendre, c’est la 3ème conversion, que le sens de l’existence humaine consiste très précisément à acquérir la joie et une joie qui soit souveraine durable et significative. Une joie active.

Nous allons cesser de considérer que la souffrance est le lot de l’humanité, nous allons considérer que le lot de l’humanité c’est précisément la joie.

Pour parvenir à la joie, pour parvenir à l’expression totale de l’accomplissement il faut renoncer à toutes les idées anciennes, à toutes les idées pessimistec, à toutes les idées et du déterminisme et du malheur de la conscience. Il faut savoir que l’humanité a pour but de se construire libre et heureuse. C’est tout simple et comme vous savez ce n’est pas simple.

AVR : ce sont des buts que vous déclarez être tels, la liberté et le bonheur.

RM : En réalité ce sont les buts que tous poursuivent.

Tout le monde veut être libre et heureux. Mais peu ont le courage de le reconnaître, tous se cachent derrière l’affirmation, « je n’y peux rien ».

Non, la joie n’est pas le lot de l’humanité, regardez comme la vie est difficile, la guerre, la souffrance, le chômage etc…

Oui mais, on est d’accord avec tout ça, ou on pense qu’on va pouvoir changer tout ça ?

Tout le monde pense en même temps qu’ils peuvent le changer. Les gens sont étonnants de contradiction. A la fois ils affirment le déterminisme historique et à la fois ils disent : votez pour moi, je vais faire ce que les autres ne vont pas faire.

A bon, lui est libre mais pas l’histoire ? Qu’est-ce que c’est que cette incohérence ?

La vérité c’est que l’humanité fait son bonheur et son malheur, l’humanité elle-même crée les conditions de sa joie mais elle doit le savoir clairement et elle doit clairement mettre en œuvre tous les moyens de parvenir à cela.

Qu’appelle-t-on penser?

« Qu’appelle-t-on penser? » (Qu’appelle-t-on penser?, trad. Becker et Granel (Paris, P.U.F., 1959).

Pour définir ce terme, Heidegger déploie certains aspects de sa philosophie de l’être en se fondant sur la traduction d’un vers de Parménide et sur le commentaire de trois mots de Nietzsche. Sans entrer dans l’analyse détaillée de l’ouvrage de Heidegger, on peut noter que son idée centrale semble bien être que la pensée est « appelée » à s’exercer par quelque chose qui est l’être; et que cet exercice effectif de la pensée consisterait en une sorte d’attitude métaphysique qui, sentant que l’esprit de vengeance est le contraire de la pensée, que par conséquent penser vraiment c’est désirer le retour éternel de l’identique, et voir que, en un mot, l’étant est, verrait bien que l’étant est.

De Parménide à Nietzsche, l’être se dirait lui-même à travers le discours pensant et appellerait ainsi l’homme à « penser », c’est-à-dire à vouloir la répétition éternelle du même, c’est-à-dire l’être. Certes, de Parménide à Nietzsche il y aurait eu comme un obscurcissement, ou un voilement de l’être; mais l’être qui appelle ainsi à penser et dont la pensée est l’expression poétique et le « dit », l’écho fidèle provoqué en l’homme, cet être fut évident et, pour tout dire, lumineux, à l’aube parménidienne de la philosophie. La philosophie, dans son moment grec, est pour Heidegger « le matin de la pensée », et cette pensée matinale est la réponse fidèle et amicale faite par l’homme à l’appel de l’être. Mieux : le propre des Grecs, c’est, comme le dit Hölderlin, cité par Heidegger, le feu du ciel. La pensée sera donc, à l’instar des Grecs ou du surhomme nietzschéen, la vision lumineuse et évidente de l’évidence de l’être, ou de sa brillance, comme l’exprimait fort bien Aristote, l’être, pour Heidegger, étant dévoilement et lumière, et non pas seulement retrait et occultation; la pensée sera l’expression et le reflet de cette lumière, c’est-à-dire, encore une fois, évidence et vision lumineuse.

Seule une telle lumière faite en l’homme peut le mener à saisir cette vérité éclatante selon laquelle l’étant est; mais cette saisie de la vérité est bien plus un sentiment qu’une réflexion, même si l’on distingue scrupuleusement sentiment et intuition de l’esprit d’une part, sensibilité affective de l’autre. Mais sensibilité ou sentiment s’opposent en tout cas à pensée réflexive et, par conséquent, au sens que nous donnons au terme de pensée.

Cette démarcation par rapport à Heidegger n’est pas seulement une question de vocabulaire : nous croyons déceler en réalité chez ce philosophe une confusion assez considérable entre le même et l’autre. Il confond d’abord le philosophe qui parle et l’être qui parlerait en et par lui; puis il confond le philosophe et le prophète qui seul peut se dire inspiré par l’être; c’est dire que Heidegger ne fait pas la distinction, apparemment technique mais profondément utile, en vérité, entre la théologie et la philosophie. Certaines affirmations permettent de saisir que l’intuition et le propos essentiels de Heidegger sont théologiques ou, plus précisément encore, « religieux ».

Enfin, Heidegger semble bien confondre intelligence de l’être et imagination poétique du monde; nous avons assez étudié ce piège aux alouettes qu’est l’imagination de la lumière pour ne pas nous satisfaire maintenant d’une définition de la pensée qui, renversant dans une illusion réflexive les deux termes qui sont l’existence et l’être, prend véritablement de simples images de lumières pour des analyses de l’être et de la pensée; la définition heideggérienne de la pensée n’est qu’un jeu de lumières et de mots qui, si nous étions dupe, nous ferait prendre, comme on dit, des vessies pour des lanternes.

Reconnaissons-le donc : l’être qui parle, dans la philosophie de Heidegger, c’est Heidegger lui-même; et le passé qui chez lui est appelé à penser, ce n’est pas la réponse lumineuse et extatique au feu du ciel mais la décision discursive de s’interroger et de s’exprimer soi-même. Si nous voulons vraiment garder la tête claire nous devrons revenir à notre définition plus modeste de la pensée : elle est la réflexion réfléchie, le mouvement de réflexion en soi-même qui s’effectue par le déploiement rigoureux d’un langage. »

(Robert Misrahi ; Lumière, commencement, liberté; pp 127-129 ; Plon Essais Points, 1996)

[Illustration : Turner]

La réflexivité

Bram Van Velde (1895-1981), Autoportrait, huile sur toile de 1922-1924

« …

Il n’est pas possible […] que l’activité désirante soit une activité totalement fermée à soi-même, c’est-à-dire opaque, aveugle et pour ainsi dire nocturne. Nous aurions affaire, en ce cas, plus à une gestuelle mécanique qu’à une activité signifiante et libre. Il n’y aurait aucune différence entre cette gestuelle somnambulique et l’immobilité catatonique qui manifeste au mieux l’absence de toute conscience.

Au contraire, l’activité désirante comme constituant un monde signifiant où se déploient les attitudes, les poursuites et les qualités est une activité consciente, c’est-à-dire une activité qui se sait comme telle, et qui se sait toujours comme telle.

La pratique ou l’action désirante étant, comme nous l’avons montré, constitutive de sens, est nécessairement une activité avertie de soi, une activité qui se saisit elle-même comme précisément le fait d’être une activité : le sens est forcément conscience de sens. Nous appelons réflexivité cette présence immédiate à soi-même que tout sujet éprouve dans son activité désirante comme l’expérience même de cette activité. Si désirer c’est agir dans un certain sens pour obtenir ou réaliser un certain désirable signifiant, alors désirer c’est en même temps savoir qu’on désire. Toute activité signifiante (travail, amour, action, création) est porteuse de sa propre dualisation, c’est-à-dire de ce doublement subtil qui la fait être et activité et conscience d’activité.

Il n’y a pas là de scission réelle entre moi et moi-même, scission qui jetterait d’un côté l’activité-désir, et de l’autre un je, témoin de cette activité. Ce serait là une vue artificielle qui intérioriserait ce qui est valable pour la perception d’objet, à savoir le fait que toute conscience est conscience d’un objet qu’elle n’est pas. C’est vrai pour le monde réel, extérieur, mais non pas pour la conscience elle-même : elle est simultanément activité et conscience d’activité.

On doit même être plus précis : on constate tout d’abord que l’individu est activité désirante, c’est-à-dire, on l’a vu, activité signifiante constitutive. C’est par là, et ipso facto, qu’il est présent à lui-même, et averti de soi-même comme étant précisément cette activité désirante en train de se déployer.

La réflexivité n’est donc pas une scission mais la dimension de redoublement léger attaché à toute activité signifiante. C’est par ce redoublement et par cette présence à soi-même que l’activité est « arrachement » à l’être « transcendance », c’est-à-dire activité non mécanique qui est simultanément constitution d’avenir (non déductible), constitution de sens (non chosiste) et organisation pratique intelligible (non absurde). Créer le sens et le monde par l’activité désirante est un acte si complexe, originel et polyvalent qu’il implique toujours de soi l’immédiate présence intelligente à soi. C’est cette présence intelligente à soi-même, éprouvée par tout être humain actif et désirant que nous appelons réflexivité.

On peut mieux la saisir sur quelques exemples privilégiés: tout travail sur une machine implique cette réflexivité (puisqu’il suppose une décision constante et consciente qui soutient l’organisation intelligente des gestes) mais aussi toute jouissance physique (sexuelle, ludique, sportive) puisquelle implique sentiment du plaisir et adhésion à ce plaisir, c’est-à-dire la présence même du plaisir pour le sujet ou du sujet dans le plaisir. L’adhésion ici n’est pas une pesanteur ou une opacité: il n’y aurait, en ce cas, aucun plaisir vécu. Songeons aussi au plaisir du plaisir (ou au plaisir de la souffrance) qui manifeste clairement cette adhésion consciente du vécu à lui-même, adhésion qui se maintient et se reporte d’instant en instant. Ainsi, pour nous, tout affect est une réflexivité, même si toute réflexivité n’est pas un affect.

Parce qu’il y a activité, il y a réflexivité. Et cette réflexivité est simultanément travail constituant (intellectuellement poseur de significations pensables et nommables) et activité désirante (charnellement créatrice d’affects et de vécus).

En outre, parce qu’il y a sens et affect, c’est-à-dire ipso facto réflexivité, il y a contingence et dépassement de l’immédiateté opaque.

Parce que l’activité est à la fois lumière et désir (conscience, affect et investissement), elle dépasse la fermeture de l’immédiat et se saisit elle-même comme la réflexivité pratique se rapportant sans discontinuer à un avenir à la fois toujours « présent » et jamais donné.

Mais la réflexivité pratique n’est pas la réflexion. La réflexivité signifie (désigne) seulement le doublement conscient de l’actvité dans son déploiement signifiant, cohérent et continu. Sens, cohérence et continuité supposent I’« activité », c’est-à-dire la présence d’une conscience de soi dans l’investissement affectif et intelligent que constitue toute action : mais cette conscience immédiate de soi est pour ainsi dire phénoménale. Elle se sait seulement comme cette activité singulière et présente, et son « savoir », comme dédoublement organisateur et fondateur de cette activité singulière, ne dépasse pas le champ du présent et de la présence. En d’autres termes, la réflexivité comme conscience immédiate de soi est limitée à sa propre actualité active ou à son activité présente. Elle peut en outre envelopper, impliquer toutes les obscurités, les aveuglements et les ambivalences qui forment le champ où se déploie d’abord la vie affective. Mieux : cette définition de la réflexivité (comme conscience immédiate de soi) n’empêcherait pas de constituer (ou d’in-tégrer) une théorie de l’« inconscient » qui aurait réellement substitué le sens à l’instinct.

L« inconscient » serait alors toute la part de sens qui échappe encore à la réflexivité constituante comme objet explicite de réflexion, mais qui est déjà intégrée dans cette part de sens posée et déployée dans l’activité « immédiate ». Le respect passif d’un chef n’est pas explicitement l’affirmation d’une relation au père: celle-ci peut être « inconsciente », c’est-à-dire impliquée parfois comme le sens même de l’attitude d’obéissance respectueuse à l’égard du chef militaire ou politique. La réflexivité pratique est la décision consciente quoiqu’immédiate de déployer une telle attitude d’obéissance, tandis que l’« inconscient » (pour reprendre volontairement une expression psychanalytique) serait le savoir explicite de l’identification du chef et du père. Nous pourrions dire que l’inconscient du sujet n’est rien d’autre que la conscience du psychanalyste.

Quoi qu’il en soit, seul un travail de réflexion comme redoublement et élargissement de la réflexivité peut dégager les significations obscurément enveloppées dans le déploiement concret de l’activité. Que cette réflexion soit effectuée par un observateur (tel un psychanalyste par exemple) ou par le sujet même de la réflexivité, un changement de plan s’opère puisqu’on passe à un second redoublement, et qu’on produit une sorte d’éclairage vif de la première lumière, ou le passage du clair-obscur à la lumière éclatante. Ce passage et ce redoublement produisent en outre un changement des structures mêmes de l’activité, puisque le savoir nouveau opérera soit l’affirmation d’une nouvelle attitude et d’une nouvelle activité, soit l’enrichissement et la confirmation de la première attitude : le sujet peut fort bien décider de maintenir son affect dans une nouvelle lumière, une nouvelle dénomination, un nouveau système de motivations. La lutte contre le rival (érotique, politique, économique ou culturel) qui est une réflexivité active peut fort bien s’interrompre dès que la réflexion (psychanalytique ou philosophique) la révèle et la nomme comme une « jalousie », mais elle peut fort bien au contraire se maintenir à un niveau redoublé, en renforçant ses motivations ou en trouvant, même dans cette « révélation », des satisfactions complices et de nouvelles justifications de son attitude pratique.

L’essentiel qu’il convient de retenir est que la réflexivité pratique peut fort bien impliquer « inconscience » et ignorance de soi, c’est-à-dire obscurité, contradictions et ambivalences. Nous avons déjà eu l’occasion de le noter : notre doctrine de la réflexivité n’est en rien l’affirmation selon laquelle l’individu serait toujours un cogito souverain et transparent. L’activité désirante est bien plutôt d’abord ignorance et méconnaissance des significations intégrales de ses affects.

Il y a donc lieu d’opposer réflexivité et réflexion.

Mais l’existence de la réflexion (quelle que soit la modalité culturelle de ce travail de second redoublement) n’a pas à être établie: toute la culture en est la manifestation. Ce qui faisait plutôt problème était le passage de l’irréfléchi au réfléchi, et, sur ce point, il nous semble que les doctrines sont bien évasives ou rapides. Au contraire, ce passage est rendu possible, ou en tout cas plus clair, si l’on prend en compte le fait que dès l’origine, dès le déploiement de la plus simple activité utilitaire ou affective, un sujet est là, qui est présent à lui-même dans une relative luminosité.

Cette lumière n’est peut-être d’abord presque rien (songeons à l’humanité malheureuse ou aliénée, persécutée ou inculte), mais elle existe comme lumière, c’est-à-dire comme ce premier dépassement de l’opacité nocturne […]. C’est ce dépassement originaire et rien d’autre, que nous appelons réflexivité pratique constituante.

… »

Robert Misrahi, Les actes de la Joie fonder, aimer, rêver, agir

L’individu comme organisme et le corps-sujet.

« [La] conscience [la plus immédiate et élémentaire d’être là] n’est ni une connaissance ni une réflexion, ni une méditation, elle n’en est pas moins une conscience. En outre, cette conscience n’est pas anonyme, même si sa structure est universelle. Elle est au contraire singulière et identitaire. Le corps-sujet est une individualité singulière capable de se reconnaître comme source unitaire d’une action. Être en mesure de dire: je peins ce meuble ou je graisse cette serrure, c’est être capable de se reconnaître et de se saisir de l’intérieur comme source d’une activité significative qui a lieu dans l’espace habité. L’ignorance où peut être cet individu du sens de l’histoire, du fonctionnement du cerveau, ou du rôle de l’enfance dans l’émergence de sa conscience, n’empêche pas qu’il soit toujours saisi lui-même par lui-même comme l’origine unifiée d’une action unitaire. Il est toujours en mesure de dire : « C’est moi qui l’ai peint, c’est moi qui l’ai fait. ». L’individu peut être privé du savoir de lui-même ou du monde, il peut ne pas « comprendre » le monde ou ses propres passions, il n’en est pas moins toujours conscient de son être comme identité active, c’est-à-dire comme corps-sujet.

Celui-ci, comme spécification de l’individu concret, est le lieu même où se déploiera le sujet au sens plein. Mais, pour accéder à la pleine compréhension de ce sujet, il convient de poursuivre auparavant la description de sa première apparition comme corps-sujet.

En se saisissant de l’intérieur comme présence à soi et corps actif, l’individu sait en même temps que son être comporte une extériorité. Il n’est pas nécessaire que l’individu soit « objectivé » par un regard malveillant pour qu’il soit en mesure de s’appréhender lui-même comme extériorité. Les activités spontanées élémentaires sont par elles-mêmes non pas seulement accompagnées de conscience spatiale, mais constituées par cette conscience spatiale. L’individu actif (mais également l’individu au repos) se saisit immédiatement comme déploiement inscrit ou situé dans un espace qui, en l’enveloppant, le délimite et le pose comme tourné vers l’extériorité par ses propres limites. La conscience active du corps-sujet qui se meut dans l’espace est simultanément conscience intérieure et directe de soi-même et conscience de sa propre spatialité charnelle. Entreprendre une quelconque activité « matérielle » (tailler un arbre, déplacer de la terre, affûter un outil, peindre, fondre, clouer, ranger, coudre, couper un vêtement, taper à la machine, conduire un engin, etc.), c’est présupposer un contact entre un élément significatif du monde matériel situé dans l’espace et son propre corps saisi par « son côté » extérieur : les mains, ou les bras, intégrés au schéma corporel global. L’individu déploie donc un espace qui est certes dynamique et orienté par le haut et le bas, l’arrière et l’avant, la latéralité de droite ou de gauche, la symétrie et la dissymétrie; mais il déploie en outre un espace qui comporte une intériorité — la sienne propre —, et plusieurs formes d’extériorité : la sienne propre, envers immédiatement saisi de cette intériorité, et celle des objets par où ils sont à la fois perceptibles et manipulables.

Le langage quotidien, tout incorrect et métaphorique soit-il, exprime parfois très bien cette réalité duelle de la spatialité de l’individu : l’homme politique « se positionne », c’est-à-dire qu’il précise les relations qu’il entretient avec les groupes politiques dans un espace électoral, et il implique par là même que les autres ont aussi certaines relations avec lui-même, une certaine perception de lui-même et de son extériorité. Le groupe militaire, qui « arrive sur zone », cherche parfois « le contact ». Le langage exprime bien la structure bipolaire de la conscience spatiale de soi-même : le corps-sujet se déployant « intérieurement » dans l’espace extérieur, sait immédiatement et inversement qu’il comporte, lui aussi, tout naturellement une extériorité, c’est-à-dire une face extérieure à la fois matérielle et perceptible, charnelle et signifiante.

Ce qui est ici en acte, chez le corps-sujet, c’est-à-dire l’individu considéré encore simplement dans sa présence charnelle élémentaire, C’est une puissance intrinsèque de toute conscience : la réversibilité. La conscience corporelle de soi est en même temps la conscience d’une potentialité inverse, à savoir la possibilité d’être saisi et perçu de l’extérieur. Nous retrouverons cette puissance de réversibilité à un stade ultérieur de notre description du sujet. Qu’il suffise ici d’en noter l’émergence originelle, c’est-à-dire contemporaine de la première considération du sujet comme individu.

Cette conscience réversible de la spatialité charnelle du corps-sujet n’exige pas le miroir comme sa condition de possibilité ou de révélation. C’est l’inverse qui est vrai : le sujet ne peut se reconnaître dans un miroir (et donc le faire fonctionner) que s’il est déjà en mesure de se saisir « réflexivement » lui-même comme intériorité ayant une extériorité, celle-ci étant lui-même comme individu s’appréhendant de l’intérieur, dans une réflexivité sans miroir. »

(Robert Misrahi , La Jouissance d’être Le sujet et son désir , pp63-65)

La Jouissance d’être Le sujet et son désir , Introduction, pp. 38-41

« Si les vérités établies par la phénoménologie visent à être vérifiables par tout chercheur, c’est qu’elle affirme implicitement, comme toute science, que tout le domaine du réel est rationalisable. La science a raison d’affirmer que sa méthode explicative est en droit applicable à tout objet matériel et qu’il n’y a dans la nature que des domaines inconnus ou partiellement connus, mais non pas irrationnels, mystérieux ou inconnaissables par eux-mêmes. La phénoménologie affirme aussi, d’une façon analogue, que tout le domaine de l’expérience humaine est susceptible d’entrer dans une analyse significative, c’est-à-dire dans un système de compréhension.

Ce qui est alors objet d’une communication et d’une vérification, c’est-à-dire les relations de sens entre les actions et les fins, entre le langage et les intentions, entre les paroles mêmes ou entre les signes, repose en dernière analyse sur la capacité, essentielle à tout esprit humain, de saisir une relation intentionnelle dynamique entre un acte et un but, ou une relation symbolique entre un signe et un objet ou entre un signe et un sens. C’est cette relation intentionnelle et cette relation symbolique que la phénoménologie désigne comme une donation de sens. L’acte phénoménologique par excellence est donc la compréhension de ce sens, c’est-à-dire la saisie de son contenu intelligible et de sa source dynamique.

C’est cette compréhension qui, à titre de possibilité inhérente à la connaissance, est universelle. Toute donnée n’est pas identique à toute autre donnée, tous les sujets ne sont pas « identiques », mais tout observateur peut appréhender une relation intentionnelle ou symbolique.

Cette vérité méthodologique repose sur un fait universel : toute conscience humaine existe effectivement en tant qu’elle pose de telles relations intentionnelles et symboliques. Le contenu de ces relations est toujours unique, donnant ainsi aux individualités et aux groupes leur figure singulière, mais le fait de la relation compréhensive déployée dans l’action et la pensée des individus est, quant à lui, universel.

C’est à partir de là que tout phénomène humain est toujours compréhensible par un observateur réfléchissant qui n’aurait pourtant pas lui-même inventé ou déployé un tel phénomène (action, œuvre, institution). Le domaine du sens est le lieu et le milieu même de l’existence humaine, et le non-sens, l’impensable ou l’absurde ne se comprennent qu’en référence au sens ou à l’absence de sens.

Cette universalité de l’univers du sens rend possible, communicable et vérifiable la connaissance phénoménologique en tant qu’elle se propose d’être l’élucidation de la conscience humaine en général. Mais dans le même temps, l’attention prêtée à l’activité signifiante des individus révèle la spécificité de ces relations de sens que leur existence met en œuvre. L’universel, ici, s’enrichit d’une dimension singulière. Pour la phénoménologie (mais déjà pour tout philosophe « classique ») chaque homme est tout homme selon une modalité singulière; l’universel peut être concret parce qu’il est universellement vrai que chaque homme est, à sa manière humaine, individuel et singulier.

Cette vérité, universellement reconnue, n’est possible que par l’identité en tout homme, non pas des contenus signifiants de sa conscience ou de son action, mais de la possibilité d’instaurer une relation de signification entre des intentions et des actes, ou entre des intentions et des signes.

Cette universalité fonde l’unité de l’espèce humaine, mais elle ouvre aussi la recherche phénoménologique à l’intégralité des possibilités signifiantes de chaque conscience. La tâche est immense puisqu’il faut élucider un nombre indéfini de significations singulières, mais elle est possible car elle repose sur la communauté d’une expérience gnoséologique universelle qui est l’appréhension du lien interne entre une intention et un sens.

Au fondement de l’universalité de l’acte même de compréhension, chez le phénoménologue, se situe donc l’universalité du sujet lui-même, ce sujet qui est l’objet d’une description effectuée par un être qui est lui-même un sujet.

Cette dernière universalité, celle du sujet considéré et décrit, se caractérise par la singularité même de l’expérience du Je, ou de l’expérience du sujet comme expérience de soi. Tout être humain fait partie d’une seule espèce, une et identique, mais ce fait apparemment anthropologique est en réalité un fait « ontologique », ou « philosophique » en ce sens que chaque membre de cette espèce est un sujet, identique et singulier. Ce que la méthode intégrale et phénoménologique a pour tâche de décrire et de soumettre à l’examen de la communauté des chercheurs est précisément cette singularité du fait humain universel par lequel chaque homme est tout homme en tant que, et par le fait qu’il est lui-même un Je singulier, une expérience de soi en première personne.

En cette première personne chacun peut se reconnaître (s’il est un homme), mais nul autre ne peut s’y fondre (car il est lui-même). La condition de possibilité de la méthode phénoménologique intégrale réside précisément dans ce singulier paradoxe du sujet qui est une unicité existentielle incomparable à toute autre et pourtant semblable à elle.

La phénoménologie n’a donc pas besoin pour décrire la singularité des sujets de se déployer comme autobiographie ou comme journal intime. Le sujet est singulier par son essence même et non par le seul déroulement biographique de son existence. De toute façon, le contenu de l’histoire individuelle ne vaut que par sa portée universelle, c’est-à-dire précisément par cette signification universelle de l’existence de chaque sujet et du contenu de ses expériences.

C’est pourquoi, d’ailleurs, la formulation verbale, littéraire ou philosophique, qui est chargée de désigner le sujet, ne se limite pas à l’usage du pronom personnel de première personne, le Je. Le style indirect, ou les concepts généraux de Je, de sujet ou d’existant peuvent clairement être investis d’une signification existentielle qui soit la position d’une première personne effectuée de l’intérieur par un sujet vivant et singulier. À côté de la conceptualisation, la poésie peut, de son côté, inventer un langage métaphorique et indirect susceptible de désigner le sujet à travers des personnifications concrètes.

Quoi qu’il en soit, l’universel et le singulier sont ici liés d’une ma nière particulièrement forte. Nous pouvons même constater que c’est d’abord à propos du sujet que se manifestent cette individuation de l’universel et cette universalité de l’individu. Car c’est un phénomène d’essence, c’est-à-dire universel et nécessaire, que le sujet humain existe toujours en fait comme singularité charnelle et historique et que cette singularité concrète soit en même temps phénoménologiquement compréhensible par toute autre conscience et soit donc porteuse d’universel.

C’est cette dimension originale du sujet qui s’exprime (en même temps qu’elle la rend possible) dans l’usage du pronom « Je » par le philosophe, usage par lequel il lui confère une portée générale. Lorsque le philosophe dit « je », il dit clairement en réalité : « nous, en tant que chacun de nous est un Je, un sujet en première personne ». Le philosophe peut aussi se référer à la singularité existentielle et historique d’un sujet donné: il est alors conduit à expliciter ce propos et à montrer qu’il analyse aussi bien le contenu singulier d’une vie et d’une doctrine que la portée universelle de ce contenu. C’est ce que fait, par exemple, l’historien de la philosophie étudiant un auteur, que celui-ci soit un philosophe, un écrivain ou encore un scientifique. »

(Robert Misrahi , La Jouissance d’être Le sujet et son désir , introduction, pp. 38-41)

Pour une phénoménologie intégrale

« Il est possible maintenant de décrire d’un peu plus près la spécificité de notre méthode phénoménologique. C’est la méthode que nous avons mise en œuvre dans nos travaux antérieurs mais que nous n’avions pas analysée pour elle-même, sinon dans son aspect fondateur. Nous voudrions ici en expliciter les principaux aspects et tenter de les systématiser.


Inscrite dans la lignée des grandes phénoménologies mais commençant pourtant à elle-même, cette méthode est à la fois initiale et initiatrice. Aucune présomption n’est ici à l’œuvre, puisque l’on affirme clairement que c’est par la lignée des prédécesseurs qu’est rendu possible le dépassement actuel et que ce dépassement se définit comme l’acte susceptible d’être effectué par toute conscience philosophique. Que ce dépassement soit effectué selon les perspectives que nous esquissons, ou selon des perspectives plus spécifiques et individuées que le lecteur inventera, toujours est-il que le travail phénoménologique ici indiqué se posera comme point initial et comme commencement. C’est la puissance réflexive en général (celle du lecteur et la nôtre propre) qui déploiera la fécondité de ce nouveau commencement phénoménologique.

La portée « initiale » et initiatrice de la phénoménologie intégrale n’est pas seulement gnoséologique, elle est aussi existentielle. Pour ce qui concerne la connaissance, la méthode phénoménologique, comme moment initial et commencement, est la seule qui soit en mesure de fournir un point de départ ultime et absolu, puisque le sujet qui connaît réflexivement est le même être (en lui-même ou en autrui, dans le passé ou dans le présent) que celui qui est connu. Les données de la connaissance seront alors certaines et bien fondées, puisqu’elles seront à la fois médiates et immédiates. Si la philosophie doit être une connaissance vraie, le sujet de cette connaissance doit commencer à soi, mais quand un sujet commence à soi le travail de la connaissance, il déploie une activité réflexive qui est la phénoménologie elle-même.

Mais ce sujet qui, pour commencer à soi, met en œuvre une méthode descriptive et réflexive, n’est pas simplement un sujet de la connaissance. Il peut bien se proposer d’abord de « connaître », il reste que cette intention s’inscrit dans une perspective plus vaste et plus concrète, dans un système de motivations plus ouvert que la seule recherche de la vérité. Des valeurs sont ici concernées. Qu’il s’agisse de faire progresser la culture pour accroître la communication des esprits, ou qu’il s’agisse d’enrichir les connaissances sur l’individu et la société, toujours, en réalité, est visée une modification de l’existence concrète des hommes.

C’est pourquoi la méthode de la phénoménologie intégrale (que nous désignerons comme méthode intégrale) est à la fois commencement initial, c’est-à-dire fondement d’une vérité qui va se déployer, et commencement initiateur, c’est-à-dire point de départ d’une nouvelle modalité d’existence.

Parce que la philosophie n’a pas à être désintéressée, c’est-à-dire réduite à la contemplation d’un spectacle qui ne la concernerait pas, mais se doit au contraire d’être concernée elle-même par l’objet qu’elle connaît et le sujet qui connaît, sa méthode doit clairement se poser dès le départ comme une démarche intellectuelle et réflexive ayant une portée à la fois gnoséologique et existentielle. La description du sujet par lui-même (en lui-même et en chacun) doit se saisir dès le départ comme une entrée réflexive dans un domaine plus vaste que la seule connaissance, et elle doit donc assumer dès le départ sa portée éthique. Sans savoir encore ce que pourront être ce domaine et cette éthique, du moins la phénoménologie intégrale se saisira-t-elle non seulement comme commencement de la vérité, mais comme initiation à une vie autre. La philosophie qui met en œuvre cette méthode n’est pas seulement contemplation immobile et désintéressée, elle est aussi cheminement personnel, créateur et vivant.


Dans sa définition la plus élémentaire, la philosophie est le souci d’accéder à la vérité par la réflexion. Or, c’est cette préoccupation elle-même qui, on vient de le voir, conduit la réflexion non seulement à partir d’elle-même, mais à dépasser considérablement son propos d’abord cognitif en ouvrant une démarche éthique et existentielle. L’enjeu du souci de la vérité se révèle être le sens et le contenu de l’existence concrète qui s’engage dans cette recherche de la vérité. La phénoménologie se révèle comme ayant nécessairement une portée existentielle et, de simple commencement gnoséologique qu’elle était, elle devient initiation et cheminement personnels.

De là découle une nouvelle exigence méthodologique: la description doit désormais porter non seulement sur les actes de la connaissance, mais encore sur tous les actes de la conscience qui posent celle-ci comme une existence et comme un être concret, c’est-à-dire affectif. Devront alors faire l’objet d’une description les actes du désir, les actes du langage (symboliques ou esthétiques) et les actes de la socialisation, telles la relation à autrui, l’instauration institutionnelle et la dynamisation histori-que. Ces remarques ne sont que programmatiques si on les considère dans leur extension, mais elles sont fondamentales si on les considère dans leur compréhension, c’est-à-dire dans leur signification essentielle : la méthode est appelée à s’appliquer à cette dimension concrète de l’existence que nous désignerons comme Désir, et qui enveloppera toutes les activités affectives et existentielles par lesquelles en réalité un sujet s’inscrit dans le monde.

Nous devons donc reconnaître que la description du Désir est aussi consubstantielle à la phénoménologie que l’est la description de la connaissance ou de la perception. La méthode intégrale s’efforcera donc en principe de décrire et de connaître tous les actes de la conscience qui sont susceptibles d’être posés et déployés par un sujet concret; mais comme cette tâche est infinie et ne saurait être menée à bonne fin que par une collectivité de chercheurs (contemporains ou historiquement liés), la méthode devra choisir ceux des aspects du sujet qui sont le plus représentatifs d’un individu concret visant à changer sa vie par un commencement réflexif et par un cheminement existentiel.

C’est dire, en d’autres termes, que la phénoménologie étant logiquement ouverte sur l’existence, elle doit forcément se préoccuper du fondement même de l’existence concrète: ce fondement est le Désir, ou ensemble des motivations et des enjeux par lesquels un sujet s’inscrit dans le monde en s’orientant vers son avenir et vers la pleine possession de sa vie.

Cette exigence concrète d’une méthode intégrale n’est évidemment pas sans poser quelques problèmes dès lors qu’il s’agit du Désir.

Celui-ci n’est-il pas l’objet privilégié de la psychanalyse, c’est-à-dire d’une discipline théorique et thérapeutique dont la méthode est l’inverse exact de la phénoménologie? En effet, la psychanalyse se propose la guérison (ou la simple connaissance) des patients par la connaissance de l’inconscient, tandis que la phénoménologie se propose la connaissance et l’épanouissement de la conscience par la conscience elle-même.

L’enjeu de cette opposition est considérable. Son importance est telle qu’il convient d’en délimiter le sens avec la plus grande prudence.

S’il s’agissait seulement d’opposer une conception traditionnelle et spiritualiste de la philosophie à une conception moderne de l’anthropologie qui saurait faire sa place au désir et à la sexualité, il est indéniable que la psychanalyse resterait la référence la meilleure, et que sa méthode herméneutique et indirecte devrait être privilégiée.

Mais l’opposition de la psychanalyse et de la philosophie ne saurait être aujourd’hui définie en ces termes. D’une part, en effet, la psychanalyse a renoncé à être le système d’interprétation unique qui serait censé s’appliquer à toutes les activités humaines et les éclairer toutes par la connaissance de l’inconscient. La théorisation psychanalytique est devenue prudente et nombreux sont les praticiens qui, tout en réussissant dans leur pratique, ne sont plus certains de connaître les raisons et les mécanismes de leur succès. En outre, les conceptions de l’inconscient ont considérablement évolué et la psychanalyse est plus aujourd’hui une élucidation des rapports du désir au langage qu’une analytique des pulsions qui constitueraient le continent Ics. C’est dire que, si l’on souhaitait conserver le terme d’anthropologie, il serait déjà nécessaire d’en changer le sens, se bornât-on simplement à prendre acte de la modification de « l’inconscient » par la référence au langage et à la méthode dite herméneutique. Les problèmes sont certes loin d’être résolus mais les nouveaux termes dans lesquels ils se posent renouvellent aussi le sens de l’opposition entre la psychanalyse et la philosophie.

C’est que, d’autre part, celle-ci a également changé de sens depuis l’avènement de la philosophie existentielle et de la phénoménologie. En ce qui concerne celle-ci, notamment, le progrès de la connaissance a essentiellement consisté à renoncer à l’hypothèse d’un Ego transcendantal et à inscrire le sujet dans sa chair et dans son monde d’une façon beaucoup plus rigoureuse. Ces modifications contemporaines et parallèles de la psychanalyse et de la philosophie permettent donc de poser la question de leur rapport en termes neufs. Il n’est plus interdit de penser que la psychanalyse n’a pas, loin de là, le monopole de la connaissance du Désir et qu’elle est bien plus une certaine technique thérapeutique appuyée sur quelques concepts commodes pour elle, qu’un système universel de connaissance et d’interprétation de la vie affective. Quant à la philosophie, elle a depuis longtemps cessé d’être un système métaphysique et spiritualiste qui se réserverait le monopole de la connaissance du sujet et de la détermination de ses valeurs.

Du point de vue méthodologique, la situation culturelle est donc à la fois neuve et ouverte: la méthode phénoménologique intégrale se doit d’aborder la description et la connaissance du Désir si elle veut en effet rendre compte de l’intégralité du sujet humain, et la psychanalyse se doit de reconnaître qu’elle n’a pas le monopole d’une connaissance du Désir, mais seulement celui de certaines thérapeutiques fondées sur diverses modalités de la parole. Il n’est d’ailleurs pas impossible que la connaissance psychanalytique progresse à la lumière de la phénoménologie, puisque cette connaissance fait souvent référence à un « sujet du désir » et que, à situer celui-ci dans la nuit de l’inconscient, elle s’interdit en fait de le connaître valablement et directement comme peut le faire une phénoménologie concrète attentive aussi bien à l’existence qualitative du Désir qu’à la lumière de la conscience où il se déploie.

Il n’est pas impossible, inversement, que les descriptions psychanalytiques de la vie affective (telles la répétition, ou l’ambivalence, ou la jouissance), une fois libérées de leur enveloppe dogmatique et de leur référence obligée à une sexualité réprimée, fournissent des données précieuses pour une description phénoménologique plus approfondie et plus sensible à la vie affective des sujets.

Bien entendu, toutes ces réalités devraient être décrites et analysées en des termes neufs. C’est ce à quoi nous nous efforcerons dans le cours de cet ouvrage. Ce qu’il importe de retenir ici, c’est que la psychanalyse ne saurait avoir le monopole de la connaissance du Désir.

Cela signifie que le Désir ne doit plus être considéré comme relevant de la seule connaissance dite anthropologique, c’est-à-dire réaliste, objectiviste et parfois même déterministe, mais d’une connaissance neuve qui soit à la fois philosophique par sa référence à la méthode réflexive et « anthropologique » par sa référence à l’essentialité de la condition hu-maine. Mais, parce que cette approche philosophique et phénoménologique bouleversera la connaissance de ce Désir, le terme d’anthropologie serait en fait inadéquat pour désigner cette nouvelle démarche. Il conviendra plutôt de parler d’une anthropologie philosophique.

Ainsi, parce qu’elle se veut intégrale, la méthode phénoménologique S’appliquera non pas seulement au sujet réfléchissant, mais encore au sujet comme Désir et par conséquent à toutes les activités pratiques, imaginaires ou symboliques que ce Désir peut déployer. La phénoménologie pourra, dès lors, manifester et réaliser l’essence philosophique de l’anthropologie, en même temps que, par la référence aux finalités préférentielles du Désir, elle révélera l’essence éthique de la philosophie.

(Robert Misrahi , La Jouissance d’être Le sujet et son désir , introduction, pp. 29-34)

LA RÉSURGENCE DE L’EXISTENCEET LE DÉPLACEMENT DE LA QUESTION DU SUJET: MARTIN BUBER ET ERNST BLOCH.

Portrait de Martin Buber par Lautir (2023)

Le rationalisme husserlien fut assez rapidement contesté par le déploiement de certaines doctrines qui, sans se référer explicitement à la phénoménologie, tentaient de combler la véritable lacune existentielle que constituait une philosophie transcendantale exclusivement préoccupée de la raison pure. Dans le temps même où travaillait Husserl, Freud inventait à Vienne et développait cette thérapeutique et cette théorie de la vie affective qu’est la psychanalyse; celle-ci s’opposait pourtant si radicalement et si explicitement à l’idée d’un sujet fondateur que nous devons reporter à plus tard l’analyse de ses relations véritables au concept de sujet. Nous verrons alors, dans une étude ultérieure, que, même en ce qui concerne la vie affective, la psychanalyse n’est peut-être pas en mesure de combler les lacunes d’une égologie intellectualiste.

Plus intrinsèquement liées à la phénoménologie, ce sont les doctrines de Martin Buber et de Ernst Bloch qui retiendront d’abord notre attention. — Cette filiation est certes paradoxale et en un sens discutable. Buber écrit Le Je et le Tu en 1923, avant les Méditations cartésiennes de Husserl, qui sont de 1929, et il se situe dans une perspective religieuse. Martin Heidegger, dont nous parlerons également dans notre prochain chapitre, met en place une doctrine totalement opposée à celle de Husserl et conçue dans une perspective à la fois ontologique et idéologique. Quant à Ernst Bloch son marxisme semble tellement occulter sa philosophie de l’utopie qu’il paraît difficile de confronter sa doctrine à celle de Husserl. Ces trois philosophes, d’importance « historique » inégale, se situent dans des perspectives en apparence étrangères à une philosophie réflexive du sujet. Buber fonde l’existence humaine sur le divin, Heidegger la fonde sur l’Être, et Ernst Bloch se préoccupe du sens de l’histoire par la médiation d’une méthodologie matérialiste.

Cette opposition entre ces trois auteurs et la phénoménologie husserlienne n’est pourtant pas ausi radicale qu’il y parait. Ces trois doctrines répondent en fait à des questions posées par la place trop restreinte réservée de trois préoccupations qui auraient largement dû faire partie du champ descriptif d’une phénoménologie du sujet : le véritable noyau de la pensée buberienne est l’expérience de la réciprocité entre deux sujets humains; le noyau de la pensée heideggerienne est le rapport négatif qu’entretient l’homme concret avec son angoisse et avec l’Etre; le noyau de la pensée de Ernst Bloch est la mise en évidence de la réalité et de l’efficacité des souhaits et des rêves individuels dans le développement de l’histoire. Tout se passe donc comme si ces doctrines, respectivement organisées autour de la réciprocité, autour de l’Être, et autour de l’imaginaire, en tant qu’ils sont des contenus vécus par la conscience, s’étaient peu à peu constituées en manière de réponses aux lacunes ou aux difficultés de la phénoménologie husserlienne. Il apparaît alors clairement que ces réponses aux difficultés d’une théorie du sujet expriment comme une résurgence, comme un retour de la philosophie existentielle et du concept d’existence. C’est l’existence et non le sujet ou la raison, qui s’inscrit dans une relation réciproque, c’est l’existence qui se dit angoisse et déréliction, c’est l’existence qui, par la catégorie « Espérance » et par le pouvoir créateur de l’imagination, crée l’histoire et la culture.

Notre question prend maintenant tout son sens : les doctrines nouvelles sont des doctrines de l’existence et c’est à ce titre qu’elles expriment une certaine espèce de parenté avec la phénoménologie; mais si une telle parenté se manifeste entre ces philosophies, n’est-ce pas l’indication que les lacunes de la phénoménologie classique en ce qui concerne ces déterminations de l’existence que sont la réciprocité, l’être et l’imagination n’impliquent pas qu’on puisse faire l’économie du sujet dans toute future doctrine de l’existence qui se voudrait intégrale ? Une telle doctrine ne devrait-elle pas dès lors se constituer simultanément comme philosophie du sujet et comme philosophie de l’existence?


L’exemple de Martin Buber est peut-être le plus riche d’enseignements. Philosophe peu connu aujourd’hui en France, c’est par lui cependant que sestinau-gurée la prise de conscience du primat de ce fait considérable: la relation à autrui comme réciprocité. Le Je et le Tu, publié en 1923 à Heidelberg, précède les Méditations cartésiennes, publiées on l’a vu en 1929. L’ouvrage de Buber semble en appeler à une prise en considération du contenu existentiel et de la signification concrète, « vitale », de l’autre conscience pour chaque sujet ; l’œuvre constitue en fait la mise en place d’une doctrine de l’autre en un temps où la phénoménologie husserlienne n’avait pas abordé cette « sphère du vécu » qu’est la perception d’autrui et se bornait à la construction de sa phénoménologie de la raison. — Or cette doctrine buberienne comporte ce double aspect, cette double dimension que nous revendiquons pour une philosophie du sujet : d’une part elle décrit la relation en termes existentiels où s’expriment bien les enjeux personnels et éthiques qui concernent chaque interlocuteur au plus profond de lui-même (fût-ce jusque dans son rapport à l’éternité et à l’absolu), et d’autre part elle utilise une méthode descriptive, à la fois intuitive et réflexive, qui est en fait la mise en œuvre d’une description phénoménologique en première et en deuxième personne, méthode intuitive explicitement opposée à l’approche anthropologique d’autrui où celui-ci est réduit à l’objectivité d’une chose. — Outre ce double aspect existentiel et phénoménologique, la doctrine de Buber semble donc être en dialogue permanent et tacite avec Husserl puisque Buber reprend en 1923 l’idée husserlienne d’une insuffisance méthodologique de l’anthropologie, tandis que Husserl reprendra en 1929 la tentative buberienne d’un approfondissement de la description de la relation.

Quoiqu’il en soit de cette hypothèse, le point important est ici que la doctrine de Buber est explicitement une doctrine du sujet. Le terme est utilisé par le philosophe lui-même. Et l’importance qu’il accorde à la relation réciproque est telle que c’est par cette relation et sur elle que se constitue un Je authentique c’est-à-dire un sujet véritable.

Si cette doctrine du sujet, malgré son caractère rapide et allusif, reste pour nous d’une importance considérable c’est qu’elle se revendique comme l’affirmation et la constitution d’un sujet tout en déployant simultanément la double exigence méthodologique : décrire phénoménologiquement la relation réciproque telle qu’elle est effectivement donnée en chaque sujet et en tant qu’elle concerne deux sujets, et décrire dans le même temps la signification éthique et existentielle de cette réciprocité. Les sujets dont il est question (et qui sont en question) ne sont pas sujets de la connaissance scientifque mais existences concrètes constituées comme sujets authentiques par la relation réciproque qui les précède tous deux et les constitue ensemble.

Nous sommes en présence d’une doctrine des sujets qui est une véritable philosophie de l’existence. Il s’agit certes d’un personnalisme juif qui souhaite se fonder sur le « face à face » de Moise avec le Dieu du Sinaï ; mais à la différence de l’existentialisme chrétien de Kierkegaard (dont Buber est un héritier plus direct que ne l’est Husserl), l’éthique buberienne de la relation se déploie dans l’immanence de l’existence humaine concrète et se prolonge dans une réflexion politique sur la démocratie et l’utopie. Sur le plan inter-individuel les contenus de la réciprocité sont d’une richesse extrême et Buber nous transmet cette expérience dans une langue forte et belle, attentive à la fois aux significations les plus vives et à l’expression la plus fidèle. La conscience n’est pas ipséité fermée, et elle n’est pas non plus chose ou résultat. Mais seule l’expérience existentielle de la relation permet de dévoiler cette conscience dans toute sa pureté et son authenticité, c’est-à-dire dans son être même de conscience en première personne.

Le mouvement vers l’autre commence par l’affirmation de l’absoluité de l’autre comme Toi, et découvre ensuite seulement, par ce mouvement même, sa propre spécificité de Je non objectivable. L’entrée dans cette relation réciproque est comme l’entrée dans un nouveau monde, dans le monde de la vie véritable. Non que le Je ait posé l’autre au terme d’un raisonnement ou d’un calcul; c’est au contraire parce qu’il a saisi l’autre dans son évidence de Toi que la vie véritable s’est instaurée et que lui-même s’est ensuite posé authentiquement comme sujet. — Nous sommes ici au cœur de l’existentiel, c’est-à-dire de l’existence concrète intéressée à sa propre signification éthique. Car la Relation, selon les propres termes de Buber, est le fondement de la vraie vie et le fondement même de l’humanité du monde. Elle est, dans la plus forte acception du terme, un véritable Commencement : « Au Commencement est la Relation, qui est une catégorie de l’être, un moule psychique; c’est l’a priori de la relation, le Tu inné. « 

Cette Relation est décrite minutieusement en son stade le plus élevé c’est-à-dire le plus intense. La réciprocité est la présence mutuelle de chacun à l’autre et le fait que chacun est « tourné vers l’autre« . Cette présence est immédiatement saisie dans une intuition évidente, elle est la présence de l’autre lui-même et comme le rayonnement situé et actuel de sa propre conscience tourné vers nous ; la présence à l’autre est ainsi la présence actuelle et intuitivement donnée de la conscience même de l’autre. Husserl, quel. ques années plus tard, parlera de la présence d’autrui (comme alter ego) « en personne« , « en chair et en os » Déjà pour Buber, dans la réciprocité « C’est l’autre lui-même qui est présent, dans et par son unique présence » et non par la médiation de ses déterminations empiriques et extérieures.

La réciprocité n’est pas seulement présence et présence mutuelle, elle est aussi totalité. Par la relation au Toi se crée entre les deux consciences une réalité nouvelle qui est de communauté et non de confusion, et cette communauté permet à chacun de sai sir l’autre comme totalité. L’autre est donné dans la totalité de son être et comme être total et un, sans qu’aucune part de lui-même soit laissée en dehors de cette relation de présence mutuelle.

C’est pourquoi peut se produire la rencontre, qui est ici rencontre véritable. Elle n’a pas à être « médiée » (comme dira Sartre dans La Critique de la Raison dialectique), c’est-à-dire médiatisée par des moyens objectifs. Pour Buber elle est immédiate au double sens du terme, logique et chronologique: elle s’opère directement et intuitivement (par le regard, le face à face ou la parole vivante) sans passer par le détour des instruments techniques et culturels et elle s’opère actuellement, dans la fulgurance du temps présent qui est « la vie véritable du temps”. D’ailleurs, seule la présence réciproque est située dans ce temps véritable du présent : « les objets ne sont que des histoires« . La stagnation, l’arrêt, l’interruption définissent le temps de l’objet et non la durée vivante. Seul l’autre, rencontré dans la présence immédiate, réciproque et totalisatrice se donne dans un temps véritable qui est le présent lui-même.

Seule la totalité de l’être permet d’instaurer une rencontre et une relation si radicales. C’est que, dans la relation réciproque chaque conscience engage tout son être et non pas seulement une faculté parmi d’autres ou un sentiment parmi d’autres. La conscience qui peut être empiriquement morcelée, peut aussi se constituer comme unité dès lors qu’elle entre dans la relation personnelle. Et c’est la saisie de l’autre comme présence corrélative immédiate qui constitue ipso facto le Moi comme un Je (selon les propres termes de Buber) et ce Je, c’est-à-dire ce sujet en première personne comme une totalité unifiée et active. « Ce n’est pas moi qui peux opérer cette concentration, cette fusion de tout mon être, mais elle ne peut se faire sans moi. Je m’accomplis au contact du Tu, je deviens Je en disant Tu.« 

Si l’action de totalisation se fait dans et par la réciprocité, on doit reconnaitre que l’action de chacun des sujets concerne l’autre. Si la relation est immédiate, l’action totale d’un Je concerne aussi le Tu dans sa propre œuvre de totalisation. Le nouveau contenu de la réciprocité qui se dévoile ainsi est la responsabilité.

Celle-ci devient dès lors le nom ou la signification éthique de la réciprocité en même temps que l’aspect le plus important de cet amour que désigne en fait la réciprocité. Pour Buber la part essentielle de l’amour est non pas le sentiment mais la respon-sabilité, qui en est en vérité la définition la plus pro-fonde. « Dans l’amour un Je prend la responsabilité d’un Tu« . Evoquant le Christ (et se situant par là explicitement dans l’horizon de la philosophie kierkegardienne à partir d’un point de vue juif et mosaïque) Buber exalte l’universalité de l’amour qui, par delà toutes les déterminations empiriques, affranchit les individus de la multiplicité et de la confusion et les constitue tous comme individus singuliers et comme Tu : « C’est chaque fois le miracle d’une présence exclusive.« 

Ce thème de la responsabilité fonde aussi la philosophie éthique et historique d’un Max Weber, contemporain de Buber, et plus tard d’un Sartre ou d’un Lévinas, dont nous reparlerons plus loin. Il est ainsi évident que la philosophie de Martin Buber est un moment particulièrement important et décisif dans le développement des idées du XXe siècle dans l’ordre de la philosophie morale. La méconnaissance et l’occultation de la pensée de Buber, outre leur injustice, sont préjudiciables à la claire compréhension de notre temps, et plus particulièrement à la pleine compréhension du mouvement phénoménologique : Buber, avant Heidegger, Lévinas ou Sartre situe la responsabilité au cœur de l’éthique, mais à la différence de ces philosophes, il fonde cette responsabilité sur le fait radical de l’amour vrai c’est-à-dire à la fois de l’existence concrète épanouie seulement dans la relation, et de la constitution du sujet instauré seulement par la relation. Se confirme donc à nos yeux une autre idée : non seulement Buber est peut-être l’une des sources obscures et élémentaires de notre modernité en tant qu’elle s’attache à construire une philosophie concrète du sujet, mais encore le travail de Buber est manifestement relié à un héritage existentiel qui est celui de Kierkegaard. Ce dernier fait est particulièrement évident à propos de la responsabilité : pour Buber elle repose sur un acte radical qui est, comme chez Kierkegaard, la décision.

Ce qui est neuf chez Buber c’est que la décision originelle qui fonde l’éthique n’est pas la décision solitaire de l’esprit qui pose dans l’angoisse à la fois le péché et l’ordre éthique du choix entre le bien et le mal; elle est bien plutôt une décision prise au cœur de la relation Je-Tu en tant qu’elle est effectuée par un Je et qu’elle concerne un Toi. Dans cette relation décidée et approfondie par l’acte de la responsabilité nait alors quelque chose de plus fondamental que le règne éthique: c’est le Je lui-même qui commence. Avant la décision le Je n’est que « mon possible tourbillonnant comme un monde en gestation« . Mais par et dans la décision « Je commence à me réaliser« .

La décision (qui est l’essence de la responsabilité face au Tu) est donc pour Buber une action initiatrice, une initiative radicale qui pose le sujet. Cette décision est donc un véritable commencement : elle est un événement de ce temps véritable qu’est le présent, elle est un événement fondateur quant à l’existence qu’elle suscite (un sujet) et quant au sens qu’elle instaure (une relation de réciprocité entre deux sujets). Et c’est comme commencement que la décision est en mesure de transformer le cosmos « en une demeure pour l’homme« .

Si l’on voulait approfondir la signification de ce commencement il se révélerait, chez Buber, comme une « percée » ou bien comme un « revirement inouï » : un commencement radicalement neuf en effet et comme l’origine d’un nouveau monde.


L’œuvre de Buber représente donc bien, en une époque pionnière, l’effort pour constituer une philosophie du sujet qui soit en même temps une philosophie de l’existence : elle répondait, dans le prolongement de la pensée de Kierkegaard, à cette exigence inscrite dans la phénoménologie de Husserl mais non encore réalisée par celui-ci, d’approfondir et la description de la relation et l’élucidation de sa signification existentielle. Que cette œuvre de Buber ait elle-même à être restituée dans l’immanence et approfondie dans ses concepts c’est l’évidence : la modernité, à toute époque, doit poursuivre sa tâche d’enrichissement et de renouvellement. Aujourd’hui, les analyses de Buber sur l’amour ne peuvent nous suffire. La ré. férence à l’existence comme Désir n’est pas envisa gée, la nature intrinsèque et relationnelle du Désir n’est pas élucidée.

Il est dès lors important de constater qu’une connaissance du Désir, comprise comme connaissance de l’imagination concrète, affective, politique et culturelle, est effectivement mise en œuvre par l’autre auteur que nous évoquions plus haut et qui est Ernst Bloch. Les rencontres et les filiations sont encore ici pleines d’enseignements.

Buber, après ses ouvrages sur la relation et sur Le problème de l’homme écrit Les chemins de l’utopie, prolongement politique d’une méditation sur la réciprocité; or Ernst Bloch, chassé également d’Allemagne en 1938, écrit aux Etats-Unis entre 1938 et 1947 son grand ouvrage sur Le principe Espérance qui sera publié à Francfort en 1959.

Outre la référence commune à l’utopie et à la place fondamentale qu’ils lui reconnaissent dans l’histoire, un autre fait permet de rapprocher ces deux auteurs : tous deux souhaitent décrire l’existence concrète et ouvrir la voie à un avenir neuf qui verrait le renouvellement éthique, politique et existentiel de l’humanité. Ils opèrent le même dépassement du rationalisme phénoménologique de Husserl. On a vu, en effet, que Buber met explicitement en place une théorie du sujet: il est par et avec l’autre, et non par soi. Chez Ernst Bloch la référence à la phénoménologie et par conséquent à la théorie du sujet paraîtra moins évidente : n’est-il pas un philosophe marxiste, marqué à ce titre par le réalisme et l’objectivisme anthropologiques dénoncés aussi bien par Husserl que par Buber? En fait l’apparence est trompeuse. Il apparaît à la réflexion que Ernst Bloch n’est pas un philosophe réaliste puisque son immense travail est la description des contenus significatifs de l’imagination à travers les grands archétypes de la culture et la mise en évidence du fait que le cours de l’histoire n’est pas le produit de mécanismes objectifs et anthropologiques mais le fruit des rêves, des « souhaits » et des espérances qui portent les groupes et les individus vers l’anticipation et la réalisation d’un « monde meilleur« .

Parce qu’il n’y est pas fait référence à l’inconscient, tout se passe comme si Le principe Espérance était une immense phénoménologie de l’imagination créatrice dans l’histoire de la culture. C’est dire que, en fait, l’œuvre de Ernst Bloch répond en écho à la question que nous posions plus haut à la phénoménologie de Husserl : a-t-elle donné une image suffisamment riche et vivante du sujet concret ? N’a-t-elle pas ignoré en fait l’expérience de l’amour et de la responsabilité qui sont pourtant constituants du sujet, et n’a-t-elle pas également ignoré l’activité imaginaire consciente chez ce même sujet?

Si l’on songe que Husserl lui-même ne pouvait pas « tout faire » et qu’il en appelle constamment à une coopération de la communauté philosophique dans l’élaboration d’une égologie, on peut interpré ter ce moment historique qu’est la philosophie allemande entre les deux guerres comme une immense coopération tacite et comme l’approfondissement de toutes les dimensions du sujet, selon la ligne spécifique choisie par chaque auteur. La matérialité des relations personnelles (de reconnaissance, d’ignorance ou de compétition) entre Husserl, Buber et Bloch n’a guère d’importance eu égard à la signification d’ensemble du mouvement des idées; il peut alors être fécond de saisir celui-ci comme le déploiement de certaines virtualités, ou de certaines exi-gences, ou de certaines difficultés de la phénoménologie husserlienne du sujet.

Devient alors évidente la nécessaire intégration du désir et de l’imagination dans une théorie concrète du sujet. Le champ de la description réflexive et phénoménologique reste donc ouvert, et cela d’autant plus que, avec les doctrines de Buber et de Bloch des domaines existentiels nouveaux sont certes repérés, mais que manque une théorie du sujet indispensable à leur unification. Comment se relient l’ego, l’imaginaire et le désir? La psychologie est-elle en mesure de répondre à ces questions? Comment se relient l’amour et l’utopie? La constitution du sens et la plénitude existentielle? La philosophie, l’éthique et la politique? N’existe-t-il pas, aujourd’hui, des doctrines qui seraient en mesure de répondre aux questions laissées en suspens aussi bien par Husserl que par Martin Buber ou Ernst Bloch qui ont pourtant montré la voie d’une interrogation neuve?

Plus précisément : Heidegger ne dit-il pas phénoménologiquement la réalité d’une existence individuelle ? Sartre et Lévinas ne disent-ils pas le sujet et sa responsabilité existentielle? Nous devons examiner ces questions de près si nous voulons être en mesure de décrire valablement les exigences d’une phénoménologie intégrale du sujet.

(Robert Misrahi, La problématique du sujet aujourd’hui)

LA RÉSURGENCE NON RÉPÉTITIVE DU SUJET ET LA DONATION DE SENS : EDMUND HUSSERL.

Portrait d’Edmund Husserl (Arturo Espinosa / Foter)

Lorsqu’on évoque aujourd’hui les doctrines du sujet on songe essentiellement aux philosophies de Descartes, Kant et Husserl. C’est ainsi que Paul Ricœur, dans son ouvrage Soi-même comme un autre introduit son propos par une critique de Descartes, qui exalterait indûment le sujet, par une critique de Nietzsche qui le nie radicalement, et par une évocation de Husserl. Nous reviendrons plus loin sur la doctrine de Ricœur lui-même ; ce qu’il importe de remarquer pour l’instant c’est que le plus important des théoriciens du sujet, aujourd’hui, est aussi celui grâce auquel nous avons une bonne connaissance de Husserl.

Que Paul Ricoeur soit aussi celui qui, avec Mikel Dufrenne, a introduit en France la philosophie existentielle de Jaspers montre assez que, pour la pensée contemporaine, une réflexion sur le sujet doit s’enraciner dans la philosophie phénoménologique et se sentir concernée par la philosophie existentielle. Il reste que, chez Paul Ricoeur, l’immensité de la tâche a conduit l’auteur à fonder sa doctrine du sujet sur une réflexion linguistique d’abord, puis phénoménologique ensuite, sans que, dans son dernier ouvrage, il soit fait référence à la philosophie existentielle.

C’est cette difficulté des relations entre phénoménologie et philosophie de l’existence qui explique à notre sens que la pensée contemporaine du sujet soit tellement morcelée. Mais une difficulté est l’invitation à l’accomplissement d’une tâche : il s’agit précisément, aujourd’hui, de rendre compte du lien qui unit l’existence concrète d’un individu et son statut de sujet.

Avec l’exemple de Kierkegaard, initiateur de la philosophie de l’existence, nous avons constaté que cette philosophie en son état premier, n’avait pas été en mesure d’exprimer l’unité à la fois réflexive et con crète de l’individu. Il manquait à Kierkegaard une doctrine suffisamment élaborée du sujet réflexif dans l’immanence de son existence concrète et humaine.

L’approfondissement de ce sujet réflexif et l’élaboration d’une doctrine bien structurée seront précisément l’œuvre de Husserl. Tout se passe donc comme si, dans la pensée contemporaine, l’ancienne position de la subjectivité kierkegaardienne face à la totalité systématique du hégélianisme resurgissait au vingtième siècle sous la forme du sujet husserlien. Certes, la phénoménologie de Husserl se réfère essentiellement à Descartes comme à son véritable commencement. La tâche que s’assigne le philosophe semble n’être d’abord que l’approfondissement du cogito cartésien, c’est-à-dire l’élucidation et la description toujours plus poussées des significations impliquées dans les actes de pensée ou « cogitationes ». Dans cette voie Husserl se réfère aussi volontiers à Kant et surtout à Leibniz comme à des prédécesseurs qui ont pensé comme Descartes l’activité du sujet mais n’ont pas conduit leurs investigations assez loin. — Mais la définition par Husserl de la lignée dont il est l’héritier montre seulement que son propos explicite est de fonder une philosophie de la connaissance. Nous reviendrons sur ce point qui constituera la critique majeure que nous adresserons à cette philosophie du sujet. Il reste que cette revendication d’héritage n’est peut-être pas suffisamment adéquate.

Si Husserl n’enracine pas sa réflexion sur une expérience ou un vécu existentiel qui seraient saisis dans leur spontanéité empirique, il est pourtant évident qu’il l’appuie sur une préoccupation concrète qui vaut comme inquiétude. Avant d’être le penseur du sujet de la connaissance, Husserl est le penseur de la crise. — C’est du cœur de la crise, pour la comprendre et la surmonter, que Husserl dégage la nécessité d’une fondation neuve et radicale de la pensée, cette fondation se révélant peu à peu elle-même comme l’élaboration d’une doctrine du sujet fondateur.

Quelle est cette crise? Quel est son sens? Aussi bien dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, que dans La crise de l’humanité européenne et la philosophie, Husserl est fort explicite et l’on connaît bien sa doctrine. La crise ne consiste pas dans l’incertitude de la pratique scientifique face aux valeurs morales et sociales qui seraient bafouées par la science; elle ne consiste pas non plus dans une incertitude quant à la validité des procédures méthodologiques par lesquelles s’établissent les lois. Elle consiste en l’absence de tout fondement radical de la conception et de la validation de la vérité. C’est cette absence de fondement qui entraîne le « réalisme » et le chosisme de la science, qu’il s’agisse des sciences de la nature ou de la psychologie. — Or le réalisme n’est qu’une attitude naïve et abstraite qui ne rend compte ni de la réalité effective en son être, ni des actes de la pensée rationnelle effectivement mis en œuvre dans la connaissance.

Husserl va plus loin encore : la crise ne résulte pas d’une confusion des sciences de l’esprit avec les sciences de la nature et d’une méthodologie indûment transposée de la nature à l’esprit. Elle résulte de l’absence d’une fondation commune aux deux modalités de la science: or une telle fondation est absolument exigible dès lors qu’on s’aperçoit que même les lois physiques ou mathématiques sont le résultat de procédures rationnelles qui exigent, pour être validées, qu’on ait au préalable défini les actes de la conscience qui posent un objet, une vérité, une loi.

Et c’est parce que l’exigence de fondation est radicale et unitaire que la crise de la conscience européenne est simultanément celle de la science et celle des valeurs. L’incertitude de la validité épistémologique s’accompagne d’une incertitude équivalente des valeurs et des idéologies (notamment en 1935, date de la conférence sur la crise de l’humanité européenne). Non que l’incertitude épistémologique produise la gratuité idéologique, mais l’incertitude (ou absence de fondement) épistémologique laisse se développer un rationalisme pragmatiste et utilitaire, aussi arbitraire que chosiste; c’est ce mauvais rationalisme qu’on retrouve dans l’arbitraire des idéologies et des valeurs de l’Europe des années 1930.

Pour Husserl c’est donc toute la culture européenne qui est simultanément en crise, et l’enjeu de cette crise est le sens même de l’humanité: ce qui avait fait l’originalité et la spécificité de l’Europe (née en Grèce avec la philosophie), à savoir la recherche désintéressée de la vérité dans une démarche à la fois ouverte et infinie, est désormais mis en danger par la crise contemporaine de la raison. — C’est de cette sensibilité à l’idée de crise que nous disons qu’elle est décisive pour la compréhension de la pensée de Husserl. Car c’est comme penseur de la crise que Husserl est à la fois le témoin angoissé de son temps et l’héritier involontaire d’une certaine espèce d’inquiétude existentielle. Non certes que Husserl soit concerné par les contenus effectifs de l’existence on sait assez que les disciples et les commentateurs du philosophe se sont bien souvent opposés à lui en déplorant que sa phénoménologie de la connaissance ne soit guère en mesure de se développer en phénoménologie existentielle comme ce sera le cas à travers les doctrines de Heidegger et de Sartre.

Mais si la doctrine de Husserl n’est pas une philosophie de l’existence, c’est pourtant bien à la gravité existentielle qu’elle se rapporte, et c’est à l’ordre de l’existence que ressortit le sentiment d’une responsabilité extrême de la philosophie que Husserl éprouve devant la situation de l’Europe. C’est ce sentiment husserlien de la responsabilité historique du philosophe, sentiment issu de la conscience lucide des enjeux et de la profondeur de la crise de la pensée, qui permet de rattacher l’entreprise phénoménologique à l’entreprise existentielle. Sans que Husserl ait développé les implications existentielles de sa doctrine celle-ci est, pourtant, le prolongement d’une interrogation issue de la doctrine proprement existentielle de Kierkegaard : le philosophe danois, en posant sans la résoudre la question de savoir qui est le sujet affirmant que la vérité est la subjectivité antérieure à tout système de la connaissance, ouvre la voie à l’interrogation husserlienne qui se propose de dire qui est le sujet fondateur de toute vérité et antérieur à tout système de vérité.

La phénoménologie husserlienne est donc bien, comme philosophie du sujet, la résurgence contemporaine du sujet né certes avec Descartes mais pleinement manifesté avec Kierkegaard.

Mais cette résurgence n’est pas répétitive. Husserl ne reprend pas, füt-ce à un plus haut niveau, la démarche de Kierkegaard. Sa propre démarche n’en est ni la répétition, ni l’imitation. La sphère de préoccupation où il se situe est bien cartésienne: il s’agit de la vérité dans les sciences et non de la béatitude infinie. Pourtant la radicalité et la gravité de l’interrogation husserlienne comportent bien un écho kierkegaardien : C’est l’individu intégral qui est concerné par la recherche de la vérité. Et cette recherche ne se borne pas à la découverte d’un critère, comme chez Descartes, mais s’engage dans la tâche infinie d’un approfondissement des actes du sujet qui fonde la vérité. Cette parenté du philosophe danois et du philosophe allemand est d’ailleurs si forte que Husserl n’hésite pas à parler d’une science de l’ego ou d’une egologie transcendantale, pour désigner le sens de son entreprise.


Bien entendu la différence entre une philosophie existentielle de la subjectivité et une philosophie gnoséologique du sujet connaissant reste considérable, et c’est d’ailleurs pour tenter de résoudre les difficultés de la doctrine kierkegaardienne que nous sommes conduits à examiner la doctrine husserlienne. Cependant, le rapprochement entre ces deux philosophes permet, mieux que le rapprochement entre Husserl et Descartes, de mettre en évidence la signification de l’entreprise husserlienne. Husserl confère au sujet une efficacité et une responsabilité infiniment plus étendues qu’elles ne le sont chez Descartes. Chez celui-ci, l’âme qui s’examine se borne à observer et à inspecter ses propres idées et la manière dont elle les saisit. Ces idées (souvent innées) sont une donnée de fait, immanente certes mais intuitivement reçue et constatée par l’attention qui retient dès lors comme critère de vérité la modalité intuitive et évidente de cette saisie. Jamais ces idées (qu’elles soient innées ou acquises) ne sauraient être constituées par l’âme elle-même. Chez Kierkegaard au contraire tout le contenu de la subjectivité est le fruit d’une décision (s’il s’agit de l’acte de la liberté qui pose le choix constituant de l’individu) ou d’un saut (s’il s’agit de lentrée dans un nouveau stade sur l’itinéraire existentiel de la vie). La décision ou le saut sont ici constituants, alors que l’évidence et l’intuition de soi, chez Descartes, sont reçues comme dans une passivité. C’est précisément à cette doctrine cartésienne des idées que Spinoza pouvait opposer sa propre définition des idées et des concepts: elles ne sont pas (à la manière cartésienne) des « peintures muettes sur un tableau », mais, comme concepts, des actes que forme l’esprit parce qu’il est une activité de penser.

Ce qui, de la doctrine de Husserl, vient alors clairement en lumière, c’est la radicalité de sa conception du sujet, dans laquelle celui-ci est la source absolue de toute vérité et de toute signification. Le climat d’exigence subjective extrême qu’on trouve chez Kierkegaard nous a conduit en effet à reconnaître chez Husserl la même exigence et le même sens de l’absolu à propos de l’élucidation des actes du sujet. Il semble donc bien que nous soyons autorisés à poser la question de savoir si la doctrine du sujet, chez Husserl, résout les difficultés que nous avons rencontrées chez Kierkegaard et si, d’une façon plus générale, elle répond vraiment aux exigences d’une théorie intégrale de la subjectivité.

a) La doctrine de la conscience: une phénoménologie de la raison.

On connaît bien les éléments principaux de la doctrine. Pour Husserl, la crise des sciences et de la culture européennes ne saurait être surmontée que par l’élucidation d’un nouveau et radical fondement de la vérité, ce fondement étant le sujet transcendantal. La recherche d’une certitude originelle et fondatrice devient dès lors l’analyse de tous les « actes » et de toutes les « couches » qui constituent ce sujet. Les moments de cette analyse sont également bien connus dans leurs grandes lignes. La conscience est une activité intentionnelle, c’est-à-dire orientée vers un objet; pour saisir cette activité le philosophe doit se retourner sur lui-même par une réflexion, toujours réalisable d’ailleurs; il est alors en mesure d’opérer une mise entre parenthèses, ou suspension de l’affirmation concernant l’existence ou la non existence de l’objet, qu’il soit chose, idée, ou image; à partir de là, il peut mieux saisir l’essence de cet objet dans une intuition eidétique; il peut alors poursuivre son analyse régressive et isoler le contenu de Factivité même de la connaissance comme donation de sens et comme constitution d’objet. Il peut enfin entreprendre un retour au monde par l’analyse progressive de cette constitution qui pose les modalités selon lesquelles le corrélât de la conscience noétique (ou noème) est posé par cette intentionnalité donatrice de sens : dans une perception ou dans une image, dans une relation logique ou dans un souvenir, dans une pensée, une valeur ou un affect. Le monde de la vie est alors retrouvé, mais il est désormais fondé sur l’activité constituante et gnoséologique du sujet qui est la source de son sens et de ses modalités existentielles; ce monde a cessé d’être naïvement saisi comme une chose objective et toute faite, et il apparaît comme le corrélât significatif et ouvert d’une activité de l’esprit.

C’est à partir de ce sujet, transcendantal parce que fondateur et élucidé par une réflexion redoublée, que pourrait se constituer une nouvelle validation de la notion de vérité en général, et de la vérité philosophique des sciences dites de l’esprit; c’est alors seulement que l’on serait en mesure de fonder la culture entière sur le monde de la vie et sur le corps vivant indissociables du sujet fondateur. Une communauté des esprits pourrait être alors valablement constituée et elle s’appuierait non seulement sur la nouvelle fondation scientifique de la vérité, mais sur la nouvelle fondation de la conscience d’autrui. Celui-ci est saisi « en chair et en os’ comme « alter-ego » dans une « aperception » présentifiante opérée par ego; celui-ci saisit donc l’autre comme sujet et comme ego sans pour autant se substituer ou s’identifier à lui.

C’est alors seulement que la crise de la conscience européenne pourrait être surmontée, et que pourrait se poursuivre la tâche infinie de recherche de la vérité et d’existence spirituelle selon les valeurs.


C’est par sa signification et sa portée que cette doctrine est d’une importance considérable. Ce que Husserl instaure est une véritable conversion gnoséologigue, une conversion radicale et décisive. Il renverse et inverse le sens de la relation entre l’objet et le sujet, donnant le primat au sujet qui est source du sens et de l’affirmation de l’objet dans ses structures logiques et dans ses modalités d’existence en tant qu’elles sont perçues et posées. Sans que le terme de conversion soit thématiquement employé, c’est bien d’une conversion intellectuelle qu’il s’agit. Si Husserl se réfère volontiers à Kant il estime cependant que la « révolution copernicienne » n’est pas suffisamment radicale puisque les concepts régulateurs et les formes de la sensibilité sont des a priori qui certes rendent possible l’expérience mais valent comme des données de fait non constituées par le sujet et s’imposant à lui par une nécessité non intelligible; de même la « chose en-soi » ou « le divers de l’intuition sensible » restent chez Kant des objets obscurs et inconnaissables, objets arbitrairement construits par le philosophe et non pas fondés et justifiés par un acte de l’esprit connaissant lui-même.

Parce qu’il va plus loin que Kant dans la description de cette activité du sujet, on peut dire que la véritable révolution copernicienne dans la philosophie de la connaissance est opérée non par Kant mais par Husserl. Et cette révolution véritable est une conversion. Non seulement elle renverse l’ordre et le vecteur de priorité entre le sujet et le monde, mais elle confère au sujet un pouvoir extrême puisqu’il est la source de toute signification et de toute conscience d’existence. Cette conversion opérée dans et par la doctrine du sujet dans son rapport à l’être et à la vérité se présente en outre chez Husserl comme un véritable appel à une conversion du lecteur à cette idée neuve (fort différente des idéalismes classiques) d’un primat absolu du sujet, primat méconnu et trahi par le réalisme scientifique et le rationalisme idéologique et utilitaire.

Cette conversion phénoménologique du sujet à sa propre subjectivité active ne comporte évidemment aucune signification religieuse ou mythologique. Husserl oppose un rationalisme exigeant à toute démarche qui s’appuierait sur la croyance, soit comme chez Kant, soit même comme chez Kierkegaard. A cet égard la phénoménologie husserlienne permet donc effectivement de résoudre la principale difficulté du subjectivisme kierkegaardien, à savoir le fondement sur le dogme, d’une doctrine tout entière appuyée sur le paradoxe de la foi qui fait dépendre une béatitude éternelle de la croyance (d’ailleurs étayée par des témoignages indirects) en un événement historique lui-même « scandaleux » et « absurde ».

Et cette signification rationaliste de la conversion fait partie de la pensée de Husserl depuis ses origines les plus lointaines (dans sa biographie de mathématicien et de logicien) et les plus profondes (dans sa lutte contre les préjugés et pour une évidence authentique). Aussi est-il légitime d’atfirmer que la théorie husserlienne du sujet, en fondant la vérité dans une subjectivité universelle et active, dépasse bien les difficultés gnoséologiques de la subjectivité existentielle kierkegaardienne. Cette théorie husserlienne exprime à l’égard de la vérité et de la liberté de l’esprit un « sérieux » et une responsabilité accordés aux plus hautes exigences d’un humanisme contemporain.


Il reste que le lecteur de Husserl éprouve un sentiment étrange. Aucune place n’est certes laissée au mythe ou à la croyance, le lecteur acquérant ainsi une certitude quant à la validité de sa propre subjectivité rationnelle; et pourtant il ne gagne pas pour autant le sentiment d’être charnellement concerné par la subjectivité transcendantale. Peu à peu, la pensée de Husserl se manifeste comme un intellectualisme qui laisse tomber en dehors de lui-même les contenus et les visées qui caractérisent un individu concret. Par rapport à la description de l’individu passionné et exigeant qu’on trouve chez Kierkegaard, les analyses de Husserl paraissent négliger une part importante de la subjectivité vivante. Le « monde de la vie » semble bien n’être qu’une référence en extériorité, faute des analyses concrètes qui seules pourraient lui donner chair et couleurs. On comprend dès lors que cet intellectualisme soit un idéalisme aussi bien aux yeux de Husserl lui-même qu’aux yeux de ses disciples ou de ses critiques. Le simple terme d’idéalisme ne vaut pas à lui seul comme critique, et l’on sait que Husserl s’est converti au protestantisme sans faire intervenir le religieux dans sa philosophie. Mais si l’idéalisme désigne une doctrine intellectualiste et abstraite qui n’est pas en mesure de rendre compte de la totalité de l’individu concret, alors ce terme devient à bon droit critique et désigne sinon une condamnation du moins une tâche.

b) L’absence de désir

Notre question peut alors se préciser en ces termes : est-il possible de retenir la richesse concrète de l’inspiration kierkegaardienne sans sacrifier la rigueur husserlienne, c’est-à-dire la richesse de la conversion phénoménologique du sujet fondateur? Nous ne pourrons répondre à cette question qu’après avoir cerné, dans la lumière husserlienne, quelques zones d’ombre et quelques lacunes évidentes de la phénoménologie transcendantale.

Dans un souci de cohérence interne à l’égard de notre propre conception (qui pose le primat du sujet dans toute analyse théorique et pratique) et à l’égard de la doctrine de Husserl (qui nous a appris à mieux percevoir le rôle de la réflexion au cœur du sujet) nous allons appuyer notre démarche critique sur un sol phénoménologique. Dans cette perspective la première lacune que nous pouvons constater est l’absence de justification, par le sujet husserlien, de la fonction dynamique qu’il attribue en fait à l’idée de crise. Nous avons mis en évidence le rôle déterminant de cette idée dans la démarche gnoséologique et épistémologique de Husserl; mais nous n’avons rencontré aucune analyse ni aucun concept qui aurait pu rendre compte de l’urgence d’une levée de la crise. En fait, nous n’avons rencontré aucun motif suffisamment prégnant pour que le sujet husserlien s’engage dans l’entreprise infinie d’une fondation ultime des conditions et des structures formelles de la vérité. Le souci philosophique d’une « science rigoureuse qui fournirait à toute modalité possible de la vérité et de l’être son fondement comme source et comme validation n’est pas une motivation suffisante de sa propre démarche : la philosophie comme recherche de la vérité doit pouvoir justifier sa mise en mouvement par un autre contenu que cette recherche elle-même.

La phénoménologie déplore l’approximation et l’incertitude de la vérité dans les sciences et elle se propose de fonder à neuf la connaissance sur une théorie du sujet; mais pourquoi le philosophe recherche-t-il la vérité et la certitude? Pourquoi la tâche de la philosophie est-elle la recherche infinie de la vérité ? Pourquoi le sujet philosophique décide-t-il d’entreprendre cette démarche fondatrice dont on s’apercevra qu’elle est la mise en œuvre de son propre pouvoir jusqu’ici méconnu ?

On le voit, la doctrine de Husserl n’est pas en mesure de se justifier elle-même comme démarche fondatrice et comme élucidation du sujet fondateur par lui-même.

A cette question qui est la question du pourquoi ? et de la motivation de toute action et de toute pen-sée, la doctrine kierkegaardienne pouvait répondre en première analyse par l’évocation du salut et de la béatitude. Pourquoi le déploiement direct et indirect de la réflexion ? Parce que la subjectivité est intéressée à sa propre béatitude et que, à ce titre, c’est la subjectivité qui est la vérité. Certes, la véritable réponse nous est apparue en seconde analyse comme étant celle-ci : parce que la subjectivité s’intéresse à son propre salut et qu’elle le trouve dans le christianisme elle doit s’engager dans l’approfondissement réflexif indéfini de sa propre foi, face aux différents stades possibles sur le chemin de la vie. Et, certes, nous n’avons pas pu accepter cette motivation qui, par son caractère de simple croyance neutralisait la validité de toute la démarche. Mais au moins l’entreprise de Kierkegaard était-elle motivée au cour de son propre système selon une rigoureuse cohérence interne.

Il est clair qu’il n’en va pas de même chez Husserl : la description du sujet transcendantal, c’est-à-dire des différentes « couches » de la conscience intentionnelle, ne livre jamais une réalité, un motif ou un événement qui, du cœur de l’immanence transcendantale, serait une énergie suffisante pour rendre compte de l’existence même de la démarche fondatrice et de la recherche philosophique de la vérité. Tout se passe au contraire comme si Husserl partait d’un fait et d’une définition traditionnelle et se bornait à en tirer les conséquences : la philosophie existe, elle est la recherche de la vérité; quelles sont donc les exigences qui découlent de ce fait et de cette définition ? Quelles sont les conséquences logiques de la crise de la vérité? Mais, ce faisant, Husserl n’explique pas pourquoi le sujet s’intéresse à la vérité et à sa fondation dans un monde si peu soucieux de certitude véritable. Le sujet husserlien (en Husserl lui-même et dans son œuvre) se met donc dans la situation inconfortable d’être incapable de rendre compte de sa propre démarche et cela parce qu’il n’en éprouve pas le besoin : pour le philosophe de la lutte contre les préjugés et les fausses évidences, la philosophie apparaît, paradoxalement comme un fait qu’il n’y a pas à interroger, et comme une tâche qu’il n’y a pas à redéfinir. Le philosophe, ici, semble se satisfaire d’une évidence empirique non passée au crible de la réflexion; celle-ci aurait eu à répondre à la double question suivante : pourquoi la philosophie existe-t-elle, et faut-il nécessairement qu’elle soit recherche de la seule vérité? A cette question double aurait dû s’ajouter une question plus simple et plus radicale encore: pourquoi moi, sujet vivant, ai-je décidé de m’engager dans une entreprise réflexive de fondation de la vérité, moi, simple sujet ayant jadis commencé par me rapporter au monde d’une manière naïve et réaliste ? Pourquoi le sujet que je suis décide-t-il de participer, avec d’autres, à la fondation d’une philosophie nouvelle ?

On sait que Husserl ne se pose aucune de ces questions. Ce n’est pas seulement la cohérence interne du système, ou la cohésion du rapport entre le penseur vivant et sa réflexion écrite qui sont ainsi compromises. C’est aussi la validité même du système : il s’avère en effet que la conception du sujet est ici trop étroite et trop limitée, trop réduite au seul sujet intellectuel de la connaissance pour être en mesure de rendre réellement compte de la vie effective et intégrale d’un sujet vivant qui choisirait la voie philosophique pour lui-même et quelques-uns en fait, et pour tous en droit.


Si la phénoménologie husserlienne ne peut répondre à la question de sa propre possibilité, c’est-à-dire à la question de sa propre existence et de sa motivation, c’est que Husserl limite la régression réflexive au stade de la raison. Tout en affirmant que la réflexion est une propriété fondamentale de la conscience et qu’elle peut toujours et partout être mise en œuvre, le regard réflexif et rétroactif qu’il porte sur lui-même et sur l’ego universel ne remonte jamais assez loin pour appréhender des actes qui seraient antérieurs à la raison et à la connaissance.

Même lorsqu’il prend un exemple dans la sphère du vécu et de la conscience affective il se réfère à un acte de connaissance : la joie qu’éprouve le penseur dans le développement actuel de sa pensée. Ce sur quoi le phénoménologue opère la « conversion du regard » en se retournant sur lui-même est la joie de connaître. Cet exemple a une signification symbolique négative : d’une part Husserl n’explique pas en quoi et pourquoi la connaissance est une joie, et d’autre part il ne se réfère en fait jamais à des contenus de conscience qui seraient de l’ordre du Désir. La conséquence est évidente: la doctrine husserlienne n’est en mesure de rendre compte ni de la joie qu’elle prend à se déployer, ni du Désir qui fonde sa propre existence.

Ce constat rejoint le propos de Husserl lui-même. A la fin de son grand ouvrage il en appelle à la poursuite des recherches pour la constitution d’ontologies formelles régionales, disciplines qui décriront par exemple les « valeurs » et les « biens » dans une axiologie formelle » et s’appliqueront « à toutes les sphères ontiques qui servent de corrélats à la conscience affective et volitive ». La sphère affective est explicitement évoquée mais elle est immédiatement réduite à l’état d’objet de la connaissance, sans que soit posée la question de savoir si elle a toujours et partout ce statut : « Les valeurs, les objectivités pratiques se placent sous le titre formel d’objet, de quelque chose en général ». Cette réduction intellectualiste à l’abstraction n’est pas un moment particulier d’une réflexion plus vaste mais l’expression du propos le plus constant de cette pensée : en conclusion de son ouvrage et à la suite des pages que nous venons de citer Husserl caractérise lui-même d’une façon fort claire la signification fondamentale de son entreprise: « Une solution compréhensive des problèmes de constitution qui tiendrait un compte égal des couches noétiques et noématiques de la conscience équivaudrait manifestement à une phénoménologie exhaustive de la raison… En outre, il faut bien admettre qu’une phénoménologie de la raison aussi exhaustive que celle-ci coinciderait avec la phénoménologie en général et […] devrait embrasser absolument toutes les descriptions de conscience« .

Ainsi, non seulement Husserl réduit toutes les réalités axiologiques, pratiques et affectives à n’être que des « objets » pour la connaissance, mais encore il exclut qu’une activité quelconque de la conscience puisse tomber en dehors de la raison. La phénoménologie dans sa totalité présente et future devrait n’être qu’une phénoménologie de la raison, et devrait par conséquent nier jusqu’à la possibilité même d’une description fondatrice qui ne serait pas celle de la raison fondant la raison. Le corrélat de cette affirmation semble bien être que, dans la sphère de la conscience intentionnelle, tous les actes doivent pouvoir être identifiés, d’une façon plus ou moins directe, comme des actes de connaissance.

Ce qu’il y a lieu de contester n’est pas qu’une phénoménologie doit pouvoir rendre intelligibles et dicibles tous les actes de la conscience repris par une réflexion postérieure au vécu. Ce qui est contestable est l’affirmation selon laquelle tous les actes de conscience sont de l’ordre d’une intentionnalité rationnelle et que par conséquent la philosophie n’a pas d’autres tâches que de décrire le fonctionnement de la raison.

Nous l’avons vu, cette position n’est pas tenable parce qu’elle ne rend même pas compte d’elle-même, c’est-à-dire de sa propre existence comme démarche gnoséologique et réflexive. Celle-ci comporte en réalité une motivation concrète et le domaine où elle se déploie est précisément le domaine non rationnel exclu par le rationalisme husserlien. Il sagit de la sphère du Désir. On peut aussi désigner ce domaine comme sphère de l’existence. Quoiqu’il en soit, la paix et la liberté sont les enjeux véritables des crises de la science et de la conscience européennes, et ces valeurs ne sont pas des connaissances mais des options existentielles du Désir. Qu’une justification et un éclaircissement rationnels de ces valeurs puissent être donnés a posteriori c’est l’évidence. Mais une phénoménologie rigoureuse devrait avoir pour tâche réflexive de dire le contenu et le sens non rationnels de ces choix, c’est-à-dire leur signification pour un être de désir qui est aussi un existant. Disons-le : le Désir est le grand « manque » et l’éclatante absence de l’œuvre de Husserl. L’existence concrète hante par sa présence incomplète toute la démarche du fondateur de la phé-noménologie, cette méthode qui reste à nos yeux la clef de voûte de toute philosophie concrète.

Il convient en effet de le dire clairement : ce n’est pas par une autre méthode qu’il conviendra d’aborder la question du désir et de l’existence concrète. Toute méthode qui serait réaliste et déterministe comme la psychanalyse, ou crypto-théologique et métaphysique comme la pensée de Heidegger risquerait d’occulter en fait la question du sujet. C’est précisément l’apport décisif (et encore insuffisamment développé) de la philosophie husserlienne que d’avoir situé au cœur de l’activité humaine un sujet fondateur et donateur de sens. La tâche d’une phénoménologie intégrale sera précisément de décrire un tel sujet auquel on aura restitué sa dimension affective (et poétique) et que l’on aura restauré dans la plénitude de son existence.

c) L’ignorance de la liberté

La tâche d’une phénoménologie concrète ne consiste d’ailleurs pas seulement à compléter la description du sujet en la rapportant au désir qui, en lui, précède et fonde toute activité, fût-elle rationnelle. Elle consiste aussi à approfondir cette description. Car il n’est pas certain que l’on ne puisse étendre plus loin que ne le fait Husserl le pouvoir et la portée de l’activité constituante de la conscience. Husserl se borne à décrire les donations de sens et les constitutions d’objet telles qu’elles sont données en fait. Et certes il va plus loin que Descartes ou Kant dans l’affirmation et la description de l’activité de la conscience dans ses opérations intentionnelles. Mais il ne pose jamais la question de la possibilité d’une intentionnalité et d’une constitution qui affirmeraient des visées ou des objets neufs et encore inédits. Autrement dit, il ne pose jamais la question de la liberté, ou de l’invention de concepts, d’actions et de valeurs. La phénoménologie de Husserl, d’une façon étrangement statique, ne se rapporte qu’à ce qui est déjà donné dans la culture scientifique et philosophique, et elle se propose seulement de mettre en évidence, dans ces données, ce qui est du ressort de l’activité de la conscience.

Mais pourquoi ne pas ouvrir le champ de cette activité intentionnelle ? Pourquoi ne pas contester telles ou telles formes données de la conscience, et pourquoi ne pas viser une transformation et même une ré-invention de l’intentionnalité? Si la conscience est intentionnelle, c’est-à-dire active, elle est libre. Husserl n’envisage jamais la possibilité d’une telle ligne de réflexion et ne s’interroge jamais sur la liberté même de l’intentionnalité. Si, au contraire, la phénoménologie prenait cette perspective en considération elle serait amenée à poser de nouvelles questions et à proposer non seulement des descriptions nouvelles mais encore des valeurs et des actions neuves. Elle aurait sans doute à s’interroger sur les relations entre le sujet, son désir et sa liberté. Elle aurait alors à étendre beaucoup plus loin la portée et la signification de l’acte de conversion qui fait partie intégrante des pouvoirs de la conscience.

Nous rencontrerons ces tâches dans notre prochain travail. Auparavant, nous voudrions faire quelques brèves remarques sur les doctrines de Martin Buber et de Ernst Bloch, afin de situer leur œuvre par rapport à certaines questions laissées en suspens par la phénoménologie et auxquelles ces philosophes ont tenté d’apporter une réponse.

(Robert Misrahi, La problématique du sujet aujourd’hui)

Introduction

1. Les années 90 se caractérisent par une sorte d’effondrement généralisé des empires et des idéologies. Sur le plan politique et historique la destruction du « mur de Berlin » en Europe et la déroute de l’armée irakienne au Moyen-Orient ne sont que les plus apparents symboles de l’effondrement progressif du système économico-politique de l’empire communiste, et des mouvements totalitaires qui, inspirés du nazisme chez certains groupes arabes (Al Quaida, Hezbollah, et d’autres), s’appuient mensongèrement sur l’Islam pour conduire une trop classique politique de conquête. Totalitarismes et impérialismes, s’ils ne disparaissent pas, reculent, changent de noms, ou se masquent derrière les formes modernes de la puissance financière et industrielle. Quoi qu’il en soit, l’effondrement manifeste des impérialismes les plus grossiers et des censures les plus rigoureuses laissent apparaître les résultats : le désastre de l’économie marxiste, la misère des peuples pourtant producteurs de pétrole, le délabrement de la vie quotidienne et du milieu naturel dans les nations du Tiers-Monde soumises à des gestions népotiques ou archaïques, ainsi qu’à d’absurdes guerres civiles au sein de la famine et de la désertification.

Sur le plan idéologique, les ruines sont aussi considérables, et cependant assumées avec sérénité. L’inaptitude du marxisme à rendre compte de l’histoire effective des peuples ou du fonctionnement intégral du capitalisme; son inaptitude à organiser sur le long terme une économie communiste ou socialiste, son inaptitude à comprendre ou à partager les aspirations réelles des individus et des groupes, toutes ces inaptitudes, sont certes mises en évidence par la presse, mais n’inspirent aucune étude critique qui, chez les anciens communistes, serait radicale et de bonne foi. Nul, parmi eux, n’a le courage de reconnaître le lien qui existe entre l’idéologie de la dictature du prolétariat et la ruine des libertés et des économies en Europe de l’Est et en U.R.S.S.: seuls les peuples expriment ce lien par leur révolte, mais nul théoricien marxiste ne réfléchit sur cette crise majeure qu’est l’effondrement des espoirs marxistes. Il faut lire Alain Minc ou Hanna Arendt pour commencer à comprendre ce qu’est une politique totalitaire de démence ou une économie illusoire. Mais ces travaux, s’ils éclairent les ruines, n’en expliquent pas l’origine. Nous reviendrons sur ce point. Quoi qu’il en soit, il reste que, en dehors des marxistes, l’effondrement de l’idéologie marxiste, c’est-à-dire la dissolution progressive ou violente de l’utopie matérialiste, est partout reconnu: mais ce sont approximativement les quatre cinquièmes de l’humanité qui sont réduits à la misère et au délabrement par une idéologie dont on se borne en fait à reconnaître simplement qu’elle est caduque.

La situation de la psychanalyse n’est pas aussi dramatique, mais l’affaiblissement de son prestige exprime une crise qu’on sait profonde. Derrière une critique généralisée du langage artificiel et précieux, puérilement ésotérique et en fait gravement appauvri et mécanisé, se cache (nous ne dirons pas : « s’occulte ») une crise théorique qui conteste et concerne, bien que d’une façon encore timide, les fondements même de cette thérapeutique qui, se voulant doctrine totale de l’homme, s’est, elle aussi, transformée en idéologie. C’est à ce titre qu’elle menace ruine.

La psychanalyse dite sauvage n’est qu’une application de schèmes stéréotypés à des êtres et à des situations caricaturalement simplifiés, et ces stéréotypes ne sont eux-mêmes (tels le refoulement ou la censure) que des conventions opératoires destinées à lever, à moindres frais, les difficultés qui constituaient précisément le problème à résoudre ou le phénomène à comprendre. Lorsque la psychanalyse tente de dépasser ces stéréotypes, elle laisse entier les problèmes méthodologiques de la thérapie (le « transfert » valant comme mot-Sésame) ou les problèmes épistémologiques de la doctrine (le concept d’inconscient, par exemple, restant à la fois le plus universellement admis par les analystes, et le plus rationnellement rebelle à toute explication, valant dès lors bien souvent comme dogme salvateur).

La doctrine psychanalytique menace donc ruine dans l’exacte mesure où elle doit finalement renoncer, comme le marxisme, à toutes ses ambitions théoriques, et à la plupart de ses ambitions pratiques : nous pourrions dire que « de la cure » psychanalytique subsiste, que des thérapeutes sont encore en exercice, mais au milieu d’un champ théorique dévasté, où l’avenir est si sombre que certains théoriciens en sont réduits à disputer sur la validité juridique d’un héritage dont on ne sait plus lire ni la lettre ni l’esprit.

A côté du marxisme et de la psychanalyse, est également en crise profonde la doctrine de Heidegger. Certes, pas plus que les anciens marxistes, les anciens heideggeriens ne se remettent en question : l’inscription prise au Parti National-Socialiste, par l’auteur de L’Être et le Temps, est rarement évoquée. Les critiques qui adoptent le point de vue politique, n’entrent pas dans la doctrine (sauf peut-être H. Meschonnic, passé totalement sous silence), mais ceux qui pensent entrer dans la doctrine n’entrent pas dans la politique, et ne voient pas le lien interne qui unit la doctrine (celle de la mort et du destin « historial » du peuple allemand, p. ex.) à la politique (non seulement l’adhésion au parti nazi, mais le quitus accordé au Führer, la critique de la démocratie, et le silence sur les camps de concentration et l’antisémitisme).

Parfois, cependant, la stupeur : durant cinquante années, c’est-à-dire depuis l’après-guerre, l’idéologie dominante en France fut cette doctrine d’un philosophe inscrit au Parti National-Socialiste, en même temps que la théorie marxiste tentant de justifier par le sens de l’histoire, la « pratique » du Goulag. Quelques écrivains ont su dire ou évoquer cette stupeur. Mais peu d’ecrivains, peu de penseurs, ont tenté, sinon de comprendre totalement (pour la combattre désormais), du moins d’éclairer cette étrange atitude de l’intelligentsia. C’est dire que peu d’études furent consacrées à la recherche de l’origine véritable de toutes ces ambiguïtés, recherche d’origine indispensable à la mise en place ultérieure d’un projet d’action claire et de reconstruction.

2. Cet effondrement des idéologies dominantes, universellement reconnu dans les faits sinon dans les déclarations, et universellement manifeste dans le délabrement de la société objective et l’immobilisme de la culture médiatique, cet effondrement, considéré selon une perspective moins générale, peut valoir en partie comme une justification rétro-active de nos travaux. Qu’il s’agisse de notre critique de l’antisémitisme de Marx, ou de notre critique de la philosophie tragique par notre doctrine du bonheur, qu’il s’agisse de notre doctrine du désir, dans Éthique, Politique, et bonheur, ou de notre conception des tâches et de la nature de la philosophie dans Lumière, Commencement, Liberté, tous nos travaux antérieurs se sont toujours situés en dehors des courants dominants et des chapelles établies. Ils ont toujours manifesté notre souci permanent de la conscience et de ses actes. Commencés par une réflexion sur le commencement et le fondement de la philosophie (ainsi que sur l’indispensable conversion réflexive) ils s’étaient poursuivis par une recherche eudémoniste sur les fins de l’action, c’est-à-dire sur les finalités existentielles de la conscience et du désir, notamment dans les Actes de la loie.

En apparence, ces travaux se situaient en marge de l’actualité politique et philosophique, cette marginalité hors-clan pouvant apparaître comme une marginalisation. Mais si le fils d’émigrés turcs devenait le lieu d’une pensée philosophique librement exprimée au sein de la culture française, sa marginalisation, non pas sociale mais culturelle, ne constituait pas un phénomène objectivement significatif, exprimant par exemple la contestation de la culture dominante par une réflexion individuelle hors norme, et totalement libre.

En réalité, ces travaux (dont nous n’avons pas à juger de la valeur intrinsèque) concernaient non pas les marches du pays de la culture, mais le lieu le plus central du domaine de l’être : la conscience et ses actes. Nous étions déjà, dans ces travaux, beaucoup plus fils de Descartes, que fils d’un ouvrier tailleur juif, turc et émigré.

Nos travaux sur Spinoza (un autre « marginal », par rapport aux idéologies dominantes de l’époque) expriment également ce même souci de la conscience et de ses actes, puisqu’ils répondent à la question de savoir comment, dans le passé de la philosophie dite classique, avait été envisagée la possibilité d’une doctrine qui aurait englobé la totalité de l’existence humaine (comme réflexion et comme désir) et exploré les conditions de sa joie concrète, de sa satisfaction intellectuelle, et de son être comblé. Il s’agit toujours, là encore, de la conscience et de ses actes.

3. Il est clair cependant que cette manière de justification d’une philosophie de la conscience et de la Joie, par les échecs empiriques et extérieurs des philosophies tragiques ou déterministes, ou bien des idéologies totalitaires, n’est pas une justification suffisante. La confrontation avec les échecs de l’envi ronnement politique et culturel resterait pragmatique si elle représentait à elle seule toute la preuve, ou tout le principe de validation, et elle se réduirait en fait à la méthode empirique et aveugle des essais et des erreurs. La seule validation recevable d’une philosophie (qui est toujours aussi recherche de la vérité) est une validation interne, telle que, précisément, nous la proposions dans notre doctrine de la vérité et de sa fondation par un cogito réitéré, ou second commencement réflexif.

La confrontation de notre propre chemin et de la culture objective ne vaut donc pas comme critère de vérité, ni même comme seconde fondation, mais comme une sorte de signal positif et d’encouragement à la poursuite et à l’approfondissement de cette recherche commencée il y a une trentaine d’années, au milieu des tâches d’enseignement et des combats politiques de l’immédiat après-guerre. Nous avions eu raison de n’avoir jamais été ni marxiste ni heideggerien, mais cet état de fait vaut, non pas comme une validation de vérité (celle-ci ne saurait être qu’interne et réflexive), mais comme un appel à la poursuite de nos travaux, et à la confiance du lecteur. Nul ne doit reculer devant l’austérité apparente et la patience nécessaire à l’accomplissement entier des tâches de la réflexion.

4. Comment se présente aujourd’hui, pour nous, cette tâche ? En quoi consiste aujourd’hui, une participation à cet accomplissement entier?

Si l’on opère une confrontation non plus simplement heuristique mais surtout problématique entre l’état de désastre objectif des sociétés et des cultures anciennement dites progressistes, et une philosophie comme celle que nous défendons, qui est une philosophie de la conscience et de la joie, il peut sembler au premier abord que la question centrale est celle désormais de la possibilité: une philosophie de la joie est-elle aujourd’hui possible ?

Certes, cette philosophie existe comme telle et, quelle que soit la discrétion de ses résultats, eu égard au fracas médiatique des philosophies dites du langage, ou de la prise du pouvoir, ou de l’inconscient, ou de la mort, cette existence revêt une signification objective et vaut au moins comme expression d’un désir, comme déploiement d’un contenu, expression et déploiement qui, loin d’être solitaires, rencontrent bien au contraire un intérêt croissant chez un public d’étudiants et de chercheurs toujours plus concernés.

Il n’en reste pas moins vrai que la question demeure de savoir si cette philosophie eudémoniste est pratiquement et intégralement réalisable. La situation qui semble être universellement celle de toute philosophie, est en fait ici fort singulière : car le grand nombre peut fort bien reconnaître (comme chez Platon) un idéal qu’il estime irréalisable en sa perfection, ou accomplir (comme chez Kant) son devoir quotidien sans être en mesure d’atteindre la sainteté, ou avouer (comme chez Nietzsche) une volonté de puissance qu’il dénonce tout en la pratiquant, ou militer (comme Marx) dans un parti politique pour soutenir une appropriation des moyens de production, sans avoir à respecter les libertés formelles, ou se consacrer à une cure analytique sans avoir à en justifier l’efficacité, ou (comme chez Heidegger) préparer solitairement sa propre mort en s’engageant dans un groupe nazi. En toutes ces actions, il y a comme une relative cohérence entre une pratique incomplète et confuse et la théorie qui l’inspire ou la justifie, et donc un passage relativement facile de l’une à l’autre.

Au contraire, la situation est totalement différente pour la philosophie de la joie que nous préconisons nous y disons à la fois l’extrême exigence (comme désir de la joie parfaite et du Préférable absolu) et la possibilité de sa réalisation totale (grâce à une doctrine difficile de la liberté réflexive et seconde). Comme Spinoza, nous estimons qu’est pleinement réalisable l’identité de la perfection véritable et de l’existence authentique.

C’est ici que se pose la question : cette philosophie (qui implique bien évidemment la pratique de la philosophie elle-même comme partie constituante de cette finalité globale qui est le Préférable comme liberté heureuse) est-elle accessible au plus grand nombre, la modalité existentielle qu’elle propose est-elle réalisable, sinon par tous, du moins par ceux qui le désirent?

Certes, nous avons déjà tenté de répondre à cette question de la possibilité du Préférable aussi bien sur le plan personnel et existentiel que sur le plan politi-que. Mais la situation de désastre et d’effondrement que nous évoquions plus haut rend la question plus urgente, et accroit l’exigence d’une réponse qui soit à la fois plus rigoureuse et plus féconde encore que celles que nous avons déjà proposées. C’est dire qu’il y a lieu de reprendre à un niveau paradoxalement plus élevé et plus approfondi à la fois, l’examen de cette question des conditions de possibilité d’une doctine de la joie comme conscience comblée.

5. D’une façon plus précise et plus synthétique, cette question pourrait être ainsi formulée: dans la situation de crise généralisée qui est aujourd’hui la nôtre, crise qui ne concerne plus seulement la philosophie (comme nous le disions dès 1969) mais encore la société politique, civile, et économique, quels sont les pouvoirs des individus en tant qu’ils sont des consciences? Mieux dit: quels sont, aujourd’hui, les pouvoirs du sujet ?

Loin que l’étendue et la gravité de la crise sociale rendent caduque la question des pouvoirs du sujet, c’est au contraire parce que cette crise est profonde et universelle que la question du sujet émerge désormais comme l’urgence majeure, sinon même comme le seul commencement véritable d’une solution de la crise. Car enfin, ne sont-ce pas les doctrines massives du déterminisme historique, ou du destin tragique de l’humanité, ou de la puissance irrépressible de l’inconscient, ou de l’inexistence des sujets dans les textes ou les institutions objectivement produits; ne sont-ce pas toutes ces doctrines qui ont, sinon provoqué, au moins rendu possible le désastre et l’effondrement? Ne sont-ce pas ces doctrines négatrices du sujet qui ont, sinon favorisé, du moins libéré les forces objectives ou les volontés humaines qui ont conduit le Tiers-Monde et la moitié de l’Europe au délabrement et à la misère physique, intellectuelle et morale?

Si donc les doctrines objectivistes n’ont pas été en mesure d’opposer le moindre obstacle ou la moindre résistance au déferlement du désastre, pour ne pas même les accuser de complicité ou d’activisme dans ce désastre, il est clair que notre insatisfaction, ou notre révolte, doivent reprendre la question des pouvoirs du sujet avec un sentiment toujours plus vif de l’urgence de la situation, et de la responsabilité du philosophe. Et là réside le sens de la crise, telle que nous l’appréhendons : c’est précisément parce que les doctrines objectivistes sont non pas certes les causes avérées, mais au moins les phénomènes antécédents et contemporains du désastre, qu’il devient impérieux d’examiner au moins les titres d’une doctrine du sujet qui souhaiterait, dans le champ de ruines, apporter sa pierre à la reconstruction.

C’est en ce sens que nous pourrions parler d’une répétition de notre propre question, c’est-à-dire d’une reprise plus riche et plus approfondie de la question des pouvoirs du sujet, question qui, posée à un niveau plus élevé (plus grave et plus approfondi, plus minutieux et plus vaste) devient la question, non pas seulement des pouvoirs de la liberté, mais plus fondamentalement la question de la nature même du sujet. Il s’agira donc pour nous d’approfondir la description des structures du sujet, c’est-à-dire la description de ces actes qui constituent la nature et la substance même du sujet comme tel : seront alors rencontrées, bien entendu, la question des rapports entre le sujet et son désir, et, plus généralement la question des rapports du sujet avec lui-même, avec les autres et avec le monde.

6. On connaît l’importance (certes relative) de cette question du sujet dans la pensée contemporaine. Un colloque lui a été consacré, les actes de ce colloque ont été publiés. Notre souci du sujet, dont on a vu qu’il n’est pas une innovation de circonstance par rapport à nous-mêmes, n’est pas non plus une innovation par rapport à la culture contemporaine. Mais cette convergence ne vaut que pour la forme : le terme de « sujet » est partout présent chez les moralistes comme Levinas, chez les psychanalystes, comme Lacan, ou chez les déconstructionnistes comme Derrida. Mais il ne s’agir que d’un mot : la chose, quant à elle, est détruite ou niée par ces mêmes doctrinaires, comme nous le verrons dans le détail plus loin.

Au-delà d’une convergence formelle avec nos contemporains, existe donc une divergence radicale quant au contenu : pour nous le sujet est une réalité, il est une réalité active, et cette activité est à la fois fondatrice et créatrice. Les contemporains, qui se sont privés bien hâtivement de ce concept à la fois second et originaire qu’est le sujet, sont dans l’incapacité absolue de comprendre ce qui est en train de se produire, ou plutôt de s’effondrer, sur les plans politique, historique et culturel. Parce que leur préoccupation du sujet reste le plus souvent incomplète et inachevée, ils sont contraints de se satisfaire de quelques idées anthropologiques caricaturales pour rendre compte des mouvements imprévus de l’histoire, ou des ressources apparemment paradoxales des individus. Pour les uns, le sujet n’est qu’un inconscient impotent, puisqu’il est insensible à la contradiction et tout entier pris dans l’imaginaire et le plaisir : comment s’opposerait-il à Auschwitz ou à Babi-Yar ? Pour les autres le sujet n’est qu’une transcendance fantomatique et illusoire qui serait bien en peine de fonder quelque valeur ou quelque action que ce soit : comment s’opposerait-il en outre à la violence capitaliste, religieuse ou totalitaire ? Pour d’autres enfin, le sujet n’est qu’une abstraction intellectuelle qui devrait céder le pas aux révélations de la religion et des textes sacrés, laissant par conséquent le monde aller comme il va, et tentant seulement de le condamner et de le réformer par l’efficacité d’une âme hors nature.

Nous examinerons de près quelques-unes de ces doctrines contemporaines du sujet; mais nous pouvons déjà par cette esquisse préliminaire, comprendre le sens de la tâche que nous nous sommes fixée : il s’agit pour nous de comprendre (et d’essayer de montrer) que si les doctrines massives et réalistes, non seulement n’ont pas su ni voulu s’opposer à la violence de l’histoire contemporaine, mais encore ont voulu et su s’imposer à la connaissance et à l’adhésion des esprits contemporains, c’est en raison même de la faiblesse des doctrines du sujet qui leur étaient opposées. Nulle doctrine de la conscience n’était assez puissante, semble-t-il, pour convaincre les esprits et combattre ces doctrines objectivistes, nulle doctrine du sujet par conséquent n’était assez puissante, assez structurée, et assez soutenue pour devenir non seulement une arme critique contre les doctrines massives et anti-humanistes, mais encore une arme de combat dans la lutte pour la liberté et, disons-le, pour le bonheur. Ces buts semblent bien être cependant toujours et encore, l’enjeu central de l’histoire du monde et de l’histoire individuelle.

Reconnaître, au cœur du désastre, et dans les champs de ruines, le primat de cet enjeu radical (nous allions dire : resplendissant), c’est ipso facto reconnaître la responsabilité du philosophe : c’est elle qui lui impose un examen approfondi de la question du sujet, examen qui doit revêtir comme sens et comme finalité concrète ces contenus simples et substantiels dont la philosophie contemporaine semble vouloir se détourner : la liberté et la joie.

Seule une telle doctrine concrète du sujet serait en mesure de fonder et de promouvoir une action objectivement et réellement libératrice, seule une telle doctrine serait en mesure, à tout le moins, d’opposer une résistance aux doctrines chosistes qui niant l’existence et l’efficacité du sujet, dépouillent à l’avance de leur efficacité et de leur signification toute action individuelle ou politique, toute intervention personnelle ou collective, toute lutte contre l’horreur et la violence.

Pour répondre à cette responsabilité par la « répétition », c’est-à-dire en fait la réitération de la question à un niveau plus élevé d’intensité, nous tenterons de porter plus loin nos propres analyses antérieures, mais nous tenterons aussi de situer avec précision cette question du sujet dans son historicité philosophique. Nous serons ainsi amenés à rendre justice à nos prédécesseurs (trop souvent passés sous silence aujourd’hui, tels Buber ou Berdiaeff, Lavelle ou Kierkegaard) dans et par le seul mouvement de l’analyse des problèmes et des contenus. Notre perspective, strictement immanentiste, athée et réflexive, strictement humaniste, ne sera jamais dogmatique et fermée à l’apport décisif de tel ou tel esprit religieux, de tel ou tel texte juif ou chrétien. Dans cette partie historique (le présent ouvrage qui devrait à la fois éclairer et introduire notre propre doctrine, objet d’un prochain travail), nous nous limiterons cependant au XXe siècle, exception faite d’une indispensable analyse de la subjectivité existentielle chez Kierkegaard.

7. Cette référence à la pensée contemporaine du sujet permet de mettre en évidence un paradoxe qu’il nous appartiendra de lever dans le cours de notre travail, et cela d’une façon plus directe et plus approfondie que nous ne l’avons déjà fait ailleurs.

Ce paradoxe consiste dans le cercle apparent où tomberait la philosophie lorsqu’elle tente de se fonder sur un commencement véritable : car ce commencement de la philosophie est le sujet lui-même, et pourtant ce sujet est le plus souvent précédé par des philosophies qui sont elles-mêmes soit des doctrines du sujet, soit des doctrines ayant déjà posé le probleme du fondement de la philosophie. Il semble qu’il y ait là un cercle réflexif.

Ce paradoxe, dont nous montrerons qu’il n’est quapparent, revêt en réalité une double signification : il souligne (il « pointe », dirait la langue de bois contemporaine) une structure constitutive du sujet lui-même qui commence toujours à soi tout en étant situé dans un monde qui l’a précédé; il souligne également la nécessité interne d’une réflexion méthodologique dès lors qu’on entreprend une description du sujet. L’analyse réflexive d’un être dont la structure est réflexive implique qu’on réfléchisse auparavant ou en même temps sur la validité « épistémologique » de cette réflexion. Notre apparent paradoxe permet donc de comprendre pourquoi, dans une description du sujet plus que dans tout autre forme de connaissance philosophique, la méthode et la doctrine sont si étroitement liées qu’il n’est pas possible de traiter de l’une sans évoquer l’autre. Nous consacrerons un chapitre à l’élucidation de cette implication réciproque de la doctrine et de la méthode. Disons seulement que le cercle réflexif n’est un paradoxe qu’en apparence.

En effet, le commencement de la philosophie est coujours à la fois un acte premier, puisqu’il est opéré en première personne par un sujet qui entreprend de réfléchir par lui-même et sous sa propre autorité, et un acte second, puisque ce sujet redouble sa propre pensée spontanée, mais aussi la pensée réflexive des philosophes et des penseurs qui l’ont précédé. Ainsi par exemple je réfléchis sur les actes de réflexion de Descartes, ou sur mes propres actes de pensée, opérant ainsi un second commencement, un acte fondateur premier qui est sans contradiction un redoublement réflexif.

Nous avons en outre fait dans Lumière, Commencement, Liberté la critique des pseudo-commencements chrono-logico-ontologiques, de style platonicien, et la critique des négations hégéliennes de toute forme de commencement.

8. Libérés ainsi du faux problème chronologique du commencement de la réflexion (celle-ci en réalité commence toujours à elle-même) nous pourrons aborder une première tâche d’information : la question du sujet aujourd’hui est loin de se réduire à la doctrine sartrienne du pour-soi ou à la seule doctrine lacanienne de l’inconscient, ou encore à la négation radicale du sujet chez les déconstructionnistes ou chez les moralistes. Nous avons déjà évoqué un plus vaste contexte philosophique. Nous pourrons ainsi préciser les termes dans lesquels se pose aujourd’hui la question du sujet, en tentant d’éclairer ceux des problèmes qui, chez les existentiels et chez les phénoménologues, concernent les structures et les forces du sujet, c’est-à-dire la conscience et ses actes.

C’est l’ensemble des problèmes que nous avons évoqués jusqu’ici, qui formera la substance du présent ouvrage. Seule une telle mise au point historique et méthodologique de la question du sujet rendra possible le déploiement de l’analyse directe que nous proposerons ensuite.

9. Cette analyse, appliquant la méthode réflexive et phénoménologique que nous aurons auparavant définie, sera philosophique. Mais comme elle se voudra concrète, elle visera un certain idéal de totalisation et d’intégralité : c’est dire qu’en un certain sens elle sera également « anthropologique », dans la mesure où elle tentera de prendre en compte quelques uns des apports de la recherche contemporaine. Cette visée « anthropologique » ne cessera pourtant pas d’être philosophique. Mieux : peu à peu pourrait se déployer quelque chose comme une anthropologie philosophique, autre nom d’une philosophie qui se voudrait à la fois existentielle, intégrale, et réflexive.

Ainsi pourrait se réaliser le projet que nous avions déjà évoqué dans nos plus récents travaux. Qu’on nous permette de nous citer. Dans Les Actes de la Joie nous disions : « La phénoménologie en première personne décrit le sujet comme libre désir et comme réflexion fondatrice. Cette phénoménologie est existentielle parce qu’elle est opérée par l’existant pour l’existant, se saisissant comme sujet actif« . Et dans notre traduction de l’Ethique de Spinoza, nous disions : « Le sens du spinozisme rejoint ici la tâche d’une anthropologie philosophique : élaborer une philosophie de l’être comme existence désirante, articulée sur l’impératif unique, ‘bien agir et être dans la joie' ».

En tentant de réaliser ce programme (que nous n’évoquons que pour éclairer notre présent propos et marquer la continuité d’une recherche) nous constaterons la possibilité d’une philosophie synthétique qui, en décrivant plus systématiquement que jadis le suiet comme existence, comme réflexion et comme désir, réalise par son propre mouvement l’accord et la réciprocité des analyses réflexives et des analvses dites anthropologiques, c’est-à-dire l’accord de la réflexion sur soi et de la réalité dite empirique de ce qu’on appelle à tort un moi. La description du sujet comme désir et comme réflexion réalisera par son propre mouvement la philosophie comme « anthropologie philosophique », c’est-à-dire l’anthropologie comme philosophie.

En outre, cette philosophie réunifiée exprimera réflexivement l’unité retrouvée du sujet qui, ayant trouvé en lui-même la source de lui-même, rencontrera ipso facto le moyen de dépasser le morcellement de son corps, de sa personnalité et de ses valeurs.

10. Authentiquement philosophique et unitaire parce que réflexive, axée sur un sujet conscient et déployée par un sujet réfléchissant, cette « anthropologie » rencontrera sans artifice le problème éthique. En effet la conscience étant désir (nous nous serons prononcé sur l’inconscient d’une façon précise), et organisant son action désirante par valorisation, choix et actualisation, c’est par le déploiement même de la description du sujet que sera rencontrée la dimension éthique de l’existence, c’est-à-dire elle-même en tant que valorisation, choix, et actualisation. C’est donc par une logique interne, celle de l’unité et de l’homogénéité, que l’anthropologie philosophique devra définir et résoudre le problème éthique qui est celui de l’action. Cette anthropologie, dejà réflexive, se déploiera donc finalement comme une éthique, devenant ainsi pleinement philosophique. Et c’est d’un seul mouvement que l’analyse descriptive du sujet se transmutera en problématique existentielle, et que la description réflexive du désir se transmutera en analyse éthique et en description de valeurs. C’est qu’au centre de l’existence se trouvent aussi bien le sujet que le désir, et qu’une description exhaustive de ce désir par un sujet rencontre tout naturellement la question du sens du désir. Mais qu’est donc le désir sinon le désir du sens, et qu’est donc l’éthique sinon une réflexion sur le sens du désir? Ayant accédé à ce niveau, nous aurons à unifier le désir du sens et le sens du désir par un concept qui sera en même temps une expérience et une modalité existentielle : le concept d’être.

Bien entendu, relié comme il le sera à la réalité du sujet comme désir et comme réflexion, ce concept d’être revêtira un tout autre sens que celui qu’il reçoit dans la tradicion philosophique. Loin d’être une entité métaphysique, ce concept désignera précisément la modalité consciente et vécue, singulière et personnelle, selon laquelle se réalise en acte, pour l’individu, la finalité la plus intense et la plus dense à la fois qu’il puisse assigner à son désir, et à laquelle il accède dans les moments qu’on désigne pudiquement comme états de grâce, et que nous appelons le Préférable.

Dans cette progression réflexive qui vise simultanément l’unification de la personnalité, se réalisera donc l’essence philosophique de l’anthropologie, puisque celle-ci est une connaissance intégrale de l’homme, et que la philosophie est précisément cette même connaissance mais fondée sur une tout autre méthode, la méthode réflexive qui seule permet d’intégrer dans la description le sujet même qui la déploie.

Mais parce que tout a un sens, cette réalisation de l’essence philosophique de l’anthropologie est en même temps la réalisation de l’essence éthique de la philosophie. Si une philosophie désire se fonder elle-même, elle est forcément philosophie du sujet; mais si une philosophie du sujet vise à rendre compte de l’intégralité de ce sujet, elle devient necessairement problématique du désir et de l’action, c’est-à-dire à la fois philosophie de l’existence et philosophie éthique.

11. Si la philosophie et l’anthropologie philosophique s’unifient en débouchant sur la question éthique et en se fondant sur une doctrine du sujet, il est clair qu’elles sont également concernées par la politique puisque celle-ci est dans son essence une réflexion sur la vie et l’action des individus au cœur même des institutions. Le sujet comme individu conscient n’existe pas comme monade isolée mais comme être social et c’est dans le cadre d’une société donnée qu’il déploie son existence et son action. Aujourd’hui cette remarque est une évidence, sinon même un truisme.

Ce qui est moins évident est la façon dont on peut concevoir les rapports de l’individu et de l’institution d’une part, et les rapports des individus avec les valeurs poursuivies par la société d’autre part. Ces deux formes de relation n’en constituent peut-être qu’une seule puisque se pose alors la question de la nature des valeurs en général et des valeurs qui, en particulier, sont conjointement poursuivies par le groupe et par les individus.

La question fondamentale qui émerge est celle du rôle de l’individu dans l’élaboration et dans la réalisation aussi bien des institutions que des valeurs. Cette question est, elle aussi, à aborder dans une philosophie dont la méthode serait une phénoménologie intégrale (précisons que c’est ce que nous avons tenté de faire dans notre « Anthropologie philosophique » intitulée La Jouissance d’être. Le sujet et son Désir, Encre marine, 1996.

Mais l’action de l’individu est l’action d’un sujet, füt-il aliéné, confus ou ignorant. Il n’est donc pas possible de répondre aux nouvelles interrogations politiques de notre temps (en 2002) sans avoir auparavant élucidé la question du sujet, c’est-à-dire défini d’abord les problèmes soulevés par les plus importantes des grandes doctrines sur le sujet, sa nature et son pouvoir.

Si, après les attentats du II septembre 2001 à New York, l’inquiétude collective s’organise autour d’une réflexion sur les civilisations, les cultures, et leurs relations amicales ou conflictuelles, si l’inquiétude nouvelle, se référant souvent à des ouvrages et des études antérieurs aux événements cités, s’organise autour d’une réflexion fondamentale sur les valeurs et les cultures, il devient urgent et « vital » de comprendre ce que sont les valeurs et de comprendre enfin que toute interrogation pratique, éthique et politique doit d’abord s’appuyer sur un socle et un fondement premiers qui ne sauraient être qu’une doctrine du sujet. Faute de procéder dans cet ordre, l’empirisme philosophique et politique ne pourrait éviter le risque de tomber dans la complicité, la démission ou le cynisme.

Nous montrerons d’abord, dans le présent ouvrage, et par le détour d’une critique des doctrines traditionnelles, que le sujet ne saurait être ni une monade sans relation, ni une raison pure sans contenu quali-tatif, ni une passivité ontologique, ni une obéissance religieuse, ni une conclusion linguistique ou herméneutique. C’est seulement après une telle critique que nous avons été en mesure (dans notre ouvrage La Jouissance d’être) d’examiner directement les structures du sujet telles qu’elles nous apparaissent et qui nous autorisent à parler d’un Désir-sujet.

Fonder une éthique et une politique sur le sujet existentiel suppose la patience philosophique. Nous devons, par souci de rigueur, assumer la nécessité du long détour de la pensée par une réflexion sur le sujet fondateur avant d’être en mesure de répondre à la sollicitation de l’inquiétude commune par une doctrine politique des valeurs.

L’économie du long détour n’est certes pas inconcevable. Nous avons tenté en 1995, dans Existence et démocratie de mieux fonder la démocratie en l’appuyant non seulement sur la souveraineté populaire mais encore sur la poursuite individuelle du bonheur.

Mais cette démarche fondatrice de la démocratie veut à son tour être fondée sur une théorie rigoureuse de l’homme comme Désir de joie et comme aptitude à accéder au sens.

On le voit donc à nouveau : une doctrine politique qui se veut précise et concrète et non pas générale et abstraite est nécessairement appelée à se retourner vers un fondement existentiel qui ne saurait être que le sujet lui-même. Une politique dé mocratique et eudémoniste, comme l’éthique de la joie qui l’englobe et la justifie, ne sauraient constituer des systèmes solides de valeurs que si elles s’appuient sur ces Actes de la Joie que nous décrivions en 1987 (et 1997) et qui constituent le déploiement concret de la vie d’un sujet s’étant élevé au stade réflexif.

Mais l’anthropologie philosophique du sujet, fut-elle une théorie du Désir-sujet, n’est-elle pas bien éloignée des préoccupations et des inquiétudes contemporaines issues du terrorisme fondamentaliste et des croyances totalitaires qui le nourrissent? En fait, il n’en est rien. Les « forces sociales » et l’opinion empiriques n’ont certes jamais reconnu le rôle qu’il conviendrait d’accorder à la philosophie dans l’élaboration et la pratique politiques ; et il n’est certes pas question que le philosophe revendique le « pouvoir ». Mais l’on peut au moins reconnaître qu’une lumière de la réflexion non idéologique peut critiquer, juger, éclairer et orienter une action politique ne s’attribuant en apparence que des tâches gestionnaires et immédiates. Mais une réflexion authentique ne saurait faire l’économie d’une théorie préalable du sujet, de ses exigences et de ses pouvoirs. Libérée du dogmatisme négateur du sujet, la réflexion pourrait aisément reconnaître que les Lumières (non pas seulement celles de la Grèce antique ou du XVIIe et XVIIIe, à la fois eudémonistes et rationalistes), peuvent seules s’opposer à la barbarie qui, toujours, s’appuie sur le fidéisme et la croyance, sur le dogmatisme et le fanatisme. Non pas certes directement par le dialogue, mais en armant le combat par l’écriture et la parole réellement éclairées.

Les lumières de l’esprit sont celles du sujet réfléchi. Pour faire en sorte que les Lumières ne soient pas une simple conviction culturelle parmi d’autres, ou une proclamation de la bonne conscience, pour les faire apparaitre dans leur vérité qui est d’être cons. tamment un « commencement » et une seconde fondation de la pensée vraie par elle-même (ceci devant devenir valable pour l’humanité entière et non pas seulement pour l’Europe), pour passer de la conviction humaniste à la certitude philosophique et généreuse, les Lumières d’où qu’elles viennent, doivent nécessairement se fonder elles-mêmes comme vérité et s’appuyer par conséquent sur une théorie du sujet qui soit aussi une théorie du libre Désir.

12. Par cette même exigence, nous devons d’abord effectuer le long détour dont nous parlions et dresser une sorte de bilan critique de la philosophie du sujet telle qu’elle se présente aujourd’hui depuis cette fulguration que fut le cri lancé par Kierkegaard: « la vérité est la subjectivité ».

(Robert Misrahi, La problématique du sujet aujourd’hui)

La civilisation contre le bonheur, selon Freud

L’ouvrage de Marcuse Éros et Civilisation a focalisé l’attention sur le fait que l’ensemble de l’œuvre de Freud s’organise autour de la contradiction fondamentale qui oppose le principe de plaisir et le principe de réalité. Plus précisément, c’est un souci constant, chez Freud, de mettre en évidence le conflit insoluble qui travaille aussi bien l’histoire de l’humanité que celle des individus : l’opposition est tragique entre les instincts sexuels de l’individu, visant à leur propre satisfaction libidinale, et les exigences de la société, visant à la sauvegarde de sa propre existence comme totalité permanente et ordonnée. Le conflit proviendrait de la nature même des choses, c’est-à-dire de l’essence de la libido comme désir et de la société comme système d’institution ou institution intégrée. Parce que les instincts ou le désir sexuels comportent un pouvoir destructeur, on doit reconnaître, affirme la psychanalyse classique, qu’ils sont essentiellement antisociaux. Le désir est ici conçu comme une force énergétique puissante et aveugle qui vise à l’obtention de son objet par tous les moyens; recherchant son plaisir, c’est-à-dire sa jouissance immédiate et absolue comme détente totale d’une tension sexuelle et nerveuse toujours plus intense, la pulsion se pose comme puissance aveugle prête à transformer tout être et tout objet en moyen de satisfaction inconditionnelle. Qu’il s’agisse de la sexualité polymorphe prégénitale, ou de l’œdipe infantile, le déploiement effectif de la libido se donne comme le mouvement vers l’illimité, et finalement comme la menace de subversion de tout l’ordre social. La société, pour se préserver, devra mettre en place des systèmes de répression du moi de plus en plus rigoureux et de plus en plus complexes.

Certes, Freud est conscient du fait que les choses ne sont pas aussi simples puisqu’il met lui-même en évidence le caractère ambivalent de la libido, à la fois destructrice et constructive. Le désir également ce qu’on pourrait appeler un pouvoir socialisant. Par son pouvoir illimité d’investissement, le désir tend de lui-même à se déployer autour de soi, et à tisser des liens sociaux qui peuvent ne pas apparaître immédiatement comme érotiques, mais qui n’en sont pas moins cependant d’essence libidinale. La libido, selon les propres déclarations de Freud, tend à former des unités sociales toujours plus vastes.

L’affirmation de ce pouvoir unificateur du désir n’empêche pas Freud d’insister en même temps et constamment sur son pouvoir destructeur et d’opposer radicalement le désir et l’institution : il suffit de dire que le pouvoir destructeur de la sexualité, si elle était livrée à elle-même, serait de loin supérieur à son pouvoir unificateur, et que, ainsi, l’ambivalence basculerait toujours du côté subversif de la sexualité.

Si, en outre, on se référait à l’idée de destruction non plus seulement comme atteinte à l’intégrité d’un corps social, mais comme atteinte radicale à l’intégrité même de la vie ; si, en d’autres termes, on se référait à la sexualité comme obscur désir de mort, alors la doctrine de l’opposition inexpiable entre le désir et la société s’en trouverait considérablement renforcée. Or, on le sait, c’est précisément ce qui se passe chez Freud.

Pour cet auteur tragique dont la formation est celle d’un neurologue, le plaisir est à la fois l’ultime satisfaction à laquelle vise le désir sexuel et un état de détente où s’atteint l’équilibre, c’est-à-dire l’homogénéisation de toutes les tensions. Cet état final d’entropie est, selon Freud, à rapprocher de l’état de la matière inorganique qui a précédé toute vie, et par conséquent tout désir et tout instinct. La « petite mort » du plaisir n’est pas différente de la mort en tant que telle, c’est-à-dire de l’état inorganique de la matière où toutes les tensions sont résolues parce que la vie même, faite de ces tensions, est supprimée.

Au-delà de la discussion technique sur la question de savoir quel est le nombre des instincts selon Freud, et s’il faut ou non identifier (avant ou après 1920) instincts sexuels et instincts du moi, c’est-à-dire libido et instinct de conservation, il paraît plus important de constater que, pour Freud, on ne saurait séparer le désir et la mort, Éros et Thanatos : le désir comme visée du plaisir est en même temps visée de la mort, c’est-à-dire mouvement aveugle et irrésistible vers l’équilibration, le dépassement et la suppression de toutes les tensions. Sur la base d’une telle naturalité du désir, qui poursuit sa propre suppression pour atteindre à la satisfaction suprême et à ce Nirvana qui est bien plus (comme chez les Hindous) extinction de la soif que jouissance illuminée, on comprend que le conflit entre le désir et la société soit radical. Car la société se donne ; elle-même comme cette globalité institutionnelle qui tend à se poser dans l’existence au-delà même du destin des individus et de leurs instincts. Il n’y a donc pas d’autre issue pour elle que de combattre par tous les moyens ce pouvoir destructeur de la sexualité qui se révèle comme un désir de mort.

Et la mort qui est ici visée par le désir n’est pas seulement la sienne propre. On sait en effet que, par une dialectique interne, l’instinct de mort peut se détourner du moi pour se reporter par projection sur l’objet d’amour : le désir de la propre mort devient chez Freud le désir de la mort de l’autre lorsque cet autre est en relation de désir avec le moi. Le masochisme primaire se transforme en sadisme, l’amour se donne à la fois comme amour et comme haine, et l’ambivalence de la libido (à la fois destructrice et créatrice de société) se développe en ambivalence de l’amour qui à la fois aime son objet et poursuit sa mort. Ce n’est donc pas seulement sur le plan institutionnel ou par simple métaphore que l’on doit dire que le désir est meurtrier : il l’est pour Freud, au sens rigoureux du terme. C’est qu’il est l’inversion et la projection hors de soi de ce désir de mort qui constitue la poursuite du plaisir sexuel. C’est donc à sa sauvegarde existentielle et non pas seulement institutionnelle que doit travailler la société, en dressant contre le désir des barrières toujours plus infranchissables, c’est-à-dire des interdits toujours plus terribles et toujours plus sacrés.

C’est ici que refoulement et culpabilité se donneront comme les armes les plus efficaces que la société ait pu forger contre le désir et son pouvoir universellement destructeur.

On le voit enfin avec évidence : c’est de la répression qu’il s’agit. Elle est la condition de survie de la société comme telle, puisque c’est par la répression que la société s’oppose à la généralisation du meurtre en installant dans l’individu lui-même ces barrières que sont la culpabilité comme sentiment et le refoulement comme processus. Selon Freud, la libido doit être réprimée et refoulée si l’on veut que le désir de l’individu renonce à mettre en danger l’existence de la société par le meurtre sadique, et les structures institutionnelles par l’amour œdipien. La société doit être répressive si si elle veut que l’individu renonce à réitérer indéfiniment ce meurtre originel et érotique du Père, meurtre où se donnaient à lire toutes les forces explosives et antisociales de la pulsion.


Or le travail répressif de la société obtient, selon Freud, des résultats qui dépassent la simple sauvegarde physique d’un groupe social. On sait qu’est à l’œuvre ici une espèce de travail civilisateur. La culpabilité et le refoulement, s’ils ont réussi à détourner de leur but meurtrier les instincts sexuels, n’en ont pas pour autant détruit l’énergie, qui est à penser comme une force biologique et matérielle. Un courant détourné n’est pas supprimé, et le but visé, s’il est reporté, ou retardé ou différé, n’est pas non plus supprimé : ici intervient un travail quasi chimique de sublimation, qui fait subir à l’énergie détournée et refoulée une transformation telle qu’elle sera utilisable encore, mais sous une autre forme et à d’autres fins : la sublimation, comme spiritualisation masquée de l’énergie sexuelle détournée de son but, va devenir l’origine de la civilisation.

En quoi consiste ce travail de civilisation ? Tout d’abord en une utilisation des énergies destructrices au service de la maîtrise de la nature. L’agressivité détournée de son but par la pression sociale devient l’origine du travail civilisateur et du développement des techniques.

Ensuite et surtout, ce travail consiste dans l’élaboration d’une « morale » dont le Sur-Moi va devenir à la fois le lieu, l’instrument, et le médiateur. Car c’est comme « conscience morale », c’est-à-dire travail répressif de la culpabilité contre le désir, que se donne concrètement à l’individu l’exigence sociale. Freud affirme que plus l’instinct de mort a été désamorcé et délesté de son agressivité à l’égard de l’autre, plus il s’est investi dans des tâches positives qui viennent conforter la positivité érotique unificatrice, et plus cet instinct de mort se retourne avec force contre le moi lui-même sous la forme de l’exigence morale et de la culpabilité.

La rigidité de la conscience morale, ou, plus élémentairement, l’existence même d’une conscience morale limitatrice et frustratrice, est donc la première et peut-être la plus significative des activités répressives de la société; par la médiation de l’éducation, la société construit dans l’individu l’appareil répressif du Sur-Moi dont la tâche essentielle consiste à détourner la libido de ses buts érotiques objectivement destructeurs pour la soumettre à des activités socialement utiles. A l’aide de l’instinct de mort, la libido est ainsi transformée en instance d’autosurveillance. Ce qui d’abord est ainsi combattu par le Sur-Moi civilisateur, ce sont les puissances du Ça concrètement, il s’agit de la sexualité perverse polymorphe. Gratuite, informelle, inutile, elle exprime le moment le plus socialement dangereux de la libido, celui ou elle se prend pour son propre but et sa propre fin. Sa répression morale aura pour tâche de soumettre la libido d’une part à des tâches reproductrices et d’autre part à des tâches culturelles. Le Sur-Moi, délégation de la société au cœur de l’individu, réprime donc sa libre sexualité primitive pour le contraindre à travailler à une double reproduction : reproduction génitale de la famille patriarcale monogamique et reproduction culturelle des normes et des modèles sociaux destinés à garantir la permanence du groupe, par la permanence de ses institutions.


Au terme de cette première analyse, nous pouvons d’abord constater une étrange symétrie entre la pensée de Stirner et celle de Freud : tous deux, finalement, opposent un moi (égoïste ou libidinal) à des institutions sociales dont l’essence est répressive, et dont la finalité est la construction d’une société (ou civilisation) par le sacrifice des instincts vitaux de l’individu poursuivant d’abord spontanément son plaisir.

Comme Stirner, et à la différence des penseurs politiques tels que Max Weber ou Eric Weil, Freud n’oppose pas morale et politique, c’est-à-dire morale et société : bien au contraire, il les identifie. Il y a là comme la base des habitudes sociologiques les plus répandues aujourd’hui dans le sciences de l’homme. La « morale » est en effet pour Freud l’instrument répressif que forge la Société pour soumettre à son service les pulsions sexuelles. La « morale » est civilisatrice en ce sens qu’elle arrête, détourne, réoriente et reprend le désir sexuel pour en faire une puissance socialisatrice et culturelle. Mais cette « morale » n’a évidemment aucune autonomie : elle n’est rien d’autre que l’instrument forgé par la Société et placé au cœur de l’individu sous la forme du Sur-Moi, et, plus précisément, sous la forme d’une activité culpabilisante qui exprime par délégation les exigences institutionnelles.

S’opposent donc radicalement chez Freud comme chez Stirner l’individu singulier conçu comme désir, et la société globale conçue comme institution et civilisation : le résultat de cette opposition radicale et conflictuelle s’appelle aliénation chez Stirner et conduit logiquement à la révolte, tandis qu’il s’appelle culpabilité chez Freud, et conduit logiquement à la névrose.

Mais cette symétrie entre la pensée de Stirner et celle de Freud n’est pas une équivalence, c’est seulement une symétrie inverse : tandis que Stirner (d’une façon bien hâtive et peu élaborée) choisit la révolte du désir contre l’institution comme telle, Freud choisit au contraire de privilégier l’institution (quelle qu’elle soit) et de justifier la répression moralisatrice du désir par son utilité sociale.

Cette justification vaut pour Freud comme explication du tragique et de toute la souffrance humaine dont se paie la civilisation : elle ne vaut certes pas comme constat satisfait d’une réalité harmonieuse. Freud insiste sur ce prix à payer, et sur la signification tragiquement désespérée de la condition de l’homme civilisé : ne pouvant revenir en arrière, il est essentiellement marqué par la souffrance issue de la castration (comme peur ou comme menace), de la répression morale de ses instincts les plus profonds, de la présence inéluctable en lui du désir de détruire et de la soumission indépassable à des Institutions qui le structurent et le modèlent de la naissance à la mort. Individu et société s’opposent alors radicalement, non pas dans un combat dialectique ou politique, mais dans une perspective naturaliste-génétique qui est celle du devenir de la Civilisation.

C’est du sacrifice de son bonheur, bien entendu, que l’individu désirant paie cette histoire et l’on peut affirmer que cette dichotomie tragique du Désir et de l’Institution est assumée et affirmée par Freud avec une force qui vaut comme prise de position. Non seulement Freud construit une interprétation psychosociologique du malheur individuel dans la société moderne, mais encore il laisse entendre que cette situation de malheur est à la fois irréversible et utile. A la limite, tout se passe comme s’il était bon que le désir ait eu à sacrifier sa double exigence de mort et d’immortalité pour se mettre au service d’un développement utile de la Société. Ce tragique n’est certes pas dépassable, puisque dans la Civilisation elle-même subsistera toujours le désir de mort et de guerre, mais au moins est-il susceptible d’être intégré à la conscience. Devant renoncer à son illusion de changer le monde, puisque sont inéluctables et l’instinct de mort, et le pouvoir répressif du Sur-Moi-Institution, devant donc renoncer aux illusions de l’action politique et des promesses de liberté, le savant et l’homme lucide se consacreront toujours plus à la recherche et à la compréhension, c’est-à-dire au travail civilisateur d’une part et au travail thérapeutique d’autre part. Mais tout cela sans illusion, et après avoir compris, et donc admis, que, sur la base de l’opposition entre instinct désirant et institution civilisatrice, le bonheur d’une part et la vie sociale d’autre part sont rigoureusement exclusifs. Et la vision de Freud n’est finalement si tragique et si opposée à la pensée de Stirner que parce qu’elle se donne comme un appel à la résignation : pour le service de la Civilisation (et sans que le le pire soit jamais sûr), il faut décidément renoncer au bonheur.


Le dilemme qui opposait (et oppose encore chez les idéalistes) la politique et la morale est donc certes dépassé et supprimé dans la perspective tragique de Freud : mais ce dépassement n’est pas l’instauration d’une nouvelle conception de l’action puisque, bien au contraire, l’accent est mis sur l’impossibilité d’une action politique quelconque qui serait capable de changer l’ordre social, ou d’une action éducatrice et thérapeutique qui serait susceptible de guérir réellement l’humanité de ses angoisses. (On connaît les trois impossibles énoncés par Freud : gouverner, éduquer, guérir.) Tout se passe plutôt comme si le primat était donné à une science psychologique et sociologique qui aurait pour tâche de rendre compte de l’action collective sur l’inconscient individuel, et de justifier par là une espèce de pesanteur sociologique aussi immobile que tragique, aussi funèbre que glacée.

L’Avenir d’une illusion rejoint le Malaise dans la la Civilisation. Le pessimisme de Freud est en même temps l’exclusion d’une action politique qui pourrait être efficace, ou d’une transformation morale qui pourrait être libératrice.

Éclairée d’une lumière tragique d’impuissance morale et politique, vouée à la saga du conflit inexpiable entre le désir et l’institution, on peut dire que la psycho-sociologie de Freud paraît bien être, en son fond confusément exprimé, une théorie justificatrice de la domination.

Une analyse plus détaillée de la théorie de la horde primitive et du meurtre du père avec retour culpabilisant du refoulé justifierait amplement notre interprétation. D’une façon plus générale, la mise en place de la famille patriarcale, telle qu’elle est décrite par Freud et appuyée par lui sur la prohibition et le refoulement du désir d’inceste, la description des mécanismes de défense et des transformations instinctuelles dans la constellation familiale, avec la soumission nouvelle des instincts non plus à l’autorité culpabilisante du père, mais à la domination rationnelle de l’institution, toutes ces analyses ne font que consolider l’inspiration tragique de la pensée de Freud où s’opposent irrémédiablement (si l’on veut passer des « fantasmes » du plaisir au sérieux de la « réalité ») les promesses de bonheur auxquelles il faut renoncer et la domination sociale qu’il faut reconnaître.

(Robert MISRAHI : Ethique, politique, bonheur)

L’ÉTHIQUE DE LA SÉPARATION CONTRE LE MOI-SUJET : EMMANUEL LÉVINAS

Chez E. Lévinas, la négation du sujet est éthique par elle-même, puisqu’elle s’opère au nom même de l’éthique, et pour des raisons explicitement éthiques, c’est-à-dire ici, morales, raisons qui tiennent à « l’égoïsme » qu’impliquerait tout sujet.

Les choses ne sont cependant pas aussi simples puisque l’éthique, avancée par Lévinas, repose elle-même sur un certain nombre d’affirmations a priori, dont précisément une certaine doctrine du sujet : un tel cercle, s’il existe (comme nous le pensons) condamnerait ipso facto l’entreprise de Lévinas, ou au moins sa rigueur et sa crédibilité.

Il convient donc d’examiner de plus près cette doctrine. Cela non pas seulement pour décider quelle négation (celle de l’existence, comme chez Sartre, ou celle du sujet proprement dit) est la première, mais pour saisir aussi pleinement que nous avons tenté de le faire pour Sartre quel est le sens, le contenu et la validité de cette négation du sujet par un moraliste contemporain.

Rappelons d’abord les grandes lignes de cette éthique. On sait que le visage est le concept ou plutôt le fait central de cette doctrine. Le visage, selon Lévinas, dit l’altérité de l’autre, en opposition à lidentité du même qui inspirerait toute action utilitaire ou captatrice. Plus précisément, le visage a une signification « pré-originaire », disant, avant toute empiricité, ce lieu absolu où se situe l’autre. Le visage exprime pour Lévinas « la nudité » et la « faiblesse » de l’autre offert sans défense à la violence du monde mais situé en dehors du monde du travail et de la jouissance. On pourrait presque parler de « la divinité du visage humain« , comme le fait Max Picard, cité par Lévinas.

Pour élucider la vérité de cette œuvre à propos du problème qui nous occupe, nous procéderons simultanément à une herméneutique et à une critique. Appliquant la méthode de Lévinas en tant seulement qu’elle souhaite lire et confronter les textes eux-mêmes pour mieux éclairer ce qu’on croit devoir appeler le non-dit, mais non pas en tant qu’elle affirme que le texte de référence est « saint », nous tenterons de dégager quelques grandes lignes de force d’une pensée qui est un système. Dans le même temps, nous opérerons une critique de ce système puisque les textes eux-mêmes nous permettront de dégager des affirmations qui, présentées comme des fondements, sont en réalité des a priori (c’est-à-dire des principes premiers en tant qu’ils sont, pour l’auteur, opératoires, mais pour le lecteur, dénués de toute possibilité de validation).

L’éthique de Lévinas, on le sait, est l’aspect par lequel son œuvre acquiert son originalité, son impact, sa force et son unité. Nous nous proposons de montrer que cette éthique repose sur un fondement qui est une théorie du sujet, mais que cette théorie reste un a priori. Nous serons alors conduit à montrer que cette théorie elle-même repose régressivement sur un fondement préalable, lui aussi a priori, et que cet a priori est une doctrine de l’être à signification religieuse.

a) L’éthique dite du « visage ».

La perception du visage par Lévinas n’est pas, comme on serait tenté de le croire, strictement phénoménologique et universelle, comme cela se produit effectivement chez Berdiaïev, mais au contraire directement religieuse: et cela apparaît au lecteur avant même que n’aient été dégagés les principes a priori de la doctrine du monde en tant qu’elle englobe la doctrine du visage. Revenons à celle-ci. Le visage de l’autre opérerait une rupture « avec la vitalité, toujours virtuellement meurtrière« . Cette rupture ne joue sans doute pas pour les meurtriers privés ou publics, mais Lévinas n’évoque pas ce fait. Le visage (terme que nous mettrons désormais en italique pour indiquer la signification particulière qu’il prend chez Lévinas) reste pour lui une donnée « pré-originaire » dont la signification est éthique (c’est-à-dire en fait morale) : « … la struc ture formelle du langage [comme distanciation interne] annonce l’inviolabilité éthique d’Autrui, et, sans aucun relent de numineux, sa sainteté « . Par son visage, l’autre se révèle donc comme sainteté inviolable mais aussi comme fragile nudité, menacé par la vitalité meurtrière. C’est pourquoi des interdits sont indispensables. En outre, ce visage a une signification métaphysique qui s’ajoute à la perception de sa sainteté »; il est en effet l’expression même du temps comme attente et distanciation, révélant ainsi sa dimension d’infini: car le visage est, comme le temps, appel et attente à signification infinie. L’autre, par son visage, « n’est pas du monde« .

On le voit, l’appréhension du visage de l’autre est pour Lévinas un événement pré-originaire dont la signification est simultanément métaphysique, religieuse et morale. Mais comment se justifie, comment se fonde l’articulation entre la signification sainte et transcendante du visage et la conséquence morale de cette signification ?

Ici se situe une autre affirmation doctrinale : selon Lévinas, cette perception du visage entraîne un  » retournement du conatus « C’est au terme de ce retournement que le sujet éthique apparaît : à l’inverse du conatus, ce sujet se soumet à l’autre dans le commandement et l’obéissance.  » Le visage ouvre le discours originel, dont le premier mot est obligation « . Cette éthique de « l’autre homme » est la révélation de l’obligation comme « responsabilité« , le sujet s’y veut « otage » de l’autre, et il entre dans une relation dissymétrique et non réciproque à autrui. « L’épiphanie du visage » serait le fondement de cette morale du désintéressement et de la passivité volontaire, du dévouement et de l’obéissance. Ainsi, par l’obligation obéissante, se ferait le lien entre la métaphysique et la morale, le divin infini et l’autre homme, lien qui constituerait en fait la métaphysique religieuse et la morale de l’obligation comme un seul domaine, comme un seul événement.

L’obligation est donc le principe sur lequel sont censées s’appuyer comme un seul infini la morale et la religion. Ce principe n’est ni rationnel, ni abstrait, mais fort concret, selon Lévinas. Il implique à la fois un amour sans concupiscence, un primat donné à la justice, un effort pour « nourrir et vêtir » l’autre, une responsabilité faite d’abnégation et de raison, une ouverture sur le domaine politique fondé en raison. Comment et en quel sens toutes ces conséquences peuvent découler de l’obligation obéissante originelle, Lévinas ne l’explique pas vraiment, si l’on s’en tient à la seule description du « visage » et de « ‘obligation« . Ne seront pas directement justifiées, non plus, ces autres conséquences concrètes que sont les choix de Lévinas : la femme, au-delà du rationnel, représente « le mystère » ou « l’équivoque« , mais permet par l’éros, de déployer la fécondité conjugale, la filiation par le fils, et ainsi la victoire sur la mort.

b) La conception réaliste et moralisatrice du sujet.

Si toute cette morale concrète se noue autour des notions de « visage« , de « sainteté » et d' »obéissance« , sans être véritablement justifiée par un fondement universel, existentiel et rationnel, c’est qu’elle repose en fait sur un pseudo-fondement qui est un a priori. Si cette morale de conviction et d’épiphanie n’est pas universalisable, puisque aussi bien tous ne reconnaissent pas au visage de l’autre son inviolabilité, et que le monde empirique est plongé dans la violence; si le visage d’autrui n’est en fait perceptible par moi que parce que je suis moi-même visage et qu’en ce sens, l’autre est un alter ego, parce qu’il est ego comme moi, c’est-à-dire visage singulier, mais visage comme moi; si l’altérité de l’autre, saisie dans son visage, est aussi bien, dans le monde empirique, source de violence que de fraternité (n’est-ce pas l’étranger que l’on méprise, que l’on méconnaît, que l’on persécute et que l’on sépare, précisément en raison du fait qu’il est autre que nous-mêmes? Apartheid, racisme, antisémitisme et système des castes ne découlent-ils pas d’une appréhension haineuse de l’altérité de lautre ?) ; s’il en est ainsi, et si l’éthique de l’autre homme est rien moins qu’évidente et universelle, c’est qu’elle repose en réalité sur des a priori qui ne sont pas nécessairement partageables.

Le premier de ces a priori, nous le disions, est la théorie du sujet qui sous-tend et rend possible cette morale de la sainteté et de l’obéissance. Cette théorie du sujet est d’abord en fait une théorie du Moi, dans laquelle celui-ci est décrit en termes mécanistes malgré une approche d’apparence phénoménologique. Le Moi est en effet défini comme conatus (selon le terme employé par Spinoza, celui-ci n’étant d’ailleurs pas nommé à ce niveau mais durement critiqué partout ailleurs; on se souvient que Sartre emploie également le terme spinoziste de conatus, en lui donnant, comme le fait Lévinas, le sens péjoratif de pulsion); et le conatus, pour Lévinas, est le lieu des pulsions et des passions captatives dirigées contre l’autre et contre le monde, c’est-à-dire en fait le lieu de la « vitalité« , source de toute violence et de tout meurtre. Ce Moi qui dans son rapport au monde doit passer par la médiation du travail et de la jouissance (conçus d’ailleurs par Lévinas d’une façon strictement empirique), ne cesse pas pour autant d’être un Moi, uniquement préoccupé du même, c’est-à-dire du Moi à travers le monde et les autres.

C’est en fait une description déjà moralisatrice (quoique mécaniste) de ce Moi qui se trouve au principe de la morale du désintéressement. Mais il y a plus : l’affirmation du moi par lui-même constitue ce que Lévinas appelle « l’hypostase« . Le conatus essendi, par la « rapine » et le « débordement sexuel« , opère ce retour du même au même, c’est-à-dire à soi-même en identifiant le monde à l’ipséité même du moi. Ce retour à soi (ce « circuit de l’ipséité », comme disait Sartre dans l’E. N.), manifeste, selon Lévinas, l’antériorité sous-jacente et quasi substantielle du moi, véritable « hypostase« , véritable position métaphysique antérieure à toute conscience. Tout se passe dès lors comme si le moi était une donnée primitive essentiellement égoïste et meurtrière, une sorte de vitalité métaphysique et aveugle qui fait plus songer aux convictions philosophiques de Schopenhauer qu’à la philosophie de la conscience de Husserl. Nous verrons que, en fait, Lévinas ne se veut pas foncièrement phénoménologue, comme le souhaitait au contraire Sartre. Mais un autre paradoxe se greffe sur cette vision moralisatrice et métaphysique du moi : c’est l’identification explicitement faite par Lévinas entre le Moi et le Sujet. Dans L’au-delà du Verset, le termede subjectivité est employé pour désigner « la spontanéité aveuglante des désirs« , celle-ci étant également désignée, dans le même ouvrage ou ailleurs, comme Moi, conatus, vitalité. Le sujet n’est pas distingué du Moi, il lui est au contraire rigoureusement identifié; dès l’abord, le sujet tombe donc chez Lévinas sous le coup de la critique qu’il a adressée au conatus. Il n’est donc (et cela par définition et en somme a priori) que le contenu de subjectivité enveloppé dans le moi vital, hypostatique et originel. C’est ainsi que, dans Totalité et Infini, Lévinas utilise indifféremment, à propos de la relation érotique, les termes de « sujet » ou de « moi » : « le moi revient à soi, se retrouve le Même […]. La possession de soi devient l’encombrement par soi. Le sujet simpose à lui-même, se traîne soi-même comme possession« . A la même page, Lévinas évoque « le sujet qui, dans la volupté se retrouve comme le soi de soi-même« . Négligeons la contradiction. Retenons l’affirmation suivante plus explicite encore : « La subjectivité est un Moi ».

C’est donc sur l’identification du Sujet et du Moi que repose la morale de Lévinas : le moi et le sujet sont simultanément caractérisés comme activités vitales et expressions irresponsables de l’ipséité, c’est-à-dire, en fait, de l’hypostase originelle qu’est le moi. C’est cette identification qui, à nos yeux, exprime un a priori surdéterminé: pourquoi la spontanéité serait-elle toujours violente, aveugle et égoiste ? Pourquoi le sujet ne serait-il qu’une spontanéité vitale, prédatrice et meurtrière? Pourquoi enfin ce sujet, comme moi égoïste (selon Lévinas), serait-il donné antérieurement à toute donnée? Ne sommes-nous pas en présence d’une simple doctrine de l’instinct ou de la pulsion ?

Ces affirmations ne sont pas corroborées par ce que pourrait être une description phénoménologique intégrale qui saurait décrire à la fois le sujet comme désir, et le désir comme activité. Nous reviendrons sur ces points. Une phénoménologie nouvelle devrait rendre au sujet sa dimension existentielle de sujet désirant, et elle devrait rendre au désir sa dimension de réflexivité signifiante comme désir constituant. Bien au contraire Lévinas en reste à une description mécaniste qui a pour fonction de justifier une critique morale.

Mais cette description a priori du moi-sujet comme conatus égoïste repose elle-même sur un autre principe : C’est sur la critique de la philosophie occidentale que repose a contrario, la conception du moi-sujet chez Lévinas. Le concept de « philosophie occidentale » serait-il le deuxième a priori de Lévinas?

c) La « philosophie occidentale »

Dans L’Au-delà du verset, le terme de subjectivité est explicitement confronté à la « subjectivité rationnelle » léguée par la philosophie grecque. Ce que déplore Lévinas est que cette « subjectivité rationnelle ne comporte pas la passivité que, dans d’autres essais philosophiques [il a] pu identifier à la responsabilité pour autrui« . La critique morale de l’ego chez Lévinas repose elle-même sur une critique antérieure qui est celle du sujet tel que le concevrait la philosophie occidentale. L’éthique de Lévinas repose donc sur une contestation de la rationalité elle-même, puisque pour lui le sujet traditionnel de la philosophie est le sujet de la rationalité, identique au sujet de l’activité. Pour lui, la « philosophie occidentale » fut surtout une ontologie qui réduisait l’Autre au Même, en ramenant tout le rapport au monde à un processus théorique de connaissance de l’être, processus dont le support et l’agent étaient précisément ce Sujet rationnel identique en fait (pour Lévinas) au Moi déployé dans le conatus essendi : pour la « philosophie occidentale », la connaissance du monde ne serait en effet qu’un moyen, un outil de la captation vitale.

C’est ce concept de philosophie occidentale (avec le contenu prométhéen que Lévinas lui assigne) que nous considérons comme arbitraire et par conséquent a priori. Car la critique du sujet rationnel par Lévinas vise aussi bien la philosophie grecque que les philosophies de Descartes, de Kant, de Hegel, et de Husserl. Pour Lévinas, ces philosophies concevraient toutes le sujet comme n’étant qu’un sujet rationnel et un moi vital, un tel moi-sujet n’étant pas en mesure de fonder une éthique de la responsabilité. Or, si l’on se réfère aux divers contenus de ces philosophies, il apparaît bien qu’un seul concept ne saurait les rassembler : pour Platon, le terme suprême de la dialectique ascendante est transrationnel et le travail manuel reste inférieur; pour Plotin, l’âme peut retrouver l’Un par une voie mystique, en allant au-delà des âmes vitales, de l’Âme du monde, et des Intelligibles ; pour Descartes, c’est l’âme qui pense et non le corps et ses mécanismes; pour Schelling, la liberté seule caractérise l’esprit humain et lui permet de comprendre comment la déité transrationnelle peut se distinguer d’elle-même par un acte d’amour et devenir Dieu; pour Kant, le sujet rationnel fonde non l’égoïsme mais le désintéressement et le respect (obéissant) pour la Loi ; pour Kierkegaard, la vérité n’est pas dans la rationalité mais dans la subjectivité et celle-ci n’est authentique que lorsque, cessant d’être vitale (érotique) ou rationnelle (éthique), elle se fait spirituelle (religieuse).

On le voit, la définition de la philosophie occidentale par le seul concept de rationalité prométhéenne est trop extensive pour être adéquate et convenir à chacune des philosophies évoquées et à la totalité de chacun de leurs contenus. La fonction de ce concept de « philosophie occidentale » n’est donc pas réellement gnoséologique, mais plutôt heuristique, dialectique ou polémique. Il est destiné à préparer une opposition et même un retournement de la pseudo-doctrine occidentale du sujet en une autre doctrine, celle de Lévinas, qui ne sera donc pas subsumable sous ce concept.

Parce que la « philosophie occidentale » ne serait pas en mesure de fonder une éthique, Lévinas procède à un « retournement » par la référence au visage de l’autre. Mais les commentateurs n’ont pas remarqué qu’il ne s’agit jamais du visage singulier de l’unique personne aimée dans l’unicité même de son visage et de son être, mais du visage en général, celui de « l’autre homme », c’est-à-dire en fait du visage humain en tant que tel. Cette généralité, beaucoup moins concrète qu’il n’y paraît d’abord, est en fait destinée à ménager un passage vers « l’âme », concept qui va lentement se substituer à celui de sujet. Lévinas demande en effet si « la thématisation est le seul événement de l’âme« , et il proteste contre les affirmations de la plénitude et de la possession de soi. S’appuyant sur la critique de ce qu’il dit être le rationalisme de l’ipséité, il peut alors présenter sa propre théorie de la subjectivité : elle implique non plus la possession et la maîtrise (de soi, du monde, et de l’autre) mais bien au contraire le renoncement : « humilité, discrétion, pardon des offenses…» retournent « la notion ontologique de la subjectivité pour l’apercevoir dans le renoncement, dans l’effacement, et dans une passivité totale« .

Nous avons déjà rencontré cette revendication de passivité, opposée par Lévinas à la subjectivité rationnelle occidentale. La nouvelle subjectivité, on le voit maintenant, sera celle « de l’âme humaine [qui] ici, n’est pas origine de soi et de l’univers, ni existence soucieuse dans son existence de son existence même. Elle est obligée avant tout engagement [à la] responsabilité dans l’oubli de soi« . Cette responsabilité de la subjectivité passive est en fait « une responsabilité d’otage« , c’est-à-dire une obéissance. « Déjà dans l’âme humaine réside la réceptivité prophétique. La subjectivité, par sa possibilité d’écouter, C’est-à-dire d’obéir, n’est-elle pas la rupture même de l’immanence ?« 

En opposant à la « philosophie occidentale » du sujet une philosophie de l’âme, Lévinas fait reposer son éthique sur une doctrine de la passivité du sujet. Ce faisant, n’introduit-il pas une confusion conceptuelle ? La subjectivité prométhéenne et rationaliste se rencontre-t-elle seulement dans la « philosophie occidentale », ou désigne-t-elle aussi, pour Lévinas, une structure de la conscience humaine effective? Il semble bien que ce soit ce dernier cas qui doive être retenu, puisque Lévinas réclame des interdits contre le moi et le conatus essendi. Mais alors où se situe cette subjectivité passive qu’il revendique et qu’il décrit ? Est-ce une possibilité de tout homme? Mais comment est-elle possible ? Est-ce le moi-sujet (conatus) qui peut devenir passif et obéissant? Comment? Quand ? Pourquoi ? La seule réponse logique est constituée par le recours aux a priori que nous avons rencontrés (par exemple, la critique de la « philosophie occidentale » et du « sujet ») ou à ceux que nous allons encore rencontrer (ontologie, judaïsme, et théorie du sujet qu’ils sous-tendent).

Ces difficultés ne sauraient être gommées par lidée que la description de « l’âme » comme renoncement et obéissance se trouve dans un ouvrage spécialisé d’herméneutique juive : L’Au-delà du verset. En réalité, il s’agit là d’une doctrine constante et fondamentale de Lévinas : le moi est toujours identique au sujet, et cette subjectivité est en son fond, en sa réalité, « renoncement » et « oubli de soi » », c’est-à-dire « bonté ». On peut lire en effet dans cette somme philosophique qu’est Totalité et Infini: « et comment dès lors ne pas introduire la subjectivité du moi en tant que seule source possible de bonté« . L’être de la subjectivité se révèle donc comme bonté: « le moi se conserve dans la bonté ».

Les difficultés restent en l’état : le moi est-il vitalité prométhéenne et meurtrière, ou bien bonté et renoncement? Le « retournement » opéré contre la « philosophie occidentale » n’est-il pas aussi un retournement à opérer au sein du moi vital ? Mais comment est-ce possible ? Les réponses de Lévinas (nouvelle ontologie, judaïsme, nouvelle théorie du sujet fondant à son tour la théorie de l’âme passive et obéissante) ne seront, nous semble-t-il que des convictions et des professions de foi. C’est ce que nous allons tenter d’établir.

d) Séparation et ontologie de la séparation.

Par sa théorie de l’âme passive et désintéressée, Lévinas identifie donc pratique et théorie; il souhaite aussi aller plus loin en soumettant l’ontologie à l’éthique, et même en proclamant le renversement de l’ontologie, à laquelle se substituerait le primat infini de l’éthique et du commandement. Pourtant, malgré la disparition de l’ontologie traditionnelle, où l’être est la chose et l’objet de la connaissance thématique, il subsiste chez Lévinas une sorte de méditation ontologique centrée, très spécifiquement, sur l’idée de séparation.

On sait que, pour Lévinas, c’est la séparation qui définit la relation entre le même et l’autre et non pas l’unité antérieure comme nostalgie de l’Être, ou l’unité ultérieure comme unification. Cette séparation se situe aussi bien entre l’Infini et le fini, qu’entre les consciences finies elles-mêmes, entre le moi et l’autre homme.

Concrètement, cette séparation s’accomplit comme « psychisme » et subjectivité, mais celle-ci étant ici conçue comme aspiration et désir de l’Infini (sans que pourtant elle ne manque de rien), et non pas comme angoisse, déréliction et souci de soi. La catégorie de la séparation, chez Lévinas, est explicitement opposée à l’idée de chute ou de manque; elle permet (c’est sa fonction) d’inscrire dans la finitude subjective le mouvement de bonté et de renoncement qui la porte vers l’autre homme: « La pensée et la liberté nous viennent de la séparation et de la considération d’autrui… »

Ce concept de séparation nous paraît plus obscur qu’évident, et plus marqué par la surdétermination que par la simplicité. « Séparer » devrait à nos yeux signifier : distinguer, couper, repousser, éloigner et anéantir. Ce sont les contenus de sens mais aussi les étapes effectives de l’action politique de discrimination et de persécution, de sélection, de censure et d’anéantissement. Or, pour Lévinas, il n’en va pas ainsi. Ce qu’il entend d’abord par « séparation » est la simple (mais certes décisive et évidente) distinction qui existe entre deux individus, quel que soit le genre de réalité à laquelle ils appartiennent. Séparation s’oppose d’abord à fusion, et cela, à bon droit : sans la distinction des êtres, leurs relations risqueraient de n’être que confusion unitaire et unification de dissolution. Pour nous, en effet (comme pour Martin Buber), la distinction des termes et des individus est la condition de leur relation véritable, c’est-à-dire réciproque. Or, il n’en va pas ainsi chez Lévinas. Au-delà de la signification distinctive de la séparation, celle-ci reçoit une signification de dissymétrie qui en exclut la réciprocité. Certes, la dimension d’hostilité et de persécution inscrite dans l’idée de séparation (et d’Etranger) est masquée par Lévinas, mais il lui substitue en outre une dimension de non-réciprocité et de passivité dissymétri-que, dimension qui, à notre sens, n’est pas la condition d’une relation authentique mais plutôt son obstacle majeur.

C’est dans cette perspective, pourtant, que va se situer « ‘ontologie » de la séparation. « La fécondité [conjugale] et les perspectives qu’elle ouvre attestent le caractère ontologique de la séparation« . Pour Lévinas, en effet, la fécondité (la filiation par le fils) ouvre sur un temps infini, et exprime la présence de l’infini dans la vie de la finitude : « dans l’accueil d’Autrui, j’accueille le Très-Haut auquel ma liberté se subordonne« . L’être-objet de la « philosophie occidentale » cède la place à l’Infini et celui-ci comme transcendance désigne à la fois l’au-delà de l’être où se situe « Dieu » et pour lequel Platon est loué (tout grec et occidental qu’il soit), le mouvement de l’âme humaine vers l’Absolu, et enfin la responsabilité face à « l’injonction d’un visage« .

L’éthique de Lévinas est donc soutenue par une théorie de la subjectivité passive, théorie plus affirmée que justifiée. Mais, à son tour, cette théorie de la subjectivité passive est soutenue (on ne saurait dire fondée) par une métaphysique qui a valeur d’ontologie: de la passivité à la séparation, la subjectivité se dévoile peu à peu comme désir de l’Infini. De cette passivité non constituante et de cette séparation ontologique, découleraient donc, comme d’une source de légitimité, toute éthique : la réponse obéissante aux Commandements, l’obéissance à l’injonction du visage et la sanctification de la séparation et de la finitude comme manifestation de la transcendance et de l’Infini.

L’omniprésence du thème du visage ne doit donc pas nous masquer l’ordre des idées et la véritable structure du système de Lévinas : c’est en fait l’ontologie (celle de la séparation, c’est-à-dire de l’Infini) qui soutient d’abord une doctrine du sujet (passif et non constituant) et ensuite seulement une éthique (de l’obéissance et de la responsabilité). L’interdépendance et la circularité où se tiennent tous ces concepts ne doit pas nous empêcher d’en saisir l’ordre et la progression véritables. Notre analyse, qui est régressive, permet donc de saisir, croyons-nous, la région ou la couche la plus originelle : il s’agit jusqu’ici de l’ontologie de l’Infini et de la séparation.

Pour établir maintenant que ce domaine originel, chez Lévinas, est en fait un a priori, nous devons procéder à un nouvel examen critique.

Nous avons déjà constaté, à propos du concept de « philosophie occidentale », une certaine distorsion ou un certain flou. Le concept d’une philosophie exclusivement rationnelle et pragmatique est trop déterminé et compréhensif pour être en mesure de subsumer les philosophies intégrales de Platon, Aristote, Plotin, Descartes, Kant, Schelling, Kierkegaard, Heidegger et Bergson. Cette « philosophie occidentale » prométhéenne ne s’appliquerait peut-être qu’à William James, ou encore à celui que nous n’avons pas inscrit dans notre énumération : Spinoza.

e) La polémique anti-spinoziste.

A travers l’étrange rapport de Lévinas à Spinoza, nous pourrons élucider la nouvelle fonction de concept de « philosophie occidentale », et comprendre par là non pas seulement la théorie du sujet chez Lévinas (passif, non constituant et séparé, il s’oppose au sujet kantien), mais encore son ontologie et sa doctrine de l’être (saint, divin et juif, il s’oppose à la conception de l’être chez Spinoza).

La philosophie de Spinoza est paradoxalement la seule qui pourrait, au terme d’une analyse rapide et schématique, entrer dans le concept de « philosophie occidentale » : on ne trouve que chez Spinoza l’idée que l’esprit humain n’est pas une âme mais un conatus, et que ce conatus-esprit est en mesure de connaître l’Être (C’est-à-dire la Nature, les Choses) et de le maîtriser au bénéfice de l’humanité active, rationaliste et pratiquement sans Dieu. Tout se passe comme si, à travers l’occident vitupéré, Spinoza était la véritable cible de Lévinas. Ici se nouent en effet plusieurs paradoxes : Lévinas n’évoque jamais (ni dans Totalité et Infini, ni ailleurs) le fait que Spinoza est le véritable philosophe de l’Infini : la Substance est infinie, le nombre des attributs est infini, chaque attribut est infini, la série des causes est infinie, la seule transcendance est celle de l’infini par rapport au fini. Et ce que l’homme maîtrise n’est pas l’’Être infini dans sa totalité, mais seulement deux de ses attributs, l’Etendue et la Pensée, « maîtrisés » par la connaissance et par… l’éthique. Philosophe de l’Infini et d’un humanisme modeste, c’est encore Spinoza qui oppose connaissance en extériorité (par le premier et deuxième genre) et connaissance intuitive en intériorité (par le troisième genre de connaissance).

Outre ces silences sur la doctrine véritable, voici un second paradoxe : Lévinas conduit une polémique constante contre Spinoza. A la fin de la première grande section de Totalité et Infini, portant sur le Même et l’Autre, Lévinas résume le noyau central de sa doctrine et ajoute : « …cette thèse est aux antipodes du spinozisme« . A cette importante remarque, décisive à nos yeux, s’ajoute le fait que Lévinas opère une distanciation et une polémique contre Spinoza dans L’Au-delà du verset », dans Difficile Liberté, ainsi que dans Noms propres. Ne retenons ici que ce texte crucial: « Nous sommes entièrement de l’avis de Jacob Gordin : il existe une trahison de Spinoza. Dans l’histoire des idées, il a subordonné la vérité du judaïsme à la révélation du Nouveau Testament […]. L’être occidental comporte cette expérience chrétienne […]. Grâce au rationalisme patronné par Spinoza, le christianisme triomphe subrepticement« . Ce texte dit le « non-dit » de Lévinas, ou plutôt exprime et dit en passant ce qui n’est jamais ni affiché ni occulté cependant : le concept de « philosophie occidentale », âprement critiqué à travers Hegel et Husserl, manifeste son contenu décisif à travers la critique de Spinoza : il s’agit de la démarche rationnelle et de la révélation du Nouveau Testament, il s’agit du christianisme.

Or, on s’en souvient, la formation de ce concept de « philosophie occidentale » est dialectique, polémique: il permet sur le plan de l’égologie, de lui opposer une doctrine de l’âme passive et obéissante; et, sur le plan de l’ontologie, il permet de lui opposer… le judaïsme. Car à ce noyau de sens qu’est le christianisme, s’oppose un noyau de sens plus ancien (mais en fait étrangement homogène) et qui est le judaïsme.

C’est après avoir établi cette affirmation (selon laquelle le judaïsme comme doctrine religieuse constitue un nouvel a priori de la pensée de Lévinas), que nous serons en mesure de comprendre et de critiquer l’ontologie véritable qui soutient l’éthique dite de « l’autre homme ».

f) Le judaïsme talmudique.

Il serait à notre sens arbitraire de séparer, c’est-à-dire de distinguer la dimension philosophique de l’œuvre de Lévinas et sa dimension religieuse, c’est-à-dire juive. L’importance de Lévinas réside précisément en ceci : il est le philosophe juif par excellence (ce qui n’est le cas ni de Spinoza ni de Bergson, mais certainement de Philon et de Léon L’Hébreux), à la condition d’identifier, comme croit devoir le faire Lévinas, judaïsme et religion.

Cette position est explicitement et pleinement assumée par Lévinas. Il écrit, dans un chapitre intitulé « La pensée juive »: « Son message fondamental consiste à ramener le sens de toute expérience à la relation éthique entre les hommes – à faire appel à la responsabilité de l’homme« . Mais cette responsabilité est en fait religieuse : « Dire que le sens du réel se comprend en fonction de l’éthique c’est dire que l’univers est sacré […]. L’éthique est une optique du divin« . Et cette religion est celle de Jérémie. Le christianisme, au contraire, issu du judaïsme, paraît aux juifs s’écarter de ces propositions dans une direction où… le judaïsme a entrevu leur altération.

Que ces affirmations soient arbitraires, c’est l’évidence : comment passer du sens éthique de l’univers à son sens sacré (Lévinas retiendra le plus souvent le terme de « sainteté ») sans une décision a priori ? Mais, pourrait-on objecter, ces affirmations figurent dans un texte explicitement religieux ; Lévinas propose peut-être ailleurs une approche philosophique, c’est-à-dire démonstrative ? Il n’en est rien et cette distinction serait arbitraire. On trouve en effet un chapitre intitulé « Philosophie », dans un ouvrage explicitement consacre à l’herméneutique talmudique. Lévinas n’y distingue pas le judaïsme et sa philosophie personnelle, mais situe d’un côté le judaïsme et sa propre philosophie, et de l’autre, pour la rejeter, la philosophie occidentale. Et ces distinctions apparaissent précisément à propos de l’éthique, et, plus précisément encore, de la relation entre liberté (celle du sujet constituant) et responsabilité. Sans jamais nommer Sartre ou Kierkegaard, Lévinas pose que, pour l’Occident, la liberté (qui est toujours, pour nous, celle d’un sujet) est antérieure à la responsabilité et fonde celle-ci. Pour Lévinas au contraire, c’est la responsabilité qui serait antérieure à la liberté et au sujet constituant. Cette justification philosophique s’inscrit dans un ouvrage sur le Talmud. Et elle se poursuit ainsi : cette antériorité de la responsabilité manifeste (aux yeux de Lévinas) « l’autorité même de l’Absolu« . Par ce lien à l’absolu la responsabilité se révèle comme « obligation de répondre« , obligation « où l’obéissance précède l’ordre qui s’est infiltré dans l’âme qui obéit« .

Ces textes qui pourraient paraître répétitifs sont comme des synthèses nucléaires où il nous appartient de déceler non pas un ordre déductif des idées, mais un ordre préférentiel et prioritaire des affirmations. Cet ordre, régressivement reconstitué, est celui-ci: 1) priorité de l’éthique, 2) priorité plus profonde du sujet comme âme obéissante, et enfin 3) priorité plus profonde encore du judaïsme talmudique qui a su affirmer la priorité antérieure et radicale de la responsabilité sur la liberté, cette responsabilité « manifestant » l’autorité de l’Absolu, c’est-à-dire du Dieu biblique tel qu’il apparaît et se nomme dans le Talmud.

Religion et philosophie sont donc bien identiques chez Lévinas. Tout le contenu éthique et « juif » s’intègre dans une vision qui suppose un être qui non seulement s’arrache à la totalité, mais encore ne l’englobe pas ; cette vision suppose aussi des prises de position sur « le temps, le langage, et la subjectivité ». Or, toutes ces affirmations philosophiques s’inscrivent dans un ouvrage non plus seulement sur le Talmud (l’Au-delà du verset), mais sur la « pensée juive » (Difficile Liberté). Notons enfin qu’elles se concluent à la dernière page de ce dernier ouvrage par un appel de note ; et cette note est à notre sens la clef qui commande et révèle l’unité indissoluble de l’œuvre de Lévinas. Elle dit en effet : « Sur l’ensemble de ces thèses : cf. Totalité et Infini, La Haye, Nijhoff, 1961″. Or, remarquons-le : Difficile Liberté est de 1963, L’Au-delà du verset de 1982; la doctrine de Lévinas est donc bien une et constante, et son ultime « fondement » est bien le judaïsme religieux tel qu’il est interprété dans l’orthodoxie talmudique (opposée à la subversion existentielle hassidique, dont se réclamait Martin Buber et dont se réclame encore Elie Wiesel). C’est donc bien Lévinas lui-même qui identifie, approche et associe son grand ouvrage philosophique (Totalité et Infini) et son ouvrage sur la pensée juive (Difficile liberté).

g) L' »illéité » et le « il y a ».

Le « fondement » scripturaire et talmudique de léthique de Lévinas n’est pourtant pas le dernier terme de l’analyse régressive que nous opérons.

Certes, l’enseignement ultime des Écritures est, pour Lévinas, celui-ci: « la révélation juive est d’emblée commandement et la piêté y est obéissance« . Le terme « d’emblée » désigne un immédiat qui est, on l’a vu, manifestation d’une antériorité : « accueil du Très-Haut », « autorité de l’Absolu ». Cette antériorité est donc celle de la Loi en tant qu’issue de Dieu. Lévinas affirme explicitement cette interprétation, ouvrant ainsi le champ à une ultime réflexion métaphysique dont la portée ontologique est plus profonde encore que celle de la dimension humaine de la séparation. Lévinas écrit en effet : « le zim-zum [retrait de Dieu dans la Cabale] est un événement originaire […] la posibilité de penser ensemble, l’Infini et la Loi, la possibilité même de leur conjonction. L’homme ne serait pas simplement l’aveu d’une antinomie de la raison. Par delà l’antinomie, il signifierait une nouvelle image de l’Absolu« .

Quel est cet Absolu ? Quelle est, en fait, la conception que Lévinas se fait de l’Être? Ouel est l’ultime a priori ontologique de la morale juive de Lévinas? Rappelons tout d’abord que Lévinas, critique de la « philosophie occidentale », se situe au-delà de la rationalité. Il doit donc procéder (puisqu’il combat aussi la subjectivité des expériences existentielles) à une position non démonstrative ni discursive des structures ultimes et ontologiques de la réalité. Effectivement, ce sont ces structures qu’il décrit comme « l’au-delà de l’être et du non-être« , le « tiers exclu » qui est « une troisième personne que [Lévinas a] appelée illéité et que dit peut-être aussi le mot Dieu« . Et, puisque cette « illéité » est l’occasion, dans cet ouvrage sur le Talmud, qu’est Au-delà du verset, d’un renvoi au livre En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, on peut dire qu’il s’agit là d’un concept philosophique central dans l’œuvre de Lévinas : la culture juive nous mettrait donc sur la voie d’une relation avec ce qu’il y a de plus profond dans la réalité et qui, en tant qu’Absolu, est l’illeité. Plus précisément : l’Infini qui est au-delà de l’être et du non-être, au-delà de tout ce qui serait appréhendable par un sujet ou comme sujet.

Cet Infini au-delà de l’être, proche parent malgré les dénégations ou les louanges, de ce Bien platonicien « au-delà de l’essence », ne serait-il pas l’Ein-Sof de la Cabale? Quoi qu’il en soit, il est cette réalité transcendante qui échappe à toute détermination (bien que Dieu existe et n’existe qu’à travers ses Noms) et par conséquent à coute connaissance. L’illéité est en effet explicitement posée comme « réfractaire à la thématisation et à l’origine — pré-originaire : au-delà du non-être — autorité qui m’ordonne le prochain comme visage« .

L’illéité est donc une structure neutre (même si, étrangement, Totalité et Infini, au paragraphe 7 de ses conclusions, s’élève contre la philosophie du neutre), et c’est par là, on le sait, qu’elle a intéressé Blanchot (dans l’ouvrage l’Amitié).

Mais un tel domaine ontologique neutre, l’illéité comme effectivité sans détermination, est en fait un a priori puisqu’il s’offre au moi non comme connaissance discursive ou intuitive, mais comme ordre, comme obligation non thématique, antérieure à toute origine et à tout commencement. Ainsi, seule l’obéissance morale livre l’illéité de l’Infini, et celle-ci ne se manifeste que dans la soumission à l’autre. Ici, il n’y a pas de tiers exclu: ou la barbarie, ou l’illéité. En revanche, il y a cercle : c’était le judaïsme qui révélait le primat de l’éthique, mais c’est l’éthique comme soumission au visage de l’autre, qui révèle et manifeste cette illéité qui, à la lettre, est l’Infini neutre, et, en esprit, le divin. Le judaïsme fonde le commandement mais l’obéissance dévoile la Sainteté de l’illéité et du Nom divin. C’est le judaïsme qui nous ouvre à la responsabilité pour l’autre-homme, mais c’est l’expérience de l’autre comme altérité qui nous ouvre à la transcendance, c’est-à-dire au divin, c’est-à-dire au Talmud et à la Cabale.

C’est dire que l’a priori de l’illéité est en fait l’a priori de la Révélation juive. Certes cette révélation n’a rien d’anthropologique ni de magique, elle se constitue comme lecture et interprétation personnelle d’un texte; mais cette herméneutique découvre dans la différence linguistique entre signe et sens à la fois une transcendance et une « sainteté ». La Révélation se donne alors comme obéissance et commandement, comme soumission à la Loi (c’est-à-dire à la Torah). « Obéir au Plus-Haut, c’est être libre”.

Tout se noue : transcendance et subjectivité, divin neutre et responsabilité, éthique et rituel; tout se noue et semble revenir en cercle : mais celui-ci, le voici qui, maintenant, au cœur de la métaphysique, tourne autour du rituel : « Tant il est vrai que la Révélation toute entière se noue autour de la conduite rituelle quotidienne. Et dans la mesure où ce ritualisme, suspendant l’immédiateté des rapports avec la Nature, conditionne, contre la spontanéité aveuglante des Désirs, la relation éthique avec l’autre homme, se trouvera confirmée la conception selon laquelle Dieu est accueilli dans le face-à-face avec autrui et dans l’obligation à l’égard d’autrui”.

Ayant tenté de dégager l’ultime couche ontologique de la morale de Lévinas, nous avons rencontré l’illéité: mais du même coup, nous tombons sur le rite, sur la révélation, et sur le face-à-face. Dès lors une nouvelle question se pose : et si l’a priori ontologique comme identité Neutre et Sainte de l’Infini et de la Loi, reposait sur un événement plus originel qui aurait valeur d’expérience existentielle authentique?

Examinons ce nouveau point. Nous devrons nous rendre à l’évidence : l’expérience visée, totalement différente des expériences décrites par les philosophies du sujet, existentielles ou phénoménologiques, sera certes originale, mais nous la verrons fonctionner comme l’ultime a priori qui devrait fonder les cinq a priori déjà élucidés (passivité du pseudo-sujet, philosophie occidentale, ontologie de la séparation, judaïsme religieux éthique, illéité sainte et infinie au-delà de l’être).

Dans l’ouvrage De l’existence à l’existant, Lévinas propose des définitions nouvelles. L’existant (évoquant le Dasein sans s’y réduire) représente l’individualisation qui prend la forme du conatus et du désir, C’est-à-dire en fait le « moi » (sujet), fruit, on s’en souvient, d’une hypostase opérée par la vitalité. En revanche, l’existence est ici un concept original : différent de la « subjectivité pathétique » se mouvant dans l’angoisse et la déréliction, il désigne en fait le soubassement antérieur à toute subjectivité. Pour en cerner le contenu, nous nous référerons donc à l’ouvrage cité, mais aussi à Totalité et Infini, ainsi qu’à De Dieu qui vient à l’idée.

Dans l’étude « De la conscience à la veille » Lévinas, sous le couvert d’une critique de l’intentionnalité selon Husserl, expose en fait sa propre doctrine de la conscience (en renvoyant d’ailleurs, p. 51 à De l’existence à l’existant). Contestant la pseudo-validité de l’évidence phénoménologique et proposant de Husserl une interprétation qui lui est propre, il fait de la conscience un éveil. Mais, dépassant en effet toute évidence et toute rationalité, Lévinas oppose cet éveil-conscience a une plus vaste « insomnie » métaphysique et ontologique, et voit dans l’éveil l’émergence d’une transcendance, la marque singulière de l’insomnie de l’Être dans le sein même de l’immanence de la conscience. Quand elle s’éveille, la conscience n’émerge pas de l’inconscient, mais d’une réalité-événement qui se manifeste dans la conscience comme sa propre transcendance au-delà d’elle-même; celle-ci se détache en somme sur le fond d’une sorte d’insomnie « immémoriale » et antérieure, située en deçà des identifications du même au même par lesquelles elle appréhende le monde.

Quel est cet événement dont la « veille » consciente atteste l’existence et qui se manifeste au cœur de la conscience, « dans l’âme de l’âme« , signifiant ainsi une transcendance immanente au sujet? Il s’agit, pour Lévinas, « de l’événement impersonnel de l’il y a« .

Par là, Lévinas distingue en fait la conscience et la veille (la conscience lui paraissant trop réflexive et « thématique », gnoséologique). La conscience ne fait que « participer à la veille », et plus profondément à l’insomnie du « il y a ». Celle-ci est « la transcendance déchirant ou inspirant l’immanence, qui, de prime abord l’enveloppe, comme si de l’Infini il pouvait y avoir idée, c’est-à-dire comme si Dieu pouvait tenir en moi« . L’événement originel est donc l’irruption de Dieu dans la conscience, mais en tant que cet événement est « impersonnel » et qu’il précède l’apparition de la conscience intentionnelle.

N’allons pas faire de confusion : « l’insomnie » n’est pas celle de la conscience individuelle comme existant. Elle la précède, la déborde, et la sous-tend. Elle est Dieu-transcendance en tant qu’il est la véritable existence : mais cette existence insomniaque est celle d’un événement impersonnel et ontologique, le il y a. Celui-ci se décrit comme : « remue-ménage de l’il y a”. Seul le il y a mérite donc le nom d’existence. Mais cette existence antérieure et pré-originaire, neutre comme l’illéité, située en dehors de l’être et du non-être, et noyau de sens de tout être et de toute conscience, est une existence bien paradoxale : elle échappe à l’intentionnalité puisqu’elle la précède, et elle tombe donc en dehors de l’évidence, toujours discutable selon Lévinas. Les cadres de l’évidence phénoménologiques sont brisés. Le philosophe le confirme explicitement. Dans le il y a, c’est « comme si » Dieu émergeait dans la conscience : mais ce « comme si  » n’exprime pas « l’incertitude » mais  » L’équivoque ou l’énigme du non-phénomène, du non représentable : témoignage […) de l’idée de l’Infini, de Dieu en moi; et puis, le non-sens d’une trace indé-chiffrable, remue-ménage de l’il y a« .

Mais un événement impersonnel, non représentable et non évident, précédant toute conscience, et, dans son antériorité immémoriale, se donnant comme équivoque et comme énigme, qu’est-ce donc sinon un a priori ? Et cet a priori n’est-il pas l’affirmation (certes insomniaque et non réflexive) de l’Être, puisque l’Infini tout impersonnel qu’il soit émerge dans la conscience réelle et, on s’en souvient, sous-tend et fonde le sens du monde comme sainteté et obéissance responsable. Le il y a, comme existence immémoriale, impersonnelle et transcendante, socle du monde et de sa signification éthique, est donc non seulement un a priori mais un a priori ontologique. Et c’est lui, antérieur à tout être, à tour commencement, et à toute conscience, qui fonde la passivité du sujet et la signification éthique de sa responsabilité : il a toutes les fonctions de l’Être suprême (le Très-Haut) sans en avoir l’intelligibilité, fût-elle simplement opératoire.

Cet Être, n’a-t-il pas au moins une intelligibilité « herméneutique ? Il semble bien qu’il en soit ainsi, mais d’une étrange façon.

Nulle part Lévinas ne signale le fait que le « il y a » se dit en hébreu yesch, et que ce verbe abondamment utilisé dans le Sefer Ha Zoar et dans la Torah, s’emploie à la place du verbe « être » qui, au présent, n’existe pas en hébreu (comme Spinoza le met en relief dans ses Eléments de grammaire hébraïque). Or, Lévinas n’hésite pas à signaler que parole se dit duar. Il n’indique pas non plus le fait que « remue-ménage » est la véritable traduction du « tohu-bohu » biblique.

Voici donc une herméneutique passée sous silence au moment même où elle pourrait livrer le fondement du fondement: ce sont les Saintes Écritures qui donnent le sens et l’idée de l’ultime a priori qu’est l’existence de l’Infini comme insomnie impersonnelle du « il y a ».

h) Une doctrine religieuse et scripturaire.

La philosophie de Lévinas n’est donc pas une introduction à une phénoménologie du sujet comme on le pense assez souvent, mais une doctrine éthique non phénoménologique dont le fondement ontologique est religieux et scripturaire. Il n’y a pas deux philosophies de Lévinas, mais une seule. Il est le philosophe du judaïsme, mais en tant que celui-ci est considéré par lui comme une éthique religieuse à fondement ontologico-scripturaire. L’entrelacement des thèmes et leur dépendance réciproque indiquent non seulement une circularité logique (le judaïsme fonde l’être-existence, qui fonde le sujet-existant, qui fonde l’éthique, qui fonde le judaïsme; ou bien : l’être fonde le judaisme et donc l’éthique, et donc le sujet, qui fonde l’être) mais encore la source unique qui les inspire tour à tour et qui est le judaïsme religieux repensé par un philosophe croyant.

Un thème est particulièrement désigné pour illustrer cette unicité de la source et la polysémie de ses effets. C’est celui de la « séparation », sur lequel il nous faut revenir.

Ce concept, on le sait, apparaît très tôt dans Totalité et Infini. Sa signification est d’abord logique et métaphysique puisque la séparation indique la distance qui sépare le Même et l’Autre dans la recherche de la vérité et dans l’idée de l’Infini: « L’idée de l’Infini – la relation entre le Même et l’Autre – n’annule pas la séparation. Celle-ci s’atteste dans la transcendance« . Mais très vite la dimension métaphysique prend une résonance ontologique puisqu’un hommage est rendu à l’idée monothéiste de création ex nihilo, seule une telle création permettant de poser l’être séparé de la créature par rapport à son créateur, comme la filiation pose l’être séparé du fils qui, pour être vraiment fils, doit être autre que le père. Ainsi « l’originalité de la séparation » consiste dans « l’autonomie de l’être séparé« .

Le concept de séparation, avons-nous dit, est sur-déterminé. Il prend aussi une signification psychologique comme jouissance éprouvée par le moi. Celui-ci, dans la jouissance, se séparerait du monde et retournerait sur lui-même : la séparation, ici, est retour du même sur le même. Mais dans cet « égoisme […], [dans] ce bonheur où sidentifie le Moi – le Moi ignore autrui« , pense Lévinas. Ce Moi, que Lévinas désigne comme « Moi athée, dont l’athéisme est sans manque » et qui est doué de « vie personnelle« , ce Moi se dépasse dans le Désir qui lui vient de la présence de l’Autre. Selon Lévinas, c’est donc le Désir métaphysique qui permet au Moi de sortir de lui-même, de s’ordonner à l’Infini, et de réaliser comme une « inversion », sacrifiant son bonheur à son Désir. « En lui, l’être devient bonté » et « préoccupé d’un autre être« .

Or, nous connaissons le sens éthique de cette bonté chez Lévinas: il n’est que religieux. Il s’agit de la responsabilité où le Moi se soumet passivement à l’obéissance et au service de l’autre en tant qu’autre. L’autre homme est alors, par l’injonction de son visage, l’Etranger, l’être séparé de moi mais plus important que moi-même. Le Désir de l’Infini, suscité par le Désirable, s’exprime aussi dans cette dissymétrie radicale qui sépare le Moi et l’Autre. Cette séparation du Moi n’est pas la réciproque de la transcendance de l’Autre : elle est un fait premier. Et celui-ci s’impose dans une expérience morale: « ce que je me permets d’exiger de moi-même ne se compare pas à ce que je suis en droit d’exiger d’autrui« . Pour Lévinas, la séparation est donc constitutive de l’obligation à l’égard de l’autre, et C’est pourquoi la relation éthique est une relation dissymétrique et non réciproque. Il s’oppose en cela à Martin Buber, chez qui, nous l’avons montré plus haut, le fondement de l’éthique est la relation pleinement et authentiquement réciproque, toujours possible quelles que soient les déterminations dites anthropologiques.

C’est le concept de « Sainteté qui va permettre d’unifier les divers sens de la séparation. « La sainteté évoque dans la pensée rabbinique, avant tout, la séparation« . Séparation onto-logique entre l’homme et l’Infini, ce Dieu qui est au-delà de l’être, séparation éthique du Moi face à l’autre considéré comme tel et non comme un autre Même, séparation rituelle enfin, en ce sens que le rite interrompt la spontanéité égoïste du conatus, axé sur le monde par le besoin et non par le Désir. Seule la séparation-jouissance semble n’être pas de l’ordre de la sainteté ; mais à y regarder de plus près, la jouissance érotique, lorsqu’elle est conjugale et orientée par la filiation, comporte, elle aussi une aura de sainteté : elle seule, par cette filiation, dévoile la transcendance du temps, ouvrant ainsi sur la transcendance de l’Infini, et réalisant une victoire sur la mort.

Séparé du monde par la jouissance et par le rite, séparé de l’autre par la dissymétrie de la bonté, séparé de l’Infini par l’immanence de la finitude, le Moi éthique serait-il, chez Lévinas, condamné à la solitude et au désespoir ? Il n’en est rien. C’est que, d’abord, le Moi éthique a renoncé au bonheur pour faire surgir la Sainteté. Et surtout, la séparation comme sainteté est constitutive d’Israël comme peuple. Il ne s’agit pas tant ici de l’Israël historique que du concept même d’Israël : « le Judaïsme rattache le divin au moral […]. Pour que l’égalité puisse faire son entrée dans le monde, il faut que les êtres puissent exiger de soi plus qu’ils n’exigent d’autrui, qu’ils se sentent des responsabilités dont dépend le sort de l’hu-manité, et qu’ils se posent, dans ce sens, à part l’huma-nité. Cette position à part des nations – dont parle le Pentateuque – est réalisé dans le concept d’Israël et de son particularisme« , c’est-à-dire dans le concept d’élection: « Election qui n’est pas faite de privilèges mais de responsabilités« .

La séparation est donc comme un concept source, la véritable matrice originaire et unificatrice de tous les concepts ici rencontrés. Dans ce concept se rassemblent, s’enchainent et se répondent réciproquement les idées d’élection juive et de sainteté, d’altérité et de responsabilité, d’obéissance et de transcendance, de rite et de moralité, de bonté et de sacrifice, de parole et d’herméneu-tique, de filiation et d’infini.

Ainsi, le concept de séparation révèle, dans une lumière particulièrement vive, le fait que le système entier des concepts, chez Lévinas, résulte non d’une argumentation rationnelle (qu’il récuserait), mais de la position d’une série d’a priori que nous avons tenté d’ordonner. En dernière analyse, la séparation se fonde sur la « sainteté » d’une expérience originelle et première, l’expérience simultanée de l’injonction du visage, de l’émergence du divin par le « il y a », et de l’élection d’Israël.

i) Autres questions critiques.

Après avoir mis en évidence la circularité des concepts faisant système, nous devons tenter d’en examiner la cohésion et la validité interne. Il ne peut s’agir ici que d’une esquisse en forme de questions.

Posons d’abord la question sémantique. Ce Dieu impersonnel qui n’est ni être ni non-être, n’est-il pas en fait l’Être suprême, mais décrit et connu par des déterminations morales telles que la kenose (manque et humilité), la charité, la bonté et la justice, l’infinité créatrice, la sainteté? Ce que Spinoza dégageait par son exégèse de la Bible pour en faire la critique (Dieu n’est pas « connu », dans la Bible; ce terme de « Dieu » désigne seulement des déterminations morales et humaines, ses « décrets » étant les lois de la Nature), Lévinas veut le constituer comme réalité par son herméneutique : à ses yeux, Dieu est une réalité vraie et ontologique. Mais n’est-il pas simplement, en fait, l’Etre traditionnel, source de la morale et repensé par la théologie négative ?

Une autre question se pose dès lors : peut-on identifier au judaïsme cette doctrine religieuse de l’Être saint et transcendant? Le judaïsme n’est-il qu’une religion ? Max Weber ou Baron ne permettraient-ils pas une définition sociale, historique et culturelle de ce peuple qui a inventé Dieu ? Ce judaïsme, religieux selon Lévinas, est-il le seul possible ? Quelles sont la place et la portée du Hassidisme? La Cabale n’est-elle pas en fait un athéisme? — Autre question, inverse et symétrique : une doctrine de la responsabilité et de la bonté, fondée sur Dieu, ne peut-elle se rencontrer en dehors du judaïsme? Quels sont les liens internes du judaïsme de Lévinas et du christianisme de Lavelle par exemple?

Voici une question plus fondamentale : une croyance religieuse est-elle en mesure de fonder une éthique? L’obéissance à un commandement d’origine transcendante permet-elle de reconnaître et d’exalter la valeur personnelle et absolue d’un sujet ? N’y a-t-il pas déplacement vers la transcendance ou substitution de priorité ? Une telle « éthique » n’est-elle pas, en fait, comme nous le disions au début, la négation pure et simple du sujet?

Sur le plan strictement éthique, la responsabilité à l’égard de l’autre est-elle aussi originelle et immédiate que le pense Lévinas ? S’il en était ainsi, comment s’expliquerait la violence à la fois universelle et dépassable ? D’autre part, comment s’opérerait le passage de la vitalité du conatus à la responsabilité éthique ? Comment ce passage serait-il possible si le sujet n’était qu’un moi?

Si la réciprocité est récusée, comment comprendre le sentiment ou le devoir de responsabilité de l’autre à mon égard ? Si je suis seul à devoir obéir et me soumettre, comment le monde sera-t-il pacifié ? N’est-ce pas le refus de la réciprocité qui pose d’abord la séparation et engendre ensuite la violence? En récusant la réciprocité, n’a-t-on pas confondu réciprocité et simple calcul contractuel et réversible ? Si la relation réciproque, sans calcul d’intérêt, n’est pas le fondement de l’éthique, qui pourrait affirmer que la relation de soumission à l’autre n’est pas une relation de domination ? Sans réciprocité, qui pourra dire de quoi il retourne ?

Si la relation éthique s’appuie sur la séparation, qui pourrait démontrer que la séparation est affirmatrice d’autrui et non pas négatrice? Peut-on, sans dommage, confondre séparation et distinction ? Si les consciences sont séparées et dissymétriques, comment savoir si le don est sincère et généreux, ou s’il est au contraire inspiré par la présomption, la libéralité narcissique, la tentative de captation et de domination, ou le simple conformisme social et religieux ? Seules la réciprocité vraie et l’analyse phénoménologique approfondie pourraient en décider. En clair : seule une théorie affirmative du sujet peut fonder une éthique.

Le sentiment du « devoir » est-il d’ailleurs vraiment une préoccupation sincère pour autrui? Le devoir n’exprime-t-il pas plutôt l’aliénation de la liberté par une autre liberté qui seule ordonne et fonde ?

Pourquoi, d’autre part, la jouissance serait-elle égoïste et séparée? La jouissance authentique n’est-elle pas réciproque et partagée? Se réjouir de soi est-il possible sans que l’autre se réjouisse de nous, et nous-mêmes en même temps de lui ? Est-il quelque chose de plus équivoque que la bonté?

Si, en outre, le sujet est séparé de l’Infini et du monde en même temps qu’il est séparé d’autrui, n’est-il pas, dans l’appréciation de lui-même, menacé d’une inflation si présomptueuse qu’elle frôlerait le délire, pour simplement parler à ce propos comme Hegel ?

A propos du sujet, justement, est-il si évident que la conscience humaine ne puisse se définir que comme moi captateur et conquérant, et qu’elle ne soit en mesure de se tourner vers l’autre que sous l’effet d’une révélation irrationnelle et transcendante? Est-il si évident que la conscience ne puisse jamais fonder ni ses actes ni ses discours, et qu’elle ne soit elle-même qu’en se soumettant à ce qui n’est pas elle, et en appelant cette soumission liberté et responsabilité ? La conscience peut-elle être réellement passive? Peut-on réellement nier le sujet, sans procéder en fait à une dénégation?

N’est-il pas possible et impérieux de construire, dès lors, une autre théorie du sujet et de la relation à l’autre sujet ?

D’autre part, à propos du sujet parlant, l’herméneutique de Lévinas a-t-elle épuisé toutes les définitions et les formes possibles de l’interprétation ? Selon Lévinas, la distance entre le signe et le sens, ainsi que la liberté de l’interprétation manifesteraient la spiritualité du texte et seraient la marque même de sa sainteté ; la transcendance de l’esprit et celle du divin ne feraient qu’une, attestée par le texte lui-même et le travail d’exégèse. L’ambiguïté et la polysémie du langage seraient la marque même du divin, l’évidence de la transcendance dans le texte qui, dès lors au-delà de lui-même, se révélerait comme le réceptacle de la Sainteté.

Comment souscrire à ces interprétations sans une croyance préliminaire antérieure à toute herméneutique? Tout texte n’est-il pas polysémique, ambigu et distancié par rapport à lui-même ? Tout texte n’est-il pas le terreau d’une riche moisson d’interprétations ? Tout texte ne dit-il pas la présence du temps, ce temps de l’écriture, de la lecture, de la compréhension, de l’interprétation ? Pourquoi seules la polysémie et la distanciation du texte du Talmud seraient-elles le signe de la sainteté? Et sur quels arguments s’appuie, d’ailleurs, l’identification d’une distance linguistique (signe/sens; présent/futur ; lettre/interprétation; matérialité/signification; signe/ signifiant/signifié) et d’une sainteté métaphysico-religieuse? Pourquoi l’excès du sens sur le signe manifesterait-il la présence du divin et non pas celle, plus probable, de la conscience humaine comme activité symbolique de dépassement et d’invention? Il faut se rendre à l’évidence : l’herméneutique de Lévinas, plus fondamentale dans son œuvre que la phénoménologie, est un postulat socio-religieux qui a la forme d’un acte de foi.

S’il en est ainsi, l’œuvre de Lévinas pose une question centrale, que tout le Moyen-Age s’était déjà posée sans parvenir à la résoudre : quels doivent être les rapports de la philosophie et de la religion? Lévinas (que nous considérons comme le Maïmonide de notre temps) répond clairement pour lui-même : la philosophie ne saurait être que la servante de la théologie. Il écrit : « … si entre l’âme et l’Absolu peut exister une autre relation que la thématisation, le fait d’en parler et d’y penser en ce moment même […] ne signifie-t-il pas que pensée, langage et dialectique sont souverains par rapport à cette Relation? Mais le langage de la thématisation dont nous usons en ce moment a peut-être été rendu seulement possible par cette Relation, et n’est qu’ancillaire« .

Mais affirmer n’est pas établir. Est-il certain que philosophie et religion doivent entretenir une relation, quel que soit le sens de cette relation ? La philosophie n’est-elle pas le lieu du langage réflexif, ce langage qui se propose sinon de résoudre du moins de poser tous les problèmes gnoséologiques, éthiques et existentiels, dans leur relation au sujet ré-flexif? La philosophie n’est-elle pas dès lors le tout-autre de la religion, et cela sans ambiguïté ? Lévinas doit être pensé, en même temps que Kierkegaard et les autres existentiels chrétiens, comme un auteur religieux et non pas en toute rigueur comme un philosophe, et encore moins comme un philosophe du sujet.

j) La signification éthico-ontologique de la dénégation du sujet par Lévinas.

Au terme de cette étude critique nous sommes en mesure de formuler plus précisément la question du début, en y apportant une réponse : la négation du sujet, chez Lévinas est-elle d’origine philosophique (comme chez Sartre) ou d’origine morale (comme nous en faisions l’hypothèse) ? Cette négation dénégatrice, qui condamne le conatus tout en exaltant la responsabilité, nous avons vu qu’elle est en effet d’origine éthique, en première analyse. C’est en raison d’une conception moralisatrice que, au nom du désintéressement, Lévinas condamne le sujet (qu’il croit n’être que prométhéen et vitaliste) construisant après coup une philosophie du même et de l’autre qui justifierait et la condamnation de la connaissance par le même, et la condamnation du sujet comme ipséité, cette condamnation morale valant comme négation et destruction du sujet.

Mais nous avons opéré une seconde analyse: il nous est alors apparu que le schématisme et le caractère conventionnel du sujet (conatus et instinct) découlaient d’une affirmation antérieure et plus pro-fonde, qui était l’affirmation religieuse de la transcendance et de la sainteté. La motivation de la dénégation condamnait en retour celle-ci à n’être qu’une formule et un formalisme, incapables de recevoir une fonction sérieuse dans l’élaboration d’une doctrine autonome du sujet.

De ce résultat critique nous pouvons dégager une tâche : avant d’entreprendre l’analyse directe du sujet existentiel nous devons esquisser une critique de l’herméneutique telle que, dans l’héritage de Heidegger, Lévinas lui-même la définit et selon laquelle la structure même du langage conduirait à la négation d’un sujet réellement immanent et pleinement autonome. C’est en examinant la doctrine de Paul Ricoeur que nous pourrons accomplir cette tâche et mieux préparer nos propres analyses.

(Robert Misrahi, La problématique du sujet aujourd’hui)

LA PENSÉE DE L’ÊTRE CONTRE L’IPSÉITÉ : Martin HEIDEGGER.

Un examen de l’ouvrage fondamental de Heidegger nous convainc dès l’abord que le propos de l’auteur, tel qu’il le définit lui-même, n’est certainement pas la constitution d’une philosophie du sujet. L’importante Introduction, tout entière consacrée à l’  »exposé de la question du sens de l’être« , précise bien que la phénoménologie telle que Heidegger la comprend est une herméneutique parce qu’elle se propose d’expliciter le sens de ce qui est caché, c’est-à-dire de l’être. La phénoménologie est la science de l’être de l’étant, c’est-à-dire une ontologie d’un style qui se voudrait neuf par rapport à l’ontologie classique.

Pour accéder à la connaissance de cet être qui fonde « l’étant » particulier qu’est l’homme comme Dasein, on sait que Heidegger se propose de passer par un double détour : l’analytique du temps et l’analytique de la vie quotidienne. Or cette démarche se situe elle-même et se définit en son point de départ comme radicalement opposée à la démarche cartésienne du cogito. Pour Heidegger « le lien essentiel du temps et du Je pense demeure en pleine obscurité« , et cela parce que Descartes « laisse indéterminé dans ce commencement radical [qu’est le cogito su] le mode d’être de la res-cogitans, le sens d’être du sum « . L’auteur reprend cette idée dans le Chap. I § 10: « Descartes a examiné le cogitare de l’ego. En revanche, il néglige complètement le sum, bien que celui-ci ait été posé tout aussi originellement que le cogito. L’analytique pose la question ontologique de l’être du sum. C’est celui-ci qu’il faut d’abord examiner si l’on veut ensuite saisir le mode d’être des cogitationes« .

Il n’y a pas là, simplement une critique du substantialisme cartésien hérité de la scolastique et que Heidegger combat dans un vaste projet de « destruction de l’histoire de l’ontologie classique« . Au delà du substantialisme ce qu’il vise est l’évidence même du moi. Il affirme: « en partant d’un Moi et d’un sujet immédiatement donnés, on manque absolument la réalité phénoménale de l’être-là« . Et il poursuit : « Toute idée de « sujet »— à moins quelle ne soit préalablement explicitée par une détermination ontologique fondamentale — continue de participer ontologiquement à la position d’un subjectum […] si vivement qu’on s’oppose, au plan ontique, à toute idée d’une substance de l’âme, à toute réification de la conscience« .

Ainsi, dès l’Introduction et les premiers chapitres de l’Être et le Temps, se lient en faisceau les principales tâches et les principaux concepts de la doctrine heideggerienne. Sa phénoménologie, à la différence de celle de Husserl, ne se propose pas de porter plus loin la tâche de Descartes qui est de décrire l’évidence des actes de pensée d’un sujet. Elle se propose de dévoiler, comme herméneutique, cela qui dans l’étant singulier qu’est l’homme est « caché » dans une « dissimulation » qui ne peur être explicitée que « d’une manière détournée« . C’est pourquoi la phénoménologie est une ontologie. Cette ontologie, on le sait, souhaite se différencier de la philosophie proprement dite et se constituer comme pensée de l’être: dans les « Entretiens de Davos » avec Cassirer, Heidegger affirme que théologie et philosophie sont deux disciplines complémentaires qui doivent s’intégrer dans un genre plus vaste qui est cette « pensée de l’être ». En outre, l’Être et le temps dirige clairement cette « ontologie » contre l’idée même de sujet, c’est-à-dire contre l’ipséité évidente et présente à elle-même. Aux yeux de Heidegger les critiques explicites d’un quelconque substantialisme du sujet, telles qu’on les trouve chez Husserl, n’ont aucune importance puisque de toute façon (affirme Heidegger) le terme même de sujet implique un substrat et comporte forcément une signification traditionnelle réifiante.

Le propos de Heidegger est parfaitement explicite et clair : dire l’être de l’étant et notamment de cet étant qu’est le Dasein. De cette idée fort connue désormais on doit dégager le sens qui s’affirme d’ailleurs clairement lui-même : cette ontologie ne vise pas à dire ce qu’est le sujet, ou l’homme comme sujet, mais à dévoiler l’être « transcendant » qui fonde, en son sein, toute réalité ontique, tout étant. Le sujet et l’ipséité ne sont, pour Heidegger que des désignations chosifiantes si elles ne sont pas intégrées dans la doctrine d’un être antérieur qui les fonde.

Cette ontologie, Heidegger la dit à la fois « phénoménologique » et « herméneutique« , mais elle n’est évidemment pas phénoménologique au sens husserlien, c’est-à-dire comme description d’un sujet donné à lui-même dans une réflexivité évidente. Un sujet immédiatement donné est pour Heidegger une illusion et l’ontologie doit opérer un détour par le temps et la banalité quotidienne pour être en mesure de dire l’essence de l’étant, c’est-à-dire son être. Nous arrivons ainsi au noyau même de la doctrine : s’opposant à toute philosophie du sujet il souhaite élaborer une doctrine de l’être qui sera d’abord, en fait, une doctrine de l’être du Dasein. Ce qui est remarquable c’est que, malgré l’obscurité de l’être, maintes fois répétées, Heidegger n’hésite pas à se dire très vite en mesure de préciser où se trouve cet être et quelle est sa détermination principale en ce qui concerne l’homme : « L’essence de l’être-là réside dans son existence« .

Il semble qu’il n’y ait là qu’une idée simple et évidente : le Dasein est existence et non pas âme ou sujet. En réalité nous sommes en présence d’une doctrine complexe qui, dès les premières pages, pose plus de problèmes qu’elle n’en résout.


Cette « existence » qui est l’essence de l’être-là est donc son être. Heidegger écrit : l’existence est « la détermination d’être qui ne convient qu’à l’être-là ». C’est dire que l’être englobe ou fonde plus d’étants que le seul étant humain qu’est l’être-là. Mais se pose alors la question de savoir sur quoi repose cette affirmation dès lors que Heidegger a récusé l’évidence du cogito et des données immédiates d’un sujet. Si l’être est obscur, et distinct de l’étant, comment l’étant peut-il pratiquer l’herméneutique? Et sur quel argument repose l’affirmation selon laquelle l’existence a la dignité de l’être et constitue en effet l’être et l’essence de l’être-là ? Si les termes ont des sens distincts, c’est en effet sans preuve que Heidegger affirme que « C’est de l’être lui-même que, pour cet étant, il y va. »

Tout se passe en fait comme si, en faisant de l’existence l’essence de l’étant, c’est-à-dire son être ontologique, Heidegger distinguait l’étant et l’être d’une façon assez radicale pour inclure l’étant ontique dans un être plus vaste, à la fois immanent et transcendant : nous sommes dès lors situés, sans autre argument que l’affirmation, dans une sorte de perspective plotinienne qui ne dit pas son nom mais qui diffuse une obscure lumière crypto-religieuse voilée derrière le vocabulaire de l’ontologie.

Une autre difficulté apparait dans le rapport de cet être existence à l’ipséité. Pour Heidegger l’être du Dasein comporte deux caractères : il est d’abord existence (ce qui entraine l’obscurité quant au rapport de l’étant et de l’absolu, comme on vient de le voir) ; il implique ensuite l’être-mien. Cette référence à l’être-mien est explicitement rapportée à l’usage nécessaire du pronom personnel dans l’expression « je suis », « tu es », pour désigner cet être-mien. Mais quel sens peut avoir le pronom « Je » dans une perspective qui a évacué le sujet ? Si nous posons la question « qui parle ? », l’existant sera dans l’incapacité de dire « moi » puisqu’il n’est pas sujet dans l’évidence d’une intuition; et Heidegger lui-même serait bien empêché de répondre « c’est moi qui parle » puisqu’il n’est qu’un Dasein non-sujet, semblable à tous les étants humains « déchus » dans l’anonymat et le bavardage de l’existence ontique. Et pourtant il parle, et en son nom. La difficulté est considérable: elle consiste dans l’impossibilité où se trouve la doctrine (l’énoncé comme contenu) de rendre compte d’elle-même (le fait de sa propre énonciation) si elle se réfere exclusivement au contenu de ses affirmations. Seule une théorie du sujet permettrait de résoudre ces difficultés mais c’est précisément une telle doctrine que Heidegger souhaite détruire.

Mais les linguistes, et notamment Benveniste, l’ont montré : dès que le langage est donné, le Je est donné puisque c’est lui, comme première personne, qui organise le langage. La vérité est que la négation du sujet par Heidegger, opérée au nom de l’ontologie de l’être caché, n’est en réalité qu’une dénégation, c’est-à-dire une négation affichée malgré le sentiment obscur de son contraire, et affichée précisément contre l’existence du sujet lui-même en première personne. S’il n’en était pas ainsi, qui donc aurait opéré la réflexion déployée dans l’Être et le temps sur l’existence quotidienne ? La contradiction est telle que Heidegger lui-même va le reconnaître comme un aveu : « l’étant, comme existence, est un qui« .

Cette difficulté (l’existence d’un discours écrit et argumenté qui prétend cependant n’être le discours de personne et qui barre la compréhension de sa propre possibilité) est étroitement reliée à une autre obscurité : la conception heideggerienne de l’accès à l’être. Cet accès, on l’a vu, se réalise dans le détour par le temps et par la banalité quotidienne. — Mais quel est le véritable sens de cet accès à l’être ? S’agit-il de la connaissance de l’être? Il s’agirait alors de la connaissance par un existant de l’existence elle-même comme essence de l’être. Mais comment cette connaissance est-elle possible dès lors que nulle place n’a été faite à la réflexion ? L’existence peut-elle connaître quoi que ce soit ?

Peut-elle, plus précisément, connaître et fonder l’affirmation selon laquelle l’existence est l’être du Dasein, son essence c’est-à-dire son être ? On reste perplexe si l’on songe que Heidegger rejette non seulement la validité de l’évidence d’un suiet donné immédiatement, mais encore toute évidence relative à l’être: « Le concept de l’être est au contraire le plus obscur« . Et encore: « Le recours au critère d’évidence en matière de concepts philosophiques fondamentaux est en soi suspect« . De l’aveu de l’auteur tout est ici dissimulation et obscurité : le sujet n’est pas une donnée valable, l’essence du Dasein est cachée, l’être est à la fois obscur et oublié. — Mais comment, dans ces conditions, l’existant philosophe qui écrit sur l’existence peut-il savoir que dans l’existence c’est de l’être qu’il s’agit, ou que l’existence, comme essence de l’étant, possède la dignité de l’être? Qui (ou quoi) autorise un existant simplement ontique et empirique, privé de la lumière de la réflexion, à déceler en lui-même quelque chose qui ait valeur d’être? Heidegger répondrait sans doute qu’il s’agit là d’une « compréhension pré-ontologique ». Mais n’est-ce pas là une intuition qui, comme telle, tombe sous le coup de la critique de l’évidence ?

A cette objection on pourrait répondre que Heidegger se situe délibérément dans la perspective de l’existence et non dans celle de la connaissance. Il évoque, dès les premières pages, le concept kierkegaardien de répétition : l’obscurité du sens de l’être « démontre la nécessité fondamentale de soumettre la question du sens de l’être à une répétition« , Mais cette référence à Kierkegaard ne constitue pas un argument, elle a seulement une valeur révélatrice : nous sommes peut-être dans une perspective plus proche de la foi qu’il n’y paraît, et cette perspective éclaire une autre affirmation sans preuve: il s’agit de la certitude de Heidegger quant au fait que l’existence est « contrainte » d’avoir à être, et « qu’il y va de son être dans son existence« . L’être se dévoile alors comme « transcendant » par rapport à l’étant ontique. Et les affirmations se succèdent en chaîne : l’être est antérieur à l’étant puisqu’il le fonde, et le sens de cet être (le « destin » du Dasein et du peuple dira Heidegger en d’autres pages) dépend de l’étant qui en a dès lors la responsabilité tout en étant contraint à cette responsabilité.

Heidegger récuse à l’avance toute recherche de preuves ou de justifications puisqu’il nie la validité de l’évidence de la réflexion sur soi-même ou sur l’être. Tout se passe comme si l’herméneutique non husserlienne permettait de donner libre cours à toutes les interprétations du monde et de la réalité. Car il s’agit bien « d’interprétation« , selon les propres termes de Heidegger ; mais une interprétation sans sujet ni rationalité risque fort de basculer dans l’arbitraire. — C’est précisément ce qui semble se produire à propos de l’être du Dasein. Heidegger écrit : « pour l’interprétation ontologique de son existence, [il y a lieu] de développer la problématique de son être à partir de l’existentialité de son existence« . En laissant de côté le risque de verbalisme et de nominalisme tautologique admettons que la phrase ait un sens: elle signifie alors qu’il y a lieu de rechercher l’essence de l’existence à travers des « existentiaux« , ces dimensions fondamentales de l’existence qui, à l’instar des « catégories » pour les choses, permettent de dégager les opérations ou les structures essentielles d’un être. Mais on aboutit alors au résultat suivant : pour saisir l’être du Dasein il faut passer par le détour de l’existence, celle-ci étant son essence c’est-à-dire son être; mais pour saisir cette existence et appréhender son essence, il faut passer par des existentiaux. On est alors en présence non seulement d’une régression à l’infini (saisir l’essence de l’essence de l’étant), mais encore d’une décision arbitraire dans l’arrêt de cette régression et dans la dénomination de cet arrêt : car voici qu’il s’agit, dès ce premier chapitre, de la banalité quotidienne.

Pour dire l’essence de l’homme, c’est-à-dire son être le plus profond, soustrait à l’évidence, « oublié« , et caractéristique de l’être-là comme une essence caractérise un être par privilège sur tous les autres caractères, Heidegger choisit la banalité quotidienne. Parce qu’on ne peut pas « construire l’être-là en partant d’une idée concrète possible de l’existence, l’être-là ne sera pas interprété selon la distinction d’une manière déterminée d’exister, mais au contraire on aura à le découvrir dans la manière indifférente sous laquelle il nous apparaît de prime abord et le plus souvent… Nous appelons cette indifférence quotidienne de l’être-là son être ordinaire et moyen« .

L’arbitraire, ici, est alors patent : après avoir critiqué l’évidence phénoménologique, voici que Heidegger élève au niveau de structure existentiale quelque chose qui « apparaît de prime abord« . Mais l’auteur affirme sans arguments deux thèses qui s’entremélent et qui font difficulté: comment l’étant (Heidegger est un étant) acquiert-il la certitude que la banalité quotidienne lui révélera l’essence de l’exis-tence, c’est-à-dire l’être même? Comment, parmi toutes les manières possibles d’exister, se justifie la sélection de la banalité quotidienne comme lieu privilégié de l’herméneutique? Ce qui est caché là, n’est-ce pas une sorte de mépris pour l’humanité ordinaire, oublieuse de l’être et de son destin ? S’il n’en est pas ainsi d’où vient ce privilège thématique de la modalité indifférenciée, neutre et moyenne de l’existence?

Nous sommes ainsi conduit à la seconde thèse qui, à propos de la banalité quotidienne, ressortit de l’arbitraire. Il s’agit du contenu même de cette existence banale. Sur quels critères repose la validité de la description qu’en donne Heidegger? Pourquoi le choix des termes de « chute » et de « déréliction » (ou être-jeté, ou déchéance). Est-là le seul contenu possible de la banalité quotidienne? Pourquoi ne pas décrire et critiquer l’existence banale faite de compétition, de volonté de puissance ou de pragmatisme? La pré-occupation et le souci des gens « ordinaires » n’expriment-ils pas souvent, et avec simplicité, la responsabilité et l’amour ? Le langage quotidien et la parole ordinaire, plus que « bavardage« , ne sont-ils pas l’expression directe et pudique d’une communication et d’une présence mutuelle ? — En fait, les modalités concrètes de l’existence moyenne sont en nombre infini et Heidegger a visiblement opéré parmi elles un choix « stratégique », excluant par exemple la joie pour retenir l’angoisse. L’affirmation d’une modalité indifférenciée de l’existence est une pure abstraction puisque, dans la vie réelle, toute existence est spécifique et comporte un contenu et une modalité affectifs, pratiques, etc. Que cette existence neutre soit une pure abstraction, cela est confirmé par les analyses de Heidegger lui-même : toute la description de la banalité quotidienne va devenir analytique du souci. Celui-ci devient rapidement la dominante de la description et manifeste rétro-activement le caractère stratégique et orienté de cette description: elle est tout entière dirigée vers son aboutissement, le souci, l’angoisse et la mort.

Cette stratégie se dote d’un second instrument: dire l’être de l’étant humain non seulement comme « existentialité« , mais comme « Temporalité« . A travers le temps, l’analytique du souci peut se diriger vers l’angoisse et, par une herméneutique non rationnelle et de libre interprétation, faire de cette angoisse le révélateur d’abord et le contenu spécifique ensuite de l’authenticité de l’être-là. A travers l’angoisse l’être même de l’étant se révélerait dans son authenticité comme être-pour-la-mort.

L’interprétation ontologique est donc ici l’analyse d’une certaine forme de l’existence arbitrairement choisie, celle qui, par une obscure référence à un être qui l’enveloppe et la transcende, se révèle comme « souci« , comme « appel« , et comme « être-pour-la-mort« . Rien n’est dit sur d’autres formes possibles de « banalités » telles que les cultures existant à travers le temps et l’espace en fourniraient d’innombrables exemples. On décrète au contraire que toutes ces formes de la vie populaire manifestent oubli de l’être, fuite de la mort et chute dans la déchéance. Ainsi, par une stratégie de choix sélectifs et de régression indéfinie se construit une doctrine générale qui se donne pour la vérité même de l’existence humaine.

Mais ce système, privé qu’il est de toute référence à l’ipséité d’un sujet rationnel et réfléchissant, risque de fonder l’image partielle qu’il donne de l’existence sur une pétition de principe : c’est parce que le Dasein (ou être-la) est déjà décrit comme souci, c’est-à-dire  » (d)échéance » et « facticité« , qu’on peut déceler en lui la signification de la temporalité comme être-pour-la-mort, oublié ou révélé. C’est une stratégie orientée qui a présidé à cette analyse : pour être en mesure de relier le temps, la mort et l’authenticité, Heidegger commence par décrire l’existant comme souci. Mais le souci et la préoccupation ne sont que des éléments parmi d’autres possibles, d’une existence qui, en tant qu’ipsité, peut se conférer à elle même de multiples modalités d’existence.

Ce qui est donc en jeu, ici. c’est la liberté même de l’existant, et la contingence des modalités existentielles selon lesquelles il peut déployer sa propre temporalité. Tour se passe donc comme si, en se proposant de décrire l’existence sans passer par la réflexion d’un sujet véritable, Heidegger avait oublié la liberté. Tour se passe comme si une existence sans sujet était une existence sans liberté, ou comme s’il fallait nier l’évidence du sujet et de sa liberté pour permettre l’entrée de l’existant dans l’authenticité de l’être pour la mort.

Une fois encore on a manqué une description sinon intégrale du moins objective et ouverte de cela qui constitue l’être homme, et cela parce qu’on a dissocié existence et subjectivité dans l’intention il illusoire d’inscrire l’existant dans « L’authenticité* d’un Etre finalement sans déterminations et conçu simplement comme transcendance cachée. En fait, c’est dans le vide angoissant de la mort que la philosophie heideggerienne a tenté d’enfermer l’existant.

(Robert Misrahi, la problématique du Sujet aujourd’hui)

la morale face au bonheur et la nécessité d’une éthique véritable

Ainsi, le rapport de ce que l’on entend traditionnellement par morale à ce but suprême de l’action qu’est le souverain bien, ou bonheur, est un rapport négatif.

Nous avons vu en effet que, pour Kant, on doit définir la morale comme contrainte et devoir, cette obéissance humiliante, dût-elle être nommée « respect pour la sainteté de la loi ». Par là même, le moraliste puritain condamne toute recherche empirique du bonheur, et rejette dans un monde suprasensible l’éventuel accès à un bonheur constitué de mérite, de plaisir et de vertu.

Paradoxalement, la vision des choses est encore plus ascétique et dramatique chez Schopenhauer : on aurait pu s’attendre à ce que le critique du dualisme ontologique de Kant et de l’abstraction formaliste de sa morale, se tourne vers un approfondissement des implications du désir par rapport au bonheur. Au contraire, le désir et le Vouloir-vivre chez Schopenhauer sont décrits uniquement dans une perspective doloriste, comme sources de souffrance. Le bonheur n’est donc plus, chez Schopenhauer, que l’arrêt de la souffrance, c’est-à-dire l’extinction du désir. Le bonheur empirique n’a donc plus ici aucune réalité. La critique du bonheur est plus destructrice que chez Kant, puisque Schopenhauer n’offre même plus l’espoir d’un souverain bien positif, fût-il eschatologique et hypothétique.

On pourrait penser que cette position provient du fait que Schopenhauer se situe en dehors de la morale, puisqu’il se situe en dehors du kantisme. En fait il n’en est rien. Schopenhauer écrit un ouvrage qui s’intitule « Le fondement de la morale » : c’est bien dans une perspective morale qu’il se place. Simplement il s’efforce de construire une morale de la pitié, qui se présente aussi comme la critique de la morale kantienne du devoir. Mais la pitié n’est, pour Schopenhauer, que la sympathie avec la souffrance d’autrui, et non pas du tout la référence à un bonheur désirable. Cette « sympathie » est d’ailleurs étrange puisqu’elle repose sur l’identité, l’unité, la fusion ontologique de tous les individus souffrants dans le grand et unique Vouloir-vivre.

La morale ascétique de Schopenhauer est donc bien un nihilisme négatif (comme le dira Nietzsche), et l’essence de ce nihilisme moral est de nier non seulement la possibilité mais encore la validité de la recherche du bonheur. La morale ascétique, qui voudrait laisser entendre qu’elle est un athéisme tragique, est aussi hostile au bonheur que la morale puritaine qui travaille à une apparente laïcisation du christianisme. Quant à la sagesse et à la sérénité que propose Schopenhauer, elles sont aux antipodes d’un authentique souverain bien puisque celui-ci implique une jouissance (fût-elle intellectuelle) tandis que la sagesse nihiliste ne saurait rien éprouver puisqu’elle résulte de l’extinction du désir.

Il semble donc que c’est seulement avec Nietzsche qu’on est en présence d’une doctrine du bonheur (fût-elle ambiguë), en même temps que d’une critique de la morale. Mais à la réflexion il n’en est rien. Car la critique nietzschéenne de la morale (dans La Généalogie de la morale) ne reproche pas à celle-ci de condamner le bonheur, elle la dénonce simplement comme volonté de puissance et ressentiment. La vertu n’est pas réellement désintéressée, elle jalouse les puissants et les forts et veut les abattre par son propre pouvoir inhibiteur. Ce n’est donc certainement pas une morale que veut instaurer Nietzsche. Mais la doctrine qu’il développe reste ambiguë : hostile à la morale, il combat aussi la liberté de l’individu et ne semble donc pas pouvoir construire une éthique. Pourtant, il tente de renverser les anciennes valeurs et d’en proposer d’autres. Mais son propos se contredit lui-même par la référence au destin et à l’éternel retour. L’ambiguïté doctrinale réside dans l’opposition entre une critique de la morale et la difficulté de construire un système de valeurs sur la base du déterminisme, du destin et de l’éternel retour.

Cette ambiguïté doctrinale se retrouve, on l’a vu, dans la conception même du bonheur selon Nietzsche. Le bonheur est ici lié au malheur, et c’est à ce titre qu’il est exalté et préconisé comme lucidité et courage. On n’est pas loin d’une pensée tragique qui, en fait, établit la douloureuse impossibilité d’un bonheur pur. Parfois même, un aveu semble se formuler : Zarathoustra s’adresse aux hommes « supérieurs » et les exhorte : « Surmontez-moi […] les petites vertus, les petites prudences [.], le misérable contentement de soi, le  » bonheur du plus grand nombre  » » (Zarathoustra, IV, « De l’homme supérieur », § 3 ; trad. H. Albert).

On peut donc dire que, tout en faisant la critique de la morale traditionnelle, Nietzsche ne la dépasse pas vraiment et reporte dans son système tragique les ambiguïtés d’une vertu qui ne serait que ressentiment secret. Ce sont ces ambiguïtés qu’on retrouve dans la réflexion de Nietzsche sur un bonheur qui n’est en réalité que la face lumineuse d’un malheur plus fondamental attaché à la cruauté de l’éternel retour. On pourrait dire tout à la fois que la pensée de Nietzsche est une doctrine de la renaissance perpétuelle et qu’elle est une théorie de la souffrance indépassable.

Nous avons vu en effet que, pour Kant, on doit définir la morale comme contrainte et devoir, cette obéissance humiliante, dût-elle être nommée « respect pour la sainteté de la loi ». Par là même, le moraliste puritain condamne toute recherche empirique du bonheur, et rejette dans un monde suprasensible l’éventuel accès à un bonheur constitué de mérite, de plaisir et de vertu.

Paradoxalement, la vision des choses est encore plus ascétique et dramatique chez Schopenhauer : on aurait pu s’attendre à ce que le critique du dualisme ontologique de Kant et de l’abstraction formaliste de sa morale, se tourne vers un approfondissement des implications du désir par rapport au bonheur. Au contraire, le désir et le Vouloir-vivre chez Schopenhauer sont décrits uniquement dans une perspective doloriste, comme sources de souffrance. Le bonheur n’est donc plus, chez Schopenhauer, que l’arrêt de la souffrance, c’est-à-dire l’extinction du désir. Le bonheur empirique n’a donc plus ici aucune réalité. La critique du bonheur est plus destructrice que chez Kant, puisque Schopenhauer n’offre même plus l’espoir d’un souverain bien positif, fût-il eschatologique et hypothétique.

On pourrait penser que cette position provient du fait que Schopenhauer se situe en dehors de la morale, puisqu’il se situe en dehors du kantisme. En fait il n’en est rien. Schopenhauer écrit un ouvrage qui s’intitule « Le fondement de la morale » : c’est bien dans une perspective morale qu’il se place. Simplement il s’efforce de construire une morale de la pitié, qui se présente aussi comme la critique de la morale kantienne du devoir. Mais la pitié n’est, pour Schopenhauer, que la sympathie avec la souffrance d’autrui, et non pas du tout la référence à un bonheur désirable.

Cette « sympathie » est d’ailleurs étrange puisqu’elle repose sur l’identité, l’unité, la fusion ontologique de tous les individus souffrants dans le grand et unique Vouloir-vivre.

La morale ascétique de Schopenhauer est donc bien un nihilisme négatif (comme le dira Nietzsche), et l’essence de ce nihilisme moral est de nier non seulement la possibilité mais encore la validité de la recherche du bonheur. La morale ascétique, qui voudrait laisser entendre qu’elle est un athéisme tragique, est aussi hostile au bonheur que la morale puritaine qui travaille à une apparente laïcisation du christianisme. Quant à la sagesse et à la sérénité que propose Schopenhauer, elles sont aux antipodes d’un authentique souverain bien puisque celui-ci implique une jouissance (fût-elle intellectuelle) tandis que la sagesse nihiliste ne saurait rien éprouver puisqu’elle résulte de l’extinction du désir.

Il semble donc que c’est seulement avec Nietzsche qu’on est en présence d’une doctrine du bonheur (fût-elle ambiguë), en même temps que d’une critique de la morale. Mais à la réflexion il n’en est rien. Car la critique nietzschéenne de la morale (dans La Généalogie de la morale) ne reproche pas à celle-ci de condamner le bonheur, elle la dénonce simplement comme volonté de puissance et ressentiment. La vertu n’est pas réellement désintéressée, elle jalouse les puissants et les forts et veut les abattre par son propre pouvoir inhibiteur. Ce n’est donc certainement pas une morale que veut instaurer Nietzsche. Mais la doctrine qu’il développe reste ambiguë : hostile à la morale, il combat aussi la liberté de l’individu et ne semble donc pas pouvoir construire une éthique. Pourtant, il tente de renverser les anciennes valeurs et d’en proposer d’autres. Mais son propos se contredit lui-même par la référence au destin et à l’éternel retour. L’ambiguïté doctrinale réside dans l’opposition entre une critique de la morale et la difficulté de construire un système de valeurs sur la base du déterminisme, du destin et de l’éternel retour.

Cette ambiguïté doctrinale se retrouve, on l’a vu, dans la conception même du bonheur selon Nietzsche. Le bonheur est ici lié au malheur, et c’est à ce titre qu’il est exalté et préconisé comme lucidité et courage. On n’est pas loin d’une pensée tragique qui, en fait, établit la douloureuse impossibilité d’un bonheur pur. Parfois même, un aveu semble se formuler : Zarathoustra s’adresse aux hommes « supérieurs » et les exhorte : « Surmontez-moi […] les petites vertus, les petites prudences [.], le misérable contentement de soi, le  » bonheur du plus grand nombre  » » (Zarathoustra, IV, « De l’homme supérieur », $ 3 ; trad. H. Albert).

On peut donc dire que, tout en faisant la critique de la morale traditionnelle, Nietzsche ne la dépasse pas vraiment et reporte dans son système tragique les ambiguïtés d’une vertu qui ne serait que ressentiment secret. Ce sont ces ambiguïtés qu’on retrouve dans la réflexion de Nietzsche sur un bonheur qui n’est en réalité que la face lumineuse d’un malheur plus fondamental attaché à la cruauté de l’éternel retour. On pourrait dire tout à la fois que la pensée de Nietzsche est une doctrine de la renaissance perpétuelle et qu’elle est une théorie de la souffrance indépassable.


Pour dépasser réellement une morale tragique qui suscite devant le bonheur de perpétuels obstacles, il est donc nécessaire de changer radicalement de point de vue et de construire une autre théorie de l’action. C’est cette nouvelle perspective qui permettrait dans notre modernité, après la mort de Nietzsche en 1900, de construire une éthique qui rejoindrait l’inspiration profonde de la philosophie classique et rechercherait un souverain bien qui soit à la fois réel et immanent. Mais pour qu’une telle entreprise soit possible aujourd’hui il est nécessaire de la fonder sur une théorie du sujet qui, impliquant à la fois le désir et la liberté, rendrait enfin pertinente et efficace la recherche d’un authentique bonheur.

Ce sont ces éléments que le XXe siècle saura reconnaître d’une façon plus ou moins claire et à partir desquels il redécouvrira la validité et l’urgence d’une éthique qui soit en même temps une philosophie du bonheur.

(Robert Misrahi , Qu’est-ce que l’éthique ? )

LES AMBIGUÏTÉS DE L’ONTOLOGIE PHÉNOMÉNOLOGIQUE : JEAN-PAUL SARTRE

Si la philosophie de Heidegger a sacrifié le sujet sur l’autel de l’être en oubliant la liberté et en trahissant les possibilités de l’existence, ne pourrait-on pas se tourner vers Sartre et voir dans sa philosophie une doctrine qui est à la fois une affirmation du sujet responsable et une exaltation de l’existence? Il semble malheureusement qu’il n’en soit rien.

En fait, la philosophie de Sartre (comme celle de Lévinas que nous examinerons plus loin) n’est pas une doctrine du sujet mais une philosophie critique, en relation étroite avec l’objet de sa critique, le sujet précisément. – Il y a dans cette affirmation un tel paradoxe qu’il est indispensable d’examiner de près ces doctrines aujourd’hui si prégnantes qu’elles risqueraient, laissées en l’état, de constituer un obstacle infranchissable pour une vision totalisante du sujet réel.

On sait que la plus importante opposition aux doctrines du sujet transcendantal est aujourd’hui la philosophie de Sartre. Cette opposition critique est constituée par l’ensemble de son œuvre en tant qu’elle se présente comme une « ontologie phénoménologique » (dans L’Être et le Néant) ou comme une « théorie des ensembles pratiques » (dans la Critique de la Raison dialectique) : c’est donc du point de vue de la philosophie comme telle qu’est opérée ce que nous appellerons la dénégation sartrienne du sujet. Il y a lieu, on le voit d’examiner l’ensemble de cette dénégation C’est-à-dire en fait la non-pertinence des arguments opposés par Sartre à une théorie du sujet.

a) La méthode phénoménologique.

Indéniablement c’est par Sartre (et non pas principalement par les travaux techniques de E. Levinas) que la méthode phénoménologique fondée par Husserl a été reconnue en France comme l’instrument désormais privilégié de la connaissance philosophique. C’est par Sartre que Husserl et Heidegger prennent en France une position prépondérante. Dès louverture de L’Être et le Néant la phénoménologie exaltée se présente à bon droit comme l’origine (et la conséquence) de l’assomption d’un monde sans arrière-monde: si un seul monde existe, seule sera valable la description de l’évidence par la conscience. Parce qu’elle permet de surmonter tous les dualismes (comme le dit Sartre), la méthode phénoménologique est la conséquence d’un athéisme rigoureux : Gabriel Marcel ou Jaspers cessent d’être, à un certain moment phénoménologues, alors que Sartre maintient tout au long de son œuvre la validité de cette méthode : elle est par elle-même l’annonce dynamique d’une vaste tâche intra-mondaine de connaissance et d’action, sans aucune référence à une transcendance métaphysique, ou à une transcendance immanente comme l’esprit.

Mais les arrière-mondes viennent aussi se loger dans la conscience: La Transcendance de l’Ego fait une critique serrée de la thèse husserlienne de la transcendantalité de l’Ego constituant. Qu’il s’agisse du monde des choses, ou de celui de la conscience, l’être est identique au paraître. La méthode phénoménologique permet ainsi de mettre en œuvre une description des activités humaines qui vaille comme description de leur essence, ou plutôt (puisque celle-ci est conséquence et non source de l’action) comme description de cela qui, à travers l’activité elle-même, devient à sa suite sa signification principale et son essence. C’est pourquoi la phénoménologie est chez Sartre un instrument dont l’ambition doit être universelle : il permet à Sartre de dire l’essence de la conscience, de la chose, du travail, du groupe et enfin de la condition humaine. Cet instrument est aussi une arme rigoureuse contre le réductionnisme et le dogmatisme du non-donné, et un outil de compréhension des expériences et des urgences les plus concrètes : liberté, relation à autrui, travail, aliénation. Il y a donc chez Sartre une radicalité de la revendication méthodologique: le champ et les tâches de la phénoménologie sont infinis et couvrent l’ensemble de l’activité et de la vie de la conscience. C’est cette revendication, cette sorte de manifeste implicite et constant, qui nous paraissent, chez Sartre, particulièrement décisifs.

Pourtant, c’est cette ampleur même de la fonction phénoménologique, qui appelle un examen de sa validité. Mais, à la différence des critiques issues du positivisme logique, du structuralisme, ou des anthropologies, notre examen critique sera conduit de l’intérieur même de la phénoménologie, et cela dans le but d’ouvrir un champ toujours plus vaste et positif à une authentique phénoménologie existentielle. Qui est le sujet de la phénoménologie sartrienne? Nous ne demandons pas encore quelle est la nature du sujet dans la doctrine de Sartre : nous poserons cette question plus loin. Nous demandons : qui dans l’œuvre de Sartre (L’Imaginaire, L’Etre et le Néant, la Critique de la Raison dialectique), opère et déploie les descriptions phénoménologiques ? Eh bien, dira-t-on, c’est Sartre lui-même, c’est-à-dire l’auteur ! Certes. Nous ne disons pas que l’écriture de Sartre est la voix d’un autre auteur que l’auteur apparent. Nous cherchons à savoir quelle est la place statutaire de cet auteur Sartre dans l’œuvre phénoménologique de Sartre. A quelle description de l’œuvre correspondrait ce statut de l’auteur, qui, dans l’œuvre, est en mesure d’exercer une activité de description phénoménologique qui soit à la fois vraie et (forcément) réflexive ?

Il ne saurait s’agir du JE-MOi de l’ouvrage l’Ego trans-cendantal puisque ce MOI, ce JE, n’est aux yeux de Sartre qu’une reconstruction abstraite et a posteriori, la seule réalité apparemment effective étant constituée par les « qualités » du monde, ou les « états » de la conscience, états et qualités étant eux aussi en fait des reconstructions et non des données immédiates et évidentes. Seule est réelle la conscience elle-même dans son actualité ponctuelle : et cette conscience n’est certainement pas un sujet capable d’entreprendre une description réflexive.

Envisageons la C. R. D., avant d’en venir à l’E.N. qui décrit et analyse. L’individu étant toujours piégé par l’aliénation, ses œuvres étant toujours en voie de chuter dans le « pratico-inerte », la liberté étant toujours retournée en nécessité, il semble qu’il n’y ait guère de place pour un auteur réflexif, c’est-à-dire un sujet de la phénoménologie en acte : la culture ou la « bourgeoisie » récupéreront et pervertiront toujours toutes les entreprises théoriques. De même qu’il n’y a pas de place pour Hegel dans le système hégélien, il n’y a pas de place pour Sartre dans son propre système. Certes, la C. R. D. s’ouvre sur les Questions de méthode. Mais cette introduction reste générale et vague : pour allier philosophie et anthropologie, l’anthropologie philosophique dépassera l’opposition subjectivité-objectivité, et, d’autre part, devra partir d’une expérience singulière (celle du travail industriel). Mais comme la C. R. D. reste sur le plan de la description empirique, rien n’y fonde la validité de ces affirmations. Comme il n’y a pas plus de sujet dans la C. R. D. que dans L’Ego transcendantal, on ne comprend pas ce que signifie le dépassement de l’opposition sujet-objet. Qui fait ce dépassement ? Qu’en résulte-t-il du point de vue de la vérité des descriptions? Est-ce le travailleur industriel lui-même, en tant que tel, qui opère les analyses phénoménologiques vraies ? Est-ce possible et comment ? C’est en réalité le philosophe anthropologue qui décrit et réfléchit : quel est le fondement de la validité de son discours sur le travailleur? Rien n’est dit à ce propos. La C. R. D. parle bien d’une « praxis-sujet » qui aurait la connaissance d’elle-même comme « praxis-objet » : mais quel peut être le sens de ces phrases si l’on évacue le sujet, et la connaissance, et la réflexion? Quel est le statut de l’écriture philosophique vraie, qu’elle soit « anthropologique » ou non?

D’autre part, quel est le fondement de validid de l’affirmation selon laquelle l’existence individuel est identique à l’histoire, et selon laquelle la nécessité n’est que la liberté retournée, ce retournement de la liberté en nécessité et contre-finalité étant d’ailleurs lui-même nécessaire ? Si le sujet n’est que praxis et si la praxis n’est que nécessité, qui donc, dans la C. R. D., est en mesure et en position d’exercer le travail de l’anthropologie philosophique, travail qui doit être libre (pour être vrai) et réflexif (pour être philosophique) ?

En fait, la description sociale de l’histoire n’est faite par personne dans la C. R. D., et la phénoménologie anthropologique n’y est appuyée sur aucun fondement de validité réelle, parce qu’elle n’est exercée par aucune réflexion explicitement et réflexivement posée comme telle. Parce que la phénoménologie s’est voulue « dialectique », la réflexion s’est engluée dans le pratico-inerte. Le mot « dialectique » a écrasé l’idée réflexive, et par conséquent la possibilité même du surgissement d’une réflexion singulière (un individu écrivant) qui réfléchirait et agirait sur le monde du travail.

Est-ce alors dans l’E.N. que nous rencontrerons le sujet de la phénoménologie et l’explication du statut de la réflexion phénoménologique? Il semble malheureusement qu’il n’en soit rien. La doctrine de la vérité (füt-elle phénoménologique) est absente de l’E.N. La seule hypothèse pourrait être celle-ci : la phénoménologie serait la connaissance réflexive de la conscience spontanée non réflexive par la conscience thétique de soi ; la connaissance d’un préréflexif par le réflexif. Certes, mais (comme dit Sartre…) regardons mieux.

Donné dans le préréflexif, le « reflété » n’est pas un être substantiel, mais le mouvement de la négation, le n’être pas. Il est pur mouvement, pure liberté, c’est-à-dire pure présence à soi sans contenu : mais quel est dès lors l’objet de la description ? Quelle est la tâche de la réflexion, une fois la négativité de la conscience mise en évidence? Autrement dit : comment une future description est-elle possible si rien n’est à décrire ? Comment la réflexion est-elle possible si le réfléchi est vide? Prenons les choses par l’autre bout. La réflexion pourrait s’exercer sur les contenus de la conscience, tout en sachant que ces contenus (affectifs) sont en fait posés par la réflexion même : la réflexion phénoménologique décrit alors, selon Sartre, une « Psyché ». Mais l’hypothèse n’est pas recevable, puisque Sartre appelle « réflexion impure » une telle réflexion qui, en se retournant sur soi, suscite en fait son objet, l’affectivité, manquant ainsi la structure réelle du pour-soi qui est de n’être que pur projet extraverti et présent à soi. Le phénoménologue ne peut donc être ni le sujet de la réflexion pure (place devant un irréfléchi sans affectivité il n’aurait plus rien à décrire), ni celui de la réflexion impure (il ne procéderait qu’à des constructions fictives au moyen d’une réflexion appelée « impure » et donc condamnée in adjecto).

Faisons une autre hypothèse: la réflexion phénoménologique, dans l’E.N., est bien réelle puisqu’elle nous apprend à voir le pour-soi. C’est tout à fait exact. Mais quand donc cette réflexion est-elle valable? Pendant le déploiement de l’irréfléchi? C’est impossible car le phénoménologue devrait être consommateur ou garçon de café, pendant la durée de la consommation ou de son service, et non après ou plus tard. La méthode phénoménologique se fonde sur la continuité de la mémoire réfléchissante et sur celle du sujet réfléchi: or le pour-soi est sans personnalité et sans identité. Ainsi, dans l’E.N. se déploie certes une phénoménologie, mais celle-ci ne procède pas à l’examen de sa propre validité et ne fournit pas les éléments qui permettraient d’établir les conditions de cette validité en même temps que les conditions de possibilité de la phénoménologie elle-même comme méthode réflexive et réfléchissante. La phénoménologie ne peut pas s’exercer sans sujet de la phénoménologie, et un sujet de la phénoménologie doit être simultanément un sujet concret, un sujet réfléchissant et un sujet identique à soi à travers le temps. Si celui-ei n’est que l’éclatement des ek-stases temporelles, la réflexion ne sera qu’une conséquence du temps (comme le pense Sartre) sans consistance ni identité: la phénoménologie, ou connaissance réflexive d’un temps vécu par lui-même, sera dès lors impossible.

Une seconde question méthodologique doit être posée : la phénoménologie a-t-elle à être « pure » ou « impure » ? Pourquoi faudrait-il qu’elle décrive une conscience sans contenu? Et comment le pourrait-elle, d’ailleurs, puisque cette conscience est elle-même décrite (bien rapidement, il est vrai) comme désir? La phénoménologie sartrienne n’a-t-elle pas, en fait et contre toute apparence, négligé les contenus qualitatifs et affectifs de la conscience?

Car c’est un fait que tous les contenus sont décrits comme les vaines tentatives pour faire être l’Être et accéder à l’être. Tous les contenus qualitatifs sont dès lors délestés de leur poids et de leur sens existentiel vrai. La pseudo-pureté réflexive jette le discrédit sur tout contenu, sur tout vécu affectif ou existentiel, réduits à n’être qu’illusion ou artifice. L’exigence puriste ampute la phénoménologie de ses pouvoirs descriptifs, et la réalité de la conscience de son sérieux substantiel et qualifié. De là provient le caractère partiel de la phénoménologie sartrienne : non seulement elle est insuffisamment fondée, mais encore elle est arbitrairement limitée aux pures « structures » du pour-soi, au détriment des contenus qualitatifs du désir. Pourquoi la joie ou la tristesse ne seraient-elles que des artifices du ressort de la Psyché, tandis que l’angoisse serait noblement du ressort de la liberté même ? C’est d’ailleurs étrangement l’idée structurale que l’on retrouve dans la C. R. D. ; elle est explicitement sous-titrée : Théorie des ensembles pratiques, et elle se propose explicitement de se constituer comme l’anthropologie structurale qui dit la vie des groupes dans la synchronie, et se propose de dire ultérieurement leur histoire dans la diachronie. C’est pourquoi, dans la C. R. D., Sartre ne met jamais en évidence le fait que les relations pratiques ne se réduisent pas à de purs rapports de liberté, et qu’elles impliquent, au contraire, des relations qualitatives et réflexives ainsi que des appréhensions qualitatives et réflexives de valeurs, de sentiments, de visées, et même de doctrines vraies. Mais la phénoménologie risque de se saborder elle-même en pleine activité lorsqu’elle donne le primat aux formes dialectiques sur les contenus qualitatifs.

C’est pourquoi il y a lieu d’unir étroitement le réflexif et le qualitatif si l’on veut déployer une authentique philosophie phénoménologique de l’existence, c’est-à-dire une philosophie qui soit à la fois concrète (complète en chacun de ses points d’application) et vraie (fondée réflexivement, vérifiable et communicable). Il y a lieu, pour la phénoménologie existentielle, d’accéder à la substantialité même de l’existence (individuelle ou sociale, elle est toujours à la fois qualitative et consciente, et parfois réflexive, qualitative et fondée), et non pas seulement à la forme générale et abstraite des relations empiriques entre individus ou entre groupes. On le voit, la tâche de la phénoménologie existentielle est loin d’être achevée, aussi bien pour nous que pour d’autres phénoménologues existentiels. Dans notre prochain travail nous aurons à répondre longuement à ces questions, notamment à la question centrale qui est méthodologique : comment pourrait-on perfectionner la méthode phénoménologique et accroître à la fois sa rigueur et sa fécondité? Comment la rendre capable d’échapper au cercle qui menace toute pensée méthodologique où la doctrine commande la méthode, tandis que cette méthode commande la doctrine ?

Ainsi, une phénoménologie rigoureuse et bien construite devrait donner accès, non pas au vide de la néantisation, mais à l’activité qualifiée du sujet fondateur comme individu désirant. En outre, seule une telle phénoménologie sera en mesure de répondre à la question de savoir qui déploie, précisément, la description appelée phénoménologie.

On le voit, si les questions méthodologiques sont prises au sérieux, elles renvoient à la question d’un fondement. Mais n’est-ce donc pas ce qui se produit déjà chez Sartre ?

b) La recherche du fondement.

Si l’E. N. s’est borné à une simple évocation du problème méthodologique, il semble au contraire que la question du fondement en constitue l’armature principale. Tout l’ouvrage est la description des tentatives successives et vaines par lesquel les l’en-soi d’abord, puis le pour-soi (C’est-à-dire, pour nous, le sujet), s’efforcent de se constituer comme leur propre fondement, c’est-à-dire comme causa sui, cause de soi. On le sait, toutes ces tentatives sont vaines : « Le pour-soi est perpétuel projet de se fonder soi-même en tant qu’être, et perpétuel échec de ce projet« .

Ni la décompression d’être qu’est le pour-soi surgissant de l’en-soi ne fonde cet en-soi, ni la connaissance du monde ou la captation de la liberté de l’autre ne fondent le pour-soi.

Mais, à travers ces échecs, reste l’essentiel de la doctrine : l’essence d’un pour-soi est bien l’effort pour se fonder comme cause de soi, selon l’expression de Spinoza.

Disons d’abord toute l’importance et la signification de cette thèse centrale de la pensée de Sartre. Le pour-soi n’est pas un donné empirique, mais d’abord une activité (celle de nier l’en-soi, et de se nier de soi et de l’en-soi) et ensuite une activité dont la signification n’est pas d’abord utilitaire, mais essentiellement « métaphysique » : exister comme pour-soi c’est exister dans un mouvement d’auto-fondation. C’est cette idée qui nous paraît centrale et décisive et cela d’autant plus que nous avons affaire à une phénoménologie, et non à une théologie, à un matérialisme, ou à un idéalisme. L’individu humain a pour but et donc pour sens l’accès à l’être, c’est-à-dire, pour nous, a une modalité existentielle auto-fondatrice. C’est ce projet, ce mouvement de la conscience et du désir, que la phénoménologie existentielle a pour tâche de comprendre, de fonder et de déployer. C’est précisément cette tâche d’approfondissement qui appelle une nouvelle question : l’E. N. et la C. R. D. donnent-ils une compréhension suffisante et exclusive de l’acte de fonder ?

Pour Sartre, la signification de cet acte serait exclusivement ontologique, et même métaphysique. Se fonder consisterait à devenir l’auteur de son être avant d’être, c’est-à-dire en tant que l’on se serait donné l’être à soi-même. Le pour-soi arracherait ainsi sa propre existence à la contingence qui est la sienne et qui, lucide et nue, le plonge dans l’angoisse. En effet, le pour-soi acquerrait, en se fondant, la même nécessité interne qui fait que, d’une essence parfaite découle son existence. Le pour-soi deviendrait ainsi un être (et non plus une néantisation) et cet être serait à la fois intelligible et justifié, parce que source interne de sa propre nécessité factuelle et de sa propre signification morale. L’existence fondée serait simultanément l’existence nécessaire, l’existence rationnelle, et l’existence justifiée. L’autonomie ontologique se doublerait alors d’une légitimité morale ancrée dans l’absolu. C’est sur cette conception ontologique du fondement que s’appuie la virulente critique de Sartre contre les chefs, les bourgeois, les humanistes et les autodidactes, ainsi que la dénonciation de la mauvaise foi des antisémites fuyant leur liberté angoissée pour se constituer comme des êtres de droit, c’est-à-dire en fait comme des choses. La doctrine du fondement est donc, chez Sartre, une doctrine du non-fondement, et elle se présente comme la critique des diverses croyances en la possible substantialité de la conscience humaine : c’est que, pour Sartre, toute les croyances en l’être sont des croyances illusoires en la possibilité de ce dieu qui, étant la synthèse de la choséité de l’en-soi et de la négativité du pour-soi, est en fait une impossible synthèse ontologique. La critique du fondement, chez Sartre, est donc aussi celle de la religion et celle des morales et des politiques de droit divin.

C’est là, sans doute, un incontestable apport du dynamisme sartrien. Mais la question reste entière de savoir si les mêmes conséquences critiques ne pourraient pas être tirées d’une autre doctrine du fondement, doctrine qui serrerait de plus près toutes les exigences et toutes significations impliquées par l’idée même de fondement. Remarquons tout d’abord qu’il n’y a pas de lien rigoureux entre la description sartrienne des échecs, dans la recherche du fondement, et la négation de l’existence d’un tel fondement. Si Sartre décrit de préférence les conflits qui mènent à l’échec de l’amour, il n’en établit pas la nécessité universelle (comme nous le verrons à propos des relatons autrui). Il établit seulement, en toute rigueur, l’échec des relations qui reposent sur une recherche illusoire du fondement ou sur une recherche d’un fondement illusoire. Mais alors il faut noter la non-pertinence du raisonnement de Sartre, puisque l’échec peut être lié à l’ignorance du fondement véritable (qui pour nous existe, mais autrement que sur le plan ontologique), ou bien à la recherche illusoire du fondement (pensé fallacieusement comme captation de liberté). Ainsi les échecs empiriques de l’amour ne permettent de porter aucun jugement sur une pseudo-absence de tout fondement : si un fondement mène à l’échec, c’est parce qu’il n’est pas fondement véritable, et non parce qu’il n’existerait aucun fondement. Ici devrait intervenir l’idée de conversion : nous y reviendrons à propos de la relation à l’autre.

Il en va de même pour l’impossible synthèse divine de l’en-soi-pour-soi : que cette synthèse de la chose et de la conscience soit impossible en fait ne prouve pas en toute rigueur que ce soit elle qui définisse réellement le divin. Pourquoi faudrait-il, en effet, définir cette synthèse par un thème théologique traditionnel ? Ceux qui cherchent à fuir l’angoisse dans la choséité et la mauvaise foi sont-ils les meilleurs représentants de la quête de l’Etre? Nous sommes athée, nous aussi : mais nous savons reconnaître que, pour les croyants comme Schelling ou Bergson, Dieu n’est pas chose mais acte, il n’est pas inertie, mais vie.

L’échec de la synthèse en-soi-pour-soi est donc l’échec de cette recherche illusoire d’une choseité consciente et d’un absolu chose, mais non pas l’échec de toute recherche d’un fondement de l’être : pour que la démonstration fût faite, il aurait fallu établir qu’il n’existe pas d’autre fondement que cette conception théologique de l’être, et que toutes les quêtes existentielles se bornent à cette quête d’un être comme cons-cience-chose. Si au contraire (ici, comme à propos de l’amour) on attribue au fondement une autre définition que la définition sartrienne, et si l’on assigne à la recherche existentielle une autre visée que celle d’un Dieu, alors toutes les chances sont offertes pour que la conscience humaine, s’appuyant sur la recher che authentique d’un authentique fondement, accède en effet à une existence fondée dans l’être.*

Mais il y faudrait, bien entendu, une conversion véritable, un désir tout autre : c’est cela même que nous tenterons d’analyser ultérieurement.

Toute la difficulté du problème et tout le négativisme de la doctrine proviennent, chez Sartre, non pas d’un refus effectif de la métaphysique de la transcendance (nous partageons avec Sartre ce refus radical de la transcendance), mais d’une confusion entre fondement et justification. Si le fondement est l’assise ontologique (nécessaire et absolue) de l’existence d’un être, cet être ne découle pas d’un droit (qui confère une justification) mais d’une nécessité logique et existentielle (qui confère une intelligibilité). Parce que Sartre confond droit et nécessité, il confond justification et fondement. Se proposant en effet de combattre la présomption et l’autoritarisme des justifications morales et politiques abusives, il commence à combattre l’idée même de fondement, essayant par là de consolider sa critique morale et politique.

Or c’est le contraire qui est vrai : la présomption individuelle, morale ou politique, provient précisément de l’absence de tout fondement véritable, et non de l’échec à réaliser un fondement. La violence croit pouvoir se justifier par l’équivalence de toutes les valeurs, c’est-à-dire l’absence de tout fondement intérieur.

La recherche d’un fondement ne doit donc pas être considérée comme terminée dès lors qu’on a opéré la très valable critique du fondement ontologique. Cette recherche ne serait terminée que si l’on avait pu prouver qu’un autre fondement était impensable: or cette démonstration étant impossible (un fondement existe nécessairement puisqu’on prétend parler vrai), il convient de définir un nouveau fondement (lié à la conversion) et de montrer qu’il rend possible et réalisable, quant à lui, et la possibilité de certaines relations humaines, et la plénitude de certaines expériences existentielles. Or, chez Sartre, « dans l’appréhension de nous-mêmes par nous-mêmes, nous nous apparaissons avec les caractères d’un être injustifiable« . Il y a chez lui, en fait, comme un glissement de sens : par le biais de l’idée de justification de l’existence (objet à nier), l’auteur passe d’une idée morale à une idée ontologique (négation d’un fondement métaphysique). Tout pour-soi voulant être justifié, Sartre en conclut que toute conscience veut être la cause ontologique de soi-même. Il est clair qu’un tel projet serait par essence voué à l’échec, mais il n’est pas établi que ce soit un tel projet qui définisse la visée essentielle de toute conscience. Il convient donc de formuler autrement le problème du fondement: étant exclu et sans pertinence que l’homme puisse être la cause antérieure et métaphysique de sa propre existence, comment cependant l’homme peut-il parvenir, sur le plan éthique et existentiel (et non pas métaphysique), à être le fondement de ses propres actes et de ses propres manières d’exister, le fondement étant dès lors conçu et comme source et comme critère?

Bien que Sartre ne pose pas clairement et distinctement cette question éthique, ne pourrait-on pas dire que, par la liberté, il lui donne une réponse en somme satisfaisante? L’homme n’est certes pas le fondement ontologique de son être, mais il est à coup sûr, chez Sartre, le fondement de ses manières d’être et de ses valeurs par cette liberté infinie à laquelle il est condamné, puisqu’il est (comme pouvoir néantisant) toute l’essence du pour-soi. Au moins aurait-il fallu dire clairement que la question du fondement n’est pas une question ontologique mais une question éthique, et revendiquer explicitement l’abandon de la question du fondement au profit de celle de la liberté.

Or, la réponse implicite de Sartre (par le biais de la liberté) reste en fait obscure, sinon même confuse. Dans le chapitre de l’E. N. sur la facticité du pour-soi, Sartre affirme à la fois, d’une part, que le pour-soi ne saurait être le fondement de soi et qu’il ne peut en aucun cas fonder sa présence, et d’autre part, que le pour-soi est le fondement de son « être-conscience« , et que « la conscience est totalement responsable de son être ». L’obscurité réside dans les termes mêmes: que signifie « l’être-conscience » pour un pour-soi qui n’est pas un être, et que signifie pour une conscience (qui est néantisation et non-être) d’être responsable de son être ? L’obscurité résulte de la confusion, déjà évoquée, entre l’ontologique et l’éthique, et d’une description de la responsabilité qui utilise encore le vieux concept d’être sans aucune détermination plus précise de ce terme ontologique. La simple opposition entre la conscience, comme liberté responsable, et la chose, comme inertie opaque, ne suffit pas, en fait, à rendre compte de la manière dont est traitée, dans l’E. N., la question du fondement. Ce n’est pas l’individu intra-mondain réel mais Sartre lui-même qui, dans ses analyses, est, de part en part, habité par le fantôme de l’en-soi-pour-soi. Il maintient constamment la question d’un fondement ontologique, sans expliciter jamais le fait que, passant à la liberté, il abandonne l’ancienne formulation de la question, sans être en mesure d’en proposer une nouvelle.

Ainsi, il abandonne la question du fondement, laissée à son ancienne formulation, alors que la nécessité logique s’impose d’une nouvelle formulation de la question : si parler vrai, en philosophie et dans l’existence, a un sens, alors se pose nécessairement cette question primordiale et principielle de la fondation. Mais les termes doivent évidemment en être tout autres.

Il convient en effet de remarquer que, antérieurement à la question de la source de nos actes, se pose la question de la validité d’un discours sur nos actes. Autrement dit : sur quoi repose la validité des descriptions que l’on peut faire de la liberté? La distinction claire des domaines de l’ontologie et de éthique permet de ne pas évacuer la question du fondement. Et celle-ci est gnoséologique avant d’être existentielle. En d’autres termes, une théorie du fondement doit être gnoséologique et phénoménologique avant d’être éthique et existentielle. C’est précisément une telle théorie du fondement (que nous préférions déjà désigner, dans nos ouvrages antérieurs, comme activité de fondation et de seconde fondation) que nous tenterons de développer dans notre prochain travail. Comme la théorie de la fondation doit rendre simultanément possible et sa propre validation gnoséologique, et l’acte de fondation existentielle de la vie et des valeurs, la philosophie doit nécessairement commencer par une théorie à la fois gnoséologique et existentielle de la réflexion, seul fondement phénoménologique valable de la théorie existentielle de la liberté. Nous préciserons ces problèmes en déployant dans cette direction notre analyse du sujet. Loin que la conscience ne puisse être son propre fondement, il sera évident au contraire qu’il appartient à l’essence même de la conscience de viser la fondation de soi, et d’être en mesure, parfois, d’accéder à cette fondation et de la réussir. On le voit, la question du fondement conduit à la question des conditions de sa propre possibilité : parce que ces conditions ne sauraient résider que dans la conscience, c’est la question du sujet qui est maintenant explicitement posée.

c) La problématique du sujet.

C’est cette question qui permet de cerner le plus grand paradoxe de l’œuvre de Sartre. Celle-ci, dans l’E. N., se donne à l’évidence comme une philosophie de la conscience, puisque l’ensemble du mouvement vers l’être en-soi-pour-soi est la conséquence des structures du pour-soi, c’est-à-dire de la conscience. D’ailleurs (on l’a vu) Sartre affirme explicitement que toute philosophie commence par le cogito, et d’est la pour nous une vérité centrale et décisive (quitte à approfondir l’analyse du cogito). D’autre part, le climat de l’E. N. est celui de la liberté infinie, cette liberté que Descartes attribuait à Dieu mais dont Sartre avait affirmé ailleurs qu’elle ne saurait être qu’une liberté rendant compte du délaissement humain et de l’angoissante responsabilité. Dans l’E. N., c’est avec force et clarté que la liberté est source de l’action, des situations, et des valeurs. Ainsi, la philosophie de Sartre est explicitement une philosophie de la conscience, et une philosophie de la conscience comme liberté infinie. C’est ici qu’apparaîtra le paradoxe: cette philosophie se donne avec force comme n’étant pas une philosophie du sujet.

Déjà, dans La Transcendance de l’Ego, Sartre fait la critique de toutes les conceptions (phénoménologiques ou spiritualistes) qui feraient découler les états de conscience et les « consciences » d’un Ego antérieur à la conscience, Ego indifféremment appelé JE ou MOI. Pour Sartre, Ego est un objet appréhendé mais aussi constitué par la science réflexive. C’est dire que l’Ego, c’est-à-dire le moi ou le sujet, est en fait un objet, un concept construit a posteriori par la conscience elle-même, c’est-à-dire un objet dont la conscience est censée découler, et qui est censé produire les états de la conscience, mais qui, étant en fait produit, c’est-à-dire artificiellement construit par elle, est en réalité un objet passif. La relation entre l’Ego fictif et la conscience réelle est, pour Sartre, une relation magique de participation, c’est-à-dire la relation fictive entre un sujet fictif et une conscience réelle. On voit mieux le paradoxe sartrien : c’est sur la base d’une théorie de la conscience comme actualité qu’il conteste une théorie du sujet comme source constituante : celui-ci n’est, aux yeux de Sartre, qu’une fiction.

Il en va de même pour tous les contenus du Moi (c’est-à-dire pour Sartre, les contenus du Sujet) : « vie intérieure » (remords, crises de conscience) ou contenus affectifs (jalousie, amour, haine) sont des constructions et des reconstructions opérées par une réflexion impure. Morale, psychologie, ontologie sont ici mêlées. Aussi bien dans La Transcendance de l’Ego que dans l’E. N., le Sujet (ou le Moi) est nié au nom d’une théorie de la réflexion purifiée : une réflexion ayant rejeté hors d’elle toutes les impuretés qualitatives ne rencontrerait plus qu’elle-même comme conscience et jamais elle-même comme sujet (ou moi).

On peut aisément dégager l’intérêt d’une telle doctrine: elle opère une judicieuse critique de la Psyché comme substantialité, c’est-à-dire en fait une critique de l’idée d’âme. Sous le nom d’Ego, c’est l’âme qui risque de réapparaitre, et Sartre a raison d’en montrer la « transcendance » c’est-à-dire en fait le caractère fictif, passif et animiste (ou magique).

Cette critique moderne de l’âme transparaît également dans le caractère non substantialiste du pour-soi; il n’est que ce rien qui néantise l’en-soi, ce rien qui n’est que la négation du monde et de soi-même, négation toujours spécifiée mais toujours négatrice.

Mais cet intérêt et cet avantage de la doctrine sartrienne, cette non-substantialité de la conscience, ne sont pas sans présenter une difficulté majeure, qui transparaît dans la doctrine de l’ipséité. Sartre rappelle dans cet ouvrage ce qu’il disait dans La Transcendance de l’Ego : comme pôle unificateur des Erlebnisse, l’Ego est en soi, non pour soi. « S’il était de la conscience en effet il serait à soi-même son propre fondement mais alors il serait ce qu’il ne serait pas […] ce qui rest nullement le mode d’ètre du Je? » Notons l’insistance sur l’opposition radicale d’un je (pensé par Sartre comme une chose et une identité) et d’une conscience néantisante : la thèse est bien centrale.

Or, dans la suite de ce chapitre sur le circuit de l’ipséité, Sartre va rencontrer le problème de la personnalité, et de la conscience personnelle. Il parlait, dans La Transcendance de l’Ego, d’une « Spontanéité individuée et impersonnelle« ». Il parle maintenant. dans l’E. N., d’une conscience personnelle. S’agit-il d’une contradiction entre les deux ouvrages, comme le pensent certains commentateurs? Nous ne le pensons pas : car la personne, c’est-à-dire selon le texte même de Sartre, l’ipséité, ne vient pas à la conscience par un Ego antérieur, mais résulte du choc et de la réflexion en retour sur la conscience, des « pos-sibles » mondains qui sont les siens propres et la définissent comme ce dont elle manque. La personnalité vient à la conscience par le monde. C’est cette thèse qui fait l’unité de La Transcendance de l’Ego et de l’E. N. Mais c’est aussi cette thèse qu’on retrouve dans la C. R. D. A la fin de l’ouvrage, Sartre tente d’éclairer les actions sociales antagonistiques (conflits, luttes armées, etc.) en décrivant la dialectique sujet-objet qui unit les protagonistes, mais il précise à cette occasion ce qu’est pour lui le sujet : « cela signifie que notre action, comme praxis-sujet (par ce mot je n’entends me référer à aucune subjectivité mais à l’action même en tant que produisant ses propres lumières) doit enfermer perpétuellement la connaissance d’elle-même comme praxis-objet. « 

La thèse sartrienne est donc claire et constante: la conscience, si elle réfléchit mal sur elle même, construit artificiellement un psychisme ou moi, une subjectivité ou sujet. Mais, si elle réfléchit bien, elle sait qu’elle se fait personnelle (comme ipséité) par ses propres fins que lui renvoient le monde (le verre d’eau à boire, dans l’E. N.) ou praxi-sujet par ses propres actions. C’est donc le projet du pour-soi, ou l’action politique des individus, qui sont la source de la personnalisation : le sujet vient donc postérieurement à la conscience par les projets et les actions de celle-ci, lorsqu’ils lui sont retournés par le monde.

Qu’il y ait là une critique du spiritualisme animiste et par conséquent du dualisme interne, c’est indéniable. Il n’en reste pas moins qu’une difficulté reste entière : comment le pour-soi pourrait-il se reconnaltre dans un projet ou une action tournés rets le monde, puis retournés vers lui, s’il n’était déjà présent à lui-même comme ipséité (lui-même comme un tel) et par conséquent comme identité (de lui-même à lui-même) ? L’individu n’est pas seulement source d’actions singulières, il est conscience d’agir ces actions en première personne. Sartre a négligé de remarquer que si l’existence ou l’action sont significatives et cohérentes, elles sont forcément le fruit de sujets identiques à eux-mêmes à travers le temps, présents à eux-mêmes en première personne, et constituants d’eux-mêmes comme étant la source de leurs propres visées, de leurs valeurs et de leurs désirs. En effet, aucune signification ne saurait venir au monde ou venir du monde sans être auparavant reconstituée par une conscience-sujet. Et un tel sujet, à l’encontre de ce que craint Sartre, n’est pas nécessairement transcendant ou substantiel: il est au contraire le redoublement de la présence et de l’action par une conscience en acte qui sait se faire identique à elle-même à travers le temps.

On le voit, il y aura lieu de développer ultérieurement une authentique phénoménologie du sujet fondateur; décrit plus rigoureusement et plus cons plètement que nous ne l’avons fait dans nos ouvrages antérieurs (notamment dans Lumière, commencement, liberté). De nombreuses questions seraient dès lors à explorer : quels sont les différents niveaux de réflexion d’un sujet fondateur ? Peut-il exister un sujet empirique, c’est-à-dire une conscience qui serait sujet sans être fondatrice? Quels sont les relations véritables et concrètes entre une conscience empirique et elle-même comme sujet-fondateur ? A quel moment, et sous quelles conditions, une conscience peut-elle devenir fondatrice, c’est-à-dire sujet « par excellence » ? Comment distinguer un sujet de la réflexion et (chez le même individu, ou chez un autre) un sujet de la réflexivité ? Et en quel sens ? Qu’en est-il alors de la question de l’inconscient ?

Une autre tâche sera également impérieuse : montrer comment et en quoi l’opacité de l’action historique (Fabrice à Waterloo) n’implique pas que l’individu agissant soit vidé de sa personnalité, et dépouillé de son être-sujet. Puisque seules des valeurs (collectives ou individuelles) peuvent rendre compte de l’action, il sera nécessaire de rendre à la conscience la plénitude de son mouvement désirant, et l’efficacité de son pouvoir constituant.

Pour se situer réellement par delà l’idéalisme et le matérialisme (comme semble le vouloir Sartre) il convient donc de travailler à une doctrine du sujet intégral : il faudra le concevoir comme désir et comme conscience, comme réflexivité et comme réflexion, comme fondement et comme activité, comme intériorité et comme parole. L’idée du sujet n’exclut pas, mais au contraire implique, l’intégration de tous les contenus qualitatifs à l’activité fondatrice et à l’identité personnelle.

C’est parce que les théories classiques du sujet distinguent la conscience et le désir quelles échouent à rendre compte de cette unité fondamentale et intégrée: seule une conscience qui est un désir est en mesure de se constituer comme sujet et de comprendre cet acte de constitution qui est simultanément existentiel et gnoséologique, éthique et réflexif.

C’est précisément ce lien entre le sujet et le désir (lien absent chez Sartre, malgré l’apparence) qui nous conduit à examiner, chez Sartre, une nouvelle difficulté, relative au désir.

d) La question du désir.

Qu’il faille impérativement relier conscience, désir, et valeur, c’est ce qu’a bien vu Sartre. Ces dans un chapitre de l’E. N. intitulé « Le poursoi et l’être de la valeur » que Sartre consacre une analyse au désir. Plus loin, il reliera le mouvement de transcendance du pour-soi à la temporalisation, puis à la réflexion, l’essentiel étant pour Sartre de mettre en évidence la structure universellement néantisante de la conscience. Mais qu’en est-il du désir lui-même ? La situation est aussi paradoxale ici que précédemment, lorsque nous avions constaté que chez Sartre l’affirmation centrale de la conscience s’accompagnait d’une négation de fait du sujet. Ici, la rencontre du problème du désir s’accompagne d’une sorte de méconnaissance foncière de l’être du désir, qui n’est relié ni à la réflexion, ni au vécu qualitatif. Sartre ne consacre en effet qu’une seule page à la notion de désir. De plus, le désir n’est pas, dans cette page, l’objet central de l’analyse, mais un simple détour pour confirmer les analyses précédentes sur la facticité du pour-soi (fondement de son néant, mais non de son être) et sur la structure de manque de ce pour-soi. Le raisonnement est le suivant: « Que la réalité humaine soit manque, l’existence du désir comme fait humain suffirait à le prouver« . Le désir est un outil de démonstration et de confirmation d’un fait central : la réalité humaine se définirait par le manque. La question qui se pose dès lors est la suivante: les affirmations de Sartre sur le désir sont-elles suffisantes ? Le raisonnement précédent est-il rigoureux ? La place du désir dans la conscience est-elle entièrement reconnue par Sartre? Sa description du désir permet-elle de rendre compte de la totalité des faits de désir ?

Tout au long de l’E. N., le souci de Sartre est de décrire la vie du pour-soi comme une fuite en avant puisque le pour-soi est, dans son mouvement vers l’avenir, hanté par l’Être (l’impossible synthèse en-soi-pour-soi), happé par un Être inaccessible qui l’habiterait quasi-magiquement. C’est la, pour Sartre, tout le désir. Et la même négativité vide habite le pour-soi lorsqu’il tente de s’atteindre soi-même comme ce qu’il est, puisqu’il est impossible qu’il soit quelque chose : viser l’appréhension de son caractère, de son moi, ou de sa personnalité, ne saurait être, pour le pour-soi, qu’un leurre. Tourné vers soi-même ou tourné vers le monde, le désir est donc l’irrécupérable mouvement de fuite hors de soi vers une impossible plénitude : c’est que le pour soi, comme désir, est manque et rien d’autre. Nous demandions d’abord si cette description est suffisante et si elle est valablement fondée. Un fait permettra de répondre aux deux aspects de cette question : C’est l’existence même de la satisfaction. Celle-ci manifeste simultanément que la description par le vide est incomplète (puisque la satisfaction et la plénitude existentielles spécifiques font constitutivement partie du désir) et que le raisonnement de Sartre (l’homme est manque, comme le montre le désir) est erroné (puisque l’on ne peut affirmer que l’essence du pour-soi est le manque avant d’avoir établi que l’essence du désir est exclusivement le manque). Sartre se fait involontairement l’écho des descriptions du désir par Schopenhauer dont on sait qu’il insiste sur l’indépassable souffrance humaine, issue de l’insatiable mouvement du désir ballotté entre la souffrance et l’ennui.

A écarter la description et la prise en compte des jouissances, des satisfactions et des joies de tous ordres qui scandent positivement l’existence concrète des individus; en faisant servir une vue partielle à la démonstration, d’ailleurs erronée, d’une thèse antérieure et plus large, on pervertit la connaissance du désir. Car, si le désir est porteur de jouissances et de joies, il devient impossible de définir le pour-soi par le manque. C’est la volonté de privilégier ce dernier point qui conduit Sartre à évoquer explicitement Spinoza. Il utilise en effet le terme de conatus, en lui conférant une signification mécaniste et massive, et en lui opposant sa propre conception : le désir est mû par le manque et l’avenir, tandis que le conatus serait limité à n’être qu’un fait, c’est-à-dire un donné en soi et présent. Or Spinoza, développant sa description, montre au contraire que le conatus (c’est le sens du mot) est un effort vers, et ce vers quoi se dirige ce conatus est l’accroissement qualitatif de la conscience et de la force d’exister qui définit chaque individu : l’accroissement de sa joie. En critiquant Spinoza d’une manière erronée, Sartre rejoint Schopenhauer, c’est-à-dire toute la lignée des penseurs qui, de Platon à Hegel et Lacan, ne voient dans le désir que béance, scission et course vaine. C’est pour rendre justice au désir (dont Sartre a bien pressenti l’importance pour une philosophie, et non pas seulement pour la psychologie) que nous devrons en donner une description plus dynamique, plus affirmative et plus heureuse.

Revenons à Sartre et à sa doctrine du désir. Outre la question de la négativité exacerbée et de la positivité méconnue, se pose la question des contenus de la conscience de désir. Seule la prise en compte d’une telle dimension aurait permis une compréhension adéquate du mouvement du désir. Or cette description des contenus manque chez Sartre, et c’est la un nouveau paradoxe qui suscite des questions précises. Pourquoi la Psyché (évoquée seulement à propos de la réflexion impure) n’est-elle pas reliée au désir? Pourquoi ne pas avoir tenté une description nouvelle de ces contenus psychiques, description qui aurait visé à construire une nouvelle doctrine du désir? Il y aurait eu lieu d’y inclure la liberté, et c’est à quoi n’a pas songé Sartre. Or, si la Psyché n’est certes qu’une choséité artificielle (moi, caractère, ego), il aurait pourtant été possible de concevoir une autre description de la vie du désir, avec ses contenus qualitatifs et ses significations, tous reliés à l’acte de la liberté dont l’essence est d’être créatrice, mais non pas formelle et vide. Mais une telle description aurait impliqué une théorie du sujet, cela même précisément que refusait Sartre.

Ici se pose dès lors une autre question : pourquoi la « psychanalyse existentielle » se borne-t-elle à une seule visée : dire si un individu poursuit l’existence ou l’être, la responsabilité ou la choséité? La doctrine de Sartre était pourtant d’une nouveauté et d’une importance considérables puisqu’il proposait de comprendre un individu non par son passé mais par son avenir, c’est-à-dire sa visée de l’être. N’y avait-il pas lieu alors de se référer plus étroitement au désir et à ses contenus qualitatifs? La simple dénomination formelle d’un projet d’être, comme projet de se fonder en réalisant la synthèse en-soi-pour-soi, suffit-elle à rendre compte du vécu concret d’un individu poursuivant, avec ses choix, son style, et son itinéraire propre, une manière d’exister digne d’ètre comparée à la plénitude de l’être ? Toutes les descriptions qualitatives, existentielles et concrètes du désir présent à lui-même et aux autres, ont été, en fait, gommées par Sartre au bénéfice d’une sorte d’analyse structurelle et abstraite qui voudrait relier le mouvement du pour-soi à la question de l’être métaphysiquement formulée. C’est cette abstraction qui a conduit Sartre à identifier Baudelaire et Genet, par exemple, en retenant non leur spécificité mais leur rapport commun à un être identique impossible. Il n’est pas certain que l’ouvrage sur Flaubert aurait réussi (s’il avait été achevé) à répondre à la question de la « personnalisation » (titre d’une partie du livre) d’une façon concrète, qualitative et singulière. L’ipséité reste toujours chez Sartre un rapport passif-actif au monde et à l’action, qui éclairent et constituent en fait le pour-soi, sans que le désir soit pleinement et réellement intégré ni à la conscience qu’on décrit, ni à un sujet fondateur.

Laissons Flaubert, Baudelaire et Genet. Puisqu’il s’agit du désir, une autre question se pose : Sartre a-t-il valablement, c’est-à-dire pleinement, décrit le désir amoureux? Est-il certain que la caresse ou la vie sexuelle aient pour but de réduire la chair de la femme à la contingence de l’en-soi ? Tous les amants sont-ils nécessairement sadiques ou masochistes, et conçoivent-ils tous la relation d’amour comme une dialectique entre libertés conflictuelles visant à se fonder contradictoirement par l’asservissement respectif de chacun par l’autre ?

On le voit, c’est toute la description du désir qui est à reprendre, et toute la signification de l’érotisme qui reste à élucider.

Une autre question vient dès lors à l’esprit. Qu’en est-il de la connaissance du désir non plus par un tiers (comme dans le cas de la « psychanalyse existentielle » ou de la critique littéraire) mais par la conscience même qui vit le désir ?

À ce propos, l’une des innovations sartriennes les plus audacieuses réside dans la contestation des théories de l’inconscient (d’une manière radicale dans l’E. N., et d’une façon nuancée dans L’Idiot de la famille). Mais comment, plus exactement, le désir se rapporte-t-il à la connaissance de soi ou à la méconnaissance de soi ? Le concept et les conduites de mauvaise foi suffisent-ils à rendre compte de toutes les « occultations » et de toutes les ignorances du désir par lui-même? La connaissance claire et réflexive d’un désir par la conscience est-elle possible dans un système qui attribue un rôle toujours déformateur et artificiel à une réflexion qui voudrait prendre sa propre affectivité comme objet de connaissance? La connaissance et la compréhension des affects (les siens propres et ceux d’autrui) sont-elles possibles dans une doctrine qui conteste l’existence d’un sujet et qui transfère au monde et à l’action le soin d’apporter au pour-soi la connaissance de lui-même et le sens de ses projets ? Une longue réflexion critique sur le rôle de la mauvaise foi dans l’E. N. serait particulièrement précieuse, mais également une réflexion sur l’extension de la méthode phénoménologique au domaine existentiel, affectif, et qualitatif. Ce qu’il convient de faire c’est donc de reconnaître à ce domaine une efficacité pleine et entière dans l’édification de la personnalité et dans l’autoconstruction d’un sujet. Nous aurons à dire, dans une description intégrale du désir, le triple rapport de l’affectivité à la liberté, à la conscience, et à l’autre. Seule une telle description pourra s’ouvrir sur l’éthique qui est appelée par les exigences du sujet fondateur, puisque seule une telle description pourra dire valablement les conditions de possibilité d’un accroissement satisfaisant du mouvement de la joie.

C’est à ce travail que nous nous consacrerons prochainement.

e) La relation à autrui et la conversion.

La réalité du désir implique la relation à l’autre. Aussi, l’insuffisance des descriptions sartriennes du désir explique-t-elle peut-être l’insuffisance de sa doctrine de l’autre, qu’il soit l’aimé ou autrui.

Reconnaissons tout d’abord l’importance et la nouveauté de la théorie de Sartre sur l’autre. A la différence de ses prédécesseurs existentiels (Kierkegaard, Buber, Berdiaïev, Heidegger, ou Jaspers, le plus important et le plus méconnu à la fois), Sartre se situe dans une perspective athée sans ambiguité, et peut ainsi espérer décrire la condition humaine et les relations à autrui dans leur vérité nue. De plus, c’est autour de la relation des consciences que se joue et se noue le sort de la liberté, de la responsabilité, et de la signification de l’existence. Enfin et surtout, la très originale description de l’être-pour-autrui (en tant que le pour-soi est vu et saisi par autrui, et non en tant que la conscience serait don et générosité), vaut implicitement comme critique et réinterprétation des notions réalistes de censure et de surmoi dans la psychanalyse classique. L’apport de la phénoménologie sartrienne est ici considérable: les relations humaines sont de part en part des phénomènes de conscience et non des pulsions instinctives ou des appels de la transcendance.

Pourtant c’est à propos de cette question décisive de l’autre, et en raison même de l’apport de la pensée de Sartre, que se posent les questions les plus graves.

Selon Sartre la relation à l’autre est simultanément commandée par les structures négatives du pour-autrui et par la recherche vaine du fondement : c’est que la relation est toujours dissymétrique, chacun étant tour à tour objet et sujet, tandis que l’autre est tour à tour sujet et objet. Ces termes eux-mêmes sont d’ailleurs à prendre en un sens approximatif, puisque le pour-soi ne peut jamais être, en toute rigueur, ni un objet en-soi, ni un sujet pour-soi fondé dans son être. Quasi-objet, ou quasi-sujet, chacun n’est que la vaine course vers la captation de la liberté de l’autre, qui paraît seule en mesure de fonder ontologiquement son être, mais qui s’avère, en fait, désir de se fonder elle-même par la captation de l’autre. De cette dialectique résulte le conflit, et cela d’une façon tellement inéluctable que Sartre peut écrire: « le conflit est le sens originel de l’être-pour-autrui« , et conclure plus loin « L’histoire d’une vie est l’histoire d’un échec« . C’est que la conscience est toujours selon Sartre à la poursuite d’un insaisissable, soit son propre être tel qu’il est vu par l’autre (objet certes, mais marginal et inaccessible), soit la liberté et l’être de l’autre (évidents certes en ce qu’ils me figent, mais inaccessibles dans leur transcendance). Séparation d’avec soi et séparation d’avec autrui sont les limites infranchissables de la liberté, et les marques indélébiles qui transforment en damnation toute relation à autrui. De même que l’homme est condamné à la liberté, il est condamné à l’enfer, puisque, jeté sans l’avoir décidé dans la relation mondaine avec autrui, il est inéluctablement embarqué dans le conflit, l’échec et le désespoir. Cer-tes, il peut se faire que parfois, l’amour existe : « C’est là le fond de la joie d’amour lorsqu’elle existe : nous nous sentons justifiés d’exister« . Mais la lucidité et la lutte des libertés révéleraient, selon Sartre, que chacun est abandonné à lui-même, et que c’est dans le « délaissement » le plus total qu’il doit assumer son angoisse et sa responsabilité, ou se fuir dans la mauvaise foi. En fait, amour, haine ou indifférence sont de vaines tentatives de fondation vouées à l’échec.

A ces descriptions on peut opposer quelques questions graves. La relation d’amour se réduit-elle à cette lutte des libertés ? Lorsque cette lutte apparaît, sous la forme d’un conflit, n’est-ce pas la manifestation de la fin de l’amour, ou le choix provisoire d’un système d’attitudes ne se référant pas à l’amour? Les conflits économiques ou politiques ne sont la preuve ni d’une impossibilité de l’amour (ils se situent très explicitement en dehors de cette relation) ni d’une nécessité historique (les conflits privés ou publics se règlent aussi par le dialogue, et la guerre elle-même apparaît de plus en plus comme une contingence et comme un archaïsme culturel). Quant à l’amour inter-individuel, on en manque l’essence qualitative et relationnelle lorsqu’on le réduit à la relation appauvrie de deux libertés fermées sur elles-mêmes. Il y aurait certes lieu de poursuivre et d’enrichir ces analyses.

Remarquons seulement que, depuis Platon, la philosophie n’a pas su intégrer l’amour à son champ réflexif, et c’est toujours en termes négatifs que, de Kant à Lacan, en passant par Schopenhauer, Hegel et Sartre, elle a tenté de jeter le discrédit sur l’amour : il est pour elle le pathos, le pathologique, l’impossible du désir, la nécessité de l’aliénation, le malentendu essentiel. Pourtant, l’amour est le lieu de l’absolu pour Platon, pour Spinoza, ou pour certains existentiels comme Kierkegaard, Berdiaïev ou Buber, en des sens certes spécifiques : n’est-ce pas la preuve que les descriptions négativistes sont partielles et tendancieuses? C’est précisément de ce fait que semble témoigner, bien paradoxalement, Sartre lui-même. En effet, dans une note de l’E. N., il écrit : « Ces considérations n’excluent pas la possibilité d’une morale de la délivrance et du salut. Mais celle-ci doit être atteinte au terme d’une conversion radicale dont nous ne pouvons parler ici« .

Il ne s’agit pas d’une remarque « en passant ». Bien au contraire, sa signification et sa portée sont considérables, puisque seule cette remarque permet de situer exactement la place de ces descriptions négativistes dans la pensée de Sartre: la dialectique sans issue qui relie les deux pour-soi dans leur relation est un fait et non une essence. Cette idée implique donc que le conflit n’est pas l’essence des relations humaines (malgré l’affirmation précédente de Sartre sur le conflit comme « sens originel des relations ») : c’est pourquoi, en effet, la description du conflit des libertés ne saurait être que partielle et incomplète dès lors qu’elle prétendrait livrer le sens même des relations humaines.

D’autres conséquences découlent de l’existence et du contenu de cette note. D’abord le fait que, parfaitement conscient (ici, dans l’E. N.) que le conflit est une contingence, Sartre laisse entendre que d’autres attitudes sont possibles et réelles, et méritent donc d’être décrites. Mais pourquoi ne sont-elles décrites nulle part dans l’œuvre de Sartre? Auraient-elles jeté un discrédit rétro-actif sur les analyses exclusivement négativistes ? Il découle de cette note une autre conséquence fondamentale: l’éthique ne peut se fonder que par et sur une conversion. Or Sartre ne l’énonce clairement nulle part, et, par exemple, n’établit aucun lien entre les interrogations morales sur la liberté et cette idée de conversion, à la fin de l’E. N. Distrait ou retenu par d’autres préoccupations, Sartre n’aborde jamais le problème des conditions d’instauration d’une éthique à partir, précisément, d’un acte de conversion philosophique.

D’autres questions viennent à l’esprit : pourquoi ne pas relier le problème de la conversion et celui de la fondation ? Pourquoi ne pas décrire phénoménologiquement, et par suite réflexivement, l’acte même de conversion comme conversion réflexive et par conséquent comme acte d’un sujet? C’est à toutes ces questions que nous aurons à répondre.

Toutes ces remarques mettent en évidence le fait que la conversion a de soi une signification éthique : le renouvellement de la pensée et de l’existence implique nécessairement la reconstruction de la relation à l’autre, et c’est cet acte même qui constitue l’éthique.

Mais la conversion, comme condition fondatrice de l’ouverture à l’autre et de l’instauration d’une philosophie et d’une éthique, comporte elle-même une condition de possibilité: il s’agit, bien entendu, de la liberté même.

f) La liberté et les valeurs.

La liberté, dans l’œuvre de Sartre, se donne comme la marque essentielle du pour-soi, puisque celui-ci n’est rien d’autre que la néantisation de l’en-soi (comme tentative opérée par l’en-soi pour se fonder) et que l’activité de néantisation est la définition même de la liberté. Dès lors qu’elle est contemporaine du pour-soi, la liberté se relie à toutes les structures de ce pour-soi : c’est la liberté qui est à l’oeuvre dans cette néantisation statique qu’est la temporalité; c’est la liberté qui nie l’objet ou la situation et se fait ainsi reconnaitre dans le circuit de l’ipséité ; c’est la liberté encore qui constitue le reflété comme psyché afin que le reflétant ait quelque chose à nier comme en-soi psychique; c’est toujours la liberté qui, dans l’insaisissabilité de son propre être tente de saisir et de capter la liberté de l’autre; c’est la liberté enfin qui, dans le mouvement de transcendance par quoi elle unifie les actes, les motifs et les fins, pose des valeurs qui indiquent toutes la Valeur, c’est-à-dire la synchèse (certes impossible) du manquant (l’idéal), de ce qui manque (le pour-soi) et du manqué (la totalité en-soi-pour-soi, totalité d’ailleurs perpétuellement détotalisée, non pas seulement dans la C. R. D. mais déjà dans l’E. N.). La liberté est donc bien au cœur du pour-soi, et comme sa structure fondamentale. Elle se relie à toutes les activités du pour-soi, elle en est même la signification centrale : la volonté ou la passion ne sont que des attitudes par lesquelles la liberté choisit de réaliser des fins qu’elle a d’ailleurs librement choisies, antérieurement à toute raison et à toute délibération.

Cette présence constante de la liberté s’exprime à chaque instant du temps, en chaque moment de l’action : c’est en ce sens que le pour-soi n’est pas, mais a à être ce qu’il est, sur le mode du n’être pas.

De là découlent plusieurs caractéristiques importantes de la liberté: elle est totale et infinie, mais elle est en même temps absurde et injustifiable.

Totale, puisque le pour-soi est toujours et partout le fondement de ses manières d’être, c’est-à-dire des modalités de néantisation du monde et des actes. La situation (classe, lieu, époque), l’environnement (obs-tacles, outils) et même la facticité (naissance, mort) ne prennent un sens, et leur sens, que par la liberté néantisante du pour-soi. C’est pourquoi elle est infinie. Lorsqu’elle rencontre des limites, c’est elle-même qui les crée, et lorsqu’elle ne les crée pas (comme mon « être juif vu par autrui », exemple présent dès l’E. N.) elle ne les saisit jamais; c’est que mon « être » est l’insaisissable (sinon fallacieusement par autrui) et l’irréalisable (comme en-soi).

Sans limite, et infinie, la liberté est également injustifiable : « ‘l’injustifiabilité de notre être » provient du fait que la liberté est un fait (et non un droit, ou une conséquence nécessaire ou juste), et que ce fait sans fondement est sans raison d’être et par conséquent absurde. C’est pourquoi tout notre être est fondamentalement gratuit, absurde, comme est absurde le choix fondamental et premier, ce choix originel par lequel nous nous choisissons nous-mêmes, et dont découlent tous les choix empiriques, justifiés seulement relativement à ce choix originel. Mais l’absurde vient aussi de la vanité : toute l’existence humaine est « une passion vaine » et inutile, puisque la liberté est en somme la négation perpétuelle de soi destinée à faire naître un Dieu (l’En-soi-pour-soi), Dieu qui, par ailleurs, est impossible.

Nous sommes donc condamnés : condamnés à être libres, puisque le pour-soi ne saurait être sans être libre, et que cette liberté, à la fois infinie et injustifiable, est une vaine et perpétuelle « fuite » hors de l’en-soi, c’est-à-dire la perpétuelle souffrance d’une négation indéfiniment reprise et niée, la vaine et perpétuelle souffrance d’un désir toujours « diasporique« , toujours manquant de la divinité qu’il veut être, et toujours condamné à poursuivre en vain cette vaine image de Dieu. Le nom de cette souffrance est l’angoisse, et celle-ci est comme la conscience de la liberté, puisqu’elle accompagne la conscience de la contingence de nos choix. Liberté, choix, angoisse sont infinis et réciproquement liés. Et tous ces termes disent ensemble la responsabilité. Pour Sartre, la responsabilité est même la « qualité » de la conscience comme pure liberté, et, de même que nous sommes infiniment libres sans être le fondement de notre liberté, nous sommes infiniment responsables, sans être responsables de notre responsabilité.

On saisit aisément l’apport d’une telle doctrine : l’homme est liberté, et cette liberté, comme acte d’une conscience est infinie et sans limites. C’est ce noyau de sens qui, accompagnant notre propre expérience, fut en somme la source et l’inspiration de nos propres travaux et de nos propres recherches sur la liberté. C’est à la lumière de cette inspiration sartrienne (une liberté fondamentale, infinie, et sans autre recours qu’elle-même) que nous avons pu jadis, commencer à construire notre propre conception et conduire notre propre critique à l’égard des déterminismes de toutes sortes qui croyaient fonder les sciences humaines. Mais pour comprendre le dépassement qu’il y a lieu d’opérer pour aller de cette inspiration sartrienne à une autre philosophie de la liberté, il convient, maintenant de relever quelques graves difficultés et de poser quelques questions décisives à notre sens.

La liberté, avons-nous dit, est pour Sartre le fondement de ses choix et de ses néantisations, mais non d’elle-même. Comment est-ce possible ? Certes, nous l’avons vu, l’homme n’est pas la cause de sa propre existence factuelle. Mais, sur cette base, la liberté ne peut elle-même être un fait, puisqu’elle se définit précisément comme un acte (fût-ce de simple négation). C’est dire que la liberté ne saurait exister avant elle même: être, pour elle, c’est nécessairement se fonder elle-même à la fois dans son acte, dans son être et dans ses contenus.

Prenons la démocratie : la liberté s’inaugure et se fonde elle-même, elle ne découle nécessairement d’aucun événement antérieur. Il en va de même, à notre sens, pour la liberté de l’individu conscient.

Sartre évoque d’ailleurs rapidement ce phénomène du commencement : dans la C. R. D., sous la forme du serment du Jeu de Paume, dans l’E. N., comme l’instant qui sépare un choix originel d’un nouveau choix originel. Le pour-soi est donc en mesure de commencer absolument une nouvelle série temporelle, une nouvelle époque, une nouvelle existence. Comment ce fait serait-il possible (c’est notre première question) si la liberté n’était pas de part en part son propre fondement, c’est-à-dire la source et de son existence et de ses choix ? Des êtres biologiques (p. ex. homo-sapiens) peuvent exister sans être leur propre source factuelle: mais si ces êtres entrent dans la liberté c’est par leur propre acte, et sur le fondement de leur seule activité créatrice. Sartre n’a pas vu que la liberté se fonde elle-même, parce qu’il n’a pas accordé une attention suffisante à l’acte du commencement posé soit au premier niveau de la conscience, que nous appelons la réflexivité (elle est la spontanéité), soit au second niveau de cette conscience, qui est celui de la réflexion explicite. Mais ce dépassement vers le domaine du réflexif (comme liberté) comment est-il possible ? C’est à cette question que nous aurons à répondre.

La conversion ne serait pas possible sans une liberté autofondatrice: elle seule peut faire naître de son propre sein une tout autre forme de relation à autrui, au monde et à soi-même.

Mais si la libre conversion réflexive ouvre un nouveau chemin d’existence, il faut bien que le temps ait une certaine consistance: non certes substantielle, mais phénoménologiquement réelle pourtant. Or il n’en est rien pour Sartre. D’où notre seconde question : comment la conversion serait-elle possible si le temps était sans consistance ? Or, dans l’E. N., le temps n’est rien puisqu’il se réduit à la suite des négations opérées par le présent sur le passé (qui est l’en-soi que le pour-soi n’est pas) et sur l’avenir (qui est l’en-soi-pour-soi que le pour-soi manque par essence). Le passé est un en-soi fictif, et l’avenir un fantôme de l’impossible. Que vaut une conversion qui ne peut donner aucune réalité neuve au temps, et qui ne peut promouvoir aucun itinéraire, aucun cheminement progressif, aucun accroissement valable et substantiel? Comment même, serait-elle possible ? En fait, la confusion entre l’instant ponctuel, et l’acte radical du commencement (action, acte, décision, initiative, rupture, donation, invention, création) induit, avec la méconnaissance de la conversion, la méconnaissance de la liberté; car si le temps n’est rien que la série « ek-statique » des négations, la liberté est réduite elle aussi à rien, puisque son être est d’agir, et que l’action est vaine agitation si elle ne construit rien (une œuvre, une histoire, ou une vie). Or, seul un individu construisant sa propre identité et sa propre permanence, sur la base de la continuité temporelle de son être toujours présent, est en mesure de déployer une action qui soit une liberté. La méconnaissance de la signification créatrice et substantielle du temps entraîne la liberté hors mémoire et hors anticipation, la réduisant ainsi au pur instant ponctuel d’un néant négateur.

Pour nous, il est clair que la liberté est plus que cela; seule une conception qualitative du temps peut permettre une appréhension plus concrète de la liberté. Réduite à l’incessante négation comme « fuite » (terme de Sartre), la liberté est vidée de toute signification, parce qu’elle est vidée de tout contenu.

La référence au contenu nous amène à une troisième question : comment peut exister une liberté qui se déploie et se définit comme néantisation sans se référer à des fins qui auraient un contenu ? Cer-tes, la liberté, chez Sartre, se fait reconnaître par le monde et ses qualités (Carthago delenda est), ceux-ci induisant des fins concrètes qui révèlent la liberté à elle-même; de plus Sartre dit clairement que toute qualité et toute signification viennent au monde par le pour-soi. Mais pourquoi dès lors n’avoir pas tenté une description qualitative de l’action libre, au lieu de se borner à évoquer « des fins concrètes » (boire un verre d’eau, détruire Carthage, conduire une machine, mener une lutte politique) ? Une telle description qualitative rencontrerait nécessairement le fait du désir : or, on s’en souvient, Sartre ne consacre qu’une page au désir, et dans le seul but d’établir que le pour-soi se définit par le manque. Mais qu’en est-il du qualitatif du désir? Le vécu du désir orienté vers un désirable? La référence au manque reste abstraite dans les termes (Sartre a bien dit lui-même que l’E. N. est abstrait), et elle est également abstraite en ceci qu’elle est phénoménologiquement incomplète: nulle référence n’est faite à la jouissance et à la plénitude déjà éprouvées par le désir et escomptées par lui dans l’avenir selon une modalité toujours plus pleine et plus satisfaisante. Pourquoi faudrait-il que tous les actes affectifs (amour, création, révolte) et tous les contenus qualitatifs (joie, tristesse, angoisse, plénitude) soient systématiquement rapportés à une psyché artificiellement reconstruite, et ne puissent être saisis que par une réflexion impure ? Les obscurités et les problèmes que nous avons déjà rencontrés à propos de la méthode phénoménologique, du sujet au sens traditionnel, du désir et de l’autre, se répercutent ici sur le problème que pose une liberté qui ne se serait donné aucun contenu, et amputerait ses choix de toute dimension qualitative et existentielle.

A notre sens, seul un désirable qualitativement éprouvé comme tel par le désir spontané ou par le désir réfléchi, et qualitativement décrit et compris par le phénoménologue réflexif, peut rendre compte du mouvement réel de la liberté: séparer désir et liberté, c’est se jeter dans les pires apories kantiennes (que Sartre a pourtant si bien critiquées dans les Cahiers pour une morale).

L’existence n’est pas pure néantisation et pure liberté ponctuelle : elle est comme existence intégrale, liberté désirante et désir libre, conscience désirante et désir réfléchissant. Insistons sur cet indispensable lien entre désir qualitatif et liberté dynamique. Seul, un tel lien, qui est celui de la liberté et de son contenu, permet de répondre à une autre question (la quatrième) : quel est le véritable rapport entre la liberté et la valeur ?

A-t-on suffisamment rendu compte de ce rapport en affirmant le pouvoir de transcendance du pour-soi ? Les valeurs, expressions des choix secondaires, et la valeur, expression du choix originel, sont-elles le fruit d’une série d’actes aussi libres qu’absurdes, c’est-à-dire sans justification? Pourquoi faudrait-il être prisonnier d’un dilemme : ou la justification est métaphysique, ontologique et religieuse, ou il n’y a pas de justification ?

C’est toute la question morale qui est ici posée. Nous l’avons déjà remarqué: si la liberté est sans fondement, les valeurs sont également sans fondement; mais si elles tombent toutes dans la gratuité, elles deviennent en elles-mêmes indifférentes, et toutes se valent: conduire un peuple ou s’enivrer est équivalent. Mais en ce cas surgit la question : pourquoi, s’il y a équivalence des valeurs, poursuivre telle valeur plutôt que telle autre ?

Pourquoi choisir la générosité et non le mépris? Pourquoi choisir le socialisme et non le capitalisme? Pourquoi l’anticolonialisme et non le colonialisme? Et pourquoi lutter contre le racisme, puisque toutes les valeurs se valent ?

La question est grave et nous aurons à y répondre longuement.

Mais l’aliénation, dira-t-on ? Mais l’aliénation, demande la C. R. D. ? Regardons mieux, et nous pourrons formuler notre cinquième question qui concerne l’aliénation dans son rapport à la liberté.

Dans l’E. N. la liberté omniprésente ne parvient à formuler ni justifier aucune valeur existentielle, et elle ne se rapporte à l’autre que dans une relation de conflit et de captation, tandis qu’elle-même est insaisissable. La liberté de l’autre est inaccessible, celle du sujet est injustifiable; angoisse, échec et néant forment la trame existentielle du pour-soi. Dans la C. R. D. il en va de même sous d’autres concepts: la liberté est piégée par la praxis, et elle suscite immanquablement, et nécessairement, des contre-finalités, c’est-à-dire des répercussions de son action en tant qu’elles se retournent contre elle. L’effet pervers sociologique est élevé à la dignité dialectique, mais cette dignité est maléfique puisqu’elle transforme nécessairement en aliénation les activités et les conflits de la liberté. Renvoyée réflexivement par le monde (exigences d’une machine, pression d’un nombre de candidats ou de voyageurs, détotalisation de l’action par les autres participants à l’action), la liberté est retournée à l’individu comme nécessité: celle-ci est liberté retournée et anti-destin quant à son sens mais, comme condition sociale, elle est aliénation. La liberté est donc forcément retournée, pour Sartre, en nécessité et en aliénation par le capitalisme, mais aussi par les structures mêmes du pour-soi. Mais, s’il en était effectivement ainsi, on ne comprendrait pas les liens de la liberté et du désir, d’où notre cinquième question relative à la liberté: comment l’individu pourrait-il désirer librement la joie et la démocratie, lui dont la liberté est condamnée (dans la C. R. D.) à passer dans la nécessité et l’aliénation?

Allons plus loin : comment la liberté pourrait-elle même désirer travailler, ou se syndiquer, ou faire la révolution, si d’une part toutes les fins se valent, et si d’autre part toutes les actions tournent à la nécessité? Dans la C. R. D., parce que la liberté y est piégée, il n’y a place ni pour le désir, ni pour la li berté : comment une liberté devenue nécessité désirerait-elle la libération, la lutte politique, la liberté individuelle et collective ?

Remarquons tout d’abord que Sartre identifie nécessité et aliénation. De là provient le caractère insoluble du problème : si l’homme est jeté dans la nécessité au sens strict, c’est-à-dire dans le déterminisme et la choséité (le pratico-inerte stricto-sensu) alors il n’existe aucune possibilité, ni de comprendre le désir de liberté, ni de rendre compte du mouvement de libération. Or l’histoire entière, depuis les origines jusqu’aux événements d’Europe de l’Est, en témoigne: il y a toujours en l’homme un désir de liberté, et il y a toujours dans les individus et les groupes, une possibilité d’accomplir en acte et de mettre en œuvre, sinon toujours d’achever, un mouvement de libération.

C’est pour répondre à cette difficulté que nous avons conçu ailleurs deux niveaux de liberté, ou, plus simplement, deux libertés. C’est précisément cette réponse que nous aurons à développer ultérieurement.

Mais comment s’orienter vers une liberté seconde, vers une indépendance intégrale et construite, si la première liberté, jetée dans la souffrance de l’aliénation, n’est pas aussi un mouvement du désir ? L’aliénation n’est décrite, dans la C. R. D., ni comme une souffrance ni comme une complicité : mais comment combattre l’aliénation, et au nom de quelle valeur, si elle n’est qu’une nécessité à décrire en termes de structures ou « ensembles pratiques » ? Au contraire, si l’on voit que l’aliénation est la forme souffrante et complice de la liberté on comprend mieux le surgissement du désir de libération : habité par l’expérience à la fois présente et ancienne, partielle ou sporadique, de la libre joie, c’est comme liberté douloureuse que la conscience peut opérer l’acte initial de dépassement par lequel elle entreprend de reconstruire son indépendance et sa joie.

Le philosophe s’interdirait de comprendre la vie réelle des individus s’il substituait à leur expérience de la désidérabilité des choses, du caractère préférentiel des valeurs et des choix, et de la « faisabilité des objectifs, ses vues abstraites sur l’inanité de l’existence humaine, l’impossibilité d’un dieu incarné, ou les structures des ensembles pratiques.

g) Le tragique sartrien.

Or l’impuissance de l’action, et l’impossibilité de l’être sont les marques même du tragique. Indéniablement, Sartre est le grand tragique de ce siècle: conflit, malheur, échec, souffrance, aliénation, dispersion, gratuité, misère physique et morale, semblent dessiner les lignes du destin où s’enferme l’humanité. Elle est piégée dans l’impossible dépassable. On sait qu’il existe aussi un tragique heideggerien; mais les conclusions politiques que tire Heidegger de sa réflexion sur l’être sont aux antipodes de celles que tire Sartre de ses descriptions du pour-soi. Ici se situe le paradoxe sartrien qui nous intéresse : d’une philosophie du désespoir, il souhaite tirer une philosophie de l’action qui soit libératrice, et cela, par la médiation d’une responsabilité conçue en fait comme liberté fraternelle.

Que le système conceptuel destiné à fonder ce passage du tragique à la générosité soit insuffisant ou contradictoire, c’est ce que nous avons tenté d’établir. Nous n’avons pas souhaité rendre compte de l’origine de cette insuffisance, mais seulement la mettre en évidence. Nous avons surtout voulu insister sur l’un des sens de l’œuvre sartrienne: un effort pour affronter la solitude et la dépasser par une doctrine de l’action responsable. Mais ce dépassement, nous l’avons montré, n’est possible qu’au terme d’une transmutation radicale du regard philosophique et de l’attitude existentielle de départ. Seule une telle transmutation peut faire apparaître d’ailleurs le sens du paradoxe sartrien : l’opposition entre le malheur total et la liberté infinie provient, chez Sartre, d’un arrêt en cours de route : arrêt dans la réflexion, arrêt dans l’existence, puisque seule une théorie complète de la liberté (prenant en compte sé rieusement le sujet, le désir et la valeur) aurait permis de comprendre la conversion, d’en évaluer les forces, et d’en faire ainsi l’instrument d’une victoire contre le malheur. Mais il ne fallait pas mettre la charrue avant les bœufs et décréter que la fondation de soi est impossible. L’appel à la responsabilité, s’il est privé du travail de fondation et de conversion, ne suffit pas pour dépasser le nihilisme et le formalisme. Si les valeurs sont équivalentes parce que non fondées par un sujet, alors la responsabilité est vide. De même l’appel fait à la générosité individuelle et politique est insuffisant pour justifier à lui seul le passage du conflit à la réciprocité.

Mais ces insuffisances doctrinales, ainsi que toutes les contradictions que nous avons relevées sont, malgré tout, la marque d’une richesse. C’est précisément cette fécondité que nous avons tenté, ici, de mettre en évidence d’une façon directe, après l’avoir manifestée ailleurs d’une manière indirecte. C’est peut-être par une longue méditation sur l’œuvre et le tragique sartriens, mais aussi par l’engagement personnel le plus radical dans l’existence et dans l’écriture, qu’on peut se rendre capable de saisir l’évidence première : la liberté ne trouve son sens et sa justification que par le fait qu’elle fonde le passage de l’aliénation à l’indépendance et de la déréliction à la joie. De plus, la liberté n’est si radicale que parce qu’elle émane d’un sujet. L’action n’a de sens que par son rapport effectif à des valeurs humaines et réalisables. L’histoire n’est dramatique que parce qu’elle est le combat d’hommes libres et souffrants travaillant à leur joie. Contradictions, insuffisances, obscurités sont chez Sartre (non chez tous) le terrain éventuel d’une riche moisson philosophique.

Et ce qui lève, sur ce terreau tragique qui dit en somme comment se cristallise parfois la volonté malheureuse, ce peut fort bien être une philosophie eudémoniste qui aurait la lucidité des plus grands existentiels, et la richesse affirmative des plus grands penseurs de la joie.

h) La signification éthico-existentielle de la dénégation du sujet par Sartre.

Au terme de cette analyse critique nous pouvons dégager un résultat d’ensemble. La négation sartrienne du sujet s’accompagne paradoxalement d’une mise en place de toutes les problématiques qui sont spécifiques de l’existence même d’un sujet : rapport cognitif de ce sujet à lui-même (sous la forme dénégatrice de la réflexion « pure » ou « impure »), rapport de sens et d’origine (sous la forme dénégatrice de la pseudo-impossibilité de fondement), rapport de la réflexion et de son contenu (sous la forme dénégatrice d’une méconnaissance du désir et d’une invention verbale, la « Psyché »), rapport du sujet, enfin, aux motivations ultimes de son action et de son existence (sous la forme dénégatrice d’un refus de justification des valeurs, et d’une autre invention verbale et arbitraire « l’en-soi-pour-soi »).

Nous l’avons dit, nous ne nous interrogerons pas ici sur les raisons profondes de cette inimense dénégation du sujet par une philosophie de la conscience et de la liberté : c’est un champ de recherches beaucoup trop important et spécifique, champ qui a rapport à la place centrale de la mauvaise foi dans l’œuvre de Sartre. Nous constaterons seulement que cette négation du sujet est, dans l’oeuvre de Sartre, à la fois ce qui la contredit le plus manifestement et ce qui en dévoile l’intention secrète : tout se passe comme si le plus grand tragique de notre temps voulait refuser à l’humanité tout recours, tout support, toute chance d’accomplir, avec la fondation de soi-même, cette morale « de la délivrance et du salut » que l’auteur de l’E. N. appelle pourtant de ses vœux, et dont il affirme, en passant, la possibilité. Car le recours, le support, la chance offerts éventuellement à l’existence libre résident précisément dans le fait que cette existence est celle d’un sujet, et d’un sujet réfléchi. Si l’on supprime le sujet, on supprime par la même toute chance, tout recours, tout support pour réaliser ne serait-ce qu’en partie, la « justification » du pour-soi, c’est-à-dire en fait l’entrée de la conscience dans le domaine du sens et de la fondation.

C’est une étrange lumière qui éclaire des lors l’entreprise sartrienne: la dénégation du sujet (ou négation contradictoire et ambivalente) se manifeste, chez Sartre, comme une entreprise philosophique dont la motivation négative est éthico-existentielle : cette philosophie courageuse de la responsabilité infinie se déploie en fait comme l’établissement de l’impossibilité existentielle de l’éthique, puisque celle-ci, dans une philosophie de la liberté, ne saurait s’appuyer que sur un sujet réfléchi, identique à soi et créateur-fondateur de cette même liberté.

Chez Sartre, la dénégation du sujet qui semblait d’abord revêtir une signification et une motivation strictement « philosophique » (au sens cognitif) apparaît donc peu à peu comme étant essentiellement éthico-existentielle. Plus précisément, l’a priori sartrien et la première affirmation du philosophe réside dans la négation de la possibilité même de l’existence fondée, c’est-à-dire de l’éthique: la négation philosophique du sujet (qui paraissait première) n’est en réalité que la conséquence de cette négation existentielle.

Nous ne disons pas que Sartre nie le sujet (tout en l’affirmant en fait) pour des raisons morales ou éthiques, qui auraient un rapport avec un jugement sur « l’égoïsme ». Ce sera la démarche de Levinas, ce n’est certainement pas celle de Sartre. Celui-ci, bien au contraire, s’oppose à l’idée même de morale traditionnelle, et à l’idée de l’éthique, comme activité fondatrice de soi: ce que finalement Sartre combat c’est l’idée même d’une existence valablement fondée et signifiante, pensant en somme, comme Kierkegaard, que seul un dieu incarné pourrait fournir ce fondement et ce sens. La négation du sujet n’est que le moyen technique, trouvé après-coup, et faussement situé en première place, pour justifier rationnellement cette négation existentielle de l’être et du sens. La dénégation sartrienne du sujet est donc la condition rétro-activement indispensable pour que la fondation du sens par la liberté réfléchie soit elle même rendue impossible.

L’ordre des idées sartriennes n’est donc pas : 1) le sujet n’existe pas ; 2) le fondement du pour-soi est donc impossibles 3) la morale na pas d’autre sens que l’affirmation absurde de la liberté. L’ordre véritable des idées et leur enchaînement nous paraît plutôt être celui-ci : 1) le fondement de l’existence et du sens est impossible; 2) le pour-soi ne peut être fondé; 3) le sujet n’existe donc pas.

La dénégation philosophique du sujet ne comporte donc, chez Sartre, de signification éthique que dans la stricte mesure où elle est une dénégation de l’éthique: le combat de Sartre contre le sujet n’est pas un combat éthique, c’est un combat contre l’éthique (c’est-à-dire contre l’existence signifiante et validée). La critique du sujet, qui semble purement philosophique, est en réalité d’origine éthique : mais cela non pas en elle-même, mais comme critique secondaire du sujet, et critique primordiale de l’éthique elle-même.

Mais, nous l’avons vu, la critique sartrienne du sujet reste contradictoire et parfois même confuse. Sa source existentielle, c’est-à-dire la négation de la validation et de la justification de l’existentiel, n’est pas mieux établie. C’est dans le même mouvement qu’une théorie du sujet et une théorie du sens existentiel peuvent être ou construites ou com-battues. Et ce sont ces deux domaines qui sont concernés par toutes les questions laissées en suspens par Sartre, en raison même de la confusion dans laquelle fur conduite la chéorie du sujet et de la réflexion.

Avant de reprendre le problème en son entier, il convient de s’interroger sur une hypothèse, suggerée par l’analyse même de la démarche sartrienne : n’existe-t-il pas une possibilité directement et réellement éthique de nier le sujet? Le sujet ne serait-il pas, dans ces conditions, mis sérieusement en question ? Il se trouve que cette hypothèse, trans formée en doctrine, constitue exactement la dé marche de E. Levinas. Nous devons l’examiner soi-gneusement, avant d’être en mesure de poursuivre notre analyse.

(Robert Misrahi, La problématique du sujet aujourd’hui)

Le bonheur ambigu et la volonté de puissance (Nietzsche, 1844-1900)

1. Le dionysiaque et le « grand désir »

Cette évocation de Spinoza, opposé à la doctrine de Schopenhauer, est surtout destinée à opposer une conception affirmative et heureuse du désir à une conception négatrice. Mais, dans cette perspective, il est également indispensable de se référer à la doctrine de Nietzsche : on sait que, malgré la fidèle admiration qu’il a longtemps exprimée à l’égard de Schopenhauer (jusqu’à la rupture avec Wagner; cf. Jean LefrancS, Nietzsche oppose sa conception affirmative de la vie au nihilisme « décadent » et ascétique de Schopenhauer. Et, comme Nietzsche se réclame lui-même de Spinoza (Le Gai Savoir; § 333 ; Ainsi parlait Zarathoustra, App. § 57 ; La Volonté de puissance, t. II, § 620, trad. Bianquis), nous restons situés dans le droit fil de la réflexion européenne sur le désir et le bonheur. La permanence de ce mouvement de la réflexion, mais aussi son sens constamment protestataire et novateur sont d’ailleurs exprimés par Nietzsche lui-même dans un aphorisme sur « Le Désir de souffrir » (Gai Savoir; § 56). Nietzsche oppose aux « millions de jeunes Européens » qui expriment manifestement « un désir de souffrir à tout prix », sa propre conception : « je vous demande pardon, mes amis, j’ai eu l’audace de crayonner, moi, mon bonheur ».

Le sens de la réflexion nietzschéenne semble donc bien résider dans une recherche du bonheur, et il est vraisemblable que l’immense influence de cette réflexion sur la pensée contemporaine soit obscurément due, en partie, à cette signification de la quête nietzschéenne. Pourtant, les commentateurs s’y réfèrent rarement et préfèrent éclairer les contenus du nihilisme de Nietzsche. La question reste ouverte mais elle nous impose la tâche de cerner de plus près la signification de cette doctrine.

Les références de Nietzsche à la recherche et à l’expérience du bonheur sont extrêmement vives et nombreuses, et ce sont elles qui donnent souvent aux ouvrages de Nietzsche cette tonalité joyeuse et dynamique qui marque à bon droit le lecteur lors d’une première lecture.

Dans La Volonté de puissance (t. II, § 556, on sait que le titre, ainsi que le plan de l’ouvrage sont l’œuvre de la sœur de Nietzsche, mais nul ne conteste que chacun des aphorismes ait été écrit par Nietzsche lui-même. Nietzsche se réfère au « dionysiaque » (concept qu’il avait introduit dès La Naissance de la tragédie) et le décrit comme « l’affirmation extasiée de l’existence ». Certes, il relie cette affirmation, opérée par la culture grecque, aux « tendances extrêmes, désordonnées, asiatiques » qui composaient le « sous-sol » de cette culture. Mais il évoque aussi la dimension universelle des « joies humaines les plus hautes et les plus nobles », ainsi que la « richesse débordante » des activités de l’esprit qui « se traduit nécessairement de façon sensible en un bonheur, en un jeu d’une rare délicatesse » (ibid., § 557).

De même, les références au bonheur sont extrêmement vives et nombreuses dans Le Gai Savoir : « le rire et la sagesse joyeuse » (§ 1) ; le bonheur qui ne construit pas de maison (§ 240) ; l’Amor fati, qui est l’amour du « grand affirmateur » que veut être Nietzsche (§ 276) ; « le bonheur d’Homère » et les êtres « écrasés par ce grand bonheur » (§ 302) ; « le bonheur d’un dieu plein de puissance et d’amour […] qui ne se sentirait jamais plus riche que quand le plus pauvre des pêcheurs ramerait lui-même avec une rame dorée ! Et ce bonheur divin serait […] l’humanité ! » (§ 337). Ce que Nietzsche revendique, à travers tous ces textes, c’est une « nouvelle santé, plus intrépide et plus gaie » ; il se veut en même temps « l’argonaute de l’idéal » (§ 382) et il conclut ce livre sur des poèmes. Le principal d’entre eux s’intitule Ô mon bonheur ! et il évoque « les arabesques d’or » d’une musique imminente, tandis que, dans le poème suivant, Nietzsche se réjouit : « Tout scintille pour moi d’une splendeur nouvelle » (§ 376).

Ce « grand désir » du bonheur est présent non seulement dans une œuvre considérée comme mineure, telle Le Gai Savoir; mais également dans le grand manifeste qu’est le Zarathoustra. Certes, le héros de ce poème philosophique se présente comme « le prophète de l’éternel retour des choses » (Ainsi parlait Zarathoustra), p. 313; et l’autre thème central de l’ouvrage paraît bien être celui de la volonté de puissance et de la transmutation des valeurs. Pourtant, les références à la plénitude de la vie affirmative sont si nombreuses qu’on pourrait dire, en une première lecture rapide, que Nietzsche est aussi un philosophe du bonheur. Il est surprenant qu’on n’ait noté ou évoqué ce fait que malgré soi et d’une manière allusive ou marginale (cf. Georges Bataille, La Volonté de chance). L’ouvrage de Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, ne fait pas même mention de ce problème d’une plénitude existentielle, et E. Fink (La Philosophie de Nietzsche) n’évoque Aurore et Le Gai Savoir que dans la perspective du problème de la vérité, perspective à travers laquelle Jean Grenier lit l’ensemble de l’œuvre nietzschéenne (Le Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche). Seul Henri Birault, dans un article remarquable, pose la question : « De la béatitude chez Nietzsche ». Il conclut à bon droit son étude en montrant que la béatitude, le fait d’être « heureux et bienheureux », ne saurait être le résultat d’un processus négatif s’efforçant de combler un manque, mais le point de départ d’une création surabondante et affirmative englobant et assumant désormais tous les aspects de l’être et revendiquant leur éternel retour.

Nous souscrivons entièrement à ces vues. Nous devons seulement insister sur la fréquence et sur l’intensité des références que, dans Zarathoustra (et ailleurs), Nietzsche fait à la joie, à l’affirmation, au bonheur. Souvent il s’agit de métaphores poétiques, mais il n’est pas indifférent de voir alliés dans un même développement l’allégresse, le bonheur, la lumière plus tranquille, ainsi que la lumière matinale des plus hautes espérances (III, « De la béatitude involontaire »; notons avec intérêt que, dans la traduction de G.A. Goldschmidt, on lit : « De la félicité malgré soi »). Nous pourrions aisément multiplier les citations et évoquer « la volupté de l’avenir », l’âme « pleine » d’un bonheur surabondant, le « rieur » et sa « couronne de roses », le danseur « ivre de la vie douce », la joie qui se veut elle-même, éternellement.

Qu’il s’agisse de métaphores n’empêche pas que l’écriture nietzschéenne se propose de mettre en place des concepts précis (dans son système) : par exemple, « l’amour de soi », ou « le retour éternel », ou « l’affirmation », ou la plénitude et la surabondance de la vie. C’est pourquoi nous pouvons dire en effet que, dans une première lecture, celle qui privilégie la « transmutation de toutes les valeurs », Nietzsche apparaît bien comme philosophe du bonheur.

2. Bonheur et malheur : l’ambiguïté

Mais c’est d’un bien étrange bonheur qu’il s’agit : dans le courant d’un même aphorisme, ou d’un même poème, le bonheur est finalement identifié au malheur. Non pas qu’il y ait à considérer que, pour Nietzsche, la recherche du bonheur soit un « malheur » ; bien plutôt il faut voir que l’extrême ivresse du bonheur est contemporaine d’un malheur extrême. Les deux expériences sont spécifiques et elles sont souvent comme contemporaines. Dans le même texte où Nietzsche évoque le vin doré du bonheur et son parfum d’éternité, il poursuit son invocation en associant étroitement les deux concepts, sans les analyser cependant : « ayez des mains plus sensées, saisissez un bonheur plus profond, un malheur plus profond, saisissez un dieu quelconque, ne me saisissez pas » dit Zarathoustra (IV, « Le chant d’ivresse », § 7). Il poursuit : « mon malheur, mon bonheur est profond […] profonde est sa douleur » (souligné par Nietzsche), reprenant ce qu’il avait déjà esquissé au paragraphe précédent, « un bonheur enivré de mourir ».

Il ne serait donc pas exact de dire que Nietzsche est un philosophe du bonheur : il serait bien plutôt le philosophe du « bonheur tragique » ou du bonheur ambigu, constamment associé à la douleur. En effet, le même chapitre se poursuit d’une façon fort claire quant à l’intention de Nietzsche : « La douleur est aussi une joie, la malédiction est aussi une bénédiction, la nuit est aussi un soleil » (IV, § 10).

Sans comprendre encore ce que ces affirmations signifient, nous pouvons cependant leur reconnaître une place centrale dans la pensée de Nietzsche : c’est ici en effet qu’il énonce (et « annonce ») la doctrine de l’éternel retour.

3. Le retour éternel comme mythe

Et c’est ici, également que s’éclairent réciproquement ces deux thèmes : le retour éternel de toutes choses et le mouvement de la joie vers l’éternité : « La joie se veut elle-même, elle veut l’éternité, le retour des choses… » (IV, § 9).

Mais la cohérence du système nietzschéen est telle (à l’encontre de l’opinion courante sur la méthode de Nietzsche) que ces deux thèmes, pris dans une perspective cyclique, vont intégrer tout naturellement le malheur et la douleur : « Avez-vous jamais approuvé une joie ? Ô mes amis, alors vous avez approuvé toutes les douleurs. Toutes les choses sont enchaînées, enchevêtrées, amoureuses [.] c’est ainsi que vous voudriez que tout revienne » (IV, § 10 ; c’est Nietzsche qui souligne).

Ainsi, en partant du « grand désir », et en admettant qu’il soit, chez Nietzsche, le désir de la joie, on peut constater qu’il se développe comme le désir d’une éternité définie non pas comme sortie hors du temps, mais comme répétition cyclique et retour périodique et nécessaire des expériences de la joie elle-même. A partir de là, Nietzsche conclut que le grand désir, parce qu’il se veut lui-même pour l’éternité, doit aussi vouloir la totalité des expériences humaines, c’est-à-dire aussi la mort et la douleur. C’est dire que Nietzsche intègre sa réflexion sur l’expérience de la joie à une réflexion plus vaste qui est en réalité un mythe constitué par la doctrine de retour éternel du même. Et c’est parce que, aux yeux de Nietzsche, l’idée de l’éternel retour est plus importante que l’idée de bonheur, qu’il croit devoir maintenir, à côté des expériences affirmatives, les expériences négatives de l’humanité: il ne peut dans son système, affirmer le retour éternel, que s’il consent à affirmer le retour aussi bien du malheur que du bonheur.

Cette double affirmation provient en outre d’une autre source : c’est l’amor fati, déjà affirmé dans les œuvres précédentes, qui entraîne maintenant sa conséquence, « logique » dans un système qu’on dit poético-philosophique et qui est surtout un système mythologique : l’amour du destin, c’est-à-dire de la nécessité, se manifeste comme volonté de ce destin et, plus précisément comme volonté du retour éternel, cyclique et nécessaire de toutes choses.

Mais dès lors que la joie, comme grand désir, est associée au retour éternel, et dès lors que cette joie est liée par la nécessité à toute chose, elle est entraînée à vouloir non seulement sa propre réitération indéfinie mais encore la réitération de toutes choses, c’est-à-dire le retour éternel et d’elle-même et de toutes les formes du malheur. Nietzsche l’exprime lui-même : « que ne veut-elle pas la joie ! […] elle veut de l’amour, elle veut de la haine […] elle a soif de douleur, d’enfer, de haine, de honte […]. Car toute joie se veut elle-même, c’est pourquoi elle veut la peine ! O bonheur, ô douleur […] la joie veut l’éternité de toutes choses. » (IV, § 11).

C’est par ce lien de la joie et du retour éternel que nous pouvons commencer maintenant à mieux comprendre ce que signifie cette joie. En son fond, cette joie nietzschéenne est l’adhésion non pas seulement à elle-même comme affirmation d’existence, mais encore à tout ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire à toutes les formes de la négation. La joie nietzschéenne est une « joie tragique » (comme on a pu dire) parce qu’elle est l’assomption de toutes les formes de la réalité : le bien, le mal, la vie, la mort, le bonheur et le malheur.

C’est là en réalité que réside l’essence de cette joie ambiguë : elle est l’adhésion au monde sous tous ses aspects, c’est-à-dire en réalité la volonté du mal et de la souffrance. À la lumière de la doctrine de l’éternel retour, la signification du « grand désir » nietzschéen se renverse en son contraire et devient non pas seulement joie de la joie mais joie du malheur.

Plus précisément, l’adhésion au monde en sa nécessité (l’amor fati) se révèle comme adhésion à la joie et à la souffrance, et cette adhésion se transmute en vouloir actif.

Nous pouvons dès lors voir apparaître une nouvelle implication du concept d’éternel retour, et constater un lien interne entre ce thème et un nouveau thème, interne au malheur, mais doctrinalement plus utile à l’ensemble de la doctrine nietzschéenne : il s’agit de la cruauté.

4. La cruauté, la sélection

C’est elle que Nietzsche décèle à travers la volonté de puissance. Se référant à l’Antiquité apollinienne, et niant que « le bonheur soit la conséquence de la vertu », il affirme au contraire que les actions méchantes appartiennent aux puissants et aux vertueux (La Volonté de puissance, t. II, liv. IV, § 219, p. 283). C’est pourquoi, selon Nietzsche, « Il faut être bon et méchant » (t. II, § 508, p. 360). La critique nietzschéenne de la morale s’exprime donc clairement non pas comme un simple appel à d’autres valeurs que les valeurs négatives du pessimisme mais comme une réhabilitation des instincts en général, et des instincts les plus agressifs en particulier. En effet, Nietzsche s’élève contre la condamnation morale de tels instincts : « … dans quelles actions l’homme s’affirme-t-il le plus fortement ? C’est autour de ces actions (de sexualité, d’avidité, d’ambition, de cruauté, etc.), que l’on a accumulé les anathèmes, la haine, le mépris… » (p. 392).

Mais l’éloge de la cruauté, et par conséquent la volonté de la cruauté instinctive dans la constitution du « bonheur » selon Nietzsche, n’est pas seulement destiné à illustrer la critique de la morale, comme on le voit aussi dans La Généalogie de la morale et dans la doctrine du ressentiment. Cet éloge de la cruauté a également pour fonction d’établir le lien entre le thème de l’éternel retour et celui de la sélection. En effet, le critère qui permettra de distinguer les hommes supérieurs, et de les sélectionner pour qu’ils préparent l’avènement du Surhomme, est le courage qu’ils exprimeront en voulant la répétition éternelle de cela qui est le plus cruel. La volonté du retour éternel de la douleur, de la souffrance et de la mort est, selon Nietzsche, le critère qui permet de sélectionner et de distinguer « les esprits libres », c’est-à-dire les êtres supérieurs.

Ceux-ci sont les véritables aristocrates, croit Nietzsche. Nous ne développerons pas tous ces thèmes passés sous silence par la plupart des commentateurs, mais nous devons au moins les évoquer pour mettre en évidence la cohérence du véritable système que constituent en réalité les aphorismes de Nietzsche, et comprendre comment la pseudo-doctrine du bonheur n’est, chez Nietzsche, qu’une doctrine tragique de violence et de haine.

5. L’empirisme naturaliste et le « mythe tragique »

Le « retour éternel » nous a révélé la signification véritable du « bonheur » selon Nietzsche : il est l’affirmation exaltée de tout ce qui existe, qu’il s’agisse de bonheur ou de malheur, de joie ou de douleur. Allons plus loin. Cette affirmation porte non seulement sur la réalité derrière l’apparence, mais sur la nécessité de cette réalité. Si bien que l’amor fati entérine non seulement la souffrance et sa répétition éternelle et tragique, mais la nature même des événements, des faits et des contenus psychologique, tels qu’ils sont enchaînés dans le grand cycle cosmique. Nous sommes donc en présence d’un empirisme naturaliste qui exalte les faits tels qu’ils sont donnés, et qui n’envisage pas le moins du monde qu’on puisse agir sur eux, en modifier le déroulement, en changer la nature. Si bien que, en réalité, si Nietzsche reproche à la philosophie classique ses contenus aliénants, c’est dans la mesure où elle méconnaît la véritable nature de l’homme, telle que Nietzsche se la représente. Pour lui, cette nature, nous le savons maintenant, est constituée de part en part d’une volonté de puissance qui s’exprime dans les instincts et dans leur cruauté. On sait qu’il évoque souvent la végétation tropicale et sa lutte acharnée pour l’existence. A partir de ce réalisme (simplement darwinien en fait, malgré la critique nietzschéenne du darwinisme), Nietzsche recherche un critère de sélection et il le trouve non seulement dans la cruauté et la violence, mais encore et surtout dans la volonté et le désir de cette cruauté.

Si bien que (par une simple analogie tendancieuse) il transpose au plan social ce qui est vraisemblable au plan animal et végétal. L’assomption de la cruauté devient alors critère de supériorité : « L’homme supérieur se distingue de l’inférieur par l’intrépidité avec laquelle il provoque le malheur : c’est un signe de régression quand les valeurs eudémonistes commencent à passer au premier plan… » (La Volonté de puissance, t. I, liv. II, § 551).

C’est ce concept de « supériorité » (dont le critère est qu’elle implique la volonté du retour éternel du tragique) qui va constituer la clef de voûte du système politique de Nietzsche. En effet, cette « supériorité » s’exprime par l’opposition de la race des maîtres à la race des esclaves constituée par le « troupeau » et défendue par « les démocrates » et les « socialistes ». En outre, ces « hommes supérieurs » seront assez « durs » pour préparer, au moyen de l’esclavage de la masse, l’avènement du surhomme, et en tout cas du « chef » et du « conducteur » : « Ma philosophie tend à l’établissement d’une hiérarchie, non pas à une morale individualiste. Que l’esprit du troupeau règne dans le troupeau, mais qu’il n’empiète pas au-delà; les conducteurs du troupeau ont besoin d’évaluer tout autrement leurs propres actions, de même aussi les indépendants, les  » fauves « , etc. » (ibid., t. II, liv. III, § 727). Et encore : «  » le bonheur du plus grand nombre  » est un idéal qui donne la nausée à quiconque a la distinction de ne pas appartenir au grand nombre » (§ 722). Et pour compléter cette esquisse : « L’aspect de l’Européen présent me donne de grandes espérances : il se forme là une race audacieuse et dominatrice, établie sur la large base d’un troupeau extrêmement intelligent. Bientôt les tendances qui ont pour but la culture de cette masse ne seront plus seules au premier plan » (t. II, liv. IV, S 86 ; signalons également le recueil de textes choisis : Politique de Nietzsche, présentés par René-Jean Dupuy, Armand Colin, coll. « U », 1969).

On pourrait s’étonner du fait que Nietzsche fasse dépendre toute sa politique sélective et toute sa philosophie du surhumain du concept étrange de retour éternel. Il n’y a pourtant là aucun paradoxe puisque, selon Nietzsche, toutes les croyances illusoires sont au service de l’instinct de vie, c’est-à-dire de la volonté de puissance. Le système est d’autant plus cohérent dans sa furie sélective et dans sa tension « tragique » que c’est Nietzsche lui-même qui revendique sa pensée comme un grand mythe : « Le besoin d’un mythe tragique, comme d’une cloche hermétique à l’intérieur de laquelle grandissent les germes de l’avenir. »

Mais ce « mythe » nietzschéen est dérisoire : il masque en cycle répétitif du bonheur et du malheur la simple assomption d’un monde empirique dont on n’exalte que le rapport qu’il entretient avec la puissance dominatrice et cruelle, et dont on pare la nécessité sous les oripeaux de la tragédie.

Cette tragédie deviendra, hélas ! réelle au XXe siècle, mais elle n’aura retenu du délire nietzschéen que la fascination de la violence pour s’enfoncer dans la nuit et le brouillard de la cruauté extrême.

(Robert Misrahi, Qu’est-ce que l’éthique )

Le désir d’un monde meilleur et la puissance créatrice des utopies (Ernst Bloch, 1885-1977)

1. Introduction : une inspiration eudémoniste

Au-delà, ou à côté, du réalisme des pulsions, la philosophie du XXe siècle découvre donc, avec Buber et Marcuse, un domaine neuf qui est celui de l’utopie concrète, c’est-à-dire à la fois lointaine, difficile et réalisable. Mais c’est par Ernst Bloch que ce domaine sera exploré, balisé et révélé dans la plénitude de son sens.

Né dans le Palatinat, Ernst Bloch s’opposa constamment à toutes les puissances militaristes et nationalistes, qu’il s’agisse du militarisme prussien (il quitte Berlin pour Heidelberg en 1912 et s’installe en Suisse en 1917, pour revenir à Berlin en 1921), du nazisme (il s’exile en 1933 pour la Suisse, l’Autriche, la Tchécoslovaquie et enfin les Etats-Unis) ou du stalinisme (interdit d’enseigner en République démocratique allemande en 1957, il s’installe à Tubingen, en Allemagne fédérale où il mourra en 1977).

Durant tous ces déplacement, Ernst Bloch ne cessa d’écrire et ne cessa de construire et de diffuser une philosophie radicalement neuve, en ceci qu’elle est très exactement une philosophie de la nouveauté. C’est L’Esprit de l’utopie (titre de son premier grand ouvrage, en 1918) qui anime toute son œuvre monumentale, et c’est en même temps l’intention de formuler une « nouvelle éthique » (selon l’expression citée par Arno Münster dans le Dictionnaire des philosophes). Cette éthique révolutionnaire s’esquisse déjà à travers la philosophie de la religion qu’Ernst Bloch déploie dans son Thomas Münzer; théologien de la révolution (1921). Mais c’est dans son grand ouvrage en trois tomes et cing parties, Le Principe Espérance (1959), que se déploie, s’organise et se définit pleinement cette nouvelle éthique qui est une philosophie de l’utopie.

Nous allons nous attacher principalement à déployer la doctrine de cet ouvrage, écrit aux USA entre 1947 et 1958, et revu en 1953 et 1959.


La perspective globale qu’on peut d’abord prendre sur le projet d’Ernst Bloch se déploie sous le signe du bonheur. Quand la réflexion ou l’action rencontrent l’obstacle, cette vision eudémoniste n’en est que plus justifiée : « ce qui permet à la conscience de passer de l’autre côté, du côté de la lutte pour le happy end qui se laisse déjà pressentir, s’annonce pour ainsi dire dans l’insatisfaction de ce qui existe […]. Et c’est cela qui fait de la barrière un échelon, à condition que l’objectif constitué par le bonheur reste toujours visible » (P.E., t. 1, p. 525).

Nous avons donc affaire à une philosophie du bonheur. Mais ce concept, cette valeur, n’est pas le simple objet d’une conviction, ni la finalité consolatrice d’une pieuse espérance. Pour Ernst Bloch, il s’agit tout au contraire d’établir la validité de cette valeur par une philosophie rigoureuse. L’auteur déploie cette philosophie dans les deux registres de la connaissance anthropologique de l’individu et de la connaissance historique de l’ensemble de la culture. En prenant le terme dans une signification élargie, on pourrait dire qu’Ernst Bloch développe une phénoménologie de la vie et de l’action individuelles, et aussi une phénoménologie de la culture et de l’histoire. Sous sa plume, on peut admirer aussi bien la profondeur et la finesse de ses analyses psychologiques, que l’ampleur et la richesse de sa culture philosophique, artistique, politique et historique.

Ernst Bloch se propose de montrer que ce qui est à l’œuvre dans l’action individuelle et historique est toujours un principe utopique. Le bonheur n’est pas directement étudié pour lui-même; il constitue la signification interne de ce qui est recherché et poursuivi, la signification du but final, mais c’est principalement le mouvement vers ce but qui fait l’objet des analyses.

La signification éthique de cette philosophie est certes son eudémonisme, puisque le bonheur est le but implicite de toute action individuelle ou collective. Mais cette philosophie comporte aussi une signification politique et historique : en situant à la source de toute action un principe utopique, une « Catégorie Espérance », qui justifie l’action par son mouvement vers l’avenir et non par la pression du passé, Ernst Bloch propose un renouvellement considé rable du marxisme. Sans avoir jamais cessé de se réclamer d’un marxisme ouvert et de l’idéal d’une société sans classe dans laquelle les individus seraient reconnus dans leur dignité sans aliénation ni humiliation, Ernst Bloch n’en propose pas moins une interprétation du sens de l’histoire sensiblement différente de celle que proposaient les matérialistes de stricte obédience, dans le marxisme orthodoxe qui impliquait pouvoir autoritaire et censure de la pensée.

Ce qui, en outre, retient notre intérêt est que cette interprétation de l’histoire, et par conséquent de l’action collective, ne repose pas sur un examen des idéologies mais sur un examen de l’action effective : or cette action est d’abord celle que déploient les individus. L’interprétation de l’histoire comme mouvement des sociétés vers la justice et la société sans classe, et donc vers un but utopique digne d’être considéré comme le bonheur, repose sur une véritable phénoménologie de l’action individuelle, phénoménologie qui met en lumière la présence et l’efficacité constantes du principe utopique.

C’est ce Principe, cette Catégorie de la conscience individuelle que nous devons maintenant examiner de plus près.

2. Une psychologie dynamique de la conscience naissante

Ernst Bloch met tout d’abord en évidence la signification dynamique des plus simples contenus de conscience. Il ne traite pas la conscience comme un réceptacle ou un contenant au sein duquel se trouveraient des « états » de conscience, inertes et déterminés. Au contraire, la connaissance authentique de la conscience la révèle comme un acte dynamique. Cet acte est motivé à la fois par le manque et par la visée concrète de cela qui manque et qui devient un but.

Le premier de ces mouvements est la faim. Elle se distingue des « pulsions sexuelles » définies par la psychanalyse en ceci qu’elle est créatrice d’une action réelle qui transforme l’avenir comme manque en présent comme réplétion ou satisfaction. Certes, Ernst Bloch, comme Marcuse, reconnaît la valeur de la psychanalyse ; mais cette valeur réside pour lui dans l’étude du rapport de la conscience à son passé. S’il s’agit au contraire d’étudier la conscience présente et vivante, il convient de la saisir comme ce qu’elle est : un mouvement tourné vers l’avenir. La faim n’est pas le seul événement qui mette en évidence ce dynamisme proversif. Ernst Bloch évoque les « souhaits » les plus simples, les plus empiriques et cependant les plus fréquents : nous souhaitons toujours être plus, ou avoir plus, nous désirons nous évader ou être ailleurs (P.E., t. I, § 1 à 8). D’une manière générale, à la façon de la conscience enfantine, nous nous saisissons comme faibles et démunis, nous souhaitons aide et protection, nous aspirons à la présence de quelqu’un et nous formons sans cesse des « rêves éveillés » concernant des amours incompa-rables, des contrées fabuleuses ou des événements miraculeux.

Ainsi, Ernst Bloch oppose le « rêve nocturne », qui est l’objet de la psychanalyse et exprime un certain rapport au passé, et le « rêve éveillé », pris au sens large de « souhait » ou désir-souhait, et qui exprime le rapport de la conscience à son avenir. L’auteur déploie donc ainsi une véritable phénoménologie, bien qu’il opère une critique de Husserl qui a figé la conscience dans son présent et son essence, se rendant dès lors aveugle à son pouvoir d’invention et à sa dimension à la fois proversive et concrète.

Ce que se propose Ernst Bloch est en effet de comprendre la conscience dans sa vie active et réelle. C’est l’exigence de rigueur et d’exactitude qui va conduire alors à reconnaître dans l’activité proversive une efficacité de l’imagination. Il ne s’agit pas de réduire à l’imaginaire tout mouvement de la conscience vers l’avenir : il s’agit de saisir que toute conscience est un mouvement vers l’avenir, et que ce mouvement comporte une efficacité, une action partielles de l’imagination. Mais le sens de cet imaginaire est de se réaliser, à l’avenir, dans un présent réel.

Ainsi donc, ce que décrit Ernst Bloch est la conscience vivante, celle qui souhaite, désire et agit : c’est la conscience affective elle-même. Mais tandis que les psychologues et anthropologues classiques font de l’« affectivité » un système mécanique et passif de « pulsions », Ernst Bloch intègre les pulsions dans un mouvement où elles sont aussi leur propre source et où la finalité qu’elles poursuivent leur confère une signification et un contenu. Nous sommes dès lors en présence d’une véritable conscience dont il convient de décrire les actes si l’on veut en dire la vérité et le sens. C’est à cette description que sera consacrée aussi bien la Préface du Principe Espérance, que la deuxième partie de cet ouvrage, intitulée à bon droit « La conscience anticipante ».

3. La conscience anticipante et le fondement utopique de l’action

• Le franchissement

La force de la pensée d’Ernst Bloch réside dans la mise en évidence du caractère actif de cet affect qu’est l’espoir. C’est lui qui constitue l’étoffe intérieure de cette recherche indéfinie qui oriente les hommes vers des buts qui, dans l’extériorité réalisée, peuvent s’accorder à leur être. Contre l’angoisse et la déréliction, cet affect d’espoir oppose son « travail actif ». Certes, les rêves sont parfois des fuites; mais ils sont aussi, comme rêves éveillés, ce qui stimule l’action et empêche que l’on s’accommode d’une réalité non satisfaisante. La tâche du philosophe qui souhaite éclairer l’action des hommes, c’est-à-dire en fait construire une éthique, est donc d’élucider toujours plus la nature et la signification du rêve éveillé et de « lui venir en aide en l’axant sur ce qui est juste » et en l’enrichissant par l’examen « de la possibilité de réalisation ».

C’est en cela précisément que consiste en effet la pensée véritable : « penser, c’est franchir », mais sans ignorer le réel et son devenir. L’acte fondamental de la pensée est le franchissement, et seul le franchissement préalable par la pensée permet la réalisation effective par l’action. Mais le franchissement doit être considéré dans son intégralité : il consiste aussi à prendre en considération la totalité du réel, c’est-à-dire à la fois les causes de la détresse, qu’il s’agit de dépasser, et les causes du changement qui est en train du mûrir. « Le franchissement réel » connaît et active la tendance inhérente à l’histoire et qui suit une progression dialectique.

Cette efficacité du « franchissement » est un concept fondamental dans la pensée d’Ernst Bloch. Il repose sur une conception du temps à la fois neuve et concrète. L’homme, dans son action, son désir, son attente, est toujours d’abord tendu vers l’avenir : ce n’est qu’ensuite que surgit la référence au passé et, enfin, la réalisation d’un « présent authentique ». Ainsi, la fonction de l’espoir (ou « espérance » active) est constamment active en toute société, et les contenus de cet espoir, avec toutes leurs singularités, sont toujours et concrètement vécus. Aussi, le « Nouveau » implique à la fois l’intensité de la volonté réalisatrice et l’étroitesse du lien de l’action avec « ce qui existe ». C’est pourquoi le Nouveau, le Novum comme dit souvent Ernst Bloch, est toujours en mouvement et toujours à l’horizon de l’action réalisatrice. Seules les sociétés décadentes sont dépourvues de cette dimension de l’Espérance et envahies par la crainte, le désespoir et le nihilisme. Parce que la « bourgeoisie » cherche l’échec et non le changement, elle « ontologise » son état d’angoisse, comme dit Ernst Bloch. Elle cristallise en réalite permanente et ontologique ce qui n’est qu’une attitude historique et un renoncement à l’action du Novum.

Certes il est nécessaire de distinguer « l’espoir authentique » et « l’espoir mensonger ». C’est pourquoi s’imposent la lucidité historique et la référence au possible. Et c’est pourquoi, selon Ernst Bloch, on doit reconnaître que c’est Marx qui marque un tournant de la pensée, celui de la prise de conscience du franchissement comme définition même de la pensée, à la fois théorie et praxis.

À cette découverte s’opposent des résistances. L’intelligence veut ignorer que la tendance objective peut « maîtriser le futur ». Cette résistance ne provient pas seulement des intérêts en jeu; elle provient aussi de l’ignorance de ces structures fondamentales de la conscience que sont le « souhait » et le « franchissement ».

• Le Non-encore-conscient

On n’a encore ni saisi, ni conceptualisé le « Non-encore-conscient », le « non-encore-devenu ». En étudiant l’inconscient on n’a pas vu qu’on se bornait à étudier l’incidence cachée du passé sur le présent de la conscience, c’est-à-dire ses blocages et ses résistances. Mais, ce faisant, on a négligé la part également obscure de la conscience, constituée, quant à elle, par son mouvement présent vers le futur. La psychologie et la philosophie n’ont pensé que le passé, le « devenu ». Elles ne projettent dans l’avenir et le non-devenu, que du devenu et du passé. En fait, on a ignoré et négligé « le phénomène gigantesque de l’utopie ». Même conçu dans une perspective historique, le devenir n’était jusqu’ici qu’une projection des schémas du passé dans l’avenir, c’est-à-dire une répétition. Aucune attention philosophique ne fut jamais prêtée à l’espoir ni à la « déterminité d’une existence non menée à terme », c’est-à-dire aux contenus de conscience d’une action en train de s’inventer et de s’accomplir. Jamais ne furent pris en considération, ni par la psychologie ni par la philosophie, non pas le simple fait de l’existence d’un temps futur, mais la possibilité présente et effective du Nouveau et la possibilité même du « n’ayant jamais été ».

C’est en cela précisément que consistent le propos et l’originalité d’Ernst Bloch : donner une dimension philosophique à l’espoir, qui est une terre peuplée, mais aussi inexplorée que l’Antarctique ».

• Le Front

Ici, Ernst Bloch élabore le concept de « Front ». Dans son effort pour conceptualiser clairement les contenus de la « conscience anticipante », il propose quelques catégories qui permettraient en effet de mieux saisir l’acte d’anticipation réalisatrice et créatrice. L’une de ces catégories est celle de « Front ». Il s’agit de la zone de la conscience, peut-être encore obscure à elle-même ou non encore pleinement élucidée, zone tournée vers le futur proche et lointain, et située cependant dans le présent, dans cette frange active et étendue entre le présent et l’avenir. Avec les catégories de Novum et de Franchissement, la catégorie de Front devrait permettre de comprendre et de réaliser « la seule chose nécessaire et sans cesse visée ».

Ainsi, pour Ernst Bloch, il y a une existence objective, concrète, et non pas seulement subjective du « principe utopique ». Celui-ci est à l’œuvre dans l’attente, dans l’espérance, dans l’intention dirigée vers « le possible non-encore-advenu » et qui est à la limite « unique nécessaire » et « Bien suprême ». Selon Ernst Bloch : « La philosophie aura la conscience du lendemain, le parti pris du futur, le savoir de l’espérance, ou elle n’aura plus aucun savoir du tout. »

Ainsi, la nouvelle philosophie est aussi la philosophie du nouveau (inscrite, selon Ernst Bloch, dans le sillage d’un marxisme ouvert). L’objet de cette philosophie, son objet d’étude et son but, est « la possibilité objectivement réelle au sein du processus ». Il y a en effet désormais un « objet de l’intention radicale des hommes », et il appartient à la philosophie de définir ce but radical et de participer ainsi à sa réalisation. Et cet obiet central à explorer est à la fois « l’espérance véritable dans le sujet » et « l’espérable véritable dans l’obiet ».

Mais l’espérance n’est véritable et authentique que lorsqu’elle est portée par une volonté de transformation : seule une telle volonté concerne le monde réellement à venir et se rapporte à un espace non clos, à « un lieu de naissance qui s’ouvre devant nous ». Ce qui est alors mis en œuvre est une « théorie-praxis », c’est-à-dire à la fois une vision d’ensemble de la totalité du processus historique et une action singulière dans un présent spécifique tourné vers l’avenir.

L’espérance, ou espoir actif et créateur, est donc à la fois la dimension fondamentale de la conscience, sa catégorie essentielle, et l’origine de toute l’histoire des hommes et de toutes les transformations. Ce qui est déterminant est donc la Docta spes, l’espérance éclairée et connaissante. Elle est « la lumière dans laquelle le Totum non clos est réfléchi et acheminé vers son avènement ».

• Le Totum

Un nouveau concept apparaît donc : celui de Totum, ou totalité. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une totalité de l’histoire qui serait achevée, connue et arrêtée, à la façon d’une vision hégélienne. Chez Ernst Bloch, le Totum est une référence à un avenir ouvert qui rassemblerait, en les réalisant, les espérances du passé dans tous leurs aspects, et qui incarnerait ainsi l’idéal ultime visé à travers toutes les espérances singulières. Ce Totum, comme totalité future, est une plénitude existentielle qui correspond à cet unique nécessaire recherché par tous et visé à travers toutes les actions. Il ne s’agit donc pas d’une totalité historique abstraite, mais d’une expérience concrète de la totalité qui serait vécue par tous et par chacun. Cet idéal ultime, réalisable et concret, comporte donc une signification existentielle et affective. C’est pourquoi Ernst Bloch le nomme plus précisément : « le Foyer » (Heimat). Ce Foyer n’est ni national ni géographique ou terrien, il concerne tout homme, partout, et il peut être défini comme « lieu de l’identité avec soi-même et avec les choses, [lieu non encore réussi (achevé) et tel qu’il prend forme et s’édifie dans la lutte du Nouveau et de l’Ancien ». Cette lutte est marquée d’un signe, « le droit de rêver », et elle est un « rêve vers l’avant ». Son objectif, en tant que Totum et Foyer, est le « bien suprême », c’est-à-dire le Souverain Bien lui-même, le Summum Bonum (P.E., t. I, p. 375), non en tant qu’il serait l’impossible perfection mais en tant qu’il est le suprême possible, effectivement réalisable, et l’objet de tous les désirs et de tous les souhaits : « la seule Chose dont le besoin est vraiment urgent et que nous n’avons pas encore ».

• L’émergence de la nouveauté

Décrire la « conscience anticipante », c’est décrire la totalité de son mouvement. C’est pourquoi Ernst Bloch se réfère non seulement au terme ultime visé par le dynamisme du souhait, mais encore au contenu actuel de ce dynamisme : ce qui est alors saisi est « l’émergence et l’aube tournée vers l’avant ». Le Non-encore-conscient « est donc exclusivement le préconscient de l’advenant, le lieu de naissance psychique du nouveau ». Dans les illustrations concrètes qu’il donne de ce phénomène d’émergence, Ernst Bloch se réfère principalement à la jeunesse et à l’his-toire. Ce qui se maintient de jeunesse dans l’âge mûr reste quelque chose de chaud, de clair ou tout au moins de « réconfortant ». La jeunesse est par elle-même « la voix de l’être-autrement, de l’être-mieux, de l’être-plus-beau, [elle] résonne aussi franche que neuve, la vie s’appelle  » demain  » » (P.E., t. 1, p. 146). Parallèlement, les périodes de bouleversement historique constituent « les années de jeunesse de l’histoire » : de même que la jeunesse se sent au seuil d’une vie nouvelle et inexplorée, de telles périodes se trouvent objectivement aux portes de l’ère d’une société nouvelle. C’est ce qui fut vécu d’une manière particulièrement forte à la Renaissance. C’est le « Incipit vita nova » (« une vie nouvelle commence ») qui déterminait la « qualité aurorale » aussi bien de l’époque que des vies individuelles. Ernst Bloch décrit en de très belles et riches pages les trois moments de cette conscience aurorale : incubation, « inspiration », explicitation. Après une longue période de maturation et d’effervescence, « l’inspiration éveille non seulement un sentiment de bonheur dû à la délivrance, mais semble [aussi] tenir du miracle » (p. 152). Et plus loin : « tout phénomène d’inspiration va de pair avec une expérience de lumière, ce qui prouve bien qu’aucun acte productif n’est fait de régression archaïque » (p. 153). On le voit, le bonheur n’est pas seulement le bien suprême et ultime visé par la conscience anticipante, il est aussi, déjà, le contenu actuel de la conscience inventrice, la qualité vécue de la conscience réalisatrice tournée vers l’avant. S’interrogeant sur l’origine de cette « lumière » comme inspiration et création, Ernst Bloch en définit le foyer originel comme étant la coïncidence d’une disposition individuelle, géniale et spécifique, et d’une disposition de l’époque historique qui se prête à être exprimée, formée, explicitée. Pour Ernst Bloch, l’inspiration résulte de la rencontre du sujet et de l’objet, c’est-à-dire de la tendance propre d’un individu avec la tendance objective de l’époque. Et le caractère génial de l’œuvre ne s’explique cependant que parce qu’elle est l’expression du Novum, à la fois son pressentiment, sa création et sa manifestation.

Cette puissance novatrice de la conscience et de l’histoire est le plus souvent méconnue. Chez Hegel ou chez Bergson, le temps historique ou l’avenir ne sont en réalité que des projections du passé ou des explicitations de ce qui est déjà contenu et réalisé dans le passé. Ce manque de reconnaissance est un manque de connaissance.

• La conscience

En effet, la conscience anticipante qui vise le bonheur, et qui déploie comme un bonheur sa puissance novatrice, n’est pas seulement, pour Ernst Bloch, un affect concret, elle est aussi un savoir. Pour que la conscience du Novum puisse émerger, pour que l’inspiration soit elle-même l’expression de l’émergence, elles doivent être en même temps un savoir. « Le Non-encore-conscient doit être conscient quant à son acte, conscient de ce qu’il est une émer-gence; il doit être su quant à son contenu, reconnu comme quelque chose en train d’émerger » (p. 176). Ainsi, et Ernst Bloch y insiste, l’espérance, qui est un « authentique affect d’attente », n’est pas une simple émotion, mais bien une « fonction-utopique, consciente-sue ».

• L’utopie concrète

Il s’agit ici d’utopie concrète, c’est-à-dire à l’écoute des possibilités objectives et inspirée par le désir de la réalisation. La fonction utopique se distingue donc radicalement du Wishful thinking, comme dit Ernst Bloch, c’est-à-dire des rêveries affectives ou politiques qui restent abstraites parce qu’elles ne s’appuient pas sur une volonté précise et concrète de transformation du monde. Mais on doit pourtant préférer ceux qui au moins « rêvassent » à ceux qui se bornent platement à entériner le « Donné » tel qu’on dit qu’il est. « C’est ici qu’il faut faire intervenir la notion apparemment paradoxale de l’utopique-concret, de cette anticipation spécifique qui ne peut être confondue avec aucune rêverie abstraitement utopique » (p. 178). Et cet utopique concret est le contenu de l’espérance en tant qu’acte, cet acte étant éclairé par la conscience (Bewusstsein), élucidé par le savoir (Gewusstsein) et déployé par la « fonction utopique positive ». C’est depuis Marx, selon Ernst Bloch, que le devenir est ainsi ouvert et que « le Novum ne se présente plus comme une matière étrangère ».

À la différence de Marx, cependant, Ernst Bloch accorde au sujet un rôle considérable dans l’instauration de la nouveauté. C’est en effet le sujet qui, seul, « se réserve la liberté d’opposer au Donné défectueux une force contradictoire » (p. 180). La signification profonde du facteur subjectif réside, pour Ernst Bloch, en ceci qu’il constitue un contre-courant, et aussi dans le fait que ce contre-courant n’est pas uniquement négatif et « qu’il implique également l’approche d’une réussite anticipable et représente cette approche dans la fonction utopique » (p. 181).

• Philosophie de la culture : archétypes, symboles et idéaux

La pensée d’Ernst Bloch ne se limite pas à une description, füt-elle approfondie, de la conscience anticipante, c’est-à-dire à une phénoménologie du pressentiment de l’avenir et de l’invention créatrice. Elle se constitue aussi comme une vaste philosophie de la culture, comme une interprétation des créations de l’esprit humain à la lumière de cette conscience anticipante. Nous devons examiner cette interprétation, dans la mesure où, d’une façon très rationnellement dialectique, elle a également valeur de vérification de l’efficacité réelle de la fonction utopique.

En considérant tout d’abord l’idéologie (au sens marxiste de fausse conscience et de superstructure), Ernst Bloch décèle en elle une dimension qui la dépasse, une sorte d’excédent de signification : « … la fausse conscience ne suffirait pas à elle seule à embellir son enveloppe idéologique, qui le fut pourtant » (p. 190). Sans la fonction utopique, affirme Ernst Bloch en dépassant le marxisme orthodoxe, les idéologies de classes n’auraient jamais produit que des mystifications provisoires au lieu de tous ces modèles que nous offrent l’art, la science ou la philosophie. « C’est précisément cet excédent qui constitue et maintient l’héritage culturel: il n’est autre que ce matin qui rayonne non seulement aux premières heures mais aussi dans le plein midi d’une société, voire même parfois dans la pénombre de son déclin ».

Poursuivant son analyse historique, Ernst Bloch décèle la fonction utopique dans la création même des archétypes mythologiques et des idéaux moraux. Citant de très nombreux exemples d’archétypes, il montre qu’ils ne sont pas tous nécessairement d’origine archaïque, comme le pensait Jung se référant à un inconscient collectif et originel. Pour Ernst Bloch, les archétypes, comme grandes figures exemplaires, peuvent être inventés au cours de l’histoire et envelopper une signification proversive et non pas régressive. C’est ainsi que la danse sur les ruines de la Bastille comporte une puissance émotive nouvelle, tournée vers l’avenir et sa libération, et totalement différente de l’image archaïque de la ronde des bienheureux. La musique qui lui convient est la Septième Symphonie de Beethoven, musique qui aurait été déplacée aux anciennes fêtes orgiaques du printemps. De même, la prise de la Bastille, devenue archétype exemplaire de la liberté en train de construire son propre avenir, confère une signification nouvelle au vieil archétype de l’orage et de l’arc-en-ciel. « Si l’archétype était entièrement régressif, s’il n’y avait pas d’archétypes tournés eux-mêmes vers l’utopie en même temps que l’utopie se tourne vers eux, aucune œuvre littéraire progressive, engagée dans la voie de la lumière, n’aurait recours aux vieux symboles » (p. 199).

Ainsi les archétypes ou les symboles les plus expressifs comportent toujours une dimension d’avenir et se tournent toujours vers un horizon plus ou moins lointain mais toujours riche de substance utopique, c’est-à-dire d’anticipation d’un bonheur authentique. En citant notamment La Flûte enchantée de Mozart, Ernst Bloch montre bien que les symboles et archétypes archaïques (tels le prêtre du soleil et de la sagesse, le royaume de la nuit et celui de la lumière, l’épreuve de l’eau et du feu, la magie de la flûte et la « métamorphose en un soleil », ainsi que, ajouterons-nous, l’itinéraire unifié de l’amour et de la sagesse) sont tous réutilisés dans une perspective neuve; le sacré et l’initiation ne laissaient jadis aucune place à l’amour humain, alors que Mozart et son librettiste Schikaneder ont créé une féerie humaniste qui, tournée vers la perfection de l’avenir, appelle à la construction de la sagesse, de l’amour et de la joie, c’est-à-dire à cette totalité utopique par laquelle Ernst Bloch désigne le bonheur et le bien suprême, le souverain bien. A propos de la lumière et du soleil, dans La Flûte enchantée, Ernst Bloch parle de « chiffres objectaux ». De tels symboles « témoignent […] de l’existence d’une sorte d’écriture seconde de la nature elle-même, d’une espèce de chiffre réel ou de symbole réel » et ils nous incitent à envisager une « philosophie qualitative de la nature ». Quoi qu’il en soit de ce dernier point, il convient d’insister sur la portée proversive, anticipatrice et créatrice de ces grands symboles paradigmatiques : ils expriment en effet le mouvement du désir et du « souhait », et c’est ce mouvement d’essence utopiste et eudémoniste qui seul permet de rendre compte de la fécondité de la culture.

Cette présence de la fonction utopique, ainsi que son efficacité, revêt une signification particulièrement importante lorsqu’elle anime les « idéaux » et les valeurs morales.

• L’éthique et la visée utopique

En réfléchissant sur les idéaux et la présence en eux du mouvement utopiste réaliste, Ernst Bloch est amené à définir plus précisément l’éthique. La conscience, on l’a vu, a toujours des souhaits, des désirs et des buts. Mais si un « but semble constituer un objet qui soit non seulement digne de souhaits et d’efforts mais […] représente aussi une perfection en soi, il est appelé idéal. Tout but […] doit naître d’abord dans l’esprit ». Mais l’idéal se distingue de tout but ordinaire en ceci que l’idéal se réfère à la perfection, et que celle-ci est à construire dans l’avenir, pour un présent plus signifiant. Le but, pour devenir un idéal, doit donc « s’enrichir » de la notion de valeur.

Il est certain qu’on rencontre ici la dimension morale de l’idéal. Mais, en se référant à la pensée de Freud qu’il critique, Ernst Bloch montre que, trop souvent, on a défini l’idéal moral par la contrainte et la coercition. Le Moi serait exclusivement déterminé par l’autorité répressive du père, le surmoi, ou par un sentiment d’infériorité, comme le pense Adler. Au contraire, « l’idéal a un côté plus libre, plus clair […]. C’est sur ce côté plus clair que s’inscrivent les qualités de liberté propres au rêve éveillé, et surtout la poursuite généralement infinie d’une fin » (p. 203). Même si la réalisation de l’idéal n’est pas vraiment entreprise, « c’est toujours vers une fin que l’on tend et celle-ci se confond avec la perfection ». On reconnaît le principe utopique, et c’est lui en effet, avec son dynamisme et son espérance, qui préside à l’élaboration de toutes les valeurs et à la signification même de l’idée de valeur.

Parce qu’il a su distinguer avec soin utopie concrète et utopie abstraite, Ernst Bloch peut insister fortement sur la nécessité de démystifier les idéaux illusoires et l’idéalisme trompeur.

Dans l’Allemagne marquée par Luther, s’est considérablement enracinée l’opposition de la foi et des œuvres et, à partir de là, s’est constitué un idéalisme « de l’éternelle distance » (p. 208). Songeant à Kant, Ernst Bloch peut écrire : « C’est ainsi qu’est né le mirage d’une approche infinie de l’idéal, autrement dit, l’idéal fut bientôt confondu avec la poursuite éternelle d’un idéal. » La pensée de l’idéal, chez Hegel, n’est pas plus concrète que chez Kant, malgré l’idée d’une réalisation de la Substance. En effet, Ernst Bloch montre bien que, pour Hegel, c’est l’abstraction « monde », ou « Esprit », qui réalise des idéaux déjà inscrits dans le monde et non pas l’effort humain, le souhait et le travail. C’est par ceux-ci au contraire que l’idéal devient concret et que l’utopie a quelque chance de se réaliser dans l’histoire, par les hommes et pour les hommes.

C’est donc, pour Ernst Bloch, au « front » que vit réellement l’idéal, c’est-à-dire en avant de la conscience mais dans la conscience, dans sa zone dynamique et proversive, tournée à la fois vers le monde à venir et vers le monde présent. « L’idéal de bon aloi », celui qui n’est ni abstrait, ni inaccessible, ni trompeur, un tel idéal est quant à lui « branché sur le processus du monde dont les prétendus faits établis sont des abstractions figées dans la réification » (p. 210). Ses propres anticipations trouvent un corrélat dans le monde objectif, c’est-à-dire une « tendance-latence » qu’il appartient précisément à la conscience d’exprimer, de manifester et de réaliser. Ainsi on peut considérer « les idéaux éthiques comme des exemples, les idéaux esthétiques comme des pré-apparaître, des signes avant coureurs de la possibilité de leur devenir réel ». Lorsque ces idéaux sont « redressés », éclairés par la fonction utopique, ils expriment un contenu de conscience et une signification du monde qui sont « humainement adéquats ». C’est pourquoi ils sont tous « des variantes du contenu fondamental qu’est le Bien suprême » (p. 210). En politique, ce Summum Bonum est le règne de la liberté. Plus généralement, la fonction utopique, qui est libre elle aussi, comporte comme idéal spécifique et comme activité le mouvement même de la libération de l’Être, c’est-à-dire l’instauration « de l’Etre (Sein) semblable à l’idéal, Être non encore devenu, mais en train de se développer sur le Front du possible ».

Ce contenu unique et ultime de l’idéal éthique se retrouve également dans les allégories et les métaphores exprimées à travers toute la littérature. Elles ne disent pourtant que la potentialité. « Nostalgie, anticipation, distance, secret provisoire, voilà tout ce qui caractérise l’allégorique-symbolique ». Ce sont là des étapes nécessaire à l’éclaircissement croissant de ce qui est encore indéterminé; mais c’est à la conscience claire et utopique d’expliciter et de manifester au grand jour ce que Goethe appelait le « secret manifeste », et qui est en fait l’Unique nécessaire partout désiré et partout signifié.

• Le Novum et le bonheur

Qu’il s’agisse d’allégorie ou de symbole, d’archétype ou d’idéal moral, toute la culture exprime donc l’efficacité et l’émergence du Novum. Mais en même temps, cette nouveauté ne se forme que sur le Front, c’est-à-dire sur la marge la plus avancée et la plus militante de la conscience tournée vers l’avenir, cette marge dynamique étant au contact du monde réel avec ses possibilités et sa tendance. Le « Novum promettant le bonheur » est en même temps situé « au Front du processus du monde, autrement dit dans la tranche la plus avancée […] de l’Être de la matière en mouvement, et ouverte par l’utopie » (p. 242). Toute la fonction utopique se trouve ainsi en corrélation avec la réalité elle-même comme ouverture et possibilité.

La catégorie de la possibilité ne désigne donc pas essentiellement un jugement incertain sur un futur contingent ou un présent mal connu, mais la potentialité même d’une réalité dont l’avenir et l’orientation dépendent de l’action des sujets attachés à la transformation du monde à la lumière de l’Ultimum.

Car l’action ne transforme le monde que si l’on garde constamment présente à l’esprit la référence à cet Ultimum, à ce Bien suprême qui est le bonheur même. Tout se passe dès lors comme si la création novatrice s’appuyait à la fois sur l’attente, sur l’action anticipatrice et sur une sorte de répétition constante de ce but ultime. La répétition « ne cesse de représenter encore et toujours le but de la tendance [l’Ultime], dans tout nouveau progressiste » (p. 245). Elle s’élève alors au rang de répétition ultime qui se dépasse elle-même dans la réalisation de «l’identité ».

En même temps que l’objectif final, Bien suprême et Bien Ultime, ce qui est visé par l’éthique et par la conscience anticipante est « la réalisation du Réaliser ». Le sujet réalise alors sa propre possibilité créatrice, sa propre plénitude comme identité et, dès lors « il ne cesse de commencer à commencer » (p. 247). Ainsi le règne de la liberté est l’œuvre du sujet, c’est-à-dire du « Réalisant » qui, par un saut hors du Devenu, se confère sa propre identité et son identité avec le monde dans et par « un exode vers ce pays auquel l’homme songe depuis toujours, pays dont le processus chante les louanges » (p. 247).

4. L’esquisse anticipatrice dans les œuvres et dans la pensée

La description de la conscience anticipante est donc une phénoménologie de l’action individuelle et concrète; à la différence de celle de Husserl, cette phénoménologie (n’hésitons pas à utiliser ce terme) est attentive au dynamisme de la conscience, c’est-à-dire à son mouvement, à son effort vers l’avenir, à sa puissance d’invention et de réalisation. Cette description est si fondamentale qu’elle exprime l’essence même de la conscience, c’est-à-dire de l’individu actif : il est un mouvement vers le Bien suprême, et celui-ci est le bonheur.

Cette analyse reçoit toute sa signification lorsqu’on reconnaît la portée objective de ce dépassement du donné vers la Réalisation de l’être. Ernst Bloch, en effet, ne se borne pas à décrire la conscience individuelle et privée, il s’efforce de décrire les conséquences objectives et sociales de cette activité du principe utopique en l’homme. C’est ainsi que la quatrième partie du Principe Espérance est consacrée à la « Construction », c’est-à-dire à l’étude des conséquences effectives du principe « espérance » dans l’ordre de l’art et dans celui de la pensée, qu’elle soit politique ou philosophique. Ces conséquences sont saisies dans les œuvres (écrites, plastiques, etc.) et non pas dans les institutions ou leur développement; l’œuvre d’Ernst Bloch est une sorte de phénoménologie eudémoniste et « matérialiste » de l’esprit (Hegel renversé) et non pas une histoire des institutions et de l’humanité. Cette moderne phénoménologie de l’esprit se répartit en deux moments : le premier moment est constitué par la quatrième partie du Principe Espérance, partie intitulée à la fois « Construction » et « Les Épures d’un monde meilleur ». Le second moment, constitué par la cinquième partie, est intitulé : « Les Images-souhaits de l’instant exaucé ». Ces deux moments, attachés aux œuvres de l’esprit, décrivent d’une part l’incidence du désir du lointain et du souhait du Bien suprême non encore atteint sur la création artistique, et d’autre part l’expression de ce même but lorsqu’il est supposé atteint et que l’instant présent vit l’expérience du souhait exaucé et de la plénitude.

• Les épures d’un monde meilleur

Ici, nous ne prendrons que quelques exemples. Ernst Bloch décrit, au paragraphe 36 (t. II, partie IV), un « tour d’horizon des utopies sociales ». Le tableau général de ces utopies couvre toute l’histoire de la pensée utopiste occidentale depuis Solon et Diogène, jusqu’aux anarchistes individualistes Stirner, Proudhon, Bakounine. C’est ainsi qu’il étudie la Bible, saint Augustin, Joachim de Flore, Thomas More, Campanella; puis Fichte, les utopies fédératives d’Owen et Fourier et les utopies centralistes de Cabet et de Saint-Simon. Il termine enfin par « Un château en Espagne prolétarien : Weitling ».

Ernst Bloch doit cependant constater l’échec de toutes ces utopies : c’est que, malgré leur générosité et leur ardent souci de justice, elles restaient abstraites et formelles. « Tant qu’ils cherchent la science et ne créent que des systèmes, ils ne voient dans la misère que la misère sans y découvrir le côté révolutionnaire qui renversera la vieille société » (p. 163). Mais Ernst Bloch a raison de rendre hommage au « pathos du but fondamental » et de se référer à Thomas Münzer, ce millénariste opposé à Luther, et qui conduisit au XVI° siècle, en Allemagne, la guerre des paysans.

À propos de ce millénariste auquel il a consacré un remarquable ouvrage (Thomas Münzer; théologien de la révolution, Julliard, 1964), Ernst Bloch écrit : « L’abstraction est la grande faiblesse, la ténacité et l’absolu sont la force des anciens grands livres utopiques » (p. 167).

Le « monde meilleur » ne transparaît pas seulement, comme objectif lointain, dans les utopies sociales. Il inspire aussi de nombreux aspects de la technique, de la science et de l’art. Considérons par exemple le chapitre qu’Ernst Bloch consacre à l’architecture.

L’originalité consiste ici à mettre en évidence, par une information considérable, le fait que de très nombreux édi-fices, sinon même toute la grande architecture, ne se comprennent qu’en référence à une signification utopique. Il existe des « utopies architectoniques ».

Un style d’architecture, lorsqu’il est exigeant, original et unifié, exprime toujours une conception de l’être et du monde en tant que cette conception exprime un idéal, une vision de la meilleure forme de l’existence absolue. L’architecture est la cristallisation et l’obiectivation d’un véritable « rêve éveillé » qui est l’esquisse et « l’épure » d’un monde idéal et parfait, répondant aux conceptions de la perfection que se fait une époque.

Ernst Bloch souligne fortement la signification absolue et utopiste, c’est-à-dire ordonnée au Souverain Bien de chaque société, de ces deux grands mouvements architecturaux que représentent l’art égyptien et l’art gothique. La pyramide et la cathédrale sont deux incarnations de l’idéal absolu qui inspire toujours les architectes de grand style. Ces deux incarnations exemplaires ont des significations à la fois semblables et différentes. Dans les deux cas, il s’agit « de la tentative d’imitation d’un édifice cosmique […] considéré comme suprêmement parfait » (p. 326). L’édifice représente en effet symboliquement le cosmos lui-même lorsqu’il est considéré dans ses lignes essentielles et sa signification fondamentale. Ce qui est visé est donc l’imitation de l’absolu et la participation à cet idéal totalisant et parfait, la participation à la plénitude par son imitation réitérée.

Mais l’art égyptien et l’art gothique se font deux conceptions différentes de cette lointaine perfection qui inspire l’œuvre des architectes en même temps que la vie des fidèles. Pour l’Egypte, il s’agit de réaliser, par la perfection géométrique des lignes, la pureté cristalline de l’au-delà de la mort. L’Etre comme idéal et comme « modèle utopique » est représenté par la géométrie du cristal, c’est-à-dire par l’objectivation du minéral dans un espace parfait. Cette objectivation géométrique est à la fois celle de l’éternité et celle de la mort. Ce qu’exprime l’architecture égyptienne est l’idéal utopique, parce que lointain et parfait, d’une existence de l’âme qui soit comme l’existence minérale de la mort.

À cette géométrie de cristal et de mort, l’art gothique oppose, selon Ernst Bloch, son idéal de perfection incarné par l’Arbre de vie. Toutes les efflorescences et les lignes gothiques sont le déploiement d’un imaginaire non plus minéral mais végétal. Et ce qu’expriment les mouvements et les inventions florales est la circulation de la vie en sa plénitude parfaite. La vie est alors, par la cathédrale, non plus mise en un tombeau, mais incarnée sur terre à partir du ciel comme étant la vie parfaite et la vie sacrée, inscrite dans une pierre qui s’anime par la pensée christologique. Ce mouvement religieux est donc le fruit du principe utopique, puisqu’il vise un au-delà du présent qui soit l’anticipation d’une perfection et d’un Bien suprême. « Dans la volonté architecturale de Memphis existait l’utopie d’une volonté de devenir et d’être comme la pierre, d’une transsubstantiation en cristal. La volonté architecturale d’Amiens et de Reims, de Strasbourg, de Cologne et de Ratisbonne était mue par l’utopie d’une volonté de devenir et d’être en tant que résurrection, transsubstantiation en arbre de vie supérieure » (p. 331).

Quant à l’Antiquité grecque, elle représente « le cas heureux d’une humanité qui serait tout entière belle et le bonheur d’un équilibre parfait […] entre la vie pondérée et la géométrie pondérée ».

• Les récits de voyage et les mythes

Pour prendre un exemple de cette efficacité de la visée utopique dans les œuvres écrites, nous évoquerons le chapitre qu’Ernst Bloch consacre aux voyages, c’est-à-dire aux récits ou aux descriptions de l’Eldorado et de l’Éden. On conçoit aisément qu’il soit l’un des chapitres les plus aptes à étayer l’argumentation sur l’efficacité de la pensée du paradis. Car, à travers l’utopie et le principe Espérance qui la soutient dans toutes formes, c’est bien du Paradis et de l’Age d’or qu’il s’agit. Sans pouvoir faute de place, suivre toutes les analyses de l’auteur, précisons seulement qu’il nous livre tous les éléments permettant de définir et de situer la Toison d’or, le Saint-Graal, l’île des Phéaciens, le royaume du Prêtre Jean, et surtout la recherche du paradis terrestre par Christophe Colomb. Sans cette visée utopique et, dirions-nous, « métaphysique », les voyages de découvertes n’auraient pas eu lieu.

Et Ernst Bloch distingue l’attirance utopique et mythologique vers l’Orient (Eden, Indes fabuleuses) et l’attirance utopique vers l’Occident, ou vers le Sud ou, finalement, vers le Grand Nord. Le Paradis est à l’Est (ex oriente lux), mais on peut le trouver par l’Ouest; la luxuriance heureuse est au Sud, mais la Thulé parfaite, le paradis sans zéphyr, est au Nord.

Tout l’espace humain devient ainsi par l’utopie, espace imaginaire et pourtant efficace, source de voyages, de réalisations et d’œuvres somptueuses de la pensée et de la poésie. Tout l’espace devient mythologique, mais parce qu’il exprime en ce langage du mythe le mouvement réel de la conscience et des groupes humains vers la lointaine perfection où s’offrent les richesses de l’Eldorado et le bonheur de l’Eden.

Il n’est pas jusqu’à la pensée de Baader, ce mystique et théosophe du XIXe siècle allemand, qui ne soit éclairée par ce principe utopiste mis en lumière par Ernst Bloch. Pour Baader, comme pour notre philosophe, c’est la terre elle-même qui représente le véritable centre utopique de l’existence et non pas le paradis lointain des mythologies. La terre « est le foyer de la félicité » (t. Il, p. 411), et ce véritable foyer ne se trouve ni à Athènes, ni à Jérusalem, ni sur la montagne de Sion. Baader écrit : « C’est là un préjugé fondamental chez l’homme de croire que ce qu’il appelle monde futur est une chose créée et parachevée pour lui, qui existe sans lui comme une maison toute construite dans laquelle il n’aurait plus qu’à entrer, alors pourtant que ce monde est un bâtiment dont il est lui-même le constructeur et qui ne s’agrandit qu’avec lui » (cité par E. Bloch, p. 411). Pour Franz von Baader, relu par Ernst Bloch, c’est le temps historique humain qui peut devenir l’Age d’or, au même titre que l’espace formé par la terre, ce centre, est l’espace d’or de l’univers. Hic rhodus, hic salta, « voici la coupole, c’est ici qu’il faut monter » : c’est cet amour et ce dévouement pour le phénomène utopique du paradis terrestre que chantent ensemble le théosophe mystique du XIX° siècle et le philosophe « matérialiste » du XXe siècle.

• Une esthétique utopiste

Après l’architecture et les voyages utopiques qui nous proposent des « épures du monde meilleur », Ernst Bloch étudie notamment le « paysage du souhait » tel qu’il s’exprime dans la peinture, l’opéra et la littérature. Il oppose alors Le Jardin d’amour de Rubens, dans lequel le plaisir charnel est évoqué comme un immédiat et où le bonheur n’est plus qu’une sorte d’habitude, et L’Embarquement pour Cythère de Watteau. Dans ce tableau, au contraire, le temps est dynamisé, le bonheur devient promesse et perfection accessibles certes, mais non pas immédiates; elles exigent la distance et l’attente telles que Watteau sait les peindre par son style à la fois précis et flou, lumineux et lointain. Et la Vénus endormie, de Giorgione, ou la Maja desnuda, de Goya, « préservent la lumière dans laquelle baigne Cythère » (t. II, p. 423).

Il faudrait citer aussi les analyses qu’Ernst Bloch consacre à Mona Lisa, de Léonard de Vinci, où le visage de La Joconde et le paysage de rêve et de perfection sont en interaction étroite; et l’étude du traitement de la lumière par Rembrandt : celle-ci ne se rencontre pas dans le monde mais, bien qu’elle soit un constant reflet, elle n’émane pas non plus de la source lumineuse céleste d’une quelconque métaphysique ancienne : « car cest la lumière, provenant de la perspective de l’espérance, qui descend dans les profondeurs de la proximité et du délaissement, où elle trouve un écho » (p. 426). Rembrandt peint, sur le fond ténébreux du monde, la vérité de l’espérance et de l’éclat lumineux.

Nous ne pouvons pas ici suivre toutes les analyses d’Ernst Bloch ni exposer son esthétique utopiste dans son intégralité. Toutes ces analyses, toutes les références et les illustrations se répondent entre elles et confirment avec la plus grand évidence cette présence du principe utopique et par conséquent de l’espérance paradisiaque et terrestre dans toute grande œuvre.

Nous devons au moins évoquer le chapitre philosophique si important dans lequel Ernst Bloch relie le « paysage du souhait et la sagesse », celle-ci étant considérée soit dans le processus historique, soit sous l’espèce de l’éternité, sub specie ternitatis, comme dit Spinoza. Ernst Bloch esquisse les différentes conceptions de l’absolu, telles qu’elles apparaissent dans les sagesses et les philosophies. Il rencontre « le fond essentiel dans la matière originelle » à propos de l’Antiquité; l’âge classique permet d’évoquer Kant et le royaume intelligible, Platon, Éros et la pyramide des valeurs, Giordano Bruno et l’œuvre d’art infinie, Spinoza et le monde de cristal. De ce périple à travers les espérances philosophiques de la sagesse et les conceptions qu’elle propose du Souverain Bien, nous retiendrons surtout les pages originales sur l’humour et sur « la gaieté de la lumière » (p. 523) paradoxalement écrites à propos de Hegel. Mais nous retiendrons aussi le fait que, se proposant de dire l’influence du principe espérance sur l’élaboration de la pensée, Ernst Bloc est conduit à établir finalement le fait que les grandes philosophies sont en leur essence profonde la recherche et la détermination d’un bien ultime, d’un Souverain Bien qui a tous les contenus de l’Être et de la plénitude, c’est-à-dire tous les attributs du Bonheur. La Sagesse est le grand mouvement de la pensée inspirée par la recherche d’un lointain qui soit à la fois réalité extrême, plénitude et félicité. Ainsi les conclusions d’Ernst Bloch, au-delà d’un « matérialisme » bien singulier, rejoignent les conclusions et les lignes directrices de nos propres analyses dans le cours du présent ouvrage.

Dans cette perspective, l’objet de la plus lointaine visée de l’éthique, à savoir le Souverain Bien comme bonheur et félicité, doit être à la fois le sens d’une espérance active et transformatrice, et le contenu d’une expérience actuelle et présente. Celle-ci est l’expérience du désir comblé ou du « souhait exaucé », et elle constitue la substance de la cinquième partie du Principe Espérance.

3. Les conceptions de l’être comblé et le monde adéquat

Pour Ernst Bloch on peut définir différentes manières d’être comblé en décrivant quelques idéaux de la perfection morale. Moins qu’à des œuvres culturelles ou à des systèmes, c’est à quelques « types » ou « paradigmes » de conduites parfaites que songe ici l’auteur. C’est ainsi qu’il décrit l’attitude qui privilégie dans la vie la fermeté de la volonté ou la contemplation, la solitude ou l’amitié, l’individu ou la communauté. Les paradigmes les plus marquants sont ceux de « l’existence dangereuse » ou de « l’existence heureuse ». Contre les vues réductrices de Nietzsche, Ernst Bloch rappelle (P.E., t. III, p. 23-24) que le véritable bonheur n’est ni médiocre ni bourgeois « Car, contrairement à la vie dangereuse, le bonheur ne se traduit il pas par un grand Oui à l’être humain et à sa concentration ? […] le bonheur se confond avec l’équilibre parfait ou l’heureux rapport entre le dedans et le dehors, mieux connu sous le nom glorieux de joie. La joie est la noblesse du bonheur » (t. III, p. 25).

C’est en fait ce contenu de bonheur et de joie qui constitue pour Ernst Bloch le plus haut des paradigmes de la conduite parfaite, le plus haut et le plus concret, le plus riche de tous les modèles existentiels. S’il en est ainsi, c’est que « le bonheur est un signe que l’homme n’est pas hors de soi, mais qu’il arrive à soi et à ce qui est sien, et donc à notre Maintenant et à notre jour » (p. 27).

Il s’agit là, on le voit, de la réalisation même du « souhait », réalisation et exaucement de cela qui a été poursuivi par la fonction utopique à travers toutes les œuvres et toutes les actions. Ce à quoi accède la joie est à la plénitude de « l’instant exaucé ».

L’homme accède alors à l’Identité concrète, c’est-à-dire à « l’adéquation » avec lui-même. Pour illustrer cet accord et ce sens, Ernst Bloch consacre un beau et long chapitre à la musique : « Le franchissement et le monde le plus intensément humain qui soit : dans la musique » (§ 51). Le propos de cet art est « de chanter et d’invoquer cet Essentiel dans lequel l’Humain rencontre son vrai visage » (p. 189).

Au-delà de ce franchissement purement esthétique du donné, il est possible de vivre et d’expérimenter effectivement dans l’existence l’ultime « contenu du Souhait et le Souverain Bien » (§ 54). Car, au sommet de tous les idéaux qu’on peut repérer à travers l’histoire, se trouve finalement un Souverain Bien défini comme « la concordance parfaite de l’homme avec lui-même », c’est-à-dire l’objet utopique qui, étant devenu identique au sujet, cesse d’être un objet. Cette identité du sujet et de l’objet constitue en même temps l’identité du Souverain Bien et de la félicité (p. 492-493).

Ce qui est alors atteint est le véritable objet du Carpe diem. Non la jouissance superficielle et éphémère de l’hédonisme classique, mais l’accès à une éternité de l’Instant et du Présent. Le véritable but suprême est dès lors le Carpe ternitatem in momento, saisis l’éternité dans l’instant. Ernst Bloch évoque aussi la formule : « Arrête-toi ». Saisis la plénitude parfaite de l’instant présent et cela dans sa dimension d’éternité et de signification permanente. Ici se relient, selon Ernst Bloch, la durée, l’unité et le but final, c’est-à-dire l’accès permanent à l’unité et à la réalisation effective du but final.

Ce qui se réalise alors, dans l’Instant exaucé, c’est, dans le langage d’Ernst Bloch, le Meilleur; ou le Mieux, qui est aussi le Bien suprême.

Le Meilleur, qui est la valeur la plus haute et qui fut le mieux anticipé par la musique, devient réalité lorsqu’à été dépassée l’opposition du Sujet et de l’Objet. C’est l’unité sujet-objet, inscrite dans la matérialité et la réalité du monde, qui constitue le noyau de l’Instant. Celui-ci est aussi bien « le jour du Nunc », du Maintenant, c’est-à-dire la Présence du Présent. L’être n’est plus seulement un être, il est l’être-là, dans la plénitude de sa présence existentielle à soi et au monde. « Et c’est tout cela qui concerne le visage humain, ou Humanum révélé. » C’est tout cela, aussi, qui constitue le matériau de la plus haute possibilité du monde naturel à s’accorder au travail de valorisation effectué par le Sujet.

6. Hypothèse

Poursuivant son analyse, Ernst Bloch tente de montrer que la nature et ses phénomènes peuvent en effet devenir les « chiffres », les signes symboliques et objectifs à la fois, de tous les contenus de la conscience utopique dans sa poursuite du Bien suprême. L’unité sujet-objet, indispensable à la réalisation de la joie et du bonheur, ne serait pas possible si la nature ne comportait pas des éléments et des dialectiques, des latences et des possibilités en concordance avec les dialectiques et les possibilités de la fonction utopique en l’homme. Et, selon Ernst Bloch, seul le marxisme, par sa doctrine de la société sans classe, a pressenti cette unité de la nature et de l’homme, seule la société sans classe réalisera cette Présence de l’Instant exaucé, et rendra possible l’instauration du véritable visage humain (t. III, § 55).

(Robert Misrahi – Qu’est-ce que l’éthique)

Le Bonheur et la société non répressive (Herbert Marcuse, 1898-1979)

C’est précisément en mai 1968 que paraît la traduction française d’Éros et civilisation (publié d’abord à Boston en 1955). Le contexte historique jeta une lumière nouvelle sur cet ouvrage qui, en 1955 et aux Etats-Unis, se présentait simplement comme une enquête philosophique sur la pensée de Freud. La lumière nouvelle était celle de l’utopie, non pas comme simple conviction mais comme doctrine réflexivement fondée.

1. Rappel et critique de la doctrine freudienne

En effet, ce que Marcuse étudie dans l’œuvre de Freud n’est pas tant la psychanalyse en général, comme thérapeutique et comme doctrine de l’inconscient, que la psychanalyse dans son rapport au bonheur. Et parce que cette doctrine concerne à la fois l’individu et le groupe social, on peut dire que Marcuse étudie la signification éthique et politique de la psychanalyse dans son rapport au bonheur. Mais l’inspiration utopiste consiste précisément à relier la question unitaire d’une éthique politique et la question concrète des conditions du bonheur.

Or, selon la thèse de Freud clairement mise en évidence par Marcuse, la formation de la civilisation exige le sacrifice des instincts : « Le bonheur, dit Freud, n’est pas une valeur culturelle » (Eros et civilisation, p. 15). Et Marcuse précise ainsi la pensée du fondateur de la psychanalyse : « Le bonheur doit être subordonné à la discipline du travail en tant qu’occupation à plein temps, à la discipline de la reproduction monogame et aux lois de l’ordre social. Le sacrifice systématique de la libido, son détournement rigoureusement imposé vers des activités et des manifestations socialement utiles est la civilisation » (p. 15).

C’est donc la question du bonheur qui est ainsi placée par Marcuse au centre de la psychanalyse et au centre de sa propre réflexion.

En un premier temps, Marcuse se veut disciple de Freud, comme il reste disciple de Marx. Avant de dépasser ces deux doctrines vers leurs prolongements utopistes et pleinement libérateurs, il souhaite établir ce qui en elles constitue un socle irréversible. C’est en ce sens qu’il donne son plein accord à l’idée selon laquelle la civilisation repose d’abord sur une répression des instincts, c’est-à-dire sur la sublimation d’une part importante de la libido. Mais très rapidement il précise sa position et se démarque de ce que l’on pourrait appeler le réalisme freudien. Si, pour Freud c’est l’essence même de la civilisation de reposer sur la répression telle que nous la connaissons, il n’y a là, pour Marcuse, qu’un simple fait. Si « le développement du progrès semble lié à l’intensification de la servitude », c’est que celle-ci devient d’autant plus rigoureuse qu’elle est superflue dans ses formes actuelles. La répression radicale et douloureuse appartient pour Freud à l’essence même de la civilisation, alors que, pour notre philosophe, la forme et l’intensité de la répression développée dans la société industrielle ne sont qu’un fait, et ce fait est susceptible de se modifier.

Certes, « la notion d’une civilisation non répressive ne sera pas discutée en tant que spéculation abstraite et utopique ». Et Marcuse ajoute qu’il souhaite reprendre la discussion de l’œuvre de Freud pour montrer qu’elle contient déjà par elle-même les éléments qui permettraient d’assouplir le lien entre répression et civilisation, et il affirme que, déjà dans la réalité sociale contemporaine, « les réalisations même de la civilisation répressive semblent créer les conditions préalables à l’abolition progressive de la répression » (p. 17).

Malgré ces affirmations prudentes (défense du freudisme et distance par rapport à l’idée d’utopie), le contenu effectif de la doctrine de Marcuse nous semble se situer bien au-delà de la psychanalyse classique, et cela dans une perspective utopiste.

Le point doctrinal de la psychanalyse, qui est ici décisif, est la théorie du principe de réalité opposé au principe de plaisir. Marcuse voit bien que, selon Freud, la civilisation exige, pour sa propre réalisation, que le plaisir soit sacrifié et qu’il y a une opposition fondamentale et radicale entre bonheur et société. Si le bonheur est défini comme la satisfaction intégrale des besoins, et si la liberté est définie comme la sécurité obtenue par les lois de la cité, alors, selon Freud, bonheur et liberté sont opposés. Mais ce fait concerne le domaine de la conscience. Marcuse propose qu’on examine de plus près ce que Freud dit de l’inconscient : on constate alors un rapprochement paradoxal entre bonheur et liberté, entre « plaisir » et « réalité ». Pour Freud en effet (selon Marcuse) l’inconscient soutient l’identification du bonheur et de la liberté, c’est-à-dire du plaisir et de la réalité. L’inconscient conserve le souvenir des étapes passées du développement individuel, étapes au cours desquelles la satisfaction intégrale a été obtenue; et ce passé revendique sa propre répétition dans l’avenir, il revendique sa réalisation future : « il crée le désir que le paradis soit recréé sur la base des réalisations de la civilisation » (p. 29).

Ainsi, pour Marcuse (et, selon lui, pour Freud), la mémoire de la libido satisfaite se prolonge en désir proversif, en désir de re-création du bonheur. La référence au passé le plus profond de l’individu et de son désir est déjà la préparation d’une libération future, ou l’anticipation d’un état futur à la fois réel (libre) et heureux.

La doctrine freudienne de l’instinct de mort et de la tendance du vivant à retrouver l’état de l’inertie minérale n’est pas une difficulté pour Marcuse. Selon lui, le principe du Nirvana (recherche de l’insensibilité) est destiné à combattre la douleur et les tensions, et doit donc être considéré comme étant au service de l’instinct de vie, c’est-à-dire Éros.

Ce qu’il y a donc lieu de critiquer chez Freud, ce ne sont pas les analyses des instincts et la théorie de l’incons-cient, c’est plutôt (pour Marcuse) la tendance de Freud à présenter comme des processus biologiques et essentiels ce qui est le fruit d’une évolution historique et comporte une part importante de contingence.

2. Sublimation répressive et sublimation non répressive

C’est ainsi que nous en arrivons à la doctrine centrale de Marcuse : il ne conteste pas qu’il y ait un lien entre répression et civilisation, il conteste que ce lien ne puisse revêtir que la forme contemporaine, et que le fait de la répression totale dans la civilisation industrielle soit l’expression d’une nature essentielle du processus de civilisation.

Pour Marcuse, en effet, il doit pouvoir être possible de retrouver, de recréer l’unité du plaisir et de la réalité, c’est-à-dire l’unité paradisiaque du bonheur et de la liberté. Mais pour ce faire, il convient auparavant de reconsidé rer la nature véritable de la répression.

Si l’on peut appeler « répression fondamentale » les « modifications » des instincts qui sont nécessaires pour que l’humanité survive comme civilisation, on doit appeler « sur-répression » les restrictions rendues nécessaires par la domination sociale. Il y a, selon Marcuse, une différence essentielle entre ces deux formes de la répression. Tandis que la première découle effectivement, comme le pensait Freud, du principe de réalité, la seconde découle d’un nouveau principe que souhaite introduire Marcuse, et qui est « le principe de rendement » (p. 42). Selon Marcuse, la pénurie n’est pas l’origine d’une nécessaire répression, mais le résultat d’une nouvelle forme de la répression qui est destinée à accroître la domination de la société sur les individus et, en les contraignant au travail, à accroître par là même les profits. La « domination » est différente de l’exercice rationnel et civilisé de l’autorité, puisque cette domination a pour but non pas la redistribution collective et équitable des richesses produites, mais le maintien d’un groupe ou d’un individu dans une « situation privilégiée ». La domination, imposée par la violence ou par le consentement, vise donc non pas la rationalisation de la vie sociale mais l’instauration, la défense et l’accroissement des « privilèges ».

On voit ici la référence ou la fidélité marxiste de Marcuse. Il souhaite allier la critique marxiste de l’économie et la critique freudienne de l’affectivité. Pratiquement cet effort de synthèse dans la perspective d’une plus grande justice et d’un plus grand bonheur entraîne Marcuse au-delà de la doctrine freudienne. Pour Marcuse, le principe de réalité ne saurait être défini d’une façon abstraite : la société industrielle exprime, par le principe de rendement, une forme particulière de ce principe de réalité, mais elle révèle en même temps la contingence même de ce principe de rendement. Il est destiné non à promouvoir la civilisation mais à établir la domination.

En effet, si libre cours était donné aux désirs des sens, toute l’énergie de la libido serait absorbée par le plaisir, et plus aucune énergie ne serait disponible pour le travail social. Le refoulement est nécessaire à la « désexualisation » de l’organisme, celui-ci ne pouvant être utilisé comme « instrument de travail aliéné », s’il est spontanément livré à son pouvoir érogène généralisé. Ainsi, selon Marcuse, c’est le seul principe de rendement, et non pas l’essence de la libido comme telle, qui appelle un refoulement supplémentaire, indispensable à l’instauration de la domination et du profit. Cette organisation a des conséquences rétroactives sur la sexualité elle-même : « l’unification des instincts partiels et leur soumission à la fonction de reproduction altère la nature même de la sexualité : d’un  » principe  » autonome régissant tout l’organisme, elle est transformée en une fonction temporaire spécialisée, en un moyen pour réaliser un but ».

À partir de cette critique sociale de la principale thèse psychanalytique, Marcuse peut formuler sa propre conception de la répression. Pour lui, la « répression primaire » est seule indispensable pour garantir le progrès civilisa-teur; elle manifeste en même temps le pouvoir unificateur de la libido, ce pouvoir de rapprochement humain que Freud reconnaissait à Éros. Mais Freud était également sensible à ce qu’il appelait le pouvoir destructeur d’Eros. C’est pourquoi il pensait qu’une répression rigoureuse était finalement indispensable au progrès. Marcuse, au contraire, reconnaît l’utilité de la répression primaire : elle rend possible la civilisation en même temps qu’elle accroît le plaisir, et elle exprime en effet la puissance unificatrice d’Eros. Mais à cette répression primaire s’ajoute une « répression supplémentaire » : elle est indispensable non à la civilisation mais à la domination, et elle semble exprimer le pouvoir destructeur d’Éros, ce pouvoir qui doit être combattu pour le bénéfice de la société de rende-ment. Sous ce principe, et sous sa loi, la société est stratifiée d’après le rendement économique et compétitif de ses membres. La société est alors tout entière orientée vers le gain et la concurrence, dans un processus d’expansion constante (p. 50). Il est donc clair que le conflit entre sexualité et civilisation ne découle pas de l’essence de la libi-do, comme le croyait Freud, mais d’une organisation historique et particulière de la société qui impose la domination politique et le rendement économique au détriment de la sexualité et de l’érotisation du corps. La contradiction fondamentale n’oppose donc pas Éros et la civilisation, mais Éros et une civilisation aliénée. Pour Marcuse il ne saurait donc y avoir de contradiction essentielle entre le Désir et la Loi, entre le Plaisir et le Travail.

C’est seulement de façon contingente et historique que la « conscience morale » se fait la complice du principe de rendement et s’avère être en réalité toute pénétrée de l’instinct de mort : « l’impératif catégorique que le surmoi impose demeure un impératif d’autodestruction ».

Mais le caractère simplement historique de la sur-répression permet d’envisager son dépassement. Pour Marcuse, les ressources désormais disponibles, grâce à l’industrialisation et à l’automation, rendent possible « un changement qualitatif des besoins humains ». Tout en conservant le vocabulaire freudien, Marcuse affirme cependant que la rationalisation du travail tend à diminuer la quantité d’énergie instinctuelle canalisée vers le travail aliéné, et permet donc d’envisager la libération d’une énergie qui serait désormais consacrée « au libre jeu des facultés individuelles » (p. 88). C’est donc en fait « au-delà du principe de réalité » que Marcuse nous conduit, et non plus, comme Freud, « au-delà du principe de plaisir ». C’est ici que la pensée de Marcuse révèle toute sa puissance anticipatrice et créatrice.

3. La réhabilitation de l’imaginaire

En même temps que la civilisation occidentale produit une rationalité définie par le principe de rendement, elle laisse entrevoir « une forme supérieure de la raison qui est l’exacte négation de ces caractères [rendement et domination] puisqu’elle est réceptivité, contemplation, plaisir » (p. 119). Ainsi, pour Marcuse, ce sont les structures mêmes de la société industrielle qui permettent le surgissement d’une « image de la rédemption du moi », image qui est à l’opposé de celle du moi producteur. Lorsque les institutions vouées au rendement seront devenues caduques, ce seront aussi les formes de la sexualité réprimée qui deviendront caduques. Par l’évolution même de la société, la sexualité libérée cessera d’être réduite à la violence ou à la perversion, principaux résultats du refoulement. Pour Marcuse, il est possible d’envisager un développement non répressif des instincts à partir de leur propre développement historique.

Mais c’est aussi, et principalement, à partir des « forces mentales qui, selon Freud, demeurent par essence hors de l’influence du principe de réalité », c’est à partir de ces forces de l’inconscient que se produira l’émergence d’une civilisation non répressive. Marcuse prête donc la plus grande attention au phénomène et au domaine de l’imaginaire. Avec une force particulière, il met bien en évidence le rôle fondamental de l’imagination, et cela dans une perspective finalement plus synthétisante et plus dynamique que celle de Freud. L’imaginaire n’est plus ce domaine simplement irréel, inutile, et refoulé hors du monde par le principe de réalité, il est au contraire le lieu d’une anticipation où se réconcilient l’expérience réellement vécue et la satisfaction non inhibée, le réel et le plaisir. L’imagination (ou imaginaire) conserve en effet, selon Marcuse et Freud, le souvenir d’un passé « sub-historique » dans lequel étaient unifiés l’individu et l’espèce, le plaisir et la réalité, le particulier et l’universel.

La fonction de l’imagination n’est donc pas seulement de fuir le réel et de le compenser, elle est aussi de représenter la synthèse du réel et du plaisir, et d’anticiper une mise en œuvre réelle de cette synthèse forte entre la liberté et le plaisir.

L’imagination a donc pour Marcuse une valeur de vérité. Elle révèle la possibilité et, dirions-nous, la désirabilité de la réconciliation de l’individu avec le tout, du désir avec la réalité, et du bonheur avec la raison. Cette synthèse à la fois désirable et réalisable est la forme libérée de la libido. Celle-ci devient alors Eros, et ce qu’elle envisage, désire et anticipe est une « réalité érotique » (p. 133). A la différence de Freud, Marcuse affirme la possibilité d’une libération de l’imaginaire par rapport à l’ancienne puissance répressive du principe de réalité. L’imagination n’est plus pour lui le réceptacle du fantasme ou de l’instinct refoulé, mais la matrice de l’avenir. Ce n’est pas seulement dans la mémoire inconsciente et le passé sub-historique que se rencontrerait la synthèse du plaisir et de la liberté, du bonheur et de la réalité, c’est aussi dans la réalité historique présente et future. Pour Marcuse, il est possible et impérieux désormais de mettre en œuvre un principe de réalité non répressif, principe issu de l’imagination et destiné à l’expérience réelle. Ainsi : « La valeur authentique de l’imagination concerne non seulement le passé, mais aussi le futur : les formes de la liberté et du bonheur qu’elle évoque tendent à libérer la réalité historique » (p. 134).

On peut ici songer à l’art, et Marcuse se situe clairement par rapport à lui. L’art exprime toujours le retour du refoulé et l’unité du bonheur et de la réalité, mais celle-ci reste cependant fictive; et, parce que l’art est toujours une forme de la jouissance, il produit la réconciliation (la « purification », catharsis, selon Aristote) et finit par neutraliser ou gommer le caractère tragique du réel et l’horreur de certaines réalités. Finalement, l’art aboutit à un nouveau refoulement, à une nouvelle répression des instincts et du plaisir par une réconciliation qui est un consentement et un acquittement.

L’art à lui seul n’est donc certainement pas ce qui peut donner corps à une nouvelle réalité qui serait à la fois libre et heureuse. Pour parvenir à la création d’une telle réalité il faut au contraire (et avant toute nouvelle forme d’art) transformer à la fois les institutions (en supprimant leur lien à la compétition et à la domination) et les individus (en changeant leur rapport à l’imagination érotique).

C’est très explicitement que Marcuse relie le « Grand Refus » de la répression et l’idée d’Utopie (p. 135). Mais il a raison de récuser cette idée d’utopie lorsqu’on lui donne le sens d’un avenir irréalisable. Tout au contraire, la réalisation d’une société non répressive est parfaitement possible, à la condition que certains concepts soient précisés. La réalisation d’une telle société ne dépend pas de l’instauration de l’abondance pour tous, mais de la suppression de cette part de répression uniquement destinée au rendement. Il s’agit seulement, selon Marcuse, de supprimer la sur-répression : or elle devient inutile dans une société industrielle avancée qui aurait su vaincre la pénurie. C’est le travail aliéné qui, dès lors, serait supprimé. Mais le principe de réalité, la nouvelle rationalité, continuerait de promouvoir la civilisation et le progrès. Les conditions techniques et sociales de cette victoire contre le travail aliéné sont aisément formulables : automatisation intensive, réduction du temps de travail, interchangeabilité des fonctions. Avec la fin du travail aliéné, on verrait donc la fin de la sur-répression des instincts, mais non pas de leur rationalisation et de leur socialisation. A la fin « … la relation antagonique entre le principe de plaisir et le principe de réalité se modifierait en faveur de celui-là. Éros, les instincts de vie connaîtraient une libération sans précédents » (p. 138). Et cette libération d’Éros pourrait inversement fonder des relations de travail parfaitement neuves et gratifiantes.

4. Temps libre et poésie, Narcisse et Orphée

Mais comment sont conciliables la rationalisation des instincts, indispensable à la civilisation, et la libération de l’imaginaire et de l’érotique, indispensable au bonheur ?

La charnière du problème, et aussi de sa solution, réside dans la question du temps. Si l’instauration simultanée de la civilisation et de la rationalisation du travail s’accompagne des trois mesures précédemment citées (automation, réduction du temps de travail, interchangeabilité des fonctions), la nouvelle civilisation permet de dégager une part considérable de ce que l’on appelle « le temps libre ». C’est précisément dans ce temps libre, et par conséquent en dehors de la sphère du travail aliéné, que peut se réaliser une autre modalité de l’existence.

Dans ce temps libre, qui pourrait constituer la majeure partie de l’existence, pourrait aussi s’instaurer une nouvelle finalité, une nouvelle forme de la lutte pour l’existence : elle serait la « lutte concertée contre toute contrainte exploiteuse imposée au jeu libre des facultés humaines, et aussi la lutte contre le labeur, la maladie et la mort ».

Ce qui se met ainsi en place est une réorientation de l’existence vers de nouvelles valeurs, et l’effort pour instaurer une toute nouvelle expérience de l’être et de l’existence. Cette nouvelle expérience, cette nouvelle modalité de la vie et du principe de réalité ne peuvent être décrites seulement par les termes réalistes qui évoquent la satisfaction des instincts. Le nouveau monde réel et la nouvelle expérience ne peuvent être décrits et compris que s’ils sont places sous la lumière de ces deux mythes que sont les personnages de Narcisse et d’Orphée. C’est par la compréhension des implications de ces figures imaginaires que nous serons en mesure de comprendre la nouvelle réalité vécue et déployée dans une société non répressive.

Si le personnage de Prométhée symbolise la civilisation technicienne dans la mesure où le héros, volant le feu aux Dieux, rend possible le développement de l’humanité, les deux images de Narcisse et d’Orphée symbolisent un tout autre domaine de l’expérience humaine : celui de l’amour et celui de la poésie. Pour Marcuse, Orphée et Narcisse « .. ne sont pas devenus les héros culturels du monde occidental : leur image est celle de la joie et de l’accomplissement; leur voix est celle qui ne commande pas mais qui chante; leur geste, celui qui offre et qui reçoit; leur acte, celui qui est la paix et qui met fin au labeur de la conquête ; surmontant le temps, ils unissent l’homme à Dieu, l’homme à la nature » (p. 144). En effet, Narcisse n’est pas seulement le héros qui, dans la mythologie grecque, se refusait à l’amour des nymphes et s’éprenait de sa seule image dans la fontaine; il est aussi celui qui affirme la nature entière et le corps même du sujet comme obiet d’amour et de ravissement. Sous la plume de Rilke (dans Les Elégies de Duino), Narcisse rêve au paradis et à « l’intime harmonie » de chaque être, il désire ardemment retrouver ce paradis qui, avec une sorte d’éternité, « demeure sous l’apparence ».

Ce qui s’exprime ainsi à travers le mythe antique, ou à travers la poésie de Rilke, de Baudelaire ou de Valéry, est un tout autre domaine de l’existence que celui du pouvoir et de l’efficacité rentable. Ce domaine est, selon les termes mêmes de Marcuse, celui de la rédemption du plaisir, de l’arrêt du temps et de l’absorption de la mort. Si l’on évoque Baudelaire (et son poème « L’invitation au voyage » dans Les Fleurs du mal), on songera à ce lieu où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Ici, le repos s’allie au mouvement, ils résident dans leur propre plénitude, et ils expriment une sensibilité qui, selon Marcuse est « jeu et chant ».

La puissance du chant, c’est-à-dire de la poésie active, est exprimée par le personnage d’Orphée. Par son chant et sa musique, il fait cesser la violence, il anime les bois et les pierres, il parle le langage des animaux, il met en mouvement toutes les forces de la nature. Et s’il les met en mouvement, s’il les anime, c’est « pour qu’elles participent à la joie d’être là » (p. 148).

Le dépassement de la violence et l’émergence de la joie sont, pour Marcuse, l’œuvre d’Eros. La libération des puissances de joie est l’œuvre d’un Éros libéré. Ici, à côté de la figure mythologique de Narcisse, on peut évoquer le concept freudien de narcissisme primaire. Mais Marcuse montre bien que ce narcissisme originel n’est pas réduc tible à l’auto-érotisme; il implique bien plutôt une érotisation du monde et du corps total, et un sentiment d’union entre le monde et le moi.

Cette interprétation est intéressante en ce sens qu’elle permet à Marcuse de proposer une autre conception de la sublimation que la conception répressive. Marcuse voit en effet dans le narcissisme généralisé un mode de sublimation non répressive, « une sublimation provenant plutôt d’une extension que d’un détournement contraignant de la libido ».

Quoi qu’il en soit, les images mythologiques de l’amour de soi et du monde, ainsi que de la poésie vivifiante et unificatrice, sont la meilleure expression symbolique d’un bonheur auquel permet d’accéder la libération d’Éros. Ce qui est proposé par la figure d’Orphée, c’est que le langage soit compris comme un chant heureux et gratuit, et non pas comme un outil de domination ou d’exploitation; c’est aussi que le travail soit déployé non plus comme un labeur et une aliénation, mais comme un jeu, libre et créateur. D’une façon complémentaire, la figure de Narcisse propose que la nature et la vie soient perçues dans leur beauté et comme beauté, tandis que l’existence serait non plus course au rendement, mais libre contemplation.

Le travail comme jeu, le langage comme poésie, l’existence comme contemplation de la beauté du monde et des êtres, la synthèse du mouvement et du repos, l’omniprésence et l’intemporalité de la joie d’être là, tous ces éléments constituent à la fois l’esquisse d’un paradis imaginaire et les constituants réels d’une société non répressive qui aurait su comprendre enfin que la vocation du moi est la libération d’Eros, et que son fruit est le bonheur même et l’union avec le Tout.

5. La transformation de la sexualité

Cette libération d’Eros correspond en fait à une profonde transformation de la sexualité. La réduction du temps de travail, en limitant la quantité d’énergie sexuelle détournée vers la production, permettrait le déploiement d’une sexualité sans contrainte. La sexualité serait transformée, métamorphosée en Éros.

Dans ces conditions, l’énergie érotique déborderait les limites traditionnelles de l’institution, les individus donneraient libre cours à la sexualisation de leur propre corps dans son intégralité, ainsi qu’à la sexualisation des relations de travail et des relations au monde. « Tout le corps deviendrait un objet de cathexis, une chose pour jouir, un instrument de plaisir » (p. 176). Cette généralisation de l’érotisation du monde et des êtres ne s’exprimeraient pas par la violence et l’explosion d’une sexualité débridée, puisque celle-ci aurait cessé d’être refoulée, et puisqu’elle s’exprimerait dans des institutions transformées et, sans révolte ni brutalité, au-delà de ces institutions. On assisterait alors, selon Marcuse, à une « expansion » plus qu’à une « explosion » de la libido. C’est seulement dans une société répressive que la sexualité s’exprime, comme sexualité réprimée, par les perversions, la violence et le sadisme. Au contraire, dans une société non répressive, la sexualité transformée n’a pas à s’exprimer comme défoulement et elle peut se déployer comme expansion. Ce que la réactivation des désirs de l’enfance et de l’imagination produit alors n’est pas une régression mais une anticipation : cette réactivation, cette libération véritable d’Eros annonce plutôt « la proximité d’un bonheur qui a toujours été la promesse refoulée d’un avenir meilleur » (p. 178).

Il conviendrait alors, selon Marcuse, de se faire une autre conception de la sublimation que la conception freudienne classique. Marcuse propose de définir une sublimation non répressive : elle s’exprimerait par l’érotisation du corps entier, par le dépassement de la génitalité et de la fonction reproductrice, par l’érotisation de la culture et des relations sociales en général. Cette sublimation se produirait sans désexualisation, et cependant elle se déploierait dans le cadre d’une rationalité pacifique et d’une culture de haut niveau.

On retrouverait ainsi les conditions indispensables au déploiement d’un Eros orphique et narcissique. Cela signifierait concrètement une réactivation de la sexualité polymorphe, sans interdits ni refoulement, en même temps qu’une extension des activités de jeu. Car « c’est le but et non le contenu qui fait qu’une activité est jeu ou travail » (p. 187).

Ainsi, dans une société non répressive ayant libéré de grandes plages de temps libre, pourrait se déployer une sublimation non répressive qui serait en mesure à la fois de « poétiser » la nature et l’existence et de rendre érotique le monde, les êtres et leurs relations. La nature serait dès lors non plus un terrain d’exploitation mais un «  » jardin  » qui pourrait croître tout en permettant aux êtres humains de se développer ».

On le voit, Marcuse organise toute sa réflexion dans la perspective de l’avenir, et de « l’avenir meilleur ». Tout en inscrivant ses anticipations dans le sol réel de la structure érotique des individus, et du progrès effectif de la techno-logie, il transcende la pure actualité des institutions telles qu’elles sont données, et il propose un modèle social et existentiel qui serait en mesure d’allier enfin le bonheur et la réalité, le plaisir et la liberté, l’individu et la société. Et, parce que ce n’est plus seulement la nature mais l’existence entière de chacun et du plus grand nombre qui serait transformée en « jardin », on peut bien dire que la vision de Marcuse, aussi réaliste soit-elle, est une véritable vision utopiste.

6. Idéologie et utopie, Karl Mannheim (1893-1947)

On pourrait dès lors penser qu’il y a là l’objet d’une grave critique : l’idéal décrit par Marcuse n’est-il pas en effet une simple utopie, le terme étant pris cette fois dans sa signification traditionnelle d’idéal inaccessible et irréalisable ?

Cette critique ne saurait être pertinente si l’on n’a pas auparavant défini l’utopie, non pas selon son acception populaire, mais selon son acception philosophique. Sans pouvoir étudier en détail la thèse fondamentale de Karl Mannheim, exposée dans Idéologie et utopie, et selon laquelle c’est « l’idéologie » au sens marxiste qui s’oppose à sa propre réalisation, tandis que « l’utopie » au contraire informe et annonce l’avenir, nous pouvons au moins illustrer la fécondité de cette thèse en examinant la pensée du grand utopiste contemporain Ernst Bloch. Et s’il s’avère qu’il est en effet fondé à faire reposer tout le dynamisme de l’histoire sur l’espérance utopique, alors la pensée utopiste de Marcuse, comme celle de Buber, sera justifiée et étayée dans sa signification historique.

Ce qui resterait en suspens, cependant, est la validité de la conception réaliste du bonheur, exclusivement définie en termes de sexualité, fût-elle « érotique ». Mais ce point décisif sera amplement examiné dans les parties troisième et quatrième. Pour le moment, examinons la pensée d’Ernst Bloch.

(Robert Misrahi , Qu’est-ce que l’éthique)

La réciprocité dans la relation Je-Tu (Martin Buber, 1878-1965)

Avant que ne se développe en France et en Angleterre une pensée du bonheur soucieuse en même temps de justice et de libération pour tous (chez J.C. Powys et chez A. Camus), on voit se constituer dans l’Allemagne démocratique de Weimar, autour des années 1920, puis en exil (durant la période nazie et après la guerre), une pensée utopiste qui est en fait une nouvelle réflexion sur le bonheur.

Tandis qu’Ernst Bloch (dont nous reparlerons plus loin) publie L’Esprit de l’utopie en 1918, Martin Buber publie en 1923, à Francfort, Je et Tu (Ich und Du).

Ce livre, bien que rarement évoqué, aura une influence considérable sur le développement de la question des relations à autrui et de la communication, durant tout le XXe siècle, à travers la philosophie de l’existence et, d’abord, dans l’œuvre de Jaspers (Philosophie, liv. II, « Éclairement de l’existence », Première division : « Moi-même en communication et dans mon historicité »).

Certes, la référence première de Martin Buber est la Bible hébraïque et son propos initial est de rénover le judaïsme (comme Kierkegaard tenta de rénover le christianisme). Mais, à partir de la référence au « face-à-face », Moïse avec Dieu, Buber est amené à développer pour elle-même l’analyse de la relation à autrui, et c’est dans cette analyse que réside la véritable fécondité de sa pensée. Non seulement le philosophe éclairera par sa doctrine de la réciprocité Le Problème de l’homme (1962), mais encore il prolongera cette doctrine vers ses conséquences politiques et utopiques dans Les Chemins de l’utopie (1950).

La réciprocité est donc pour Martin Buber une réalité fondamentale et fondatrice. Elle consiste en une certaine modalité de la relation à autrui, modalité qui s’oppose à la forme courante de la relation dans nos sociétés indus-trielles. Le plus souvent, en effet, l’homme n’est qu’un moyen pour l’autre homme, un moyen d’enrichissement ou d’efficacité, c’est-à-dire finalement un objet. C’est encore à cet état de chose ou d’obiet qu’est réduit l’individu lorsque l’anthropologie contemporaine s’efforce de le connaître. Par la sociologie ou la psychologie, l’homme est réduit à n’être plus que le résultat mécanique et anonyme des forces sociales externes ou des pulsions psychiques internes qui le pressent et le déterminent. L’individu déterminé est alors annihilé, réduit à autre chose que lui-même, réduit précisément à des forces anonymes externes ou à des forces biopsychiques internes. Personnalité, valeur et liberté sont tout simplement niées.

Contre ces relations chosifiantes qu’elles soient issues de l’exploitation et de l’anonymat social, ou qu’elles soient le résultat de connaissances anthropologiques faussement scientifiques, Buber met en évidence la spécificité et l’exceptionnalité de la relation authentique. Celle-ci est exclusivement la relation réciproque.

Une telle relation peut toujours émerger entre deux consciences, lorsque deux individus se perçoivent directement et ne réduisent pas l’autre aux relations et connaissances abstraites qui sont censées le définir mais qui en fait le tra-hissent. Chacun est alors un Je pour l’autre qui est un Toi, ou un Tu. Aucun n’est réductible à sa fonction sociale (ouvrier, militaire, patron, fonctionnaire), aucun n’est réductible à des mécanismes psychologiques (« pulsions », « complexes », tendances, traumatismes, « caractère »). Au contraire, chacun est pour l’autre une conscience en première personne, saisie à travers la relation directe de la deuxième personne. C’est dire que la relation réciproque est la seule véritable relation qui place face à face deux consciences absolues, conscientes de la présence absolue et entière d’une autre conscience.

Cette relation réciproque, réelle et véritable est donc immédiate. Elle est d’abord totale et instantanée : c’est la totalité du sujet qui est posé comme tel par l’autre, et cela dans l’instant même de la rencontre. Celle-ci est immédiate également par un autre aspect : elle est directe, sans médiation, et n’a pas à utiliser des réalités ou des concepts extérieurs et différents pour rendre possible l’accès à l’autre.

L’immédiateté de la relation réciproque entre deux consciences, qui se posent et se saisissent mutuellement comme personnes, ne fait pas de cette relation un événement aveugle : il s’agit au contraire de la plus claire conscience. Martin Buber va même plus loin : la réciprocité est un événement qui se situe entre les deux consciences et non à l’intérieur de chacune d’elle, et cet événement de l’entre-deux est en même temps l’origine de chacun des deux sujets, l’origine de chaque Je. Ce ne sont pas les individus qui sont à l’origine de la relation réciproque, c’est au contraire la relation réciproque qui est à l’origine de chaque ego, de chaque Je.

L’importance de la rencontre est considérable. Non seulement elle instaure et pose donc ego et alter ego, mais en outre elle ouvre une nouvelle période de l’existence. À ce double titre elle est un véritable commencement : elle est le premier moment d’une nouvelle période de l’existence, et elle est le premier événement qui rende possible la conscience de soi et la personnalité. Elle est donc fondement à la fois comme origine temporelle et comme condition de possibilité.

Ce fondement n’est pas un événement formel ou abstrait, il est un acte concret. Martin Buber nomme cet acte la percée. La rencontre, comme inauguration et comme événement absolu, est en effet comme une percée brusque hors du monde ancien des objets et des consciences réifiées, et comme une entrée brusque dans le nouveau monde des consciences véritables reconnues enfin et saisies comme des personnes.

Pour mieux éclairer la spécificité de la rencontre et de la réciprocité, Martin Buber oppose le dialogue véritable et les faux dialogues. Le premier ne peut s’instaurer que sur la base de l’affirmation plénière et immédiate de l’autre comme conscience absolue, toute entière présente : seule la réciprocité entre des intériorités reconnues peut faire émerger le vrai dialogue où chacun écoute l’autre et lui répond effectivement. Au contraire, la relation abstraite entre des individus réduits à leur fonction ou à leur situation empirique, c’est-à-dire à leur extériorité, ne saurait engendrer qu’un dialogue illusoire ou faux. Il sera marqué par la méconnaissance ou par le simple calcul escomptant des résultats, mais fondé sur l’ignorance de l’autre. Souvent (mais non pas toujours) le dialogue politique n’est ainsi qu’un simulacre de dialogue parce qu’il ne s’appuie pas sur une véritable réciprocité. Enfin le faux dialogue par excellence est celui dans lequel chacun des interlocuteurs se borne à attendre que l’autre ait cessé de parler pour reprendre son propre discours au point où il l’avait précédemment laissé. De ces dialogues illusoires ou faux découlent tous les malentendus et toutes les violences.

Seul le dialogue authentique est fécond, parce que seul il se fonde réellement sur la réciprocité, c’est-à-dire la rencontre de deux affirmations mutuelles. C’est pourquoi la réciprocité est l’essence de l’amour. Si Martin Buber croit devoir distinguer un amour céleste et apollinien, et un amour terrestre et dionysiaque, c’est pour insister sur la part d’activité spirituelle qui se trouve dans l’amour véritable. Quoi qu’il en soit, on peut dire que chez Buber la réciprocité fonde l’amour. Mais, par là même, la réciprocité s’avère être le fondement indispensable d’une société qui voudrait réaliser la justice et établir l’harmonie heureuse entre tous ses membres. Sans analyser pour elle-même l’expérience de l’amour, Buber déploie plutôt la conséquence politique de sa conception de la réciprocité. Il s’agit pour lui d’évoquer les utopies sociales et l’histoire des utopies. Ce qui ressort principalement de l’évocation historique opérée par Buber est l’idée fondamentale selon laquelle une société harmonieuse, juste et heureuse est un idéal de perfection parfaitement réalisable, à la condition que cette société soit tout entière fondée sur le principe de réciprocité. Or ce principe, Buber l’a montré, est constitutif de ce qu’il y de meilleur dans les individus humains, et de cela même qui les constitue comme sujets. La réalisation de la société utopique (c’est-à-dire de la société juste et heureuse) ne serait donc en toute rigueur que la réalisation même de l’humanité de l’homme.

(Robert Misrahi , Qu’est-ce que l’Ethique)

INTRODUCTION : LE PHILOSOPHE DEVANT LES CRISES

A l’orée du XXIe siècle, le monde semble déchiré par des crises dont la gravité ne le cède en rien à celle des crises du début du siècle. Les guerres ne sont plus « mondiales » mais elles déchirent cependant tous les continents sous des visages nouveaux, qu’il s’agisse de guerres de religions travesties en guerres nationales, ou de combats d’intérêts travestis en luttes nationales. L’effondrement des empires totalitaires engendre la haine et les conflits locaux, tandis que les progrès technologiques produisent la misère et le chômage, et cela non pas certes par eux-mêmes, mais par l’absence d’une maîtrise de l’économie libérale par la démocratie. La liberté reste ou s’avère le plus précieux des biens, mais elle ne semble pas réussir à organiser les hommes, comme elle ne semble pas réussir à administrer les choses.

Ainsi, dominés par la misère, par la violence ou par le malheur, la plus grande partie de la population mondiale semble vivre, sur le plan économique et social, dans un état de crise permanente. L’exceptionnelle croissance économique de certains pays du Sud-Est asiatique n’est pas en mesure de masquer la crise actuelle du « mondialisme ».

L’Europe, on le sait, n’est pas épargnée. Mais au lot commun de misère et de violence, de délinquance et d’injustice, de guerres et de servitudes, elle ajoute une spécificité culturelle: la crise de la philosophie.

Nous ne pensons pas seulement aux crises des idéologies, c’est-à-dire à l’effondrement des systèmes idéologiques et politiques qui, pendant la première moitié du siècle, inspiraient l’action et croyaient justifier les politiques. Si la religion inspire la politique de certains pays islamiques (qu’ils soient arabes ou non), elle n’inspire plus d’une façon sensible et directe les nations occidentales et, notamment, l’Europe. Les autres idéologies se sont effondrées sous les coups extérieurs de la guerre (comme le fascisme et le nazisme) ou par l’action interne du délabrement et de l’esclavage (comme le bolchevisme).

Derrière ces crises des idéologies, qui voient s’effondrer les systèmes de valeurs qui orientaient l’action publique, se profile une crise plus fondamentale qui affecte la source même de toute valeur et de toute signification : il s’agit de la philosophie elle-même. L’Europe du XXe siècle est le lieu d’une crise majeure de la philosophie qui concerne non pas seulement les contenus de la philosophie, mais l’idée même de philosophie.

La crise de la philosophie, telle qu’elle s’énonce chez Husserl par exemple, accompagne la crise des sciences, et consiste en une interrogation inquiète sur sa propre validité. La philosophie n’étant pas une croyance (ni imposée, ni choisie), elle est amenée à poser d’une façon plus radicale que ne le faisait Descartes, la question de ses fondements, et à examiner ses propres titres d’une façon plus rigoureuse que ne le faisait Kant. Car s’il appartient par essence à la philosophie de s’interroger sans cesse sur ses droits et ses pouvoirs, cette inquiétude et cette exigence sont particulièrement vives après la Seconde Guerre mondiale : nul philosophe ne pouvait éviter la question du rôle (ou de l’absence d’action) de la philosophie face au déferlement de la guerre et de la violence concentrationnaire. La question est tristement contemporaine et toujours valable. Que dit, que peut la philosophie face à la misère, au malheur et à la violence ? Si elle ne peut rien, que vaut-elle ?

Ces questions sont sérieuses. Leur pertinence est corroborée par le développement considérable des philosophies tragiques, au temps même où la philosophie se met en question. À cet égard, l’exemple de Heidegger est symptomatique : il propose de remplacer la philosophie par la « pensée » et la phénoménologie par l’« ontologie », puis il assigne comme but à cette pensée de dire l’angoisse de mourir, le souci pour l’existence et l’appel à une authenticité qui consisterait à songer à sa propre mort comme à l’affaire la plus personnelle et la plus importante qui soit.

Cette doctrine exprime peut-être les angoisses et les violences du XXe siècle, elle n’en exprime pas les désirs les plus profonds, ces désirs de paix et de liberté qui sont au moins aussi significatifs de ce siècle que le désir de mort véhiculé par les philosophies tragiques. Outre Heidegger, ce siècle voit se développer la pensée de Sartre, elle aussi tragique en son fond. Ici, le philosophe semble démuni devant le développement de la « nécessité » sociale et historique, celle des « ensembles pratiques » et de l’économie capitaliste, comme il se sentait « de trop » lorsqu’il écrivait La Nausée, envahi qu’il était par ce qu’il disait être le sentiment de l’absurdité du monde et de la gratuité des choses et des hommes. Antihumaniste comme Heidegger, il désespérait aussi bien de l’homme que de la philosophie. Le fait qu’il menait des combats politiques pour la démocratie, la justice et la liberté ne trouvait aucun fondement dans son œuvre et ne faisait que souligner le divorce entre la réalité et la pensée philosophique, prisonnière de son désespoir et de son interrogation sur elle-même. Où qu’on se tournât, on croyait constater une tragique convergence entre les crises politiques et sociales et la crise fondamentale de la philosophie elle-même.

Pourtant cette apparente convergence entre violence objective et inquiétude philosophique reposait sur un malentendu ou une ignorance. Le malentendu consistait à croire que la réalité effective était la seule possible : violente et tragique; et que la philosophie n’avait pas d’autre tâche que de décrire et d’entériner cette réalité tenue pour unique et nécessaire. Une même attitude de réception et de perception passive était adoptée à l’égard du monde en crise : tout semblait logiquement devoir aller à sa perte parce que tout semblait effectivement en train de se perdre.

Le malentendu consistait à emprisonner la philosophie dans une tâche de consécration de la crise réelle, et à définir la philosophie comme critique de la société et non pas simplement comme critique transcendantale de la connaissance. La crise où se mouvait la philosophie se retournait contre la philosophie dans et par le mouvement où elle s’identifiait à une sociologie déguisée ou à une anthropologie structuraliste. La philosophie en oubliait sa tâche créatrice, ainsi que la dimension inventive et positive de sa contestation.

C’est que le malentendu reposait sur une ignorance, et sur la plus grave des ignorances : l’aveuglement sur soi. La philosophie européenne, enfermée dans la pensée tragique et l’anthropologie déterministe, semblait ignorer toute la part solaire et dynamique de son histoire. Elle semblait ignorer qu’elle avait le plus souvent lié sa tâche critique à une tâche constructrice. Le doute chez Montaigne s’accompagne d’une recherche de la volupté de vivre; les philosophes du XVIIIe siècle critiquent le despotisme et les connaissances sans fondements, mais ils souhaitent construire une société démocratique et un bonheur concret pour tous. Certaines version de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen se font l’écho de cette recherche fondamentale du bonheur. Le XIXe siècle découvre l’existence et approfondit la connaissance du sujet, mais sa démarche critique souhaite déboucher sur une plénitude et sur une signification. Si, dès lors, Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger ne sont pas le tout de la philosophie, s’ils n’épuisent pas le champ philosophique, il devient urgent de mieux comprendre les tâches de la philosophie qui furent occultées par la pensée tragique. Il devient urgent de combler notre ignorance sur le développement de la philosophie afin de mieux comprendre son statut et ses tâches véritables.

Le but de la philosophie ne saurait consister à se faire le miroir passif des crises sociales. Sa propre crise, sa propre recherche sur son sens et sur sa validité doit être autonome et créatrice. C’est seulement à partir d’une véritable compréhension de soi, c’est-à-dire de son propre sens et de sa démarche propre qu’elle aura quelque chance d’assumer une responsabilité à l’égard du monde et de se présenter non comme un miroir passif et répétitif d’un monde déjà fait mais comme lumière créatrice d’un monde à construire.

On le voit, le malentendu et l’ignorance proviennent ici de la méconnaissance d’un fait fondamental : le but de la philosophie, sa raison d’être et sa signification résident dans l’effort réflexif pour comprendre et résoudre les crises objectives en commençant par comprendre et résoudre sa propre crise. Ce qu’il convient maintenant de voir est que l’interrogation critique sur elle-même comporte, en ce qui concerne la philosophie, une signification éthique.

Quand elle s’interroge sur sa propre validité, la philosophie pose que sa valeur de vérité comporte des conséquences si graves dans l’ordre de la vie et de l’action, qu’il importe en effet que ses méthodes et ses critères soient l’objet d’une critique rigoureuse. Elle ne souhaite pas se détruire pour se désespérer, mais se critiquer pour se renforcer. Et sa force de pensée, elle souhaite la mettre au service d’une existence plus riche et plus pacifiée, plus significative et plus harmonieuse. On le voit : l’essence et la vocation de la philosophie ne résident pas dans la critique, mais dans l’examen critique des conditions et des voies d’une existence meilleure.

La philosophie est donc éthique par vocation. Les crises qu’elle connaît tout au long de son histoire sont les interrogations légitimes sur la validité des connaissances et des valeurs qui devront permettre une vie meilleure pour le plus grand nombre. L’examen critique n’est donc pas sa propre fin, mais le moyen d’établir d’une façon ferme et assurée des voies nouvelles pour l’existence et pour l’action, lorsque les critères anciens deviennent incertains ou insuffisants, lorsque l’exigence s’accroît avec le Désir.

En d’autres termes, la tâche de la philosophie est de proposer et même d’instaurer des commencements neufs pour l’existence. Et c’est à partir d’une réflexion sur l’irrationalité de la violence objective et sur l’obscurité ou l’incertitude de la conscience de soi que la philosophie se constitue comme ce commencement et ce recommencement de l’existence. Elle ne se borne pas à constater des crises hors d’elle-même et en elle-même, elle part de cette double inquiétude pour construire une vision du monde, un système de valeurs, une orientation qui ouvrent des voies pour l’existence et qui permettent de mieux vivre.

Ces remarques nous conduisent à une question. La philosophie ne serait-elle pas en réalité identifiable à l’éthique elle-même, et celle-ci ne serait-elle pas nécessairement une éthique du bonheur ? Pour préciser cette double question et pour tenter d’y répondre, nous organiserons notre réflexion en quatre temps. Nous suivrons d’abord le mouvement de la pensée classique, de Platon à Spinoza, mouvement par lequel se délimite, se définit et se constitue le domaine de l’éthique comme véritable signification de la philosophie et comme système des doctrines du bonheur.

Nous pourrons alors mieux comprendre les doctrines contemporaines du bonheur, ainsi que leur occultation par la pensée tragique : ce sera le deuxième moment de notre recherche. Le troisième moment, disposant alors d’une information et d’une vision suffisantes, pourra se consacrer à l’examen plus approfondi de l’éthique et de son rapport à l’idée nouvelle d’existence. C’est dans le quatrième moment que nous serons en mesure de proposer enfin une éthique existentielle de la joie, éthique qui s’efforcera d’être à la fois conceptuellement rigoureuse et qualitativement substantielle.

(Robert Misrahi – Qu’est-ce que l’Ethique )

L’ESPÉRANCE ET L’UTOPIE [Ernst Bloch 1885-1977]

C’est dans le contexte pessimiste de ce [XXe] siècle que, d’une façon paradoxale, un philosophe parvient à considérer à la fois les désirs concrets de ses contemporains, et les interrogations philosophiques de l’homme de réflexion: Ernst Bloch, philosophe allemand, exilé aux Etats-Unis, revenu dans l’ancienne République démocratique allemande, puis réfugié dans l’ancienne Allemagne occidentale. L’originalité de son entreprise mérite qu’on s’y arrête un moment.

Passé par le marxisme, mais souhaitant en dépasser le dogmatisme, Ernst Bloch prête une attention neuve à la construction de l’avenir. Contre toutes les philosophies de l’histoire qui, à la suite de Hegel, croient rendre compte d’un passé déjà accompli ou d’un avenir répétitif et prédéterminé, Ernst Bloch s’efforce de comprendre l’avenir comme l’œuvre créatrice des individus et des groupes.

Cette œuvre créatrice s’enracine dans des structures de la conscience individuelle qui impliquent un rapport à des fins qui valent comme souverain bien, et à une visée qui est celle-là même du bonheur. « L’existence dangereuse, correctement saisie, est à l’existence heureuse ce que le feu est à la lumière; c’est le bonheur qu’éclaire déjà la lueur qui sort de la bouche à feu. » (E. Bloch, Le Principe espérance, t. III, Paris, Gallimard, 1991, p. 27.) Seule une telle visée du bonheur, füt-il le plus difficile, le plus dangereux et le plus lointain, peut rendre compte du mouvement de l’histoire. Celle-ci, loin d’être le déroulement plus ou moins dialectique d’une nécessité abstraite et globale, est, au contraire, l’activité des individus tournés vers un souverain bien qu’ils situent dans l’avenir. Celui-ci est l’œuvre des individus dans l’exacte mesure où ils sont toujours portés, dans le présent, par le « souhait » d’un certain idéal à réaliser et par l’« espoir » ou l’espérance de voir un jour l’avènement effectif de cela qui est désiré.

Tout l’effort d’Ernst Bloch est consacré à la compréhension de ce dynamisme créateur. D’une part, il analyse tous les actes de la conscience qui participent à la création de l’avenir et, d’autre part, il décrit toutes les œuvres et les activités qui manifestent cette activité créatrice, ou qui en sont le fruit, dans tous les domaines de la civilisation humaine.

Et d’abord l’activité même de la conscience. Ernst Bloch la situe au premier plan, à l’encontre même de ses compagnons de l’ancienne R.D.A. et au terme d’une réflexion commencée longtemps auparavant durant son exil aux Etats-Unis (entre 1938 et 1949).

Ce qu’il appelle la « catégorie Espérance » rend compte de tous les aspects et de toutes les implications de l’activité de la conscience présente: elle est par essence tournée vers l’avenir et, par définition, vise en cet avenir un bien suprême, une extrême satisfaction, ou la réalisation d’un rêve.

La « catégorie Espérance » se livre d’abord à la réflexion comme étant la présence active et actuelle du « non-encore-réalisé ». La conscience est, par sa structure la plus décisive, toujours habitée par le « non-encore-réalisé » et toujours tournée vers le « front du possible ». Les différentes couches de la catégorie de la possibilité, ainsi que les significations « horizon », « Novum », ou « front », constituent les modalités concrètes du rapport à l’avenir, et c’est ce rapport riche et multiple à l’avenir qui constitue le présent même de la conscience. Ainsi l’action véritable est la mise en œuvre, par la conscience, d’un certain nombre d’attitudes qui rendent compte du lien du présent à l’avenir : le « nouveau », le « devant nous », le « médiatisé » sont des contenus dynamiques et constants de l’activité. Le « présent authentique » comporte toutes ces dimensions et ces tensions créatrices, et c’est pourquoi la conscience est « mouvement ».

Plus radicalement encore, le noyau principal de la conscience utopique, c’est-à-dire de la conscience réelle et réellement consciente de tous ses pouvoirs, est le « franchissement ». Il y a là un vécu dont la signification est primordiale: il implique toutes ces activités de dépassement, de transcendance et de transgression qui, portant la conscience au-delà d’elle-même et de son propre présent, la portent vers son propre au-delà, vers son propre possible qu’elle anticipe pour le réaliser, et qu’elle réalise en l’anticipant.

La « catégorie Espérance » n’est done pas la propension à se perdre dans une croyance en un avenir meilleur. Elle est la structure dynamique d’une conscience définie simultanément par la conscience de la possibilité, le franchissement du présent et le souhait d’un avenir extrême. La substantialité même de la conscience, ce qui fait son existence et son sens, est. en effet. le désir et le « souhait » le mouvement vers la perfection, la plénitude et l’idéal.

Le second axe de la réflexion d’Ernst Bloch illustre bien, par ses réalisations effectives, le sens de cette conscience anticipante. C’est l’imagination qui, alors, entre en jeu. Elle est la médiation entre le désir et l’œuvre, à la fois puissance d’anticipation et puissance de réalisation, puissance visionnaire et puissance créatrice. La richesse des analyses et de la culture d’Ernst Bloch est immense. L’auteur part des rêves éveillés les plus simples, et des désirs vitaux les plus élémentaires, pour parcourir tous les domaines de la création humaine qui permettent de constater l’existence et l’efficacité de ce constant désir d’un avenir si parfait qu’il est comme un bien et un bonheur suprêmes. L’auteur rencontre alors les « images-souhaits » reflétées dans ces « miroirs » que sont, par exemple, les littératures populaires, la danse ou le théâtre, et il analyse longuement ces « épures d’un monde meilleur » que sont la médecine ou la technique, l’architecture ou les systèmes sociaux utopistes. Toutes ces anticipations sont créatrices et fécondes, et toutes impliquent, en effet, l’idée d’une histoire à construire et d’un progrès vers la réalisation d’un bonheur concret digne d’être considéré comme un souverain bien. Il n’est pas jusqu’aux grands systèmes philosophiques où Ernst Bloch n’aperçoive un « paysage du souhait », étroitement relié à la sagesse. Mais les préoccupations de l’auteur sont toujours concrètes et c’est dans la même perspective de souhait, d’espérance et de franchissement qu’il conduit une réflexion sur « la journée de huit heures, la paix dans le monde, le temps libre et les loisirs ».

C’est au terme de cette réflexion, dans le tome III de son grand ouvrage, que s’expriment avec le plus de force les significations de l’ouverture et de l’espérance: il s’agit bien, dans tous ces mouvements de la conscience anticipante et créatrice, d’un souverain bien qui est, comme le bonheur, intuitif et concret, existentiel et absolu.

Le bonheur est alors « l’équilibre parfait ou l’heureux rapport entre le dedans et le dehors, mieux connu sous le nom glorieux de joie ». Ernst Bloch conduit cette description de l’existence heureuse (qu’il a raison de désigner par le beau nom de joie) en analysant quelques-uns des modèles de perfection qui orientent toujours l’action et la vie, telles qu’elles sont décrites par les plus grands créateurs. C’est ainsi qu’existent des « modèles d’adéquation de l’homme avec lui-même », des « paradigmes » du rythme de la volonté ou de la contemplation avec le double éclairage Dionysos-Apollon, ou vita activa-vita contemplativa; existent aussi des « prototypes du franchissement de frontières » avec Faust et le pari de « l’Instant exaucé », des « paradigmes du franchissement de frontières abstrait » à l’exemple de Don Quichotte et de Faust. Mais « le franchissement et le monde le plus intensément humain qui soit » se réalisent dans la musique est l’« Humanum », c’est-à-dire la plénitude de l’espérance humaine.

Ou plutôt, devrait-on dire, commencent à se réaliser dans la musique. Pour Ernst Bloch, en effet, celle-ci est née d’abord comme « un appel lancé à l’adresse de ce qui manque », et qui est situé « de l’autre côté de la frontière ». La musique est ainsi constituée « par le matériau de l’espérance, vivace jusque dans les accents de la souffrance causée par l’époque, le monde, et même la mort ». C’est pourquoi toute musique, et non pas seulement la musique romantique, est toujours expressive, comme on le voit chez Jean-Sébastien Bach ou Josquin des Prés. L’opposition forme-expression affective est absurde car toujours la forme n’est que le moyen « d’atteindre une diction qui surpasse la parole […] et en fin de compte et toujours : la formulation d’un […] appel ». Et ce qui s’exprime ainsi

Il reste que la musique ne fait ainsi que commencer l’expression du plus intensément humain. Selon Ernst Bloch, ce sont les créations religieuses de l’humanité qui expriment pleinement ces désirs de perfection. Mais il appartient aux athéismes, et notamment à celui de Lucrèce et de Feuerbach, à la fois matérialistes et exigeants, de libérer l’humanité de la transcendance, tout en conservant le mouvement et le désir du souhait du meilleur: « C’est Jupiter Optimus Maximus que l’athéisme abolit essentiellement, mais non pas le contenu optatif de l’Optimum Maximum lui-même ». L’élan vers le haut finit ainsi par être un élan vers l’avant, et les choses d’ici-bas se révèlent à la longue moins « invalides » que les choses d’en haut. Ernst Bloch nous rend très sensibles à cette réalité et à cette efficacité du « rêve vers l’avant », et il sait promouvoir simultanément la lucidité et l’enthousiasme, l’ouverture au monde des possibilités réelles et le dynamisme créateur du désir et du rêve.

Ernst Bloch nous appelle au désir de l’extrême et sait nous montrer que seul ce désir est créateur de réalité. Et en ce désir, en cette réalité humaine auto-créatrice, ce qui prend forme est la plénitude parfaite de l’accord avec soi-même. Chesterton, cité par Ernst Bloch, écrivait: « L’homme qui n’a pas, constante à l’esprit, une image optative de sa propre perfection, est aussi monstrueux qu’un homme sans nez. » L’image « optative » désigne ici l’image idéale de soi-même, celle qui, parmi plusieurs autres, serait à la fois préférée et souhaitée, désirée comme incarnation de sa propre perfection à construire. C’est cette idée dynamisante que reprend Ernst Bloch lorsqu’il écrit: « Le souhait édifie et crée du réel […]. Le désir de devenir conforme à soi-même attire l’âme, il est la solution offerte par l’idée au cristal total qu’est la réalité renouvelée, il est l’esprit qui […] s’oriente vers notre avenir avec la force de l’aimant, vers cet avenir du monde qui dirige constamment ses regards sur nous… » (E. Bloch, L’Esprit de l’utopie (1918), cité par lui-même dans Le Principe Espérance, t. III, p. 554.)

Ainsi la genèse réelle n’est pas au début mais à la fin et « elle ne commencera à commencer que lorsque la société et l’existence deviendront radicales… ». Dès que l’homme fondera ce qui est sien dans une démocratie réelle, « naîtra dans le monde quelque chose qui nous apparaît à tous dans l’enfance, et où personne encore n’a jamais été: le Foyer ». (Id., Le Principe Espérance, op. cit., t. III, p. 560. Il s’agit de la dernière phrase de l’ouvrage.)

QU’EN EST-IL DU SUPRÊME DÉSIRABLE?

L’apport et la force de la pensée d’Ernst Bloch sont considérables. Contre le dogmatisme déterministe et chosiste, il relie bien l’action historique et l’action en général à leur racine individuelle: le souhait, le désir et l’espérance. L’action s’invente à partir de l’imagination d’un monde meilleur et, par conséquent, à partir de l’avenir. Et celui-ci est notre œuvre, loin qu’il soit le résultat nécessaire et mécanique d’un passé qui ne ferait ainsi que se répéter lui-même dans un avenir sans avenir. Ernst Bloch a ainsi réhabilité l’utopie et la pensée utopiste, en montrant que l’histoire est créée, non par les dogmes et les idéologies figées, mais par les utopies rêvées et mises en œuvre par les individus. La voix d’Ernst Bloch est une belle exhortation à l’espoir, et une remarquable analyse des catégories de l’espérance.

Il reste que l’utopie, chez Ernst Bloch, laisse un certain nombre d’interrogations sans réponse, et cela en raison de l’obscurité de certains points de doctrine. Lorsque l’auteur nous parle de « souhait » ou de « paradigmes » de la perfection, il insiste à bon droit sur le moteur de l’action, mais il ne se prononce pas sur les possibilités de réalisation de ces idéaux. Ils sont efficaces comme sources du mouvement, mais sont-ils efficaces comme origines d’une incarnation réelle de ces idéaux? Trop souvent, Ernst Bloch évoque le monde objectif comme cadre et limite du possible; mais ces « possibilités objectives » ne sont-elles pas précisément définies par le désir et le souhait eux-mêmes?

On ne saurait en effet considérer que les « possibilités » sont inscrites à l’avance dans le monde objectif: le tracé d’une future voie ferrée, par exemple, n’est pas inscrit dans la montagne ou la rivière, mais inventé à partir du terrain, avec des viaducs ou des ponts ou des tunnels inventés et construits de toutes pièces par l’esprit humain. C’est après l’action que l’esprit projette rétroactivement, dans le passé, un « avenir » qu’il appelle possible. C’est donc le désir et le souhait eux-mêmes qui s’inventent des possibles (tels des gratte-ciel ou des autoroutes de montagne) et remodèlent ainsi la réalité. Il en va de même dans l’ordre de l’histoire et de l’invention politique: seul un réalisme étroit pourrait penser que l’histoire est prédéterminée par le possible et ses « limites ». Car on ne peut savoir ce qui est possible qu’après avoir tenté l’épreuve: c’est après l’action que se définissent les limites et les franchissements.

C’est pourquoi, dans sa référence prudente aux « possibilités objectives », Ernst Bloch risque de se trouver en contradiction avec ce qui fait l’essentiel de son inspiration. Il semble à nouveau faire sienne une théorie « objective » de la situation, qui soumet encore celle-ci à des déterminismes plus puissants que le désir et à des limites antérieures à l’imagination.

Quand il évoque le bonheur et son nom « glorieux » qu’est le terme de joie, il nous semble que l’auteur se satisfait d’une allusion formelle au désir de perfection mais ne se consacre guère à l’analyse des contenus. Il met en évidence un moteur et une énergie, il n’est pas certain qu’il élucide des contenus qui seraient le corrélat véritable du désir, c’est-à-dire la substance même du « monde meilleur » que visent le rêve, le souhait et l’espérance. Le désir utopique est bien mis en évidence, mais l’objet de ce désir reste fort obscur. Lorsqu’il réfléchit sur le Divin, Ernst Bloch, sans apporter de lumière véritable sur ce qu’il entend par ce terme, se borne à évoquer « ce qui ne s’est pas produit, jamais et nulle part, bref, c’est une perfection qui apporterait la satisfaction utopique du besoin propre à l’espérance. Depuis toujours, c’est le divin qui se trouve au faîte de l’Idéal ». Cette description reste formelle, puisqu’elle rencontre seulement les concepts de « perfection » d’« espérance » et de « lointain » (dans l’ordre de l’espace ou du temps). Qu’il s’agisse du religieux, du politique ou de l’esthétique, Ernst Bloch met seulement en évidence un mouvement et une espérance, un appel et un lointain, mais sans jamais être en mesure de proposer des contenus précis et clairs, susceptibles d’être à la fois expérimentés, pensés et communiqués. Or, il est possible que ce paradigme de la perfection qu’est le Divin corresponde à certains aspects vécus de l’expérience humaine elle-même. Ernst Bloch n’y fait jamais allusion. De même, il ne décrit pas le contenu et les significations de l’objectif ultime qui impliquerait à la fois bonheur et liberté. Il écrit, à la fin de son ouvrage: « Aussi clairement visible et distinct que soit le but, dans le contexte d’une société en mouvement et en progression vers sa forme sans classes, l’objectif ne pourra pas être atteint si le sujet ne vise pas au-delà de lui ». Quel est cet au-delà de la société sans classes qu’il conviendrait de poursuivre pour réaliser auparavant cette société? Ernst Bloch ne le dit pas, et ne pressent pas même l’existence d’une question. Il parle d’une « vocation de l’homme pour l’Inouï » mais ne dit rien de son contenu. La foi véritable est, pour Ernst Bloch, « foi du savoir de ce qui germe, de ce qui est encore non éclos dans le monde […]. Et comme le Meilleur est encore en suspens, il faut, nous devons avoir foi en lui, afin qu’il aboutisse ». Mais quels sont le sens et la substance de ce « non éclos »? Quels sont la substance et le contenu de ce « Meilleur »?

L’absence de réponse à la question du contenu se double d’une obscurité à propos des voies qui conduiraient à la réalisation de l’idéal. C’est au cœur de la souffrance et de la détresse que se situe, pour Ernst Bloch, le désir et l’espérance d’un monde meilleur. C’est dire que l’idéal se situe sur le même plan que la réalité quotidienne défectueuse, dans un horizon qui est comme le prolongement du monde empirique où l’idéal a germé. De cette homogénéité, Ernst Bloch ne s’étonne pas. C’est au-delà de la misère que se trouverait la société sans classes, et c’est au-delà de cette société, mais sur le même plan, que se trouveraient « l’Inouï » et le souverain bien. À partir de cette homogénéité du monde actuel et du monde idéal, quels sont les moyens envisageables? Ernst Bloch n’en dit rien en dehors de sa référence discrète au combat des marxistes. Tous se passe comme s’il avait seulement souhaité nous ouvrir à l’espérance, mais en restant discret sur les contenus de notre espoir et muet sur les moyens de sa réalisation. Mais une exhortation à l’espérance peut-elle suffire à nous convaincre de sa pertinence?

Le mérite d’Ernst Bloch, son originalité et son courage restent entiers. Peut-être est-ce à nous, en effet, nous les générations suivantes, qu’il appartient de répondre aux questions que, avec Aristote et Spinoza, il nous a aidés à formuler. Et peut-être fallait-il attendre que le dogmatisme marxiste et les sociétés communistes s’effondrent, pour que soit dégagé un horizon où il sera possible de répondre enfin à la question de savoir ce que peut être aujourd’hui le suprême désirable et le monde « Meilleur ».

(Robert Misrahi – Le bonheur – essai sur la Joie )

Le bonheur solaire et la révolte contre l’absurde chez Albert Camus (1913-1960)

Au premier abord il semble que l’œuvre d’Albert Camus se situe dans une perspective comparable à celle de J.C. Powys. Mais, en précisant le rapport que l’expérience du bonheur entretient avec la critique morale et politique, nous comprendrons mieux l’originalité de la pensée de Camus.

1. L’évocation d’un bonheur solaire

Remarquons tout d’abord la présence constante du bonheur à travers l’œuvre entière d’Albert Camus, qu’il s’agisse des récits, des essais ou des œuvres de fiction. Cette présence se donne souvent (et très vite, dès L’Envers et l’endroit) comme référence et comme désir, comme allusion évocatrice plutôt que comme objet d’une analyse approfondie. Dans « La mort dans l’âme » (in L’Envers et l’endroit), il décrit ainsi son premier contact avec l’Italie, venant de Prague : « Une lumière naissait. Je le sais maintenant : j’étais prêt pour le bonheur. » Puis, dans le petit hôtel où il loge à Vicence : « Qu’ai-je à souhaiter d’autre ? […] je respire le seul bonheur dont je sois capable – une conscience attentive et amicale » (L’Envers et l’endroit, p. 37). Au cours d’une promenade dans les collines qui entourent Vicence, Camus comprend de mieux en mieux sa propre expérience du bonheur : « Et, dans la dernière lumière, je lis au fronton d’une villa :  » in magnificentia naturc, resurgit spiritus  » [* dans la magnificence de la nature, l’esprit renaît « ]. C’est là qu’il faut s’arrêter […]). Car je n’ai pas encore parlé du soleil […] c’est maintenant seulement que j’entrevois la leçon du soleil et des pays qui m’ont vu naître » (ibid., p. 38). Et au cours d’un voyage à Palma de Majorque, il écrit : « Là était tout mon amour de vivre : une passion silencieuse pour ce qui allait peut-être m’échapper, une amertume sous une flamme » (p. 44).

C’est dans Noces (et notamment dans le chapitre « Noces à Tipasa ») qu’Albert Camus exprime avec le plus de force son expérience du bonheur. Sur cette côte méditerranéenne, non loin d’Alger, il écrit : « Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes […]. Est-il même à Déméter ce vieil hymne à quoi plus tard je songerai sans contrainte : Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses.  » Voir et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? » (p. 57). Camus comprend alors ce qu’on appelle « gloire » et qui est le droit d’aimer sans mesure aussi bien le monde que les êtres : « Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure quand je me jetterai dans les absinthes pour faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et aussi celle de ma mort […]. J’aime cette vie avec abandon et veut en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme » (p. 58). L’expérience de Camus, ici, est à la fois sensuelle, esthétique et morale. La poétisation de la nature (ciel, mer, parfums, cigales, érotisme, paysages somptueux et moments de plénitude) est intégrée au sentiment de la validité morale de cette expérience et à l’exaltation d’une condition humaine capable de vivre un tel bonheur. Nulle réflexion abstraite ici, mais un éloge sensuel de la contemplation (terme qui revient souvent sous la plume de Camus, et qu’il associe parfois au mot courage, sur lequel nous reviendrons). À la contemplation poétique se relie la sensualité érotique, mais en tant que celle-ci est un élément de la signification affirmative de la vie et de la condition humaine : « J’avais fait mon métier d’homme, et d’avoir connu la joie tout un long jour ne me semblait pas une réussite exceptionnelle mais l’accomplissement ému d’une condition qui, en certaines circonstances, nous fait un devoir d’être heureux » (p. 60). Une telle lecture eudémoniste de la condition humaine est explicitement reliée par Camus à la culture grecque; et nous avons nous-même rencontré de nombreux éléments qui justifient notre accord avec cette affirmation d’Albert Camus : « C’est le christianisme qui a commencé de substituer à la contemplation du monde [thème central de la culture grecque] la tragédie de l’âme » (L’Eté, p. 855). Et plus loin : « L’incendie gagne, Nietzsche est dépassé. Ce n’est plus à coups de marteau que l’Europe philosophe, mais à coups de canons » (ibid.).

Mais l’espoir est une dimension fondamentale de la pensée de Camus; il écrit, dans le même chapitre de L’Été : « … le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. Malgré le prix que coûteront aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. Ô pensée de midi, la guerre de Troie se livre loin des champs de bataille ! » (ibid., « L’exil d’Hélène », p. 857).

Ainsi, la préoccupation concrète de Camus pour un bonheur terrestre ne se sépare pas de sa revendication politique d’un bonheur pour le plus grand nombre. Il avait écrit dans Combat en 1944 : « On n’ose plus prononcer le mot de bonheur dans ces temps torturés. Et pourtant des millions d’êtres, aujourd’hui, sont à sa recherche, et ces années ne sont pour eux qu’un sursis qui n’en finit plus, et au bout duquel ils espèrent que leur bonheur à nouveau sera possible » (p. 299).

Individuel ou politique, c’est sous la même lumière resplendissante et sous le même soleil qu’Albert Camus place le bonheur qu’il revendique pour ses contemporains et pour lui-même. C’est d’une manière explicite qu’il rassemble en esprit ses grandes œuvres eudémonistes non seulement sous le signe mais encore sous le titre d’œuvres solaires. Il écrit en effet dans ses Carnets (II, p. 311) en février 1950 : « Titre essais solaires : L’Été. Midi. La Fête » (Essais, Pléiade, p. 1817).

Cela ne signifie pas que Camus réserve à ces seules œuvres solaires la référence fondamentale au bonheur. Elle est au contraire présente à travers toute l’œuvre de fiction, et notamment dans son théâtre. Caligula peut s’écrier : « Qui te dit que je ne suis pas heureux ? » (cité par Pierre Nguyen-van-Huy dans La Metaphysique du bonheur chez Albert Camus, p. 4). Meursault, dans L’Etranger; peut affirmer : « .. j’ai senti que j’avais été heureux et que je l’étais encore ». Jan, dans Le Malentendu, définit ainsi son devoir d’homme : « … je vais essayer de mieux connaître celles que j’aime et d’apprendre à les rendre heureuses […]. Je veux retrouver mon pays, rendre heureux tous ceux que J’aime. » Dans La Peste, Rieux rappelle « qu’il n’y pas de honte à préférer le bonheur » et affirme « qu’il faut donner à l’héroïsme la place secondaire qui doit être la sienne juste après et jamais avant l’exigence généreuse du bonheur » (p. 5). Citons enfin cette phrase, extraite de son discours de réception du prix Nobel, en 1957 : « Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi… » Et encore : « … la plupart d’entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé [le] nihilisme et se sont mis à la recherche d’une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire » (Discours de Suède, in Essais, p. 1073 ; c’est nous qui soulignons).


Le bonheur est donc chez Camus une revendication constante et omniprésente. C’est elle qui structure l’œuvre entière en lui donnant son sens et son unité. Ce sens est rassemblé dans les nombreuses métaphores lumineuses et solaires, et l’on est en effet fondé à parler d’un bonheur solaire, constitué par l’éclat de la joie et la force de l’exigence à la fois poétique et sensuelle, individualiste et généreuse.

Il reste que le bonheur n’est pas analysé pour lui-même et qu’il ne fait pas l’objet d’un véritable approfondissement. Il est évoqué plus qu’analysé, invoqué plus que compris. Objet d’une revendication, il n’est pas cependant accompagné d’une analyse de ses contenus possibles, ni d’une recherche précise concernant les voies et les moyens qui permettraient à chacun et à tous de le réaliser pleinement.

Pourtant, nous ne sommes pas entièrement démunis pour comprendre le sens de ce bonheur que, en première analyse, Camus semble simplement évoquer et revendiquer au lieu de le comprendre pour le construire. En effet, il est possible que le bonheur camusien s’éclaire par le constant rapport que Camus lui fait entretenir avec son contraire, les ténèbres et le malheur.

2. Le soleil et la misère, la beauté et la justice

Il ne s’agit pas d’une compénétration du bonheur et du malheur, c’est-à-dire d’une ambiguïté de style nietzschéen au terme de laquelle les deux expériences seraient inséparables quant à leur contenu et à leur sens, le bonheur impliquant en lui-même souffrance et malheur, celui-ci impliquant de soi bonheur et ivresse. Il n’y a là, chez Nietzsche, qu’une forme de nihilisme, ne dépassant guère celui de Schopenhauer, et susceptible d’être rapproché de cet instinct de mort et de ce nihilisme européen que Camus souhaitait explicitement combattre.

Le rapport du bonheur et du malheur a un autre sens chez Camus.

À travers ses voyages, à Prague ou à Vicence, à Palma ou à Gênes, à Tibissa ou à New York, Camus approfondit et éclaire toujours plus non pas une mais deux expériences fondamentales. L’expérience de l’être comblé par un moment poétique au cœur de la beauté (un rivage, un cloître, une rue animée, un sourire, des collines, un crépuscule) n’implique pas d’autre éternité que celle de l’instant. C’est alors la fragilité des choses et de la lumière qui apparaît. Ce sentiment de l’éphémère introduit l’auteur à la deuxième expérience fondamentale : celle du désespoir : « Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre » (L’Envers et l’endroit, p. 44).

Plus significative que la référence à l’éphé-mère, la référence à une « inquiétude » fondamentale (« la face blême de l’inquiétude », p. 34) peut seule éclairer cette seconde expérience. Ce qui est alors spécifique de l’œuvre et de la vie de Camus est le prix égal que l’auteur accorde à ces deux expériences. Ayant « besoin d’une grandeur », il la trouve « dans la confrontation de [son] désespoir profond et de l’indifférence secrète d’un des plus beaux paysages du monde ». En fait les deux expériences cruciales sont celles du désespoir, inaugurée à Prague, et celle du bonheur solaire, inaugurée à Alger et particulièrement éclatante à Vicence. « Mais les deux [villes, Prague et Vicence] me sont chères et je sépare mal mon amour de la lumière et de la vie d’avec mon secret attachement pour l’expérience désespérée que j’ai voulu décrire » (p. 39). Et plus loin : « … et moi, je ne veux pas me résoudre à choisir ».

L’originalité de cette forme camusienne du désespoir réside donc dans son autonomie, puisqu’elle ne provient pas du bonheur lui-même mais, selon Camus, d’une certaine considération de l’homme mortel par lui-même. Il y a là une sorte de réflexion métaphysique dont nous éclairerons le sens plus loin par la notion d’absurde. Ici, nous voulons insister sur le fait que l’expérience du malheur, pour Camus, appartient à un aspect de la condition humaine mais sans découler de l’autre expérience, celle du bonheur solaire qui appartient également à la condition humaine. Camus reste attaché aux deux expériences mais il ne les confond pas, il ne les identifie pas. Elles sont spécifiques et ne se corrompent pas réciproquement.

Ce souci de la claire distinction des expériences est particulièrement manifeste en ce qui concerne l’attitude de Camus à l’égard de la misère matérielle et de la pauvreté. Dans la préface à la réédition de L’Envers et l’endroit, dédiée à Jean Grenier, Camus écrit : « Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil » (p. 6). Mais la misère, « la pauvreté n’a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses, [… Mes révoltes] furent presque toujours […] des révoltes pour tous et pour que la vie de tous soit élevée dans la lumière ». Ainsi, la référence à la misère n’est pas une référence à un malheur qui serait inhérent à la condition humaine, mais une révolte contre l’injustice. C’est une autre dimension de l’œuvre de Camus qui commence alors à se mettre en place : la dimension proprement « morale » et politique, le « combat » constant pour la justice sociale et contre l’oppression et l’intolérance politique.

Dès lors, le rapport du combat politique à la question du bonheur est plus clair : la misère et l’injustice ne sont pas des éléments constituants mais des données négatrices de ce bonheur solaire qui, au contraire, doit être désiré et revendiqué pour tous. La lumière est le but, la misère et l’injustice sont l’obstacle. Mais cet obstacle est l’œuvre des hommes, de leur égoïsme et de leur indifférence. Le combat spirituel et politique est donc destiné à faire toujours plus grande la part du soleil et de la lumière, c’est-à-dire du bonheur. L’eudémonisme, ici, est une revendication politique dont la signification est tout entière éthique et existentielle, même si Camus emploie le terme de « morale ». Sa morale n’est pas ascétique ni doloriste, elle se révolte au contraire contre la souffrance et revendique pour l’homme une vie heureuse.

La revendication du bonheur n’est donc ici ni égoïste ni aveugle. Au contraire, Albert Camus maintient ces deux exigences que sont la jouissance heureuse et le combat contre l’injustice : « À l’heure difficile où nous sommes que puis-je désirer d’autre que de ne rien exclure et d’apprendre à tresser de fil blanc et de fil noir une même corde tendue à se rompre » (L’Eté, « Retour à Tipassa », p. 874). Camus n’a pas renié « la lumière où [il] est né » et il n’a pas voulu refuser les servitudes de ce temps et le perpétuel combat contre l’injustice. Non seulement ces deux expériences distinctes sont fidèlement maintenues dans leur présence et leur exigence, mais elles s’éclairent et se renforcent l’une par l’autre : « Pour empêcher que la justice ne se racornisse […] je redécouvrais à Tipassa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice et retourner au combat avec cette lumière conquise » (ibid.). C’est que Camus souhaite « accueillir du même cœur ce qui transporte et ce qui accable ».

On le voit, la jouissance admirative et joyeuse de la beauté et la révolte active et constante contre l’injustice forment chez Camus non pas une expérience ambiguë comme chez Nietzsche, mais deux expériences distinctes qui se renforcent et se justifient l’une l’autre : la revendication de la justice arrache le bonheur à son isolement ou à son égoïsme, tandis que l’expérience de la beauté et l’amour de la vie donnent au combat pour la justice sa chair et son sens. Il y a là une générosité qu’on ne trouve pas chez Nietzsche, plus attaché à marquer son mépris pour le « troupeau », la « démocratie » et le « socialisme », tels qu’il les voit.

On pourrait dès lors être tenté de comprendre la pensée et l’action de Camus comme le fruit d’une « morale ». Il ne s’agirait certes pas d’une morale ascétique et doloriste mais cependant d’une référence à quelque chose comme la vertu qui, à travers la « castellanité » de Camus, rejoindrait un souci classique d’honneur et de grandeur; la vertu serait donc malgré tout encore une fois au service non de la justice mais de la belle âme, comme on dit après Hegel, et de la bonne conscience. Camus n’avoue-t-il pas : « Comme tout le monde, j’ai essayé tant bien que mal de corriger ma nature par la morale » (L’Envers et l’endroit, préface, p. 11) ?

En réalité, l’exigence et la pensée de Camus ne sont pas de l’ordre d’une morale austère, et son combat pour la justice n’est pas de l’ordre de la vertu : « Rêver de morale quand on est un homme de passion, c’est se vouer à l’injustice, dans le temps même où l’on parle de justice. » Camus dit au contraire que, certes, « la morale existe » (L’Eté, p. 871) mais que « rien n’est vrai qui force à exclure. La beauté isolée finit par grimacer, la justice solitaire finit par opprimer ».

Plus son œuvre se construit, plus Camus comprend le sens véritable de son combat : il reconnaît assez vite que sa recherche « ressemble encore à une morale », mais que « nous vivons pour quelque chose qui va plus loin que la morale » (ibid., p. 875).

3. Le dépassement de la morale et la révolte métaphysique contre l’absurde, l’évocation de la joie

A la différence de Nietzsche (qu’il admire peut-être un peu hâtivement) et à l’instar de J.C. Powys, Camus « ne hai[t] que les cruels ». Pour lui, qui ne se dit pas « optimiste », mais qui récuse le nihilisme, « le vrai pessimisme consiste à renchérir sur tant de cruauté et d’infamie » (ibid., p. 1073), comme on le voit au cours de la guerre de 1914, et de toutes les guerres. Quant à lui, il a toujours tenté de « dépasser le nihilisme » et cela « non point par vertu, ni par une rare élévation de l’âme, mais par une fidélité instinctive à une lumière où [il est] né ».

Ce n’est donc plus de morale ni de moralité qu’il s’agit ici. En combattant pour la lumière vivante et la beauté, contre la misère et l’injus-tice, Camus n’a pas le projet ni le sentiment d’accomplir une œuvre morale, mais la détermination de s’opposer au nihilisme et d’exalter la condition humaine.

Ce qu’il trouve sur son chemin, ce n’est pas le bien ou le mal, mais la coexistence de la beauté et de la misère, la possibilité donnée aux uns d’aimer et d’admirer, et la contrainte faite aux autres de subir l’humiliation. « Il y a la lumière et il y a les humiliés. » C’est cette coexistence qu’il tente de comprendre afin de mieux combattre le nihilisme et de restaurer l’homme dans la plénitude de sa dignité et de sa grandeur.

Or, pour Camus, ce qu’exprime cette coexistence est « une énigme ». Éclairer cette énigme afin d’accroître la lumière est dès lors une entreprise qui laisse derrière elle la vertu et la morale, et qui se constitue peu à peu comme une « métaphysique » (nous dirons plutôt, d’une façon plus exacte, comme une éthique philosophique ou une philosophie).

Et, en effet, le fondement de cette éthique destinée à éclairer l’énigme de la condition humaine et à accroître la lumière (celle de la connaissance et celle de la vie heureuse) est constitué par une véritable conversion, et inaugure par conséquent une véritable éthique : « Paris est une admirable caverne, et ses hommes, voyant leurs propres ombres s’agiter sur la paroi du fond, les prennent pour la seule réalité […]. Mais nous avons appris, loin de Paris, qu’une lumière est dans notre dos, qu’il nous faut nous retourner en rejetant nos liens pour la regarder en face, et que notre tâche avant de mourir, est de chercher, à travers tous les mots, à la nommer » (L’Eté, p. 866). On le voit, Camus rend hommage à Platon, en même temps qu’il cerne sa propre tâche dans ce qu’elle a de spécifique : reconnaître la lumière après une conversion radicale, et tenter de dire le sens de l’énigme qu’elle constitue.

On dira d’abord que le sens de cette énigme, le fil rouge qui donne le sens de la coexistence du soleil et de la misère, est constitué par l’Ab-surde. Mais il convient de définir avec précision cet absurde et d’en situer rigoureusement la place et la fonction. Ce faisant, c’est la signification même et les contenus du bonheur qui apparaîtront dans une plus grande lumière.

C’est au cours d’une « crise » que se déclenche le plus souvent le sentiment de l’absurde (Le Mythe de Sisyphe, 1942, in Essais, p. 100). Brusquement apparaît la question centrale, la seule qui vaille la peine d’être posée, et qui est de savoir si la vie a un sens, si elle « vaut la peine » d’être vécue. L’enjeu central du Mythe de Sisyphe est de répondre à la question du sens de la vie et par conséquent à celle du suicide : faut-il, ou non, continuer de vivre ? Tout l’effort de Camus consistera à justifier une réponse affirmative, mais qui impliquera l’adoption d’une certaine attitude « métaphysique ».

Le premier mouvement de l’homme exigeant (« le cœur fier ») est la recherche d’une lucidité absolue sur sa propre condition. L’univers est alors privé des illusions et des lumières trompeuses qui justifiaient l’existence et « l’homme se sent un étranger » (ibid., p. 100). Un sentiment d’exil et d’étrangeté apparaît avec la disparition des mirages d’une patrie métaphysique perdue (l’Age d’Or, le Paradis) ou d’une terre promise faite de spiritualité et d’harmonie. « Un jour […] le « pourquoi  » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement » (ibid., p. 107). Il se produit une prise de conscience de l’absence de signification de toute chose et de toute action, puisque d’une part tout est vain et « inutile » et, d’autre part, tout est voué à la mort. Le sentiment de l’absurde, non pas « la philosophie de l’absurde » (dit Camus), mais le vécu individuel de l’absurde, découle d’une brusque lumière sur notre mort et par conséquent sur le néant de toutes choses, puisqu’on a renoncé aux illusions des religions et de la transcendance.

L’absurde (son sentiment en l’homme) est d’abord la protestation de la vie contre l’éphémère et le non-sens entraînés par la conscience de la mort. Il réside dans la fuite inéluctable du temps, dans le mouvement de toutes choses vers le néant. Ensuite, l’absurde apparaît dans la pesanteur et l’étrangeté des choses. Le monde est « épais » (ibid., p. 107). Sartre disait déjà dans La Nausée (1938) que le dégoût devant l’Absurde des choses vient de la révélation de leur « contingence », de leur gratuité.

Chez Camus l’absurde est cette épaisseur du monde en tant qu’elle nie l’individu qui, désor-mais, s’y sent étranger, exilé. « Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde » (ibid., p. 108). Il faudrait y ajouter « l’étrangeté » des humains : les gestes quotidiens dépouillés de leurs motivations illusoires deviennent mécaniques et absurdes. Les relations humaines elles-mêmes sont le plus souvent, dans le monde empirique, fondées sur le malentendu, la méconnaissance, l’humiliation ou la séparation comme l’expriment les œuvres romanesques ou théâtrales. Si la lutte pour la justice s’oppose à la « misère humaine » (pauvreté, injustice, séparation) ce n’est pas qu’elle nourrisse l’illusion d’un monde totalement harmonieux, mais elle vise simplement à sauver la dignité et la grandeur de l’homme.

L’absurde réside aussi, pour Camus, dans l’opacité d’un monde que la connaissance ne parvient pas à élucider. Les hypothèses scientifiques évoluent sans cesse et elles ne rendent pas compte de la complexité des événements. Le monde extérieur reste « irrationnel » (ibid., p. 113) et l’individu intérieur reste étranger à lui-même. Il existe des vérités, des moments psychologiques, mais non pas une vérité du monde, ni une vérité de chacun. « Entre la certitude que j’ai de mon existence et le contenu que j’essaie de donner à cette assurance, le fossé ne sera jamais comblé. Pour toujours je serai étranger à moi-même » (ibid., p. 111).

Ainsi, les figures de l’absurde sont-elles bien cernées : mortalité et inutilité de l’existence, absence d’espoir métaphysique et spirituel, étrangeté du monde et exil de l’homme, opacité des choses et opacité de la conscience à elle-même. Devant une telle prégnance du non-sens, on est tenté de songer à un nihilisme et l’on se demande si Camus a bien conduit un combat contre le nihilisme, comme il l’a explicitement souhaité.

Paradoxalement, on peut répondre par l’affirmative : Camus a effectivement et efficacement combattu le nihilisme. Pour s’en convaincre il faut le suivre de plus près et affirmer avec lui la définition qu’il donne de l’absurde. Ce n’est pas le monde qui est absurde : en lui-même il n’est pas raisonnable, ou rationnel, « mais ce qui est absurde c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend autant de l’homme que du monde » (p. 113). L’homme « sent en lui son désir de bonheur et de raison. L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde » (p. 117).

La lutte de Camus contre le nihilisme va précisément consister à maintenir constamment présente cette tension, cette confrontation, cette séparation entre l’homme et le monde. Le suicide entraînerait une disparition de l’absurde. Or, pour Camus, la grandeur de l’homme consiste au contraire à maintenir la présence de l’absurde. Cette sorte de résistance au non-sens est un défi: Camus souhaite que l’homme, pour accéder à sa dignité, relève ce défi qui consiste à vivre sans espoir métaphysique et à limiter à la terre une vie dont l’aspect solaire serait l’en-droit, tandis que l’aspect absurde serait l’envers (cf. L’Envers et l’endroit). Camus n’oppose pas seulement, comme dans ses œuvres de jeunesse, le soleil et la misère, il oppose aussi tout au long de son œuvre la joie et l’absurde. Il les oppose et il les relie dans un défi métaphysique : non pas au sens d’une référence à des mondes divins et spirituels, mais comme discipline de vie située au-delà de la morale traditionnelle, et soucieuse cependant de générosité, de beauté et de justice.

En effet, en soutenant « le pari déchirant et merveilleux de l’absurde » Le Mythe de Sisyphe, p. 137), l’homme renaîtra : « Le corps, la tendresse, la création, l’action, la noblesse humaine reprendront alors leur place dans ce monde insensé. L’homme y retrouvera enfin le vin de l’absurde et le pain de l’indifférence dont il nourrit sa grandeur » (ibid.).

Cette lutte contre le nihilisme n’est pas un « renoncement » ; l’homme absurde, en portant son interrogation et sa recherche jusqu’à leurs ultimes conséquences, et cela dans un effort solitaire, « sait que dans cette conscience et dans cette révolte au jour le jour, il témoigne de sa seule vérité qui est le défi » (ibid., p. 139).

Concrètement, ce défi est une révolte. Il n’est plus possible de séparer la prise de conscience, la lucidité concernant l’absurdité de notre rapport à un monde vide, et la révolte, le défi lancé par l’homme contre ce silence du monde. La lucidité, selon Camus, n’entraîne pas le suicide mais la fidélité à l’absurde, c’est-à-dire le maintien de la contradiction entre la limitation du monde et l’exigence de l’homme.

Ce défi ne s’adresse pas à une Personne divine, mais à la réalité dépouillée de toute illu-sion. Tourné vers cette réalité et ce monde, l’esprit révolté ne fuit pas et ne se renonce pas dans une croyance religieuse ou abstraite : au contraire, il « transfigure » la vie concrète.

La « révolte » entraîne une nouvelle forme d’existence et de nouveaux contenus, sinon même de nouvelles significations.

Et tout d’abord, un nouveau sentiment de liberté. Camus dit ne pas s’intéresser à la « liberté des hommes », abstraite et philosophique, mais seulement à la liberté concrète, effectivement vécue par un individu. Cette liberté neuve consiste à être libéré de tout espoir dans l’avenir humain, ou dans l’avenirpost mortem. Elle est aussi l’indépendance à l’égard de tout « système », de toute philosophie et de toute idéologie. Libéré des croyances et des dogmes, libéré de l’espoir mondain ou spirituel, l’homme révolté est « indifférent ». Son indifférence concerne les valeurs et les croyances, l’espoir et la justification, mais non pas le présent.

La révolte entraîne donc une liberté concrète qui est l’indifférence et l’indépendance par rapport à toute valeur et à toute entreprise. Le « principe » de la libération consiste à « se sentir désormais assez étranger à sa propre vie pour l’accroître et la parcourir » (p. 142).

Cette liberté n’est pas seulement indifférence, elle est aussi ferveur et disponibilité. Pour Camus, « ce qui compte n’est pas de vivre le mieux, mais de vivre le plus » (p. 143). La nouvelle liberté accumulera les expériences. Pour elle, il s’agira de viser à accroître « la quantité » et non la qualité. Celle-ci change par l’accroissement quantitatif. Il s’agit « d’être en face du monde le plus souvent possible ». Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c’est vivre, et le plus possible.

Camus nomme « passion » cette recherche d’une intensité présente toujours multipliée et renouvelée, cette vie ardente faite de flamme et de lucidité, de multiplicité et d’indifférence, de liberté et de présence.

Ici survient ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe. Lorsque la lucidité, c’est-à-dire Albert Camus, s’interroge sur le sens global de son attitude face à l’absurde, lorsqu’il ramasse en quelques formules la signification la plus profonde et la plus importante de toute son entreprise, il retrouve l’idée de bonheur.

Dans la conclusion au Mythe de Sisyphe, Camus peut écrire : « On ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire quelque manuel du bonheur » (p. 197). C’est qu’il n’y a qu’un monde : « Le bonheur et l’absurde sont deux fils de la même terre » (ibid.). Ce n’est pas que le bonheur soit nécessairement impliqué dans l’absurde, ni qu’il naisse nécessairement de la découverte de l’absurde: selon Camus, il arrive aussi que l’inverse soit vrai et que l’absurde naisse du bonheur. En réalité il s’agit d’un choix. La liberté, chez Camus, n’est pas seulement la disponibilité ardente d’une liberté ouverte à toutes les expériences, elle est aussi le choix de répondre à une condition humaine absurde par la fidélité au désir de bonheur. « Dans l’univers soudain rendu à son silence, les mille petites voies émerveillées de la terre s’élèvent.»

En évoquant ce nouveau bonheur, fruit de la lucidité et de la révolte, Camus utilise aussi un terme neuf qui, sans être étudié pour lui-même, dans sa spécificité, revient pourtant plusieurs fois sous la plume de l’écrivain : il s’agit de la joie. La descente de Sisyphe dans la vallée, avec son rocher, son tourment, « si [elle] se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie » (p. 197). C’est que son « destin » lui appartient. « Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. » Cet univers « désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile [.]. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Il est remarquable alors que ce soit plutôt ce terme de joie que le terme de bonheur qui vienne à l’esprit de Camus lorsqu’il conclut son livre L’Homme révolté (1958) : « … le secret de l’Europe est qu’elle n’aime plus la vie […]. C’est pourquoi [ces aveugles] ont voulu effacer la joie au tableau du monde et la renvoyer à plus tard » (p. 708).

Pour Camus, au contraire, le monde, la vie, la joie « restent notre premier et notre dernier amour ». Il s’agit certes d’un « bref amour ». Mais, indifférent aux « fureurs adolescentes » des idéologies meurtrières, l’esprit lucide qui est le véritable esprit libre sait que : « Au sommet de la plus haute tension va jaillir l’élan d’une droite flèche, du trait le plus dur et le plus libre » (p. 709).

On le voit, la révolte lucide s’ouvre sur la terre et ses présences, sur la liberté et sa joie. Mais cette actualité solaire de la joie s’ouvre elle-même sur un dépassement de la violence et du tragique européen, c’est-à-dire peut-être sur le désir et la prémonition d’une utopie concrète.

(Robert Misrahi , Qu’est-ce que l’Ethique)

Le bonheur extatique et la sensualité chez John Cowper Powys (1872-1963)

1. Le bonheur et la lutte contre la cruauté

L’image que nous avons retenue de Nietzsche n’est pas une interprétation arbitraire puisqu’elle repose sur des citations précises et nombreuses que nous aurions pu multiplier. Elle n’est pas non plus le fruit d’un effort de récupération qu’aurait opéré une pensée d’extrême-droite, en Allemagne ou en France. Elle est en effet celle-là même que retient le grand écrivain et philosophe anglais J.C. Powys, pour la combattre et la condamner. « Nietzsche, lui aussi, était un noble génie solitaire. Mais on voudrait pouvoir lui demander, non sans acrimonie, pourquoi il a fallu que, emporté par la haine qu’il ressentait à l’égard de la vulgarité et de l’idéalisme humain, il aille jusqu’à faire l’apologie des Borgia assassins et des sanguinaires  » bêtes blondes  » » (Apologie des sens, p. 302).

La critique de Nietzsche par J.C. Powys est d’autant plus significative que l’écrivain anglais mène à la fois une lutte pour le bonheur et un combat contre la cruauté, ce thème central de la pensée de Nietzsche. Ce qui est également remarquable c’est que, à la différence de Nietzsche qui entérine bien volontiers la cruauté de la nature ou des hommes, Powys en rejette la responsabilité sur la nature elle-même et la considère comme l’expression du mal absolu qu’il y a lieu de combattre sans relâche.

John Cowper Powys est né en 1872 et mort en 1963. Parmi ses essais, citons essentiellement l’Apologie des sens (1930) et L’Art du bonheur (1935). Il est surtout connu pour ses romans (Wolf Solent, Les Enchantements de Glastonbury, Les Sables de la mer) et une extraordinaire Autobiographie (Gallimard, 1965).

S’il est vrai qu’il se situe dans le prolongement d’une ligne de pensée qui va de Schopenhauer à Nietzsche, mais en s’opposant pourtant à cette pensée à propos de la cruauté et du mal, ce n’est pourtant pas là que réside la raison principale de son intérêt pour nous. S’il nous concerne c’est que, tout en étant aussi lucide que ces philosophes sur la cruauté du monde, il ne s’incline pas devant elle et, loin d’en faire l’apologie, il souhaite la combattre afin de construire une authentique philosophie du bonheur. Cette philosophie aura des bases lucides, pourtant elle se constituera non comme assomption passive du tragique mais comme création active du bonheur.

C’est pour mieux comprendre cette doctrine du bonheur qu’il nous faut maintenant entrer au cœur du système qui la soutient.

Aussi bien dans l’Apologie des sens (A.S.) que dans L’Art du bonheur (A.B.), Powys pose clairement le sens de son projet : définir un but de vie. « Nous ne réfléchissons pas assez à ce formidable problème de savoir ce qui constitue véritablement le but de la vie » (A.S., p. 282). Et Powys consacre en effet toute son œuvre à la présentation et à l’élucidation de ce problème, parlant même de sa doctrine comme d’une « philosophie nouvelle ». Certes il emploie parfois le terme de « religion » pour désigner son propos, mais cette religion est sans transcendance et ne mérite son nom qu’en raison du fait que Powys souhaite établir un « culte secret et extatique à vie, et de la Vie », un véritable culte du bonheur. Il ne s’agit pas pour lui de constituer un groupe ou une secte puisqu’il exalte au contraire la solitude et qu’il souhaite que chacun construise son bonheur sur la base de cette solitude dont la signification est métaphysique (cf. Philosophie de la solitude).

2. La métaphysique athée de la Cause Première et le défi

Nous devons dire quelques mots de cette métaphysique qui fonde la conception que Powys se fait du bonheur.

Fort clairement, Powys se dit partisan d’un « athéisme dogmatique et matérialiste ». Mais cette adoration, ce culte ne sont en rien une louange adressée à la Nature, il s’agit bien plutôt d’une étrange et bien originale relation au cosmos dans sa totalité. Malgré son athéisme matérialiste, Powys pose qu’il existe une Cause Première de l’univers et de la Nature, ce principe étant l’origine interne du monde et de « la pression évolutive » et, par conséquent de la vie elle-même sous toutes ses formes. Powys rejoint ici une inspiration schopenhauérienne : l’univers est un seul Être, et cet Être est un mouvement vital. Mais il se sépare de Schopenhauer dans son rapport à cette Cause Première : « Vous continuez à haïr la Cause Première pour son abominable et répugnante cruauté, tout autant que vous la bénissez de vous avoir fait ce don suprême, la vie » (A.S., p. 255). Il y a là, certes, un anthropomorphisme évident, mais Powys l’assume comme tel : l’essentiel est pour lui de mettre en évidence le caractère manichéiste de la Nature, et de prendre position devant la tragédie inscrite en fait dans le cosmos et son deve-nir. Car, pour Powys, le mal lui-même est inscrit dans « le Système des choses », et ce mal est la méchanceté et la cruauté présentes partout et non pas seulement dans l’homme. C’est ici que se marque le mieux l’originalité de Powys : à la tragédie et à la cruauté cosmique, il oppose un « bien », mais sous la forme d’un « défi ». À la souffrance humaine et cosmique, Powys va opposer cet immense défi : la volonté d’être heureux. Il s’agit d’une « vertu solitaire et tragique qui refuse de s’apitoyer sur elle-même et qui consiste à faire en sorte d’être heureux » (ibid., p. 254). Elle lance « son défi à la Cause Première » (p. 343) et, tout en reconnaissant que la contradiction et la lutte des contraires caractérisent le « drame cosmique », elle refuse d’être la victime d’un seul aspect du monde et revendique une lutte qui s’appuie sur l’autre aspect : la vie elle-même.

Mais cette lutte pour le bonheur n’a de sens que si l’on renonce au déterminisme. Et Powys, en souhaitant « défier ou éteindre la Cause Première » pose en même temps la liberté de la volonté (p. 156). Le monde n’est pas un « Destin » mais un « Hasard » et une « énergie créatrice »; c’est parce que « l’avenir échappe au déterminisme » que la volonté créatrice de « magie » poétique est toute-puissante (p. 211 et 312).

Si l’on voulait résumer ces premières considérations ontologiques, on pourrait dire que, pour Powys, le « mal » réside dans « le Créateur » lui-même, tandis que le « bien » consiste en ce défi de la volonté libre et créatrice par lequel elle pose et développe à tout prix son désir du bonheur.

3. Le geste mental de la jouissance et la contemplation extatique

Nous pouvons maintenant entrer dans une compréhension plus précise de celui-ci.

Il repose tout d’abord sur un acte premier opéré par l’âme comme ce « geste exultant et stoïque qui lui est coutumier, de désir-du-monde » (A.S., p. 258). Il s’agit là d’une volonté imaginative qui accomplit « un geste mental de jouissance » (ibid., p. 327).

Ce « geste » fondamental exprime toute la signification du sensualisme de Powys. Bien qu’il s’agisse d’abord de descendre en imagination derrière l’apparence matérielle des choses et de défier la Cause Première par le choix de la jouissance, ce « geste » n’est en rien « un sentiment mystique » (p. 156). Il se situe au-delà de la distinction entre la matière et l’esprit et il se propose d’opposer à « la cruauté brutale », « l’inoffensive sensualité ». Cette sensualité, qui n’est pas mystique (malgré les appels de Powys à la communication avec la Cause Première), n’est pas non plus utilitaire ou pratique. L’auteur s’oppose à l’activisme et à l’agitation qui caractérise nos sociétés industrielles ; il fait l’apologie de la pauvreté et de la simplicité, tout en combattant la richesse du profit ou du pouvoir.

C’est à partir de là qu’il prône une attitude contemplative : mais cette contemplation, si elle n’est pas un activisme extérieur, est une activité intérieure intense, et c’est par elle et en elle que l’individu peut accéder à une jouissance originale et originelle. Cette jouissance sera à la fois poétique et extatique, faisant du sensualisme de Powys non pas un empirisme pragmatique mais une sorte de métaphysique et de « magie ».

Le geste « désir-du-monde » est une contemplation qui est un choix et une décision. Celle-ci, œuvre de la volonté et de l’imagination, constitue les actes les plus quotidiens ou les objets les plus prosaïques comme les supports magiques qui entraînent une véritable extase. « Cette contemplation du soleil (le dieu tout-puissant), de la lune (la déesse mystérieuse), de l’océan (le dieu insondable) […] constitue en réalité le seul et unique objectif de toute vie […]. Un certain frisson de bonheur mystérieux accompagne ce culte de la contemplation » (A.S., p. 147). Ces « extatiques moments de bonheur » sont riches de « sympathie imaginative » et « nous avons atteint le but même de la vie lorsque l’un d’entre eux […] provoque en nous [un} frisson de joie » (ibid., p. 60).

Cette contemplation extatique porte essentiellement sur la lumière et les éléments, eau, terre, vent, feu. Mais elle se déploie aussi dans l’acte de savourer le thé ou le café, ou bien de consommer le pain. Tous les gestes, tous les actes, tous les moments de la vie quotidienne peuvent être source d’une jouissance extatique et composer ainsi un bonheur rare.

Sans aucune agressivité, mais avec au contraire la plus grande « compassion » pour tous les êtres, c’est par la conscience de sa solitude que le poète philosophe aussi bien que toute âme individuelle sont en mesure de parvenir à cette contemplation magique du monde et d’accéder ainsi à la « joie profonde ». L’âme sait alors que « la constante jouissance […] de ces merveilleuses essences […] représente l’unique extase inaltérable de la vie » (ibid., p. 346).

4. La conversion, l’acte ichtyen et la félicité

Pour accéder à cette perception magique de la beauté du monde, l’individu doit non seulement se dresser contre la répugnante cruauté de la Nature et lui opposer son geste de désir et de jouissance, il doit aussi opérer en lui-même une sorte de conversion pour être en mesure précisément d’accomplir ce « geste » mental. « Il ne tient qu’à nous de recréer notre esprit » (A.S., p. 245). Pour ce faire, nous devons distinguer radicalement ce qui est essentiel et ce qui est secondaire; ainsi, nous oublierons la douleur et les souffrances, et nous ne garderons en mémoire que « les exhalaisons accumulées du ravissement » (ibid., p. 222) qui seront perpétuellement nourries de ces impressions venant « des routes de campagne, jardins, porches, vieux murs, chemins creux, arrière-ports, sentiers de sous-bois ». Par cette sélection des impressions, nous saurons faire que « seules demeurent les visions privilégiées » (p. 222).

La conversion est donc aussi une « conversion à la vie statique » fondée non sur l’action mais sur la contemplation. « Rousseau recopiait des partitions et Spinoza polissait des lentilles » (p. 249). C’est pourquoi Powys peut dire qu’elle est un « détachement » qui conduit l’âme bien loin des soucis quotidiens sans importance et loin également du tragique attaché à la vie et à l’évolution. Ce détachement, étudié pour lui-même dans L’Art du bonheur; comporte trois aspects ou trois opérations. Il est d’abord un mouvement de l’esprit que Powys appelle « l’acte ichtyen en raison de sa lointaine ressemblance avec le bond du poisson hors de l’eau, la façon dont le poisson bondit dans l’air et retombe dans l’eau » (A.B., p. 22). Le détachement se réfère ainsi au symbole chrétien des premiers temps du christianisme : iχθνS (ichthus) signifie « poisson » et désignait le Christ Sauveur. Mais, précise Powys, « ici, le  » sauveur  » est notre attitude d’ultime défi » (ibid., p. 23).

La deuxième opération de la conversion consiste en une « dé-carnation » par laquelle l’esprit de détache de son corps par l’imagination et se désolidarise des conflits et des soucis qui caractérisent la vie ordinaire.

La troisième opération de la conversion est ce que Powys appelle « l’acte panergique » (A.B., p. 57). Il s’agit d’une sorte de rassemblement et de rappel en l’âme de tout ce que nous sommes nés pour apprécier, c’est-à-dire « la nourriture, la boisson, l’amour et le sommeil, la magie des éléments, la lecture de livres passionnants, les expressions changeantes de la face de la Nature, le spectacle bariolé des rues » (ibid., p. 57).

Si nous nous pénétrons de l’action de la conversion, alors nous éprouverons un « flot libérateur de bonheur planétaire ». Nous comprendrons que le drame cosmique est en réalité un drame qui se déroule en nous-même, et que « sa grandeur tragique » consiste en la lutte de notre esprit contre « l’inquiétude, la misère et l’apathie » (p. 47). Par la conversion nous passons de ces tourments, issus des terribles commandements de l’Ancien et du Nouveau Testament qui ont fait notre malheur (p. 153), à la paix intérieure et à la jouissance. C’est alors une véritable « félicité paradisiaque » qui envahit l’âme, pourvu que nous n’ayons pris aucun intérêt aux tâches et aux travaux du monde industriel (p. 149).

5. Le pouvoir de l’esprit et sa divinité

Il est possible maintenant de comprendre les conclusions auxquelles parvient J.C. Powys (A.B., p. 166 et 167). Le plaisir, au sens courant, comme pure satisfaction des besoins est inconstant, variable et dépend toujours de causes extérieures. Le bonheur, au contraire, ne dépend pas de ces réalités : « Il naît de l’esprit, il est nourri par l’esprit. » Et Powys poursuit : « Nous ne sommes pas nés pour être heureux. Nous sommes nés pour nous battre pour le bonheur. » Et le « secret du bonheur » ne se trouve nulle part ailleurs qu’en nous-mêmes, et dans notre volonté imaginative et créatrice capable de susciter face au monde les enchantements les plus extatiques. Et la source de cette énergie, l’origine de ce secret sont en nous comme un « divin élément ».

Voilà pourquoi Powys appelle sa doctrine « philosophie ichtyosaure ». Cette métaphore poétique se réfère aux origines les plus lointaines de l’humanité et à l’enracinement de l’homme dans les plus anciennes espèces de poissons et de serpents, les sauriens. L’homme peut, selon Powys, communiquer avec cette Nature ancestrale et animale, puisqu’il est lui-même animalité.

Mais s’il est en deçà, il est aussi au-delà de sa simple humanité: il est esprit et il est à ce titre divin. Et c’est précisément en luttant pour son bonheur, pour sa jouissance poétique et extatique et en désamorçant les pièges « de l’inquiétude, de l’apathie et de la misère », c’est-à-dire l’action vaine et cruelle, que l’homme peut accéder à sa divinité véritable. Alors, mais alors seulement, on peut comprendre la profondeur de ce vers de Woodworth, souvent cité par Powys : « Le plaisir qu’il y a dans la vie ». Mais l’on peut comprendre aussi qu’il ajoute : « … dans la vie et dans la mort ». Car le secret du bonheur et la mise en œuvre de la conversion sont aussi « une réponse profonde, étrange, inexplicable, intime au mystère de la vie et au mystère de la mort ». En rassemblant le souvenir de tous les morts et de toutes les souffrances que draine l’histoire de l’humanité, l’âme est renforcée dans son détachement et dans sa volonté farouche des frissons de joie et des enchantements du bonheur. Nous pourrions dire ainsi que, pour J.C. Powys, la décision de poursuivre le bonheur et d’être heureux par l’esprit et par la poésie contemplative et sensualiste est la seule et véritable manière pour l’homme de réaliser la plénitude de son humanité. Il révèle ainsi l’élément divin qui est en lui. Mais cette divinité de l’homme n’est rien d’autre que la marque de sa solitude métaphysique face à l’absence de tout dieu, et l’expression de la grandeur qu’il acquiert par le défi qu’il adresse au malheur en se faisant le chantre du bonheur. « Ce dont notre civilisation occidentale aurait le plus besoin à l’heure actuelle c’est d’un Jean-Baptiste du sen-sualisme, d’un Prophète de la sensualité simple, primitive, innocente » (A.S., p. 150).

6. Critique de la métaphore et de la sensualité esthétique, la jouissance comme défi métaphysique

C’est cette référence centrale à la sensualité qui va nous conduire à présenter quelques observations concernant l’ensemble de la doctrine de Powys.

La grandeur, la force et la qualité de son œuvre romanesque ne sont évidemment pas en cause. Mais la doctrine qui sous-tend la poursuite du bonheur appelle, quant à elle, un examen critique et quelques réserves.

C’est ainsi que, à propos de l’ontologie athée de la Cause Première, on a trop souvent le sentiment d’être en présence de simples métaphores poétiques qui se présentent à la fois comme telles, et comme éléments d’une interprétation conceptuelle du monde. Mais on est alors étonné de l’anthropomorphisme illimité de la doctrine. Tout se passe comme si, sur la base d’une revendication d’athéisme, on était en réalité devant une description religieuse du monde : un Créateur, origine de la Nature et de son évolution, accomplit son œuvre cruelle en suscitant la haine, la violence et la « répugnante cruauté » du monde et de l’homme. Dans le même temps, on affirme que cette Cause Première est bénéfique puisqu’elle octroie la vie, ce bien précieux entre tous. Cet anthropomorphisme naïf et, selon les propres termes de Powys « dogmatique », se double ainsi d’un manichéisme tragique qui nous entretient de la lutte éternelle entre le bien et le mal. Que ce manichéisme évoque pour nous le dualisme perse de Zoroastre (le Zarathoustra de Nietzsche) et la lutte d’Ormuzd et d’Ahriman, la lumière et l’obscurité, ou qu’il suscite en nous le souvenir des théories gnostiques des premières sectes chrétiennes hérétiques, nous sommes toujours en présence d’un dogmatisme traditionnel dont les sources « religieuses » sont l’imagination interprétative et les superstitions populaires.

Indépendamment du problème de la vérité, un tel anthropomorphisme, fût-il métaphorique, présente l’inconvénient de justifier l’existence de la souffrance par l’action d’un Créateur diabolique. Si bien que, parfois, on est amené à se poser la question de savoir si les extases poétiques et sensualistes du poète ne sont pas simplement destinées à conjurer le malheur et la souffrance tragiquement inscrits dans le « Système des Choses ». Powys serait alors un héritier de Schopenhauer plus proche qu’il n’y paraissait d’abord.

Une différence considérable subsiste cependant entre ces deux auteurs : pour Schopenhauer, la contemplation est connaissance désintéressée et doit conduire à la mort du désir, alors que pour Powys, la contemplation est esthétique et sensualiste et doit conduire au désir-du-monde, et à la jouissance. Le bonheur est indéniablement réhabilité par Powys et restauré dans sa dignité et sa valeur.

Ainsi, sommes-nous conduits à une autre remarque portant non plus sur l’ontologie fantaisiste de Powys mais sur sa conception des contenus du bonheur : ceux-ci paraîtront à la réflexion bien minces. En effet, si Powys souhaite établir une distinction entre plaisir et bon-heur, et relier celui-ci à une jouissance poétique de l’esprit, il semble bien qu’en réalité la distinction n’ait été que formelle : le bonheur n’est pas autre chose ici qu’une jouissance ponctuelle et sensualiste, retrouvée et éprouvée le plus souvent qu’il est possible, mais réduite au domaine d’une sensualité poétique. Certes, Powys évoque souvent l’érotisme, d’une part, et l’activité de l’esprit d’autre part, mais tout se passe comme si le bonheur n’était rien d’autre que la succession des plaisirs esthétiques qu’un poète peut éprouver par la contemplation des spectacles qui s’offrent à lui, ou dans la consommation des biens élémentaires. Tout se passe comme si l’on était en présence d’un épicurisme ascétique et esthétique, présentant la sérénité et la jouissance auxquelles il aspire comme un simple defi lancé contre la tragédie cosmique. Dans une telle perspective, le bonheur ne saurait être que morcelé. Il est le nom donné à toutes les jouissances extatiques, mais celles-ci, purement sensuelles et esthétiques en définitive, restent discontinues et comme atomisées.

Certes, Powys a raison d’attribuer à l’art la fonction de nous conduire vers le bonheur, mais il n’est pas certain que les seules sensations de jouissance esthétique suffisent à constituer le bonheur dans la plénitude de son sens. L’art ne saurait être qu’un élément parmi d’autres dans la construction de ce bonheur, et les jouissances ponctuelles, quelles qu’elles soient, doivent êtrereliées entre elles et à une vision d’ensemble si elles doivent réellement se distinguer des plaisirs hétéronomes et entrer valablement dans l’édification d’un bonheur qui concerne une part importante et unifiée de la vie d’un homme et non pas seulement quelques instants privilégiés mais sporadiques.

(Robert Misrahi , « Qu’est ce que l’Ethique ? »

LA DIALECTIQUE FICTIVE DE L’IDEM ET DE L’IPSE: PAUL RICOEUR

a) Herméneutique et stratégie.

Bien que, dans Soi-même comme un autre, Ricoeur présente une judicieuse critique de la conception de l’autre chez Lévinas, c’est pourtant dans la même ligne herméneutique qu’il se situe. La ligne semble continue entre Heidegger et Gadamer et elle passe explicitement par Lévinas et par Ricoeur. Cette herméneutique consiste à saisir ce qui n’est pas visible derrière ce qui est visible et à poser comme découverte et explication phénoménologique une méthode qui en réalité s’écarte considérablement de la phénoménologie. De même que Heidegger voulait saisir l’être non apparent derrière l’étant immédiat, de même que Lévinas voulait saisir l’Infini (divin) à l’horizon du verset biblique et la source de toute injonction derrière les textes “saints” et le visage d’autrui, de même Ricoeur souhaite constituer une doctrine de la conscience de soi sans recourir d’abord à l’évidence immédiate du cogito mais en opérant plutôt un long détour par une analyse linguistique qui ne livre pas directement ni phénoménologiquement le sujet lui-même. Selon ses propres déclarations Ricoeur déploie « une herméneutique de existence sous-jacente a la notion de I’agir et du souffrir ». Si cette doctrine est explicitement une “phénoménologie herméneutique”, il reste qu’il s’agit d’une “herméneutique du soi” comme le déclare Ricoeur lui-même dans sa Préface. Or cette herméneutique consiste à déduire et même à construire ses trois “traits majeurs” à partir de “trois traits grammaticaux“ du discours: c’est en effet sur la base linguistique de trois faits grammaticaux (l’usage du “se” et du “soi” dans les locutions réfléchies, le dédoublement du même selon le régime idem et ipse, et la corrélation entre soi et autre que soi) que Ricoeur déduit et construit les “traits majeurs” de son discours philosophique qui est “l’herméneutique du soi” ; détour de la réflexion par l’analyse ; dialectique de l’ipséité et de la mêmeté ; dialectique de l’ipséité et de l’altérité.

L’herméneutique est donc bien ici le choix du détour par la linguistique comme le prouvent amplement les analyses nombreuses et approfondies de la philosophie analytique anglo-saxonne, et comme le confirme plus particulièrement la place considérable (comme charnière décisive longuement analysée) accordée au problème du récit littéraire. Que cette herméneutique ne soit pas réellement phénoménologique et qu’elle débouche comme toutes les herméneutiques sur une ontologie de l’inconnaissable, c’est ce dont nous nous apercevrons plus loin. Ce qui est au moins certain c’est qu’il s’agit d’une interprétation comme on le voyait déjà chez Heidegger et Lévinas. Le discours philosophique, s’il est a la poursuite analytique de ce qui n’apparaît pas immédiatement, risque fort de n’être en effet qu’un discours interprétatif qui, avec ou sans appellation “herméneutique” devra présenter de sérieuses lettres de créance.

Notre critique n’est pas sévère : nous restons près du texte et des déclarations de l’auteur. Ricoeur révèle en effet lui-même la véritable signification de son herméneutique du soi: elle est une stratégie. “En opposant polairement le maintien de soi au caractère [opposition qui constitue l’essentiel de la doctrine] on a voulu cerner la dimension proprement éthique, sans égard pour la perpétuation du caractère.”

L’intention de cette herméneutique n’est donc pas de dire d’abord la nature et le rôle du sujet, quitte a déduire de la une morale ou une éthique, mais a établir une doctrine du sujet telle quelle rendra nécessaire l’affirmation d’une certaine morale. C’est cette affirmation qui est la véritable fin et le véritable motif de la substitution d’une doctrine du soi a une philosophie du je c’est-a-dire 4 une philosophie du sujet. — C’est ici non seulement l’idée d’herméneutique mais encore l’intention morale a priori qui compromettent à nos yeux la pureté phénoménologique de cette entreprise.

Ce n’est pas là, pourtant, la plus grande difficulté. On peut certes déplorer que les “phénoménologues” contemporains, ceux qui, comme Lévinas et Ricoeur ont su nous introduire a la phénoménologie de Husserl, s’autorisent de ce qui fut leur rôle pour construire, sous le nom de phénoménologie, des doctrines non phénoménologiques qui sont plutôt des ontologies morales. Mais c’est la, après tout, le droit d’un auteur de dénommer sa propre doctrine comme il l’entend ; si cette dénomination fait difficulté, la vigilance du lecteur y verra occasion féconde d’une lecture plus rigoureuse. — La véritable difficulté, en ce qui concerne l’herméneutique du soi, est que son inspiration stratégique explicitement moralisatrice jette un discrédit rétrospectif sur ensemble de la doctrine.

En effet, si l’opposition des deux formes de l’identité personnelle, celle du caractère et celle de l’ipséité, a pour but explicite de fonder une certaine morale de la responsabilité (appuyée sur le rôle de la promesse et opposée a l’identité du caractère) on peut légitimement s’interroger sur la valeur de cette opposition. La difficulté consiste dans la fragilité d’une description qui, non contente de passer par la grammaire et la littérature s’ordonne à l’avance à un projet moral qui concerne un futur, une attitude, et une doctrine morale qui n’ont pas été fondées. Si la morale de la responsabilité est déjà ce qu’il y a lieu de promouvoir elle devient plus importante que la validité même des descriptions du sujet et jette une ombre rétrospective sur la vérité de ces descriptions. Il n’est plus certain, dés lors, que l’herméneutique soit une bonne méthode : sa portée gnoséologique risque fort d’être réduite ou compromise par son intention stratégique.

Il y a plus grave : l’herméneutique du soi sera si profondément marquée par cette stratégie qu’elle se présentera paradoxalement comme n’étant pas une philosophie du sujet. Paul Ricœur revendique explicitement cette différence radicale et cette opposition entre d’une part l’herméneutique qu’il s’efforce de constituer et d’autre part ce qu’il croit devoir désigner comme philosophie du sujet. Il écrit à propos du plan de son ouvrage : “d’autres débats se proposeront en cours de route… Mais les polémiques dans lesquelles nous serons alors engagé se situeront au delà du point où notre problématique se sera séparée de celle des philosophies du sujet… Dans tous les cas de figure le sujet c’est je. C’est pourquoi l’expression philosophie du sujet est tenue ici pour équivalente à philosophie du cogito. »

L’opposition de Ricœur à l’idée même d’une philosophie du sujet est si ferme que l’on est tenté de lui appliquer le terme qu’il applique lui-même à Nietzsche à propos de l’identité et de l’unité de la personnalité : résumant la position négatrice de Hume puis de Nietzsche à l’égard de l’identité personnelle, Ricœur écrit : “La violence de la dénégation remplacera la subtilité de l’insinuation.” Le terme de dénégation est ici d’autant plus remarquable que l’ensemble de l’ouvrage de Ricœur est écrit en première personne et fait constamment référence à la présence et à l’activité de l’auteur lui-même dans son argumentation : analyse “que j’abrège ici outrageusement“; “on objectera ici à mon plaidoyer” “J’ai défendu moi-même..….”; “Je laisse en l’état de suspens ce que je viens d’appeler perplexité…“ etc.

Le paradoxe est assez considérable : voici une philosophie en première personne qui s’oppose aux philosophies du sujet (première personne) et propose une doctrine herméneutique sur la base de la stratégie morale de la personne responsable ! On ne s’étonnera pas que le terme de dénégation ait particulièrement retenu notre attention.

Quoi qu’il en soit nous définirons ainsi notre tâche : examiner si la conception du soi et le rôle accordé à ce soi correspondent bien à la nature et au rôle du sujet réel tel que nous pouvons le saisir dans la vie effective. Nous ne faisons pas le procès d’une intention mais l’examen d’une doctrine dans son rapport à la réalité.

b) Idem et ipse.

Dans le but de construire une philosophie du soi Ricœur s’interroge sur les apories de l’identité. Mais afin d’éviter ce qui lui parait l’ambition démesurée d’un Descartes ou d’un Husserl affirmant un pouvoir de fondation intégrale du cogito par lui-même, et souhaitant également éviter la négation totale du sujet opérée par Nietzsche, Ricœur n’étudiera ces apories de l’identité qu’au moyen de l’analyse indirecte et du détour constitué par l’examen de la philosophie analytique et de la linguistique anglo-saxonne. Cet examen qui, avec une grande richesse d’information, s’efforce à la rigueur la plus minutieuse, est intéressant en ceci qu’il permet à son auteur d’établir (croit-il) l’identité non sur la base première de la conscience de soi mais comme exigence logico-épistémologique issue des difficultés même d’une linguistique s’efforçant, en parlant d’autrui, de répondre à la question qui ? Il n’est pas utile ici d’entrer dans le détail de cette démonstration ; donnons-en plutôt le résultat.

Selon Ricœur l’identité du sujet doit se décomposer en deux significations distinctes. D’une part l’identité est la similitude d’un individu qui est et reste “le même” (idem) à travers le temps et qui peut ainsi être reconnu comme étant le même individu qui a agi en différents moments ou en différents lieux. Cette identité est, selon l’auteur, celle du “caractère“. Elle est la permanence ou la “persévération” de l’individu dans le temps et dans l’espace, et elle se déploie sur la base de l’unité du corps propre et de la constance des dispositions. Ricœur propose d’appeler “mêmeté” cette identité de l’individu reconnaissable à son caractère, à ses dispositions, et à ses identifications à des valeurs et à des idéaux. La mêmeté correspond à l’idem latin que l’on confond, selon Ricœur, avec le ipse. Ce dernier terme, correspondant au français ipséité, est l’expression de la seconde forme d’identité, celle du sujet proprement dit, ou comme l’écrit Ricœur, celle du “soi“ . Mais cette identité repose sur une autre forme de permanence que celle du caractère ; elle se constitue comme “maintien de soi” à travers le temps grâce à la “promesse” faite à l’autre qui “compte sur moi” et qui doit pouvoir compter sur la permanence de la parole donnée. La promesse est ainsi à la fois le révélateur et le constituant de l’identité du soi. Cette ipséité est, aux yeux de l’auteur, si différente du caractère qu’il finit par réserver à l’ipséité le terme d’identité, tandis que la “persévération” du caractère est désignée comme “mêmeté” : “ipséité et mêmeté cessent de coïncider”, Ricœur oppose donc radicalement “la continuation du caractère” et “la constance dans l’amitié”, comme il oppose la persévération du même dans la mêmeté de l’individu et la persévérance de l’identité du soi (ipse) dans la promesse et l’imputation de responsabilité.

La doctrine dite “herméneutique du soi” est donc ferme et constante : la mêmeté s’oppose à l’ipséité dans la mesure ou la première exprime “l’immutabilité du caractère” et, plus précisément, “l’inscription du caractère dans la mêmeté” tandis que la seconde exprime l’engagement moral à l’égard d’autrui, et cela “sans le support de la mêmeté ”. Si, bien souvent, l’ipséité “recouvre” la mêmeté (mon “caractère” est cependant “le mien” et le caractère suppose sa “mienneté”), dans les cas extrêmes qui livrent la vérité des formes de l’identité, on constate, pense Ricoeur, que “l’ipséité s’affranchit de la mêmeté”.

On trouve donc d’un côté l’agent de l’action quotidienne qui déploie dans une relative immutabilité son caractère et ses dispositions, et de l’autre le sujet de l’engagement moral qui transcende ses humeurs et son caractère par sa promesse, et constitue ainsi, affranchi de son caractère, sa véritable identité de sujet personnel. Cette doctrine, constante à travers une évolution dont Ricœur lui-même analyse les nuances, revêt donc une signification parfaitement claire : la théorie du soi est non seulement destinée fonder une morale de la responsabilité mais en outre elle se constitue elle-même de cette morale. L’identité du sujet n’est en toute rigueur que l’identité temporelle du soi et cette dernière identité se constitue par et dans l’engagement moral à l’égard de l’autre. C’est par l’altérité morale que le sujet se constitue comme ipséité.

Un fait soulignera mieux cette intention morale de l’herméneutique. Ricœur reproche d’abord à Parfit d’affirmer en un style quasi bouddhiste que “l’identité n’importe pas”, cette affirmation s’appuyant sur la confusion du caractère et du soi et ne pouvant concerner chez Parfit que la mêmeté du caractère, c’est-à-dire l’identité pratique dissoute dans les récits de science-fiction ; mais pour Ricœur le soi reste identique à lui-même à travers toutes les fictions de modification radicale du caractère par télécommande électronique et propulsion sur d’autres planètes. Or vers la fin de son ouvrage, Ricœur rend hommage à Parfit en évoquant un détachement moral et une distanciation à l’égard du soi proprement dit. Il évoque une “appréhension apophatique du soi” et un dépouillement de toute qualité et de tout intérêt, dépouillement qui, placé sous le signe de Jean Nabert, Gabriel Marcel, Emmanuel Lévinas, comporte à l’évidence une signification spiritualiste et métaphysique. Tout se passe donc comme si, avec Paul Ricœur, on assistait à la résurgence post-phénoménologique de la notion de personne, appuyée sur l’idée d’une “crise” morale de l’ipséité et opposée à la permanence passive du caractère. Si Lévinas est un “phénoménologue” non phénoménologue et post-kantien, Ricœur est peut-être un “phénoménologue” non phénoménologue post-fichtéen : pour lui, comme pour Fichte, c’est l’affirmation morale qui fonde la réalité et l’identité du sujet.


Cette doctrine est claire, sa stratégie est avouée et manifeste. Il reste à nous interroger sur sa validité dès lors qu’elle repose sur une option morale certes sympathique mais si peu fondée qu’elle jette une ombre sur la doctrine même du sujet. C’est cette doctrine qu’il nous appartient maintenant d’examiner.

Notons dès maintenant une difficulté majeure. En fondant une réflexion sur le sujet (c’est de lui qu’il s’agit, qu’on le veuille ou non) sur l’analyse des textes linguistiques on inverse l’ordre logique des éléments de l’argumentation. On oublie en effet que la lecture des termes grammaticaux désignant le sujet (soi, se, je, mien, etc.) suppose déjà, chez le lecteur, une compréhension intuitive de ces termes. L’identité du sujet est donc donnée antérieurement à la lecture et à l’interprétation qu’il donne des textes linguistiques. Ceux-ci ne permettent pas de dire quel est le sens de l’identité puisque c’est au contraire l’identité du sujet qui donne un sens à la grammaire et en rend possible la compréhension et l’interprétation. Nous sommes en présence d’une véritable pétition de principe. Et cette inversion de l’ordre logique des arguments comporte des conséquences qui dépassent de loin le cas particulier de la lecture des pronoms personnels, puisque c’est la relation même entre linguistique et phénoménologie qui est concernée. Loin que la linguistique puisse fonder le sens de l’ipséité et par conséquent la signification phénoménologique que le sujet a pour lui-même, c’est au contraire la phénoménologie, c’est à dire un certain rapport immédiat du sujet à lui-même, qui est seule en mesure de fonder la linguistique c’est-à-dire une réflexion sur le sens du langage. Le fondement de tout sens et de tout langage est l’utilisation et la compréhension intuitive, antérieure à toute lecture et à toute écriture, de soi-même comme unité et comme centre de référence et de signification. C’est dans un prochain ouvrage que nous nous proposons de développer longuement les implications méthodologiques et doctrinales de ces idées.

C’est une difficulté analogue qui surgit à propos du rapport entre le « maintien de soi” et la “promesse”. Loin que la promesse puisse constituer, c’est-à-dire fonder l’existence et la signification de l’ipséité comme maintien de soi, comme le pense l’auteur, c’est au contraire l’existence antérieure d’un sujet identique à lui-même à travers le temps qui rend possible et même compréhensible la signification même de l’idée de promesse ainsi que la formulation et la réalisation d’une promesse singulière. La promesse constitue si peu l’ipséité du sujet qu’un sujet identique à soi doit d’abord exister pour être ensuite en mesure de comprendre, de faire et d’accomplir une promesse, c’est-à-dire un choix de valeur concernant l’avenir de ce sujet déjà identique à lui-même. En outre, et de la même manière, un sujet identique à soi-même doit déjà exister pour être en mesure de ne pas promettre tout en étant lui-même, et en étant toujours en même temps capable de promettre en choisissant et ses promesses et leur destinataire.

L’herméneutique du soi ne présente pas seulement de graves difficultés logiques. C’est aussi sur le plan des contenus que la réflexion critique est amenée à s’interroger.

c) Le caractère sans liberté. Le soi sans contenu.

Pour un phénoménologue c’est un véritable objet d’étonnement de voir utilisé le concept de “caractère”. Malgré les nuances apportées, ce terme désigne encore, dans Soi-même comme un autre, une Structure psychologique permanente qui individualise et spécifie l’agent de l’action, toujours considéré de l’extérieur (“comme un autre”) et qui permet à l’observateur de le “reconnaître” et de “l’identifier”. Tout en prenant ses distances avec la caractérologie (mais sans que soit cité le Traité du caractère de Emmanuel Mounier) Ricœur maintien la pertinence de ce concept en se bornant à l’accompagner par d’autres concepts proches tels les dispositions ou les identifications à des modèles culturels. Or il n’est pas évident que le caractère soit aujourd’hui un concept utilisable.

Il reste en effet obscur et réducteur. Sa définition et son utilisation ne permettent pas d’éclairer l’origine des constantes du comportement simplement constatées, et même en réalité simplement postulées. Ce qui manque ici, pour comprendre ces constantes de l’action, c’est l’analyse de leurs significations : Or tout se passe comme si l’auteur ne disposait plus des concepts de sens et d’intentionnalité qu’il connaît pourtant bien pour les avoir utilisés dans ses ouvrages antérieurs sur la phénoménologie ou sur l’interprétation et l’herméneutique psychologique. Sans avoir nous-même recours à l’idée d’inconscient (dont nous ferons ultérieurement l’examen critique) nous pouvons au moins constater que l’anthropologie contemporaine a su renoncer à l’idée de caractère pour lui substituer celle de désir, l’action étant le fruit du déploiement ou des modifications de ce désir. — Nous aurons à réexaminer de près cette notion de désir ; ici, bornons-nous à constater qu’elle est absente aussi bien dans les références à l’identité du caractère que dans les références à l’identité du soi.

Or seul le désir aurait permis d’éclairer le comportement en lui reconnaissant un statut de désir significatif. Le paradoxe de cette absence est d’autant plus considérable que Paul Ricœur s’efforce d’intégrer à la mêmeté du caractère des pratiques de niveau élevé, plus riches et structurées que ne le sont les illustrations de l’agir dans la philosophie anglo-saxonne. L’auteur intègre à cette identité individuelle les “plans de vie” (choix et développement d’une profession, d’un mode de vie, d’une carrière, etc.) ainsi que les “identifications” à des valeurs qui font la permanence et l’identité ouverte d’une nation, par exemple. Il y a là un paradoxe parce qu’il y a contradiction : si l’action se réfère à ces plans, à ces choix et à ces valeurs c’est qu’elle est soutenue par un désir qui donne sens et qui choisit et non par un caractère qui pulserait et individualiserait sans motifs ni raisons. Il est contradictoire de faire du caractère une permanence psychologique donnée et d’intégrer cependant à son concept les idées de plan, de choix et de valeur.

Cette contradiction provient de l’absence de la notion de désir et d’une réflexion neuve sur cette notion : seule une réalité aussi dynamique et vaste aurait permis de comprendre à la fois que l’action ait un sens et qu’elle puisse être libre. Car le désir est précisément la puissance affective et effective capable de donner sens au monde et de se modifier concrètement.

Dénué de désir, et donc opaque et obscur, le caractère est en outre réduit à n’être qu’une sorte de déterminisme atténué. Expliquer l’action par le caractère c’est d’abord la priver de sens et c’est ensuite la priver de liberté. Et c’est en effet très explicitement et très volontairement que Ricœur invoque constamment la passivité de l’homme. Son ouvrage se conclut par une référence au “trépied de la passivité” constitué par la chair et le corps propre, l’autre et l’altérité, et enfin la conscience comme rapport à soi. Cette passivité constitutive de l’existence est clairement rapportée en cette “Dixième étude” sur l’ontologie, à l’ensemble de la réalité humaine. Certes, celle-ci est plutôt saisie du côté du soi, et reliée, comme passivité, à la puissance actuelle et infinie de l’être. Laissons de côté cette référence ontologique sur laquelle nous reviendrons : comme la référence morale elle fonctionne comme le but qui fut visé par la stratégie de mise en place de l’opposition caractère/soi. — Il reste cependant qu’un fait significatif doit être retenu : la passivité, ici rapportée au soi, était déjà rapportée au caractère. Celui-ci désigne, dans l’esprit de Ricœur, tout ce qui dans notre action et notre vie exprime la “réceptivité du désir” (ce dernier terme n’étant ni analysé ni repris) la “persévération des habitudes”, ou la “couche de notre existence que nous ne pouvons changer mais à quoi il nous faut consentir”. L’intention est claire : le caractère dit tellement notre passivité qu’il a “la valeur emblématique du destin”.

Tandis que la passivité du soi sera opposée à la puissance ontologique (et infinie) de l’être, la passivité du caractère est opposée à l’autonomie même de l’individu puisque celui-ci “consent” à une singularité dont il n’est pas la source et qui vaut pour lui sinon comme nécessité rigoureuse du moins comme symbole d’un destin. — Le caractère, concept utilisé pour rendre compte de l’identité-mêmeté de l’individu singulier, implique donc un résultat paradoxal : la spécificité individuelle est réduite à un développement pratique involontaire constitué par des “traits immuables” qui lui confèrent la pesanteur d’une chose ou d’un destin. En outre, dans le temps même où elle est privée de la puissance de la liberté, elle est privée de la lumière du sens. Dénuée de tout désir, elle est privée de toute intentionnalité donatrice de sens et n’agit que par “traits de caractère” et dispositions” innées ou acquises par habitude.


L’explication de l’identité (« mêmeté”) par le caractère aboutit donc à rendre incompréhensible l’action véritable, faite quant à elle de décisions libres, de significations affectives, intellectuelles et axiologiques, et enfin de création.

Cette inadéquation de la “mêmeté” à la réalité de l’action provient de la conception traditionnelle et chosiste que Ricœur se fait ici de l’action en la référant à un hypothétique “caractère”. Il n’est pas étonnant dès lors de constater que la même inadéquation se reproduit quand on confronte à cette action non plus la “mêmeté” (ou caractère) mais l’ipséité (ou sujet). La signification de ce désaccord est inverse de la précédente : le soi, défini exclusivement en termes de permanence morale d’un engagement responsable, est un principe d’action dénué de tout contenu. Le caractère était sans liberté ni désir, le soi est sans désir ni contenu. Le premier terme était tiré vers le bas par les pesanteurs des dispositions et du destin (à quoi il fallait consentir) et le second terme est tiré (malgré “sa passivité”) vers les hauteurs de l’abstraction et du vide. Car rien, dans le soi, ne justifie qu’il reconnaisse telle ou telle valeur, tel ou tel droit, à une autre conscience devant laquelle il se fera responsable : la responsabilité est ici sans contenu parce que le rapport à l’autre est lui-même sans contenu ni désir, quelle que soit la forme de celui-ci. Ce rapport à l’autre, chez Ricœur, s’appuie exclusivement sur le fait que le soi serait, d’une façon “originaire” c’est-à-dire en lui-même, porteur d’une “troisième modalité de l’altérité à côté de la chair et du rapport à l’autre, à savoir l’être-enjoint en tant que structure de l’ipséité”.

Cette passivité originaire du sujet semble bien être affirmée pour les besoins de la cause, dans une stratégie qui souhaite faire reposer l’identité du sujet sur sa responsabilité à l’égard de l’injonction venue d’autrui. Cette injonction (terme explicitement repris de Lévinas) resterait en effet inopérante si n’était pas affirmée dans le sujet “requis” une disponibilité appelée “être-enjoint” .

En réalité, cette stratégie reste purement formelle, a priori et inutile. Si le soi n’est lui-même sujet permanent que dans les situations d’injonction c’est-à-dire d’obligation morale, le concept d’ipséité devient inutilisable dans tous les autres cas : le sujet, dont on prétendait établir le privilège et la réalité par la morale disparaît de toute activité non morale et laisse donc, semble-t-il, l’individu sans ipséité. Ce n’est pas un mince paradoxe ! Voici que l’individu agissant qui refuserait une responsabilité (p. ex. refuser une fonction dans quelque groupe social que ce soit) ne serait plus un sujet-ipse identique à lui-même à travers le temps et l’espace, et libre de ses mouvements et de ses décisions !

Le concept de caractère était inadéquat par sa pesanteur faussement anthropologique et le concept de soi est inadéquat par son abstraction faussement morale et spirituelle. Parce que le soi n’est qu’un principe d’identité fonctionnant dans le seul champ restreint de la “morale”, celle-ci n’étant en outre arbitrairement définie que comme obligation, ce “soi” est privé de toute puissance concrète de motivation et n’est donc pas en mesure de rendre compte des actions véritables, qui sont toutes et toujours en relation avec un désir “L’être-enjoint” n’est plus dès lors qu’un a priori vide et formel, arbitrairement affirmé pour les besoins d’une stratégie morale et ontologique.

De plus (et parallèlement) cette abstraction vide d’un soi purement moral revient à dénier la subjectivité, c’est-à-dire l’être de sujet à l’individu réel qui agit par désir. C’est alors laisser croire que le désir est soit une pulsion aveugle, soit l’autre nom du caractère et qu’en tout état de cause il est hors de question qu’il puisse effectuer des évaluations, des affirmations de valeur, des choix et des décisions. Si, avant l’injonction, l’individu n’est pas un sujet, il ne le sera pas comme caractère. Mais l’on se rend alors incapable de comprendre que le sujet puisse émerger un jour !

On saisit mieux, maintenant, le caractère artificiel de cette dichotomie trop traditionnelle entre le “caractère” (ou moi, ou mêmeté) et le sujet (ou personne ou ipséité). Issue d’un personnalisme religieux d’origine kantienne, elle aboutit seulement à scinder l’individu concret en deux identités dont l’une serait psychologique, objective, caractérisante et relativement immuable, tandis que l’autre serait spirituelle, morale et métaphysique par son rapport de passivité à l’autre et à l’être. Mais une telle scission n’est pas donnée dans la réalité. C’est la personnalité concrète, avec sa vie et ses désirs, qui est en même temps un sujet avec sa liberté et son identité. Pour comprendre ce fait nous aurons à reprendre la description du sujet en montrant qu’il est à la fois désir et conscience, c’est-à-dire contenus substantiels et identité personnelle. Il nous incombera alors de dire les conditions c’est-à-dire les structures de fait, réelles, perceptibles et souvent inaperçues qui rendent possible cette unité et cette identité de l’individu concret qui font de lui à la fois une personnalité singulière et un sujet véritable.


Quoi qu’il en soit, n’ayant pas l’intention de scinder l’individu en caractère et ipséité, nous n’aurons pas à résoudre la difficulté majeure qui serait de comprendre comment le caractère peut se mettre en rapport avec l’injonction morale, ou comment la personne morale peut se mettre en rapport avec le caractère et sa “persévération”.

Mais cette difficulté existe dans le système de Paul Ricœur et ce n’est pas le moindre paradoxe de constater que l’auteur tente de la surmonter non en contestant la dichotomie artificielle qui en est la source, mais en intégrant cette dichotomie dans une théorie linguistique du récit qui est explicitement chargé de mettre en relation les deux “pôles” de l’identité qu’on a pourtant soi-même artificiellement créés. — Quelle est, à cet égard, la doctrine de Ricœur ? Les vertus du récit sont-elles en mesure de résoudre ou de dépasser les apories de l’identité ?

d) Le récit : sémiologie ou sophisme ?

Le propos de l’auteur est ici encore clair et explicite : “Ce sera la tâche d’une réflexion sur l’identité narrative de mettre en balance les traits immuables que celle-ci doit à l’ancrage de l’histoire d’une vie dans un caractère et ceux qui tendent à dissocier l’identité du soi de la mêmeté du caractère.” Plus précisément, comme il est dit ailleurs, l’identité narrative a pour but de constituer une médiation entre les deux “pôles” de l’identité, c’est-à-dire une forme d’identité intermédiaire qui comporte et qui éclaire les traits de l’idem aussi bien que les traits de l’ipse, permettant ainsi une meilleure saisie de leurs différences spécifiques en même temps qu’un lieu de communication entre les formes extrêmes de ces deux identités.

Ayant d’abord opté pour un traitement à la fois universel et indirect de la question du sujet (fût-ce à la première personne !), traitement qui permettrait de saisir le soi comme s’il s’agissait d’un autre, ou d’un autre qui serait un soi, Ricœur, on l’a vu, utilise le détour par la grammaire et la linguistique. – Il paraît dès lors cohérent que, pour résoudre les difficultés qui résultent de la dissociation du caractère et de l’ipséité, l’auteur ait recours au même matériau et aux mêmes instruments de communication indirecte : l’étude du récit littéraire, c’est-à-dire de la narration paraît s’imposer.

En réalité, cette cohérence méthodologique permet plus de mettre en évidence la place ici accordée à la linguistique, à la sémiologie et à la rhétorique (comme étude des figures du style et notamment de ce que l’on croit être l’écriture narrative) qu’elle ne permet de résoudre réellement les difficultés issues de la scission dualiste de l’identité. — Examinons de près le rôle attribué au récit. Permet-il de répondre aux espoirs de l’auteur ?

L’auteur appelle “identité narrative” cette singularité d’un individu qu’un écrivain exprime dans un “récit”. Il souhaite donc tirer des conclusions valables pour l’individu réel en général à partir d’une “réflexion sur l’identité narrative”, c’est-à-dire sur l’identité d’un héros en tant qu’elle est construite par un écrivain. C’est ainsi que Ricœur dégage les concepts d“intrigue”, puis de “personnage”. La “mise en intrigue” d’une vie (par l’enchaînement des événements qui évoluent entre la permanence d’un individu et l’imprévisibilité de ces événements) permet de construire précisément un “caractère”. Le “personnage” serait, selon Ricœur, analogue à la « mise en intrigue” du caractère : “L’identité du personnage se comprend par transfert sur lui de lopération de mise en intrigue d’abord appliquée à l’action racontée”. — Ce que Ricœur pense pouvoir conclure de là c’est que le récit mettrait en évidence deux pôles de la personnalité : celui qui découle des acquisitions et des fixations caractérologiques issues de l’ancrage d’une vie dans une histoire (celle qui est “racontée”), et celui qui découle de l’arrachement du personnage à ses pesanteurs et exprime son engagement éthique et son choix de valeurs.

Le récit littéraire permettrait ainsi de mettre en évidence les deux pôles extrêmes de l’identité et permettrait en outre de les relier dans l’unité ambivalente d’un récit et d’un personnage. La trilogie exprimant la réalité serait donc : “décrire, raconter, prescrire” , et le rôle du récit (raconter) serait de valoir comme charnière entre le caractère objectivement constitué dans le réel et la prescription morale où le soi s’affirme également dans le réel. — Par ailleurs le récit serait un “laboratoire” où la pensée humaine essaierait divers choix de valeurs avant de les réaliser dans le monde.

Nombreuses sont les difficultés d’une telle doctrine, c’est-à-dire d’un tel usage de la sémiologie ou plus simplement de la “théorie narrative” et de la critique littéraire. Nous n’en examinerons que quelques-unes.

L’une des plus graves difficultés consiste dans le risque que l’ensemble de la doctrine ne soit fondé sur une pétition de principe, pour ne pas dire un sophisme. Car le lecteur du récit ne peut établir un lien entre les événements qui constituent le personnage et fabriquent peu à peu le caractère du héros que si, auparavant il est lui-même, comme lecteur, un être identique à soi, capable de saisir une unité temporelle et de comprendre ce qu’est l’identité d’un personnage. Le problème qu’on voulait résoudre par le récit est en fait supposé résolu puisqu’il n’y a de récit que pour un être disposant d’une mémoire et d’un pouvoir de synthèse, c’est-à-dire d’une identité. L’analphabétisme et l’illettrisme prouvent à l’envi que la substance du récit écrit repose sur la capacité du lecteur : sans lecteur pas de lecture et partant, pas de récit. Et pourtant l’individu illettré est une Conscience-sujet qui se saisit comme identité : mais celle-ci est étrangère au récit écrit.

Non seulement le récit présuppose un lecteur pour lequel le problème de l’identité a déjà été résolu (et doit être élucidé par le philosophe sans recours au récit), mais il présuppose aussi un auteur. Il semble que Ricœur, fasciné par l’idée d’un soi qui ne serait pas un je mais serait cependant une personne, ait complètement fait abstraction de l’auteur du récit et de son rôle par rapport à l’existence et à la structure du récit.

En admettant que le récit construise un caractère et un personnage, on na pas tenu compte du fait que, précisément, ce personnage est construit, et construit par un auteur préexistant à l’œuvre. Ne rien dire de cet auteur, le passer sous silence, interdit qu’on appréhende pleinement la véritable signification de l’identité personnelle : on se rend incapable de comprendre les statuts réels de l’identité du personnage et de l’identité de l’auteur, ainsi que la différence qui les distingue. Or la linguistique et la sémiologie ont depuis longtemps établi une différence radicale entre le narrateur d’un texte, le personnage inscrit dans ce texte, et l’auteur même du texte. Or celui-ci est l’auteur et du texte, et du narrateur, et du personnage. Ce qui est dit du texte doit donc être différencié de ce qui est dit de l’auteur : celui-ci est réel, tandis que ceux-là sont fictifs c’est-à-dire construits par l’auteur. La structure et le contenu des personnages n’expriment donc pas la réalité du monde, de l’homme et de son identité, mais la perspective de l’auteur sur ce monde, cet homme et cette identité. Un critique littéraire écrit, à propos du roman de Ismaïl Kadaré Le pont aux trois arches : ‘Il y a donc unification artistique des éléments du récit et non pas une quelconque thèse de l’interférence entre l’onirique et le réel”? Nous pouvons généraliser : les personnages sont des figures de rhétorique, des métaphores construites et inventées par un auteur pour communiquer son point de vue sur le monde par une médiation imaginaire et esthétique, textuelle. Ils ne peuvent donc être considérés comme une expression réaliste du réel, c’est-à-dire comme un savoir, comme une information dont la valeur gnoséologique aurait été avérée et fondée.

Or ce que doit respecter le philosophe qui réfléchit sur l’identité de l’individu humain c’est l’ordre véritable des questions : l’analyse des structures littéraires de l’identité ne saurait qu’être postérieure à celle des structures de l’identité réelle d’un auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme sujet identique ayant décidé d’écrire une fiction. En écartant ici le problème de la fonction cathartique de l’imagination pour l’auteur lui-même et pour son lecteur, nous devons donc insister sur ce fait : il y a lieu de traiter d’abord de la réalité qui rend possible le récit parce qu’elle le fonde, et c’est l’identité personnelle de l’auteur comme individu humain d’abord et comme écrivain ensuite. Or Ricœur ne respecte pas cet ordre de conditionnant (l’individu qui écrit) à conditionné (le personnage construit). Statuer sur l’identité réelle et tirer des conclusions à partir de l’identité fictive c’est supposer une seconde fois le problème résolu. Car on postule évidemment que l’auteur a la conscience de lui-même comme personne identique, on sous-entend qu’il a une mémoire de ce qu’il écrit (il “construit” temporellement une intrigue et un personnage) et l’on comprend que cette mémoire est un pouvoir de synthèse et de création. Bref, on postule que le problème est résolu ailleurs dans le temps même ou l’on prétend le résoudre par l’examen d’un récit postérieur à cet ailleurs et construit par lui selon des règles poétiques d’invention dont on ne dit rien.

Le résultat de ce qu’il faut bien appeler un sophisme linguistique (que Ricœur n’est pas loin de reprocher à la philosophie analytique anglo-saxonne) est que l’on se donne ce qu’on prétend démontrer. On inscrit dans le texte, a posteriori, ce qu’on prétend en extraire : l’expérience d un sujet qui a conscience de sa propre identité.

Et c’est ainsi que, à propos du récit, on parle de l’ancrage d’une vie dans une histoire, ancrage qui aboutit à la notion de caractère ; on parle aussi d’options éthiques, notion qui aboutit à l’identité éthique du soi, et enfin d’appréhension apophatique du soi comme saisie d’une ipséité sans définition ni contenu. — La situation logique est ici particulièrement paradoxale. Tout récit suppose déjà un auteur comme individu identique à lui-même et l’on prétend pourtant dégager de ce récit la signification de cette identité ; il faudrait affirmer maintenant que cet auteur est objectivement, selon le modèle fictif d’un personnage qu’il a inventé, une identité scindée en caractère immuable et en soi moral. Mais les notions de caractère et de personne morale ont en fait déjà été étudiées (et postulées, dirions-nous) ailleurs et antérieurement dans les œuvres précédentes de Paul Ricœur. Tout se passe donc comme s’il inscrivait dans le récit ce qu’il a déjà défini ailleurs comme constitutif de la réalité humaine (le volontaire et l’involontaire, la finitude et le mal, l’histoire et l’absolu) et comme s’il réintroduisait ces notions sous d’autres noms : mêmeté, soi, passivité, être, infini, injonction. Mais ces notions sont projetées aujourd’hui sur la réalité de l’individu comme si elles étaient réellement découvertes par la réflexion sur la linguistique et réellement extraites des récits fictifs.

Le paradoxe ne s’arrête pas là. Car Ricœur est lui-même l’auteur du livre Soi-même comme un autre où il est question du récit : or il ne traite pas le problème de sa propre inscription dans le texte qu’il nous propose. Sommes-nous en présence d’un auteur littéraire, d’un philosophe, ou d’un individu singulier Paul Ricœur ? Qui est (pour reprendre la question même de l’auteur du livre) le porteur du pronom Je si souvent employé au cours de l’ouvrage ? Certainement pas un caractère ou un auteur littéraire, mais plutôt un philosophe en première personne. C’est dire que l’identité du philosophe précède et conditionne l’œuvre dont il est l’auteur : mais pourquoi cette œuvre ? Quelles sont ses conditions de possibilité ? Et comment le philosophe comme pur sujet de la réflexion, peut-il se référer au “récit” et au “caractère” dans un texte non-fictif ? Et comment peut-il se référer à la réalité dans une réflexion sur la fiction ?

Ces questions ne se posent que parce que la doctrine n’a pas réellement déterminé le statut du récit alors qu’elle fonde sur lui l’essentiel de son argumentation. Seule une telle détermination aurait permis de préciser la modalité du rapport du récit au réel d’une part et à son auteur d’autre part. Il n’est pas évident que l’on puisse passer directement du récit au réel comme le laisse pourtant entendre Ricœur. Une telle possibilité impliquerait une conception réaliste de la littérature qui en ferait soit une copie terme à terme soit une anticipation littérale de la réalité. Or c’est bien ce que suppose l’auteur qui emploie plusieurs fois l’expression “laboratoire” en faisant de la narration littéraire le lieu d’expérimentation éthique de la vie, lieu où s’essaieraient les valeurs anticipant le monde et l’existence… Il s’agit là en fait d’une conception obsolète de la littérature qui ignore et l’effet du texte sur lui-même et sur le lecteur, et la fonction imaginaire de la création. Seule une conception respectueuse du moment métaphorique impliqué dans toute création littéraire (comme le savait d’ailleurs Ricœur lorsqu’il écrivait La métaphore vive) permettrait de comprendre comment s’effectue ce passage de la fiction à la réalité. Ce passage ne s’effectue pas à partir du contenu réaliste du récit mais par la médiation d’une transformation existentielle et intellectuelle appelée par le récit et réflexivement opérée par le lecteur lui-même à l’occasion du récit. Celui-ci fournit donc non pas un modèle mais un appel métaphorique qu’il appartient au lecteur de transposer à sa façon sur le plan imaginaire d’abord et réel ensuite. Serait alors possible la réalisation effective d’un monde neuf, différent du monde métaphorisé par le récit, mais en résonance éventuelle avec lui par la médiation d’une communication indirecte.

Certains récits, plus subtils que les romans traditionnels peuvent aller plus loin sans être pour autant moralisateurs : ils peuvent métaphoriser un itinéraire intérieur, ou illustrer métaphoriquement la possibilité même d’une modalité existentielle qu’un auteur aurait pu, par ailleurs, proposer dans une réflexion conceptuelle directement ancrée sur le réel.

Ce ne sont là que des possibilités parmi d’autres, offertes par le récit et la création littéraire. D’une façon générale il convient, dans l’interprétation des œuvres, d’être attentif aux intentions effectives des écrivains afin de ne pas inscrire artificiellement leur œuvre dans les structures abstraites de la linguistique et de la sémiologie. — Quoi qu’il en soit, il est au moins impérieux de distinguer plusieurs formes de récit avant de statuer sur la supposée fonction de la narration. Le rôle de l’imagination créatrice n’est pas le même dans le récit historique (lointain ou immédiat), dans le récit réaliste événementiel (journal de bord, carnet de route, mémoires et souvenirs, enquêtes et reportages), dans le récit autobiographique et les confessions, ou dans le récit biographique métaphorisé. La fiction narrative dont parle Ricœur n’est qu’un cas particulier, le plus conventionnel, du récit, à savoir le roman avec ou sans personnages. Pour saisir le véritable statut de chacune de ces formes de récit, et par conséquent la nature de leur rapport respectif à la réalité, il aurait fallu distinguer plusieurs niveaux de réflexion, et plusieurs niveaux de métaphorisation.

Seuls ces différents niveaux de réflexion (que nous examinerons ultérieurement) permettraient de distinguer le personnage (ou le sujet central du récit), le narrateur, l’auteur comme écrivain de fiction, ce même auteur enfin comme écrivain réflexif et philosophe. Et seules ces déterminations des plans de la réflexion permettraient de savoir qui s’adresse au lecteur, à quel lecteur, et pour quelle entreprise.

Mais nous retrouvons notre cercle : seule une théorie de la réflexion (et par conséquent du sujet et de sa réflexion à ses différents niveaux, concrets, parlés, réflexifs, écrits, fictifs et conceptuels) permettrait en réalité de saisir et de comprendre le statut de l’identité personnelle dans un récit de fiction. Non seulement un auteur qui est un sujet doit précéder tout texte traitant du sujet, mais encore une doctrine du sujet doit être préalablement constituée pour rendre possible et réellement non circulaire toute théorie littéraire du sujet raconté.

Allons plus loin. Pour être en mesure de dégager la “morale” d’un texte fictif il faut déjà disposer des concepts de morale et de valeurs, ainsi que, par exemple, des concepts d’expérience de vie ou d’itinéraire, ou d’enseignement au sens existentiel. La rigueur philosophique ne peut pas prétendre découvrir dans des textes purement fictifs les valeurs qu’elle y inscrit elle-même et qui ont souvent une autre origine que ce texte lui-même. Il paraîtra donc problématique de conclure au caractère objectivement et essentiellement éthique du soi pour la seule raison qu’on aurait constaté (c’est-à-dire inscrit et extrait) ce caractère éthique dans une pure fiction. Or l’auteur de Soi-même comme un autre considère comme allant de soi l’affirmation selon laquelle un récit comporte des implications éthiques. Mais la lecture du récit comme source d’enseignement moral suppose que l’on sache déjà ce qu’est une éthique ou un système de valeurs, une morale ou un système de normes. En fait, pour l’éthique comme pour l’ipséité, l’auteur suppose résolu le problème qu’il dit résoudre par le récit. Disant qu’il puise dans le récit les sources de ces notions, il les y introduit d’abord et les retrouve ensuite dans les chapitres ultérieurs sur la morale. Ces chapitres, bien que succédant aux études sur le récit les fondent préalablement en fait puisque, dans le récit, les notions de morale et d’enseignement éthique ont des significations déjà constituées et allant de soi.


Aussi bien à propos du sujet qu’à propos de sa dimension morale une conclusion générale commence à s’imposer à nous. Si le récit de fiction avait la vertu de nous informer sur les structures de la réalité même du sujet, c’est-à-dire sur la nature du sujet réel, on risquerait d’aboutir à des conclusions aussi fâcheuses que paradoxales dès lors qu’on prendrait pour point de départ la théorie narrative telle qu’elle est développée par Ricœur.

En effet, c’est le statut et la nature du sujet lui-même qui sont menacés de basculer dans la fiction c’est-à-dire dans l’imaginaire. Si la mêmeté est l’identité caractérologique d’un individu singulier semblable à lui-même à travers une intrigue qui en dessine peu à peu les traits constants à travers le cours des événements, cette identité n’est plus que le lien fictivement affirmé par l’auteur de l’intrigue. Plus précisément encore, si l’identité du personnage n’est, comme l’affirme Ricœur, que le “transfert” sur le personnage de l’opération de mise en intrigue d’abord appliquée aux événements pour en faire une histoire, cela signifie que ce personnage et son identité ne sont que les fruits d’une opération littéraire, c’est-à-dire une affirmation rhétorique. L’identité personnelle, celle du “caractère” aussi bien que celle du “soi”, ne sont plus dès lors, dans le récit, que des affirmations fictives synthétisantes, c’est-à-dire le fruit de l’activité imaginaire du lecteur associée à l’activité imaginaire de l’auteur. Ce sont la mémoire et le travail de l’auteur (ainsi que du lecteur) qui donnent corps et substance à l’identité du personnage et du roman. En dehors de l’esprit de l’auteur et de celui du lecteur, l’identité narrative du personnage n’est rigoureusement rien. Elle est à la lettre une pure fiction littéraire. Julien Sorel, Joseph K. ou Antoine Roquentin n’ont pas d’autre existence que l’affirmation, par l’auteur et les lecteurs, de personnages verbaux qui sont dans l’incapacité absolue d’avoir une conscience d’eux-mêmes : l’existence littéraire est sans substance réelle ni conscience de soi parce qu’elle est fictive, c’est-à-dire exclusivement fabriquée dans l’esprit de l’auteur et du lecteur par un travail imaginaire et réflexif d’invention. L’identité narrative, parce qu’elle n’est que l’unité d’une histoire racontée par quelqu’un à quelqu’un, n’est rien d’autre qu’un agencement métaphorique du discours ayant une valeur non pas référentielle mais communicative : l’auteur s’adresse au lecteur par la médiation d’une fiction qui n’a pas conscience d’elle-même, les identités réelles étant exclusivement celles de l’auteur et du lecteur. L’identité du personnage n’est rien parce qu’il n’est lui-même rien d’autre que des mots agencés et animés par d’autres consciences que celle du personnage.

Si donc la nature de l’identité réelle des individus devait être éclairée par les structures du récit, il faudrait dire qu’elle aussi est fictive, n’étant qu’un simple lien postulé de l’extérieur entre des événements qui seraient (mais comment ?) des faits de conscience. C’est dire qu’on procéderait alors à “l’insinuation”, comme dit Ricœur à propos de Hume, ou à la “dénégation” comme il dit de Nictzsche, insinuation ou dénégation aux termes desquelles l’identité (de idem et de ipse) ne serait rien d’autre qu’une fiction. Elle serait en tout état de cause dissoute et dispersée, morcelée et hypothétique, dépersonnalisée pour le dire enfin. Mais comment dans ces conditions appuyer une théorie éthique de l’obligation et de l’engagement (le versant ipse de l’identité) sur une identité en fait simplement imaginaire puisque construite de l’extérieur et a posteriori par des tiers ?

Et comment une telle conception pessimiste et sceptique de l’identité personnelle pourrait-elle soutenir cette expérience de laboratoire que constituerait tout récit du point de vue de l’éthique qu’il implique ? Si la personnalité réelle est morcelée et dépersonnalisée (parce que calquée sur la “mise en intrigue littéraire) comment pourrait-elle tirer le moindre enseignement moral d’un récit fictif, et comment, surtout, serait-elle en mesure de procéder à l’unification des personnages et du récit lui-même ? Si l’on part de l’imaginaire pour éclairer le réel, tout sombre dans l’imaginaire et la gratuité.

Ce que suggère aussi l’éclairage de la question du sujet par les structures de la fiction c’est, outre la dissolution et le morcellement internes du sujet, la passivité où il est soumis à l’égard de son auteur. Mais cette passivité, chez Ricœur, n’est pas posée comme fictive, elle est supposée réelle. Il y a Ià une option métaphysique qu’il importe d’examiner.

e) Ontologie et attestation : la passivité.

Remarquons tout d’abord que, dans Soi-même comme un autre, rien n’est dit à propos de la passivité du personnage à l’égard de l’auteur-écrivain. Le discrédit aurait-il sans doute été jeté sur la portée objective de la théorie du récit.

La passivité (le “trépied de la passivité”) n’intervient que dans la Dixième étude sur l’ontologie. Il est alors également remarquable que la sémiologie ne soit plus mise à contribution. Elle n’est plus le détour indispensable qui permettait de parler du soi comme d’un autre en des termes universels énoncés pourtant à la première personne. L’ontologie, quant à elle, se déploie par ses propres forces, toujours en première personne.

Mais l’on ne sait pas d’où lui vient son autorité : l’attestation de responsabilité est le fait le plus souvent invoqué, mais l’expérience immédiate du cogito avait été récusée dans la Préface de l’ouvrage et c’est ce rejet de l’expérience immédiate du sujet qu’avait justifié le détour par la sémiologie. Voici que pour l’ontologie, le détour devient superflu. L’“attestation”, qui signifie témoignage évident, sincère et assuré, voici qu’elle suffit à tout fonder et à tout justifier. Voici que, par elle, l’immédiateté aurait valeur probatoire.

Mais il est vrai que ce que fonde l’attestation, ce qu’elle affirme plutôt, est simultanément le refus de fonder et la revendication de passivité. — Seul l’être, comme infinité et objectivité d’une réalité plus vaste et profonde que l’humain, est décrit en termes de puissance et d’activité, d’énergie et d’actualité. Ces affirmations s’autorisent d’Aristote mais non pas du récit. Elles sont destinées à mettre en relief la passivité constitutive de l’homme qui, dans son identité et son ipséité, reste marqué par la finitude. Voici donc que l’identité personnelle, comme attestation de soi, devient attestation de la finitude humaine face à la puissance toute actuelle et infinie de l’être.

On reste en suspens devant une difficulté majeure : le soi devient l’attestation, par et dans sa passivité, de la seule puissance de l’être. Mais selon quelle argumentation ? Comment le soi peut-il être formé de l’être, lui qui, au début de l’ouvrage, n’avait pas l’autorité suffisante pour s’informer de soi ? Sans l’autorité d’un récit le soi ne pouvait rien affirmer de lui-même et, pour dépasser l’alternative de l’exaltation cartésienne du cogito et de son humiliation nietzschéenne, il devait, on s’en souvient, passer par le détour du récit. Comment expliquer dès lors, que l’attestation ontologique de l’être par le soi, ainsi que l’attestation éthique de la responsabilité et de la passivité du sujet ne soient plus fondées sur aucune stratégie du détour ni sur aucun récit ?

Nous formulerons une hypothèse : l’attestation de la responsabilité du soi et de l’infinité de l’être reposent en fait, chez Ricœur, sur la validation implicite que constitue la référence non dite à un récit fondateur, lui-même innommé. Certes, l’auteur ne fait nulle part état d’un tel récit et il n’en dit donc rien. Il se borne à porter témoignage de l’infini et de la responsabilité morale du soi. Mais en portant témoignage il “ne sait pas” ce qu’il en est de sa triple passivité. Pourtant, seul un récit fondateur, une Attestation majeure (que nous ne nommerons pas à la place de l’auteur pour laisser entière l’énigme ainsi constituée) seule une telle Attestation serait en mesure de lever les doutes qui, dans une dernière page, sont loin de déplaire à l’auteur : “On me permettra de conclure sur le ton de l’ironie socratique..… Seul un discours autre que lui-même convient à la méta-catégorie de l’altérité.” Ainsi l’auteur revendique en fait le caractère essentiel des “trois grandes expériences de passivité”, celle du corps propre, celle d’autrui, celle de la conscience. Mais la raison ou le fondement transcendant (hors du sujet) reste une énigme. Car même si, selon notre hypothèse, l’attestation se fonde sur un récit occulte et non-dit qui fonctionnerait comme témoignage de l’être, ce témoignage laisserait dans l’obscurité, au même titre que l’attestation du soi par lui-même, la nature de l’Autre absolu qui justifierait toute passivité humaine. C’est le texte même de Ricœur qui suggère cette ontologie négative. En se référant de nouveau, en ces dernières pages, à Lévinas et à sa théorie du visage comme trace de l’Autre (l’Infini), Ricœur souligne que “la catégorie de la trace parait ainsi corriger autant que compléter celle d’épiphanie”. Si l’évocation de l’’épiphanie” situe la réflexion de Ricœur dans son contexte de transcendance ontologique et de religion non nommée, l’évocation de la “trace” permet de spécifier ce contexte en un discours apophatique de la non-connaissance d’un Être qui est l’Autre donné dans “l’attestation”. Et l’auteur écrit en effets “Peut-être le philosophe en tant que philosophe doit-il avouer qu’il ne sait pas et ne peut pas dire si cet Autre, source de l’injonction, est un autrui que je puisse envisager ou qui puisse me dévisager, ou mes ancêtres dont il n’y a point de représentation… ou Dieu — Dieu vivant, Dieu absent — ou une place vide. Sur cette aporie de l’Autre le discours philosophique s’arrête.”

Mais le sens interne de ce discours est désormais clair aux yeux du lecteur : en considérant l’ouvrage dans sa totalité, on doit dire qu’un récit (une histoire racontée) fonde la validité d’une attestation certaine de soi et de sa passivité, mais incertaine de l’être de l’Autre qui est peut-être Dieu. De même que le caractère était emblématique d’un destin, l’attestation du soi est emblématique de l’Être pensé en termes négatifs.

Qu’il s’agisse de la doctrine du soi qui morcelle, disperse et déréalise le sujet en l’appuyant sur la démarche fictive du récit, ou qu’il s agisse de la doctrine de l’attestation qui morcelle, disperse et déréalise l’être en l’appuyant sur l’expérience de la passivité, on est en présence d’une incertitude et d’un doute extrême, chez Ricœur, quant à la vérité même du sujet. Incapable de se fonder par lui-même il n’a de recours que dans le récit qui en retour le déréalise, et incapable de poser sa propre activité, il ne trouve dans l’attestation de soi que la trace passive d’un être énigmatique ou équivoque.

Mais, fût-il involontaire, le doute à l’égard du sujet, et, fût-elle équivoque, l’incertitude à l’égard de l’être, sont en réalité des déterminations de la croyance. La carapace de rigueur logique et linguistique est le bouclier d’une incertitude et d’une passivité consentante qui marquent une doctrine garantie non par des fondements réflexifs et évidents, mais par une conviction intérieure. Cette éthique de la responsabilité, parce qu’elle s appuie sur une conception apophatique de l’être et du soi, est en réalité une morale de la conviction. Si bien que, à la fin de ce parcours, le lecteur se pose la question de savoir s’il n’était pas conduit dans le domaine de la croyance non pas seulement à la dernière page mais dès les premières pages de cette réflexion sur le soi.

Mais comment fonder sur la croyance et le doute une méditation en première personne sur le sujet? Le texte lui-même devient incompréhensible dans son existence, et l’auteur, si attaché à l’idée que la moralité et l’ipséité consistent à rendre compte de ses actes, n’est pas en mesure de rendre compte par sa propre doctrine de l’existence même de cette doctrine : l’énoncé ne rend pas compte de l’énonciation, le contenu significatif du discours ne rend pas compte de l’existence même de ce discours comme travail actif offert à un lecteur actif.

(Robert Misrahi – la problématique du sujet aujourd’hui)

Conclusion : Le sujet unitaire comme Désir, comme réflexion et comme existence

Notre parcours à travers les doctrines du moi et les philosophies du sujet nous a permis de mettre en évidence deux séries de constatations.

D’une part, nous avons saisi la progression d’une prise de conscience : par un mouvement non linéaire, certes, nous avons vu se mettre en place l’idée d’individu, puis l’idée d’un sujet de la réflexion, porteur de liberté et d’identité; cette idée s’est constamment approfondie et a conduit à la notion plus synthétique d’existence. Mais, d’autre part, nous avons aussi constaté que des difficultés constantes surgissaient de ces doctrines, au cœur même de leur progression. C’est ainsi que la personnalité concrète de l’individu a été scindée en un moi et en un sujet, sans qu’on puisse établir un lien clair entre ces deux notions. Le « moi » prenait bien en compte la vie affective mais n’était pas pour autant considéré comme un sujet; celui-ci prenait bien en compte la réflexion, la responsabilité et l’identité, mais n’était animé par aucune force de vie, c’est-à-dire aucun Désir.

De sorte que, en ce milieu du XXe siècle, lorsque le sujet était bien devenu ce qu’il est, c’est-à-dire constituant, il restait abstrait et simplement rationnel, sans désir ni liberté concrète. Lorsque ce sujet devenait concret et se présentait comme existence, paradoxe ou injonction morale, il devenait finalement abstrait, séparé de son « désir » et de son « caractère », encore conçus en termes de psychologie chosiste et objets d’un discrédit moral.

Ce qui se déployait ainsi, notamment dans les années soixante, prenait la figure d’une crise de la philosophie : la crise de la notion de sujet était en même temps la crise de la philosophie puisque celle-ci devait faire face aux critiques destructives et déconstructionnistes des anthropologies. Celles-ci, constituées comme des sciences de la nature (sociologie marxiste, psychologie freudienne, ethnologie, linguistique) annonçaient la fin de la philosophie (comme chez Althusser), ou la mort du sujet (comme chez Heidegger), ou celle de la conscience (comme chez Lacan ou Derrida).

C’est dans ce contexte culturel que nous avons élaboré une philosophie qui est à la fois une défense de la philosophie et la mise en place d’une véritable théorie du sujet intégral (cf. bibliographie de Robert Misrahi).

Le sujet n’est pas d’abord une réflexion : il n’est pas une connaissance, ni une puissance rationnelle clairement constituante; il n’est pas non plus, dans la vie active et spontanée, un retour réflexif sur soi, un redoublement contemplatif ou méditatif. Ces dimensions (connaissance et réflexion) sont des possibilités constantes du sujet, mais ne sont pas la définition de son être premier et spontané.

Cet être premier du sujet est le Désir. Mais il convient de décrire celui-ci dans son intégralité, si l’on veut comprendre que le sujet puisse devenir éventuellement connaissance et réflexion.

C’est pourquoi nous dirons que le sujet est Désir, et que le Désir est réflexivité. Le Désir est déjà par lui-même présence à soi comme désir conscient de soi et de son objet ; de plus, il est choix, distinction et poursuite de buts, création de sens et de valeurs : c’est dire qu’il est toujours actes d’intelligence et de jugement (sinon toujours clairs et avisés, du moins toujours existants). En outre, il est identité personnelle à travers le temps. Mais de plus, comme il peut être obscur, confus, imaginaire et ambivalent, nous disons qu’il n’est pas d’abord connaissance ou réflexion. Le Désir n’a pas nécessairement une compréhension et une connaissance intégrales de son sens et de son mouvement. Il est pourtant présence consciente au monde et à lui-même, en même temps que permanence et conscience d’un même désir existant. C’est pourquoi nous opposons la réflexivité (comme léger dédoublement et présence à soi-même en première personne) et la reflexion (comme retour explicite et redoublement cognitif sur soi-même et sur ses actes). En d’autres termes, à la conscience obscure s’oppose la réflexion claire et redoublée, ainsi que la connaissance.

Le « suiet » traditionnel avait en fait été identifié à la réflexion alors que celle-ci n’est que le déploiement et l’approfondissement systématique d’une possibilité plus élémentaire qui est la réflexivité. Mais celle-ci est une conscience, et non une connaissance; en outre, cette conscience immédiate se déploie comme vie quotidienne et pratique, c’est-à-dire comme existence et comme Désir : c’est ce Désir (mouvement unitaire de l’existence et des affects) qui est la réflexivité, c’est-à-dire le sujet intégral et originel.

Ce sujet intégral, à la fois Désir et réflexivité, n’est pas une monade isolée. Le Désir est source d’un mouvement vers la plénitude et la signification, et non pas seulement d’un mouvement d’absorption d’un objet. Or, seul un autre sujet peut conférer au Désir le sens qu’il poursuit. C’est pourquoi le Désir est recherche de la reconnaissance en même temps que recherche du sens. Cette recherche structure le Désir comme conscience d’autrui : c’est par son propre mouvement de recherche et de dépassement que le sujet est en même temps conscience d’autrui.

La spontanéité première et libre du sujet originel n’est pas nécessairement heureuse.

Le libre mouvement du Désir spontané vers la joie est le sens même du Désir : mais il ne réalise pas forcément ni toujours la plénitude de ce sens. Car, s’il est réflexivité, c’est-à-dire conscience identitaire de soi-même comme désir, il n’est pas dès l’abord réflexion, c’est-à-dire connaissance, compréhension et maîtrise de toutes les implications et de toutes les significations de son mouvement. C’est pourquoi le Désir spontané, bien qu’il soit une réflexivité, se déploie le plus souvent comme passion et « passivité », comme imagination et croyance, comme mythologie ou idéologie, sans qu’aucun déterminisme ne soit à invoquer.

Pour rendre compte de ces faits apparemment contradictoires, nous devons distinguer deux niveaux de la liberté du sujet. La liberté première est cette spontanéité du Désir par laquelle, comme réflexivité, il constitue à la fois le désirable et l’imaginaire, la liberté et la dépendance, l’invention et la passion. Cette liberté première peut être ou dépendante ou indépendante, claire ou ambiguë, heureuse ou malheureuse, mais elle est fort souvent dépendante et malheureuse, conflictuelle et ambigué. Elle n’en reste pas moins Désir et réflexivité, c’est-à-dire mouvement conscient vers la joie et la cohérence.

C’est ici qu’il convient de faire intervenir un second niveau de la liberté : celui de la liberté authentiquement indépendante. Elle se constitue et ne peut se constituer que par la réflexion. Seul le mouvement réflexif de la connaissance, de la distance à soi et de la méditation peut faire passer le Désir du niveau de la spontanéité plus ou moins cohérente et passionnelle à celui de la maîtrise cohérente et heureuse.

Le mouvement de l’éthique est donc inscrit dans les structures même du sujet.

C’est que le Désir-sujet n’est pas une entité abstraite mais une existence concrète : celle-ci est à la fois réflexivité, affectivité et activité. Plus précisément : existence, parole, travail, jouissance. Le Désir-sujet n’est pas d’abord réflexion : il est, comme existence concrète, le sentiment unitaire de soi-même à travers les affects et les relations à autrui, à travers le travail et les tâches, à travers la création et les œuvres. C’est cette existence concrète qui rencontre les difficultés, les obstacles et les conflits qui s’opposent à la satisfaction entière du Désir et qui engendrent parfois des situations si dramatiques, incertaines ou violentes qu’elles sont vécues comme des crises.

Ce sont ces crises et ces obstacles du Désir qui, par lui et sa propre réflexivité, le haussent au niveau de l’interrogation réflexive et pra-tique. La crise engendre la réflexion éthique comme médiation désormais privilégiée pour conduire le Sujet de l’existence insatisfaite à l’existence significative et comblée.

On le voit : l’origine de la réflexion est exis-tentielle, et c’est ce contenu existentiel de la réflexion qui constitue l’éthique.

Celle-ci n’est donc pas séparable des structures mêmes du Sujet comme Désir et comme réflexivité. L’éthique est en effet le mouvement par lequel un sujet désirant se hausse au niveau de la réflexion par son propre pouvoir de réflexivité. Ce mouvement n’est pas motivé par une raison morale extérieure au sujet; il est autonome. Il est issu du Désir lui-même qui, dans son mouvement vers la plénitude et le sens, découvre l’insuffisance de son existence comme simple réflexivité spontanée désirante et pas-sionnelle, et se consacre au long travail réflexif qui constituera à la fois les conditions d’une personnalité neuve et les contenus d’une existence heureuse.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

La philosophie comme éthique : l’immanence, la réalisation de soi et la félicité (Spinoza, 1632-1677)

1. Introduction: note sur la Renaissance

C’est à la Renaissance (et notamment sous l’impulsion de Marcile Ficin, 1433-1499, et de son Académie platonicienne) qu’il appartiendra de faire revivre cet esprit général de la civilisation grecque, c’est-à-dire son amour de la vie et de la sagesse en même temps que son enthousiasme pour la beaute et pour la philosophie. Cette renaissance culturelle fut à bon droit nommée humanisme puisque l’intérêt des écrivains et des philosophes pour la pensée antique était motivé par un intérêt pour l’homme et son bonheur, et cela à la sortie d’un Moyen Àge qui certes avait été plus fécond et vivant qu’on ne le dit parfois mais qui avait cependant consacré l’essentiel de son effort à l’analyse théologique des rapports de l’homme à Dieu et à la transcendance.

L’humanisme, comme critique latente du dualisme ontologique qui avait marqué tout le Moyen Âge, exprimait en même temps l’idée que la civilisation nouvelle, libérée en grande partie de la transcendance, allait pouvoir construire un monde immanent qui rendrait légitime la poursuite de la « volupté » (comme dit Thomas More en son Utopia), c’est-à-dire d’un nouveau plaisir et d’un nouveau bonheur de vivre.

Mais la nouvelle civilisation ne voulait pas se contenter de rêveries utopiques (sur le plan politique) et de travaux érudits (sur le plan philosophique). Elle tente de construire une ontologie de l’immanence et de l’unité avec Giordano Bruno (1548-1600) mais, jeté en prison et brûlé en place publique à Rome, le philosophe n’a pas la possibilité de tirer les conséquences éthiques de son audace métaphysique. De même, le moine calabrais Campanella, qui passe la majeure partie de sa vie dans les prisons de l’Inquisition, se borne à esquisser les grandes lignes d’une éthique de la joie par la connaissance dans un système utopique, La Cité du Soleil, qui ne parvient pas à se libérer ni du dogmatisme métaphysique ni de l’autoritarisme politique.

C’est en réalité à Spinoza qu’il appartiendra de construire le premier grand système philosophique se proposant, à la sortie d’une Renaissance encore déchirée idéologiquement et politiquement, de construire une vision totalisatrice et unitaire du monde, vision qui serait assez libérée des pesanteurs théologiques de la transcendance pour fonder véritablement une doctrine moderne de la liberté et de l’action.

Or cette doctrine sera très précisément un système de l’immanence réalisant l’identification entre la philosophie et l’éthique : l’ouvrage fondamental de Spinoza concentre toute sa philosophie, décrit « la vraie philosophie », et s’intitule Éthique.

Non seulement cet ouvrage place l’éthique au centre de la préoccupation philosophique, mais il souhaite établir une seconde identification, celle qui associe l’éthique en tant que telle et la recherche du bonheur.

On le voit, par-delà la Renaissance et le Moyen Age, Spinoza semble le véritable continuateur de cette lignée philosophique qui, de Platon à Épicure, en passant par Aristote, s’était efforcée de montrer que le but de la philosophie ne saurait être que la préparation de l’homme non pas à sa mort, mais à sa vie et à son bonheur.

2. Le spinozisme et le bonheur

Qu’on nous permette d’abord de nous citer.

Nous disions en 1977 que « la raison profonde [ …] de l’admiration que l’Europe manifeste à bon droit pour Spinoza quel que soit l’horizon philosophique d’où provient cette admiration […] tient à ce fait unique : Spinoza est le seul philosophe qui réalise la synthèse entre la vigueur formelle d’un système achevé et la richesse concrète d’un vécu existentiel » (« Le système et la joie dans la philosophie de Spinoza », Giornale della filosofia italiana, Milan, avril 1977). Et nous remarquions, parmi d’autres conclusions, que « … le spinozisme, comme critique des philosophies de l’angoisse, et notamment du calvinisme, ouvre la voie aux philosophies modernes du bonheur à travers tout le XVIIIe et tout le XIXe siècle, aussi bien en France qu’en Allemagne ».

C’est bien du bonheur, en effet, qu’il s’agit dans la doctrine de Spinoza. Des interprétations traditionnelles ont parfois contesté ou occulté ce fait : d’un point de vue idéaliste, on souhaitait marquer une difference entre la visée suprême du spinozisme qu’est la béatitude (beatitudo) et ce qu’on entend couramment par bonheur, tandis que d’un point de vue matérialiste on réduisait la signification de « l’utile propre » à sa dimension corporelle.

Mais si l’on examine de près la doctrine et les textes, on doit se rendre à l’évidence : la béatitude est la félicité suprême, c’est-à-dire le bonheur véritable, car il y a équivalence entre le terme felicitas et le terme français bonheur, quel que soit le niveau existentiel considéré. Spinoza écrit : « … outre le fait que [cette] doctrine procure une entière tranquillité d’âme, elle a l’avantage de nous enseigner en quoi consiste notre suprême félicité [summa félicitas], c’est-à-dire notre béatitude [sive beatitudo] » (Éthique, II, 49, Sc.). La béatitude comme visée ultime et contenu existentiel de la sagesse est donc bien un bonheur, puisqu’il s’agit du bonheur suprême (dont nous aurons d’ailleurs à dire le contenu ainsi que les conditions de son instauration). Lorsque l’individu humain n’a pas encore atteint cette sagesse, au terme d’un itinéraire « escarpé » et « ardu » (ibid., V, 42, Sc.), le bonheur qu’il est déjà en mesure d’atteindre n’est certes pas la béatitude elle-même, mais il s’agit encore d’un bonheur, désigné par le même terme de felicitas : « … le fondement de la vertu est l’effort même pour conserver son être, et le bonheur [felicitas] consiste en ce fait que l’homme peut conserver son être » (IV, 18, Sc.).

Il n’est donc pas pertinent d’opposer une sagesse spinoziste qui serait proche d’un mysticisme ou d’un élitisme, et une doctrine du bonheur qui serait seule concrète et universalisable. C’est au contraire en tant qu’elle est une doctrine concrète du bonheur, que la sagesse spinoziste se présente à nous comme le paradigme de la philosophie elle-même : celle-ci est par essence une éthique, et l’éthique est la réflexion et la voie qui seules peuvent nous conduire vers le but suprême de l’humanité, c’est-à-dire vers le bonheur même. La signification de l’Ethique, c’est-à-dire le propos même de Spinoza est donc sans équivoque : dans la courte préface de la partie II, Spinoza annonce clairement qu’en se préparant à expliquer « les choses qui suivent de l’essence de Dieu, c’est-à-dire de l’Etre éternel et infini », il se bornera à l’explication « de celles qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa béatitude suprême » (Ethique, II, Préf.).

L’examen préliminaire du vocabulaire de Spi-noza nous a donc permis d’établir que sa philosophie est une éthique et que son ontologie n’est qu’une introduction à cette éthique, celle-ci étant très exactement une philosophie du bonheur.

Nous aurions pu arriver aux mêmes conclusions en partant de la doctrine elle-même et notamment des premières pages du Traité de la reforme de l’entendement, dans lesquelles Spinoza définit son propos avec une intensité et une densité remarquables : « quand l’expérience m’eut enseigné que, dans le cours ordinaire de la vie, tout est vain et futile ; comme je constatais que tout ce qui était pour moi cause ou objet de crainte était bon ou mauvais non pas en soi-même mais en tant seulement que j’en étais

ému, j’en vins à décider de chercher s’il n’existait pas quelque chose qui fût un bien véritable, communicable par soi, par lequel, ayant rejeté tout le reste, l’esprit put être exclusivement concerné; quelque chose enfin dont la découverte et la possession me donnent pour l’éternité la jouissance d’une joie permanente et suprême [..quo invento et acquisito, continua ac summa in eternum fruerer lotitia] ».

Ainsi, le spinozisme est une éthique qui cherche à définir, à fonder et à acquérir un « bien véritable », et ce « vrai bien » est la jouissance d’une joie si parfaite qu’elle doit être appelée béatitude. Et ce terme de béatitude, issu sans doute de l’ancien vocabulaire religieux, reçoit la signification neuve, immanente et concrète du bonheur en sa plénitude.

3. Le système de l’immanence : la critique de la religion et la théorie de la Nature

Cette visée est d’une exigence si extrême, l’opposition de cette visée et des conceptions ordinaires de l’existence au XVIIe siècle (qu’elles soient religieuses, comme chez Pascal, Descartes, Leibniz et Malebranche, ou mécanistes comme chez Hobbes et Gassendi) est si radicale, que le philosophe ne pouvait faire partager son point de vue que par la médiation d’un système rationnel aussi rigoureux et aussi démonstratif que les mathématiques. Le sous-titre de l’Éthique (Ethica more geometrico demonstrata, éthique démontrée selon l’ordre géométrique) annonce ce propos et permet de comprendre la forme même de l’ouvrage. Son agencement en cinq parties, leur déroulement à travers Définitions, Postulats, Axiomes, Propositions, Démonstrations et Scolies ne sont pas l’expression d’une conception quantitative du monde, mais la mise en œuvre d’une décision de communication rationnelle, sur la base de démonstrations universellement acceptables. En outre, parce qu’il s’agira des questions les plus importantes de la philosophie et des enjeux les plus précieux de l’existence, cela qui a à être communiqué devra s’appuyer sur des fondements solides (ceux de la connaissance rationnelle discursive puis intuitive) et non pas sur de simples convictions ou de simples croyances.

La forme rationaliste et discursive de l’Ethique n’est donc pas secondaire ou surajoutée : elle exprime le propos même de l’auteur qui est de communiquer avec une force démonstrative absolue des vérités d’une importance et d’une portée absolues.

À partir de là, le Système pouvait se déployer avec toute sa force et son amplitude, si l’on entend par Système spinoziste aussi bien l’agencement rigoureux de l’Ethique, que l’agencement non moins rigoureux de l’ensemble des œuvres de Spinoza autour de son œuvre majeure.

Car la recherche d’un fondement rigoureux pour la philosophie du bonheur extrême exige d’abord que soit opérée la critique de la religion. C’est là le sens de ce Traité théologico-politique publié en 1670 sans nom d’auteur et clandestinement (alors que l’Éthique elle-même ne sera publiée qu’en 1677, après la mort de Spinoza dans les Opera posthuma, et portant les initiales B.d.S. malgré les recommandations de Spinoza lui-même qui souhaitait l’anonymat).

Le Traité théologico-politique est un détour et un fondement. Avant d’exposer et de justifier sa propre conception du monde, Spinoza opère la critique de tous les pseudo-fondements que la philosophie proposait pour justifier aussi bien la connaissance que l’action, et qui se ramenaient tous à une référence plus ou moins directe au monothéisme biblique. La conception juive, chrétienne et musulmane d’un monde créé par un Dieu transcendant, ce Dieu étant conçu selon les propres termes de Spinoza comme un père, un juge et un monarque, constituait en fait la culture dominante du XVIIe siècle. Aux Pays-Bas, où vivait Spinoza (né dans une famille juive d’origine portugaise à Amsterdam en 1632), cette culture et cette religion dominante étaient constituées par le calvinisme d’une part et par le judaïsme d’autre part. C’est cette double culture religieuse que Spinoza rejette, tout en lisant Descartes et en suivant l’enseignement latin d’un « érudit libertin », Van den Enden.

La critique de la religion ne se borne pas, chez Spinoza à un combat contre la superstition religieuse et contre la croyance passionnelle et imaginaire, comme on le voit dans l’Éthique (cf. notamment Éthique I, Appendice). Cette critique se constitue d’abord et surtout comme une critique des Ecritures. Le Traite theologico-politique (TTP) fonde l’exégèse moderne, mais dans une perspective sans ambiguïté, réellement inspirée par le souci rationaliste de comprendre un Texte par ses structures internes, et de le rapporter à ses auteurs véritables, strictement humains. Moïse n’est pas même un de ces auteurs (tous plus récents), il n’est pas inspiré par un Dieu quelconque, il est seulement un législateur qui a su structurer un peuple autour d’une langue. En déniant à Moïse et aux Prophètes un statut divin, Spinoza ne ménage pas son admiration à l’égard de leur œuvre législative (Moïse), morale et poétique (Salomon et David), politique (Jérémie) ou même édifiante (le Christ). Mais ils ne sont que des hommes. Spinoza, qui connaissait parfaitement et l’hébreu et les textes bibliques, appuie sur des arguments extrêmement précis et rigoureux la démonstration de sa thèse centrale : la Bible ne fournit aucune connaissance réelle et consistante de Dieu, elle se borne à établir une législation et un code de justice valable pour une nation singulière (c’est l’œuvre de la Thora, ou Pentateuque, dit « Ancien Testament ») ou à définir une morale réductible à la charité (c’est l’œuvre des Évangiles). Ne fournissant ainsi aucune connaissance de Dieu ou de la Nature, les Écritures ne sauraient donc fournir aucun fondement réel pour une éthique, ni aucune justification rigoureuse pour des principes de vie.

Les contemporains de Spinoza ne s’y sont pas trompés : le spinozisme est une philosophie de l’immanence, c’est-à-dire, en un siècle religieux, un athéisme. Et si ce sont les Juifs qui ont « excommunié » Spinoza, ce sont les chrétiens qui l’ont haï et combattu dans toute l’Europe, en même temps que se développait parallèlement et clandestinement l’admiration extrême pour l’auteur de l’Éthique.

Car le TTP ne fait que lever une hypothèque : la religion monothéiste n’est d’aucun secours pour fonder sérieusement une philosophie. C’est à l’Ethique qu’il appartiendra de fournir ce fondement et de déployer cette philosophie.

On sait qu’il s’agit essentiellement d’une philosophie moniste de l’immanence. Reprenant les termes traditionnels de substance, de Dieu, d’attribut et de mode, Spinoza leur confère une signification radicalement neuve et les agence selon un système bien structuré qui exprime finalement l’unité organique de la Nature. Car le « Dieu » de Spinoza, s’il constitue le titre (De Deo) et le thème de la première partie de l’Ethique, ne ressemble en rien au Dieu transcendant des religions monothéistes. Remarquons tout d’abord que dans le judaïsme religieux, le croyant ne prononce jamais le nom Dieu, considéré comme sacré; il désigne indirectement ce Dieu par des expressions ou des termes comme le « Saint (béni soit-il) », « le Seigneur Adonaï », « le Tout-Puissant », « le Très-Haut ». Il est donc clair que Spinoza, utilisant le mot Dieu, se situe d’emblée en dehors du sacré. De plus et surtout, il ouvre Ethique I par une longue analyse de la substance, et ne rencontre le concept de Dieu que dans la Proposition 11 de la partie I de l’Ethique lorsqu’il peut établir l’équivalence de ce concept avec celui de substance. Dieu n’est plus une personne, un créateur, un juge ou un monarque, il n’est que le monde lui-même dans son infinité et son unité, c’est-à-dire la substance, autonome, unique et infinie : « Dieu, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement » (Ethique, I, Prop. 11).

Sans entrer dans l’analyse détaillée de la substance, disons seulement qu’elle est le concept suprême englobant le tout de la réalité. Elle est l’Être. Mais si elle est connaissable, elle ne l’est que d’une façon médiate, par ses attributs. Ceux-ci ne sont pas des qualités ou des propriétés mais des réalités infinies données effectivement dans la Nature : ces attributs son en outre en nombre infini, mais nous en connaissons directement deux : l’Étendue et la Pensée. Chaque chose matérielle singulière, ou chaque idée singulière formée par l’esprit (Spinoza ne dit pas « l’âme ») sont des modes finis, c’est-à-dire des modifications des attributs eux-mêmes, c’est-à-dire finalement l’expression de la substance sous un certain aspect fini.

Ce qu’il importe de mettre en évidence c’est l’équivalence ontologique rigoureuse entre la substance d’une part, et les attributs d’autre part, c’est-à-dire les modes. Parce que tous les concepts s’imbriquent sur un même plan homogène et non selon une hiérarchie ascendante comme veulent le faire croire les interpretations mystiques du spinozisme, la réalité du monde est à la fois unifiée, infinie et concrète : cette réalité est l’ensemble infini des réalités finies qui ne prennent respectivement leur sens et leur existence que du rapport à la réalité infinie qui, dans le même plan (ou la Pensée, ou l’Étendue) fonde et détermine cette réalité singuliere.

Cette réalité infinie, on le comprend, est la Nature elle-même. Parce que la substance est unique et infinie elle intègre et comprend le tout de la réalité. Mais cette réalité est toujours concrète, constituée par un nombre infini de réalités finies en relation avec toutes les autres réalités singulières en même temps qu’avec chaque infini « en son genre » (Étendue, Pensée, etc.). À la fois concrète, déterminée, infinie et bien structurée, il est clair que cette réalité qui est la substance (ou, si l’on veut, « Dieu ») est en fait la Nature.

Ainsi, le Dieu de Spinoza n’est rien d’autre que la Nature elle-même et Spinoza affirme explicitement cette équivalence : « La puissance par laquelle les choses singulières, et donc l’homme, conservent leur être est la puissance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature (par le corollaire de la Prop. 24, Part. I) » (ibid., IV, 4, Dém., c’est nous qui soulignons : nous traduisons sive par « c’est-à-dire », et non par « ou ». Cf. notre Introduction à l’Ethique : « Principes pour une traduction française de l’Ethique »).

Le monisme de Spinoza est bien le monisme de l’Être, la substance unique désignée comme « Dieu » englobant toutes les formes de la réali-té. Mais, parce que cette réalité est l’ensemble infini des réalités effectives, elle est la Nature.

Le monisme de Spinoza est un monisme de la seule Nature, infinie et active, productrice. Mais si le spinozisme opère ainsi la critique du dualisme traditionnel des religions qui opposent Dieu et le monde, et s’il peut exprimer l’unité de ce monde comme Nature, qu’il s’agisse de la « Nature naturée » ou « de la Nature naturante » (I, 29, Sc.), il opère aussi la critique simultanée du matérialisme et du spiritualisme. C’est un contresens de réduire le monisme de Spinoza à un naturalisme matérialiste comme c’est un contresens de le réduire à un mysticisme spiritualiste. En effet, le concept d’unité de la substance doit être compris en son sens le plus rigoureux : Étendue et Pensée (infinies comme attributs, mais données concrètement comme choses finies et comme idées singulières) ne sont pas deux réalités distinctes comme le sont la « matière » et « l’esprit » dans leur définition traditionnelle, mais deux aspects d’une seule réalité. Si la substance est une, ce n’est pas seulement en raison de l’unité exclusive de l’infini (il ne peut y avoir deux infinis, un monde et un Dieu), c’est aussi en raison de son unité interne : la substance est simultanément Pensée et Étendue, ainsi que tous les autres attributs inconnus. Ainsi, l’Étendue et la Pensée sont deux aspects d’un seul Être, comme le corps singulier et l’esprit singulier sont deux aspects contemporains d’un seul être, l’homme singulier.

La Nature est donc à la fois matière étendue et pensée active : le monisme de Spinoza n’est pas seulement la critique du dualisme métaphysique entre Dieu et le monde, il est aussi la critique de l’opposition dualiste entre la matière et l’esprit.

C’est de ce naturalisme original, de ce monisme synthétique et dynamique de la Nature comme Pensée et comme Étendue, que vont découler les conséquences éthiques les plus considérables.

4. De l’ontologie à l’éthique par la psychologie du désir

Les lectures traditionnelles du spinozisme réduisaient ces conséquences à l’éloge de la sérénité du sage face à la nécessité universelle de la Nature et des événements. Mais c’était réduire l’Ethique à sa première partie et ne lire Spinoza qu’à travers Descartes et les stoïciens. On oubliait l’essentiel : l’ontologie moniste de la partie I est destinée à rendre possible une éthique de la béatitude, celle-ci ne pouvant découler des religions monothéistes, toutes réduites à des morales de la crainte et de l’obéissance. Seule une ontologie moniste de la Nature permet de travailler à une véritable éthique du bonheur, puisque seule une telle ontologie permet de former une conception de l’homme qui soit libérée des préjugés et de la superstition. L’unité et la nécessité de la Nature, chez Spinoza, n’ont pas d’autre fonction en effet que la critique de la Providence, du mystère et de la superstition, c’est-à-dire de l’imagination délirante qui asservit l’homme par la religion d’abord et ensuite par les passions.

Si l’ontologie spinoziste est destinée à rendre possible une éthique libérée de la crainte et de l’obéissance, c’est qu’elle seule est capable, comme philosophie de la Nature, de fonder une nouvelle anthropologie qui soit authentiquement humaniste.

C’est cet aspect de l’œuvre de Spinoza, pourtant fondamental et décisif, qui a été paradoxalement le plus ignoré par les grands admirateurs européens du philosophe d’Amsterdam. Jusqu’à une date relativement récente, le spinozisme était considéré essentiellement comme une ontologie moniste et comme une philosophie de la nécessité. Toute la sagesse qu’elles impliquaient se réduisait à la béatitude en tant que nécessité comprise et intuition de la Totalité. Mais l’on amputait ainsi la doctrine spinoziste de toute l’anthropologie du Désir, parfaitement révolutionnaire, et dont la fonction existentielle est à la fois d’établir un lien concret entre la Nature et l’individu et de fournir les conditions de possibilité de cette éthique du bonheur qui, on l’a vu, est le propos explicite du spinozisme.

Sur le rôle fondamental de l’anthropologie, Spinoza est lui-même parfaitement clair (cf. Ethique III, Préface). Ses prédécesseurs, qui reconnaissent comme lui le lien entre l’éthique (« les principes de la conduite ») et la théorie des passions (« les affects passifs »), ont méconnu le lien entre ces passions et la Nature. Elles étaient tenues pour des imperfections troublant l’ordre de la Nature, alors qu’en celle-ci il n’existe aucun « vice » : sa puissance est une et constante. Et, parce qu’une théorie des principes de la conduite, c’est-à-dire une éthique, doit combattre d’abord l’inconstance et l’impuissance humaine, il convient d’étudier d’abord la nature humaine sans la séparer de la Nature (l’homme n’est pas « un empire dans un empire ») (ibid.) et en considérant les passions « comme s’il était question de lignes, de surfaces ou bien de corps » (ibid.). Seule un telle anthropologie rationnelle, libérée de tout mystère, et du préjugé cartésien du libre arbitre, sera en mesure de comprendre les causes de notre servitude et de connaître les moyens de construire notre liberté véritable.

On le voit, le propos éthique de Spinoza est constant, et il se précise tout au long de son ouvrage central. L’éthique doit rechercher « le bien véritable » : et l’on constate que ce bien est d’abord la liberté en tant qu’elle est le contraire de la servitude. La partie V de l’Ethique porte pour titre : « De la puissance de l’Entendement ou de la liberté humaine ». C’est cette partie finale qui réalise donc entièrement le propos spinoziste et porte la doctrine à son point extrême : elle conclura à l’identité de la liberté et de la béatitude (V, 36, Sc.). L’éthique n’est pas la recherche morale du « bien », qui serait opposé au mal et à la perversion, elle est la recherche de principes d’action qui puissent conduire l’individu de la servitude à la liberté, cette liberté étant non pas un libre arbitre vide, mais une certaine modalité de l’existence se déployant comme béatitude.

C’est pour comprendre ce lien entre liberté et béatitude, et pour comprendre aussi la nature véritable de la servitude et les conditions du passage à la liberté et au « salut » (ibid.) que doit être instaurée une connaissance rigoureuse de l’esprit humain. Nous parlons ici d’anthropologie, d’autres préfèrent parler de « psychologie rationnelle » : peu importe. L’essentiel est d’apercevoir l’originalité, l’audace et la modernité de cette conception spinoziste de l’homme, et nous allons maintenant en esquisser les grandes lignes (cf. également notre ouvrage Le Corps et l’Esprit dans la philosophie de Spinoza).

5. La doctrine de l’homme

Malgré les traductions discutables du terme spinoziste « mens » par le terme français « âme », l’individu humain, chez Spinoza n’est pas comme dans le dualisme cartésien l’union de deux réalités distinctes, le corps et l’âme, mais l’unité effective d’un être singulier qui est simultanément corps et esprit (mens).

C’est la doctrine ontologique des attributs, tous aspects d’une seule substance, qui entraîne cette conséquence anthropologique : esprit et corps sont les deux aspects concrets d’une seule réalité, l’individu humain. En effet, corps et esprit sont des modes finis de deux attributs, eux-mêmes aspects d’un seul Être, la substance, c’est-à-dire la Nature. Parce que celle-ci est une en sa totalité infinie, elle est également une en ses individuations concrètes.

La première conséquence de ce monisme de la réalité humaine est que l’action humaine est une : elle est simultanément acte de l’esprit, comme « idée » et conscience, et acte du corps, comme étendue et mouvement. L’esprit n’agit pas sur le corps, ni le corps sur l’esprit, puisqu’ils sont ensemble les deux aspects d’un seul acte. Spinoza dépasse ainsi les difficultés insurmontables du dualisme psychologique, toujours en fait adossé à une doctrine religieuse de «l’âme ».

Parce que l’homme n’est pas une âme (illusoirement douée d’un libre arbitre) mais une unité naturelle concrète, son action découle des lois générales de la Nature qui ne sont jamais en défaut. L’homme n’est ni diabolique, coupable ou pervers par son âme, il est simplement soumis aux lois de la Nature qui agissent simultanément et selon la même modalité en son corps et en son esprit.

Celui-ci n’est d’ailleurs rien d’autre que la conscience du corps : « L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, c’est-à-dire un certain mode de l’Etendue existant en acte, et rien d’autre » (Ethique, II, 13 ; cf. également Corol. et Sc. de cette proposition).

En reliant l’individu humain à la Nature, Spinoza ne met pas seulement en évidence un déterminisme naturel opposé aux conceptions animistes, superstitieuses et religieuses de l’action humaine, il met en évidence simultanément l’unité de l’être humain et l’originalité unitaire de ce déterminisme. Celui-ci n’est pas le moins du monde l’action causale du corps sur l’esprit (ou de l’esprit sur le corps) mais l’action causale d’une idée sur une idée, ou d’un mouvement sur un mouvement. Que les deux séries causales soient semblables (et, comme on a dit parfois « parallèles »), n’empêche pas qu’elles sont radicalement distinctes et spécifiques : seul le corps peut agir sur le corps et seul l’esprit peut agir sur l’esprit.

Ainsi le déterminisme spinoziste est en réalité l’émancipation de l’homme par rapport à l’emprise du « mal », c’est-à-dire à la soumission impuissante à des événements passionnels, magiques ou religieux dont il n’aurait pas la maîtrise. Le déterminisme est au contraire l’intelligibilité de l’action humaine : comprendre une action par son insertion dans une série causale donne à cette action les raisons de son surgissement et la raison de ses contenus. Mais cette intelligibilité de la cause donne en même temps le moyen d’agir sur elle : puisque les idées agissent sur les idées, l’esprit humain pourra agir sur le cours de ses idées, c’est-à-dire sur le déroulement de sa propre vie, par l’activité réflexive de la connaissance.

Il en va de même pour les affects (affectus et non affectio): ils sont aussi des idées, et la réflexion peut donc agir sur eux.

Et comme seules les idées agissent sur les idées, c’est par la seule réflexion, c’est-à-dire par la philosophie, que l’individu humain pourra vaincre ses « passions ». Le déterminisme, ou plutôt la connaissance du déterminisme est donc au service de la liberté. Mais Spinoza n’est pas, malgré l’apparence, un intellectualiste : l’énergie et la motivation d’une connaissance des affects proviennent non de la raison mais de l’affectivité elle-même.

C’est ici que la doctrine spinoziste manifeste sa plus grande force et sa plus grande originalité : pour Spinoza en effet « le Désir est l’essence même de l’homme » (ibid., III, Déf. des Affects 1).

Nous avons vu que l’homme est une unité corps-esprit. Mais cette désignation n’épuise pas la nature concrète de l’individu : celui-ci comme corps-esprit, est en même temps un contenu qualitatif et dynamique, et ce contenu est le Désir. Celui-ci occupe la place centrale de la réalité humaine, il en est à la fois la signification et la nature. L’homme n’est plus une âme rationnelle unie mystérieusement à un corps instinctif, il est de part en part Désir. Et c’est à la fois comme corps et comme esprit que l’homme est Désir. En tant qu’il est un corps, il est le Désir comme mouvement, et en tant qu’il est esprit, il est le Désir comme affectivité. C’est ce même esprit qui est capable de connaître, mais sa connaissance est motivée par son Désir.

Pourquoi en est-il ainsi ? C’est que l’homme est essentiellement tendance à persévérer dans l’être. « Aussi bien en tant qu’il a des idées claires et distinctes, qu’en tant qu’il a des idées confuses, l’Esprit s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie, et il est conscient de son effort [conatus] » (III, 9 et Sc. : « le Désir est l’Appétit avec la conscience de lui-même » ; il s’agit, on le voit d’une Proposition centrale). Le Désir, le conatus, est donc ce dynamisme qui permet de comprendre l’existence humaine: en effet, ce dynamisme est le déploiement d’une puissance d’exister (vim existendi), et c’est à l’accroissement de cette puissance, en même temps qu’à son maintien dans l’existence, que vise la réalité humaine.

Et l’accroissement de cette puissance d’exister, qui est une force intérieure d’affirmation, se donne à elle-même comme Joie, tandis que sa diminution se donne à elle-même comme Tristesse. Nous disposons enfin des expériences et des concepts qui, sur la base d’une exposition et d’une analyse rationnelles, vont rendre possible la constitution de l’éthique.

Celle-ci va consister en effet en une transmutation du Désir qui va rendre le Désir à lui-même en l’épanouissant effectivement comme la joie qu’il poursuit, au lieu de le laisser se détruire en sombrant dans la Tristesse que produit la servitude.

Celle-ci est bien la servitude à l’égard des « passions » mais, à la différence de toute la tradition classique, Spinoza n’identifie pas Désir et passions. Insistons sur ce point en revenant à la fois sur l’affectivité et sur la connaissance.

L’individu humain, comme esprit et corps, est Désir comme dynamisme et conatus existentiel. Concrètement, ce Désir se déploie comme vie affective (ainsi que nous disons aujourd’hui), c’est-à-dire (ainsi que dit Spinoza) comme déroulement des Affects. Or les affects (affectus) ne sont pas par essence des passions (passio) : un affect peut en effet être ou passif, et c’est alors une passion, ou actif, et c’est alors une action (actio). C’est comme passivité que l’affect est qualitativement négatif, c’est-à-dire une forme de la Tristesse; et c’est comme activité que l’affect est qualitativement positif et réellement dynamique, c’est-à-dire une forme de la Joie. Spinoza ne condamne donc pas, au contraire il exalte la vie du Désir, pourvu que cette vie soit active, c’est-à-dire libre. La liberté n’est rien d’autre en effet pour Spinoza que l’autonomie entière de nos actions, c’est-à-dire le fait que tous nos affects comme contenus qualitatifs découlent exclusivement de notre propre essence. La liberté est donc l’activité en tant que la joie produite par l’accroissement de notre être (accroissement conscient donne dans nos affects positifs) soit notre œuvre et non pas le résultat d’une action extérieure. La servitude, tout entière issue de l’imagination, est précisément cette dépendance effective à l’égard du monde extérieur, cette « aliénation » (comme nous dirions) qui s’exprime non seulement dans tous les vécus de tristesse (c’est-à-dire les passions, toujours passives) mais encore dans les affects positifs qui ne dépendent pas de nous, c’est-à-dire les vécus joyeux issus du cours des événements étrangers à notre action.

La vie affective est donc libre lorsque la joie et la satisfaction du Désir comblé et de la puissance interieure renforcée sont l’expression même de notre essence, c’est-à-dire le fruit de notre activité autonome.

A partir de là, on comprend mieux le rôle éthique de la connaissance : celle-ci est destinée à construire notre liberté en nous rendant maîtres de nous-même; mais cette maîtrise n’est pas le fruit d’une vie sans Désir (comme dans le bouddhisme), ni la victoire de la raison contre les passions (comme dans l’idéalisme d’un Descartes ou d’un Kant), mais le résultat d’une connaissance qui fait passer le Désir de la passivité à l’activité. Certes, nous avons vu que la motivation de cette connaissance n’est pas la raison ou la connaissance elle-même mais le Désir : seul le Désir peut modifier le Désir. Mais à partir de là, l’énergie joyeuse du conatus, ou l’énergie du conatus à la recherche de son « vrai bien », c’est-à-dire d’une joie permanente et extrême, doit disposer des moyens de la transmutation : or ceux-ci sont donnés dans la nature même des affects.

C’est en effet par sa propre définition que l’affect (pour parler à la fois comme Spinoza et comme les psychologues du XXe siècle) est en mesure d’être connu. À la différence de nos contemporains psychanalystes, Spinoza montre bien que l’affect est toujours conscient (Ethique, III, 9). C’est sa définition qui implique cette conscience : « j’entends par Affect (affectus) les affections (affectio) du Corps par lesquelles sa puissance d’agir est accrue ou réduite secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées » (III, Déf. III). La vie affective se situe donc nécessairement aussi bien au niveau du Corps qu’au niveau de l’Esprit, puisqu’elle est constituée par les idées, c’est-à-dire la conscience des modifications du Corps. Cette vie affective est donc par essence accessible à la connaissance, bien qu’elle ne soit pas encore une connaissance, mais seulement une conscience.

On sait dès lors la nature de la servitude et de la liberté : la première est le déploiement d’une affectivité seulement consciente, disposant d’une connaissance « inadéquate » et tronquée du monde et des motifs de l’action. L’individu est conscient, mais il est privé de la connaissance synthétique de lui-même et du monde qui lui permettrait d’être la source exclusive de son action; sa connaissance inadéquate le laisse donc dépendant du monde extérieur. La liberté au contraire est cette autonomie qui résulte du fait que, déployant une connaissance réflexive et donc une connaissance intégrale de la situation du monde et de la nature du sujet, celui-ci n’accomplit que les actions dont il peut être la cause intégrale (toutes choses égales, bien sûr). La connaissance adéquate des affects permet donc le déploiement des seuls affects actifs, issus de la seule essence, c’est-à-dire de la personnalité même de l’individu, et non d’une puissance exterieure.

Par cette connaissance adéquate et réflexive, le philosophe, c’est-à-dire tout homme se vouant à la sagesse, peut alors prendre conscience de ce fait fondamental, déjà évoqué dans les premières pages du Traité de la réforme de l’entendement, et pleinement exprimé dans l’écriture parfaite de l’Ethique : « Il ressort donc de tout cela que nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons » (III, 9, Sc.).

Ainsi, non seulement le sage peut procéder à la transmutation du Désir en déployant seulement les affects actifs qui découlent de sa propre essence, mais il peut aussi opérer une véritable subversion dans le rapport du Désir aux valeurs : ce ne sont pas les valeurs (extérieures et antérieures) qui commandent le Désir, c’est le Désir qui pose et constitue les valeurs.

C’est cette vérité subversive comme renversement de l’origine transcendante des valeurs qui permet la transmutation du Désir : celui-ci est source de tout bien, et le vrai bien est la joie à laquelle accède le Désir lorsqu’il est à la fois connaissance réflexive de soi et affirmation autonome de son propre pouvoir et de sa propre joie.

6. La réalisation de soi, la félicité et la béatitude

La doctrine du bonheur chez Spinoza n’est donc pas un simple appel à l’optimisme. Elle pose que la félicité n’est pas un choix parmi d’autres choix qui seraient aussi valables, mais la seule voie qui permette la réalisation entière de l’individu humain, une fois clairement connus et la nature de l’Être et la nature de l’homme. L’éthique de la félicité n’est pas une proposition subjective et esthétique, mais la conséquence rigoureuse d’un système du monde extrêmement élaboré et construit à l’encontre de toutes les idéologies ou croyances dominantes qui ne visent en fait qu’à établir le règne de la crainte et la soumission obéissante à l’autorité.

Spinoza rassemble l’essentiel de cette éthique concrète dans une page synthétique et remarquablement dense (IV, 18, Sc.). Le fondement de la « vertu » est le sol ultime sur lequel on peut élaborer un système de principes pour l’action; la vertu, malgré l’identité de ce terme avec le concept traditionnel de la morale, n’est pas le moins du monde l’action « pure » dépouillée de tout « intérêt », mais l’ensemble des actions qui visent à la réalisation de l’essence de l’individu, reconnu comme esprit et corps, c’est-à-dire comme Désir. Le fondement de cette vertu est donc « l’effort même pour conserver son être », et c’est dans le conatus que réside à la fois la source de l’éthique et le contenu premier de la félicité, c’est-à-dire du bonheur : le fondement de l’éthique est donc le Désir, considéré à la fois comme source ultime de l’action et comme but extrême de cette action.

Nous ne sommes pas là en présence d’un mécanisme des instincts; l’effort pour persévérer dans l’être, dès lors qu’il a accompli le travail réflexif de la libération des passions pour se déployer comme puissance active d’exister et de désirer, revêt en effet des significations qui ne sont pas celles d’un pur instinct. En effet, parce que la Raison n’exige rien qui s’oppose à la Nature, l’éthique rationnelle demande non seulement que l’on survive, mais que l’on s’aime soi-même. Chacun, éclairé par la connaissance et la réflexion, doit donc rechercher sa propre utilité. Il ne s’agit pas ici seulement de l’utilité matérielle que les « utilitaristes » anglais mettront à l’honneur dans l’ordre de l’économie et de la morale, mais d’une utilité intégrale et véritable. La « vertu » véritable exige pour Spinoza que chacun recherche non pas l’utile en général, mais « l’utile propre », à la fois et réellement utile. Il doit ainsi rechercher « sa propre utilité », cela qui l’affirme lui-même et l’accroît dans son être singulier et personnel. Spinoza va plus loin encore : « l’utile propre » est non seulement singulier et unique comme chaque individu, puisqu’il sert un renforcement de sa propre essence dans une autonomie enfin acquise, mais il est encore et surtout « ce qui conduit l’homme à une plus grande perfection ».

Ainsi la « vertu », par la médiation de « l’utile propre » poursuit « la perfection ». Malgré ce vocabulaire (destiné à obtenir l’écoute des lecteurs dans un contexte social religieux et répressif), l’éthique ainsi déployée n’est pas un idéalisme spiritualiste mais un eudémonisme réflexif. Car la perfection n’est pas la réalisation d’un modèle transcendant (comme chez Platon), mais la pleine réalisation effective d’une essence singulière (comme chez Aristote; cf. Éthique à Nicomaque VII, sur le plaisir, et X, sur le bonheur). Ici la perfection de l’individu humain est la réalisation autonome et effective de sa propre essence, c’est-à-dire le déploiement adéquat de son Désir. Libéré de la servitude des passions et des valeurs imaginaires, l’individu peut alors éprouver en permanence cela qui définit le déploiement concret du conatus et qui est la joie (lætitia). La réalisation de l’essence d’un conatus singulier produit et la liberté et la joie puisque l’affirmation autonome d’une puissance d’exister est un accroissement de cette puissance et par conséquent une joie. Que cette autonomie découle de la réflexion et de la connaissance n’empêche pas qu’elle se déploie qualitativement comme joie.

Concrètement, l’utile propre s’exprime à travers les affects actifs qui prennent différentes figures : Amour, générosité, allégresse, concorde, amitié (cf. Éthique, Appendice, qui rassemble tous les éléments de l’éthique concrète). D’une manière générale, valable pour tous les individus, est donc « bon » tout ce qui produit une Joie active, et « mauvais » tout ce qui produit la Tristesse (c’est-à-dire la souffrance), toujours passive. Spinoza s’oppose ici avec force à toutes les morales de l’austérité et de l’ascétisme, et il défend une conception du plein epanouissement de la personnalité et de la jouissance. Comme il le dit dans le Scolie d’Ethique IV, 18, « seule une superstition farouche et triste peut interdire qu’on se réjouisse […]. Aucune divinité, nul autre qu’un envieux ne se réjouit de mon impuissance et de ma peine et nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre peur, et toutes ces manifestations qui sont le signe d’une impuissance de l’âme; bien au contraire, plus grande est la Joie dont nous sommes affectés, plus grande est la perfection à laquelle nous passons, c’est-à-dire plus il est nécessaire que nous participions de la nature divine » (IV, 18, Sc.).

Après avoir critiqué l’illusion métaphysique (qui ne saurait fournir aucun fondement réel à l’action), Spinoza critique donc les morales religieuses qui prônent l’angoisse et la souffrance, la privation et la culpabilité. Il fait l’éloge des biens concrets tels les plaisirs de la table ou de l’art, ou l’agrément de la parure, de la décoration florale et des exercices du corps, pourvu qu’ils soient utilisés d’une façon modérée et ne deviennent pas nuisibles au lieu d’être utiles.

Cette éthique concrète de la jouissance réfléchie (belle expression d’une certaine société hollandaise du XVIIe siècle) n’est pas un utilitarisme matérialiste, puisqu’elle revêt une signification ontologique : par sa jouissance maîtrisée, l’individu devenu sage participe de la perfection et donc de la nature divine. Nous allons revenir dans un instant sur cette dimension ontologique du déploiement du conatus. Auparavant, il convient de remarquer que cette éthique de la jouissance n’est pas non plus un solipsisme ni un anarchisme. Car : « Il n’existe dans la Nature aucune chose singulière qui soit plus utile à l’homme qu’un homme vivant sous la conduite de la Raison » (ibid., IV, 35, Corol. I). Parce que les conflits naissent des seules passions, et parce que seule la Raison fait s’accorder les hommes, le sage est capable de comprendre que sous cette condition, c’est l’autre homme qui est le meilleur auxiliaire de l’homme et son bien le plus précieux. L’amitié est placée par Spinoza au niveau le plus élevé de ce qui pourrait être une hiérarchie des biens. Par ailleurs, les individus qui se réjouissent ainsi réciproquement les uns des autres et de leur concorde, peuvent constituer ensemble un seul tout, un seul individu plus puissant (IV, 18, Sc.), et « ils ne poursuivent rien pour eux-mêmes qu’ils ne le désirent aussi pour les autres hommes » (ibid.).

L’éthique de la jouissance réfléchie s’épanouit donc en une éthique de l’amitié et de la générosité. La liberté d’esprit ouvre l’esprit à l’autre homme et, au-delà de l’éthique concrète de la sociabilité heureuse, elle permet aussi de fonder l’existence de la société civile et de la démocratie : « L’homme qui est conduit par la Raison est plus libre dans la Cité où il vit selon le décret commun, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même » (IV, 72 ; cf. également T.T.P., chap. XVI sur le Pacte social et le gouvernement démocratique, « collegiater »).

Jouissance réfléchie, générosité réciproque, démocratie, constituent donc les éléments fondamentaux de l’éthique concrète. Mais cette ethique comporte une signification et une portée qui intègrent ces éléments dans une perspective plus profonde : l’éthique de la jouissance réfléchie, comme nous le disions plus haut, comporte une signification ontologique d’une singulière originalité.

Nous avons vu que la joie, dans toutes les formes concrètes qu’elle revêt, exprime non seulement un accroissement de la puissance intérieure, mais un accroissement de la perfection. A ce titre, toutes les joies vécues dans l’existence sont en général susceptibles de comporter des degrés. Le Désir peut toujours accroître son indépendance, la connaissance qui en fonde la puissance peut toujours s’enrichir et les affects positifs peuvent toujours s’intensifier. La perfection est donc le plus souvent un mouvement par lequel l’individu devient toujours plus lui-même et peut toujours accroître sa jouissance du monde et de lui-même. Devant tout ce mouvement on parlera de joie, mais seulement de joie.

Il existe pourtant un état ou un moment dans lesquels l’individu se réjouit d’une joie si extrême, essentielle et fondamentale à la fois, qu’elle ne comporte aucun accroissement possible : il s’agit de la béatitude.

C’est alors par la béatitude et en elle que s’at-teint la « perfection même » (Ethique, V, 33, Sc.). La félicité (c’est-à-dire le bonheur par la joie de la réalisation autonome de soi) accède à l’extrême de sa signification : elle devient béatitude, c’est-à-dire accès à la plénitude de l’être. Cette expérience finale de la sagesse, qui est en même temps une expérience et un déploiement nouveau de l’existence, a pu sembler si obscure qu’il est nécessaire de la considérer de près.

Libéré des affects passifs par la connaissance rationnelle (dite du deuxième genre), l’individu épanoui peut poursuivre le mouvement de cette connaissance.

Il met alors en œuvre la connaissance du troisième genre : il s’agit de « la Science intuitive » (II, 40, Sc. II). Celle-ci n’est en rien (comme on l’a cru parfois) une connaissance mystique de la substance qui rappellerait les expériences mystiques d’un Dieu transcendant. Elle est très exactement une intuition intellectuelle : non pas l’intuition de l’Être, mais l’intuition intellectuelle de la relation qui unit toute chose singulière à son attribut infini. Cette « science intuitive » est donc l’expression même de la connaissance spinoziste de la Nature : celle-ci est une, à travers l’infinité de ses aspects (les attributs) et l’infinité des expressions singulières de chacun de ces aspects (les choses singu-lières). Mais Spinoza ne se borne pas, à propos de la béatitude, à reprendre la partie I de l’Ethique : il s’agit maintenant de l’expérience concrète qui résulte de cette connaissance.

En quoi consiste cette expérience concrète et extrême appelée « béatitude », et fruit de la Science intuitive ?

Elle est ce que Spinoza nomme Amour intellectuel de Dieu, et que nous comprenons comme amour philosophique de la Nature, cet Être infini, unique et nécessaire. Cet « amor Dei intellectualis », issu de l’activité autonome de l’esprit, est donc l’adhésion à l’être, et l’adhésion à la joie que cet être produit lorsqu’il est réfléchi et libéré. Cet amour intellectuel est donc en même temps la plus haute satisfaction intérieur : « car la béatitude n’est rien d’autre que la satisfaction de soi elle-même (animi acquiescentia), satisfaction qui naît de la connaissance intuitive de Dieu » (IV, App. IV), et cette satisfaction est « la plus haute qui puisse être donnée » (V, 38, Sc.).

En rendant ainsi possible l’intégration de la connaissance rationnelle des affects à la connaissance intuitive de l’Etre, la connaissance du troisième genre conduit donc l’esprit à la plus haute satisfaction intérieure : mais d’où provient cette satisfaction et cette plénitude ? Quelle est le contenu de cette connaissance de l’Être qui est capable de nous conduire à la béatitude ?

Il s’agit de l’éternité elle-même. La Science intuitive conduit à la béatitude parce que, à travers notre intégration à la totalité de l’être, elle révèle notre propre éternité. Non pas le moins du monde une immortalité personnelle avec maintien de la mémoire et de l’individualité, mais une conscience actuelle de notre propre signification éternelle, c’est-à-dire permanente et indépendante du temps et du corps. Par le même mouvement, la connaissance du troisième genre, alliée à la connaissance rationnelle et discursive du second genre, nous confère l’éternité et la satisfaction intérieure du sage et la jouissance réfléchie de l’individu. Nous ne craignons donc plus la mort (V, 38) puisque l’éternité est la permanence de la meilleure partie de nous-même, et puisque l’existence, le Désir et la jouissance réfléchie sont libérés et réhabilités. « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie » (IV, 67).

La béatitude est donc la satisfaction de soi d’un individu désirant qui, par la connaissance réflexive et intuitive, accède à la fois à l’éternité et à la jouissance, c’est-à-dire à la perfection même.

Celle-ci n’est pas une qualité « morale » mais une plénitude d’être : « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même; et nous n’en éprouvons pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels, c’est au contraire parce que nous en éprouvons la ioie que nous pouvons réprimer ces désirs » (V, 42).

Nous sommes donc bien ici au cœur de cette « joie souveraine et parfaite » que Spinoza se proposait de définir et d’atteindre dès ses premières œuvres. Le mot bonheur peut recevoir ici la plénitude de son sens et il n’est pas étonnant dès lors que la béatitude ait une signification sotériologique. Elle s’identifie en effet non seulement à la joie intérieure extrême et à la liberté, mais encore au salut (V, 36, Sc.). Ce terme, pas plus que les termes « Dieu », « béatitude », « vertu » ou « perfection » ne comporte aucune signification mystique ou religieuse et transcendante, mais revêt au contraire une signification immanente, neuve et intense : le « salut » pour Spinoza n’est d’abord rien d’autre que la béatitude et la liberté elles-mêmes, mais il est en outre l’accès existentiel à l’être même. C’est par là que se conclut l’Ethique : tandis que l’ignorant, ballotté par les causes extérieures, cesse d’être dès qu’il cesse d’être passif, le sage au contraire (c’est-à-dire cet « homme libre » dont parlait déjà Éthique IV) « en tant que tel est à peine ému, il est conscient de soi, de Dieu et des choses par une sorte de nécessité et, ne cessant jamais d’être, il jouit toujours, au contraire, de la vraie satisfaction de l’âme » (V, 42, Sc.).

(Robert Misrahi, « Qu’est-ce que l’éthique? »

L’éthique et l’immanence : la vie sans les dieux ni la mort (Épicure, 341-272 av. J.-C.)

Ce qu’exprime l’éthique d’Aristote est que le bonheur, en sa forme la plus élevée, consiste dans la vie philosophique elle-même, c’est-à-dire dans la constante activité de recherche théorétique, et dans l’acceptation de ceux des plaisirs qui impliquent affirmation et plénitude.

Un regard critique pourrait considérer qu’il y a là un élitisme. Aristote dit lui-même qu’on ne rechercherait pas le bonheur parfait pour un esclave, et que « la foule, qui de toute évidence ne se distingue en rien des esclaves, choisit une existence toute animale » (I, V, 3). Dans ces conditions, seul le philosophe serait en mesure d’exprimer ce qu’il y a de divin en l’homme et d’accéder ainsi à un bonheur parfait.

C’est cet élitisme qui sera contesté par Épicure et ses disciples. En 306, il s’installe à Athènes et y fonde une sorte de maison communautaire dans une grande propriété qui sera le Jardin d’Épicure. C’est là qu’il achève l’élaboration de son œuvre au milieu de l’amitié de ses disciples et de leurs familles.

L’œuvre considérable d’Épicure est perdue pour sa plus grande part. Il s’agissait d’une logique et d’une physique. Seules nous sont parvenues trois lettres dont la « Lettre à Ménécée » sur la morale. C’est dans ce texte court qu’on trouve l’essentiel de la doctrine morale, c’est-à-dire de l’éthique d’Épicure.

Le but de l’éthique consiste toujours, pour Épicure, comme pour ses prédécesseurs, dans la recherche des conditions du bonheur. Mais cette recherche prend désormais son fondement dans la seule expérience du plaisir, et cela à partir du fait que les deux seules affections qui caractérisent l’homme sont la douleur et le plaisir.

Or, à l’opposé d’un élitisme aristocratique ou philosophique, Epicure constate que le plaisir est un bien qui est recherché par tous, la douleur étant fuie par tous. Il convient d’organiser l’existence humaine autour de la recherche du plaisir. Mais celui-ci doit d’abord être reconnu dans sa vérité: il n’est pas un mouvement ou un processus, mais un état; il n’est pas mêlé de douleur, mais homogène et pur. Le plaisir vrai est donc un état, et cet état est pleinement affirmatif et non pas le véhicule d’un manque qui serait une douleur.

À partir de là, Épicure peut montrer qu’une sélection des plaisirs doit être opérée, si l’on veut effectivement parvenir au bonheur. Il distingue alors des plaisirs nécessaires (inévitables), des plaisirs simplement utiles et des plaisirs indifférents (ni nécessaires ni réellement utiles). En retenant seulement les plaisirs nécessaires et en acceptant certains plaisirs utiles et affirmatifs, on pourra accéder au bonheur puisque le plaisir est un bien en lui-même et non pas le signe d’un bien. A ce moment, « les hommes pourront vivre comme des dieux ».

Sans construire une métaphysique, Epicure se situe dans une perspective atomiste (celle de Démocrite) et matérialiste, et peut dès lors affirmer que les dieux ne se préoccupent pas des affaires des hommes. C’est aux hommes, libérés de la peur des dieux, qu’il appartient de mener ici-bas une vie divine.

Une telle vie, faite de liberté d’esprit et de plaisirs sélectionnés, suppose que l’homme soit également libéré de la peur de la mort. Épicure est l’un des premiers penseurs à construire une éthique du bonheur qui implique un combat clair contre l’angoisse de mort. Pour lui, ni la pensée de la mort ni la mort ne devraient concerner l’individu éclairé puisque, s’il y pense, c’est « qu’elle n’est pas là », et si « elle est là », il n’a pas à y penser puisqu’il est mort et que c’est lui « qui n’est pas là ».

Libéré de cette angoisse de mort, l’individu peut alors rechercher une espèce d’immortalité au sein même de la vie, entre la naissance et la mort. Elle sera accessible à tous et non pas seulement à une élite, parce que tous peuvent rechercher des plaisirs qui ne soient que plénitude et nécessité.

Cette vie humaine ressemblera donc à celle des dieux par les sentiments des plaisir les plus connus, mais aussi par les plaisirs plus forts de l’amitié. Épicure se fait le défenseur fidèle et enthousiaste de l’amitié, et celle-ci apparaît bien dans son œuvre comme une valeur fondamentale. Et parce que l’expérience qu’il en a se déploie au sein d’une communauté de philosophes, on peut dire que les valeurs fondamentales qui constituent le bonheur épicurien sont la philosophie, l’amitié et le plaisir mesuré qui n’asservit ni ne tourmente.

Le ton nouveau de cette éthique du bonheur est l’insistance critique sur l’immanence : c’est au sein de ce monde-ci, et à l’intérieur d’une vie d’homme, que peut s’atteindre un bonheur réel et que la vie peut mériter d’être vécue. Les ambitions métaphysiques des générations précédentes se sont évanouies, en même temps que mourrait Alexandre et que s’effondrait son empire. Non seulement les Grecs devaient se retourner sur eux-mêmes mais, au sein de la Cité, les individus eux-mêmes devaient se détourner de la politique s’ils voulaient accéder à ce nouveau bonheur de l’immanence.

(Robert Misrahi , « Qu’est-ce que l’éthique »)

Le Souverain bien et l’éthique : la perfection, l’activité et le bonheur (Aristote, 305-322 av. J.-C.)

Cette clarté du lien entre philosophie et éthique apparaît pleinement dans l’œuvre d’Aristote. Certes, Aristote présente une critique rigoureuse de la doctrine platonicienne des Idées. S’il faut, selon Platon, pour percevoir et connaître un objet, une idée, les rapporter à leur Modèle transcendant, il faudra, dit Aristote, pour percevoir ce Modèle le rapporter à un Modèle antérieur et plus transcendant : mais l’on sera pris dans une régression à l’infini, et la transcendance de l’intelligible n’éclaire pas vraiment le monde sensible et immanent. Au terme de cette critique (dite du troisième homme), Aristote s’efforce de montrer que la connaissance procède par concepts construits par l’intelligence humaine elle-même. C’est ce qu’il établit notamment dans une vaste réflexion sur la logique et les structures formelles du discours (dans l’Organon). De cette réserve à l’égard de la transcendance platonicienne, résultera une œuvre immense tournée aussi bien vers la connaissance du monde physique et animal, que vers la connaissance de l’âme humaine, de l’Être en tant qu’être (dans la Métaphysique) et des exigences de l’éthique et de la politique.

Il peut alors sembler que la philosophie soit le déploiement d’une immense connaissance systématique du monde, de l’homme et de l’Ètre absolu, et que l’éthique n’en soit qu’une infime partie. Mais c’est là une image trompeuse, une illusion perspectiviste due à l’ampleur quantitative du discours aristotélicien concernant chaque élément de la réalité. Au contraire, si l’on considère de près l’œuvre intitulée Éthique à (ou de) Nicomaque, c’est-à-dire l’éthique proposée à ou éditée par Nicomaque (qui est le fils d’Aristote), on peut apercevoir une autre mise en place des idées. Tout se passe comme si l’éthique était la réflexion ultime sur le sens et la destination de l’existence humaine, et que l’œuvre de pure connaissance n’était que la préparation ou le moyen de cette réflexion sur l’action. L’Éthique à Nicomaque intègre et suppose connues toutes les analyses de l’âme, de la raison, de la vie et de l’Être qu’Aristote a développées ailleurs. De plus, c’est seulement dans la perspective éthique, qui est celle de l’interrogation sur la meilleure forme de la vie et de l’action humaines, que ces connaissances rationnelles trouvent leur place et leur sens.

C’est le texte même de l’Éthique à Nicomaque qui nous convainc de la signification de l’éthique comme but et achèvement de la philosophie. Pour Aristote, en effet, « le bonheur est la fin des actions humaines » (X, VI) et tout l’ouvrage est une réflexion sur la vertu et le bonheur, passant par une étude du plaisir, de l’amitié, de l’action politique et de la contemplation théorique et métaphysique. C’est donc à une description de l’action la meilleure qu’est finalement destine tout le système de la connaissance philosophique. Même lorsque cette connaissance est une contemplation métaphysique de l’Etre en tant qu’être, elle s’intègre à l’éthique comme moyen ultime de la réalisation du bonheur. La philosophie produit le bonheur le plus précieux et le plus élevé, mais cette idée est le contenu même de l’éthique. Le bonheur est le but poursuivi par l’éthique, la philosophie elle-même permettant l’accès final et parfait au bonheur même. A la limite, il n’y a plus de différence notable entre l’éthique et la philosophie : celle-ci, pour Aristote, doit être pratique et concrète, c’est-à-dire permettre la meilleure des vies, qui est le bonheur même. Or l’éthique est précisément cette réflexion sur le bonheur, ses contenus et les voies qui y conduisent. Disons que la philosophie, comme connaissance systématique du monde, est le moyen d’accéder aux buts ultimes de l’existence humaine, ces buts et ces moyens étant définis par une philosophie de l’action. Cette philosophie de l’action est l’éthique elle-même; et l’éthique véritable est exclusivement une éthique du bonheur, un eudémonisme.

Quel est, maintenant, le contenu de cette éthique du bonheur comme expression et couronnement de la philosophie ?

Selon la tradition, Aristote assigne d’abord à sa recherche la définition du « souverain bien de notre activité » (ibid., I, IV, 1). Mais, fidèle à sa propre inspiration réaliste et à sa critique des Idées transcendantes, il montre que « le bien ne saurait être quelque caractère commun, général et unique » (I, VI, 3). D’abord, il serait alors abstrait et vide. Ensuite « si l’on affirme du bien qu’il est commun à tout, ou qu’il existe séparé et subsistant par lui-même, il est évident qu’il serait irréalisable pour l’homme et impossible à acquérir. En fait c’est juste le contraire que nous recherchons ici » (I, VI, 13).

Il s’agit donc pour Aristote de définir un souverain bien humain, un souverain bien que l’homme puisse acquérir. Mais il doit s’agir d’un bien qui soit effectivement souverain, c’est-à-dire suprême, et non pas simplement d’un bien quelconque, poursuivi parce qu’accessible. Or ce qui caractérise « le bien parfait, est ce [fait qu’il] doit toujours être possédé pour soi et non pour une autre raison » (I, VII, 4). Un bien est supérieur à un autre s’il est plus recherché pour lui-même que pour atteindre un autre but. Et le bien suprême est celui qui est recherché exclusivement pour lui-même et non une fin extérieure. « Ce paraît être, au premier chef, le bonheur » (I, VII, 7).

Ainsi, le souverain bien étant le bien suprême parce qu’il est une fin en soi et non le moyen d’une autre fin, ce souverain bien ne saurait être que le bonheur.

La doctrine est considérable, dans sa force et sa simplicité. Le souverain bien est certes l’objet traditionnel de la recherche philosophique et éthique, mais il ne présuppose désormais aucune démarche mystique ou métaphysique qui conduirait l’âme humaine vers une transcendance intelligible.

Ce ne sont là, pour Aristote, que des abstractions qui unissent le vide des notions à l’irréalisme de la pratique. Aristote souhaite définir un souverain bien qui soit à la fois pensable par la raison, et réalisable dans la vie. Cette exigence (que nous appellerions volontiers humaniste) n’atténue en rien l’exigence éthique : tout en le voulant réalisable et concret, Aristote souhaite que le Bien poursuivi soit effectivement suprême et souverain. Ce bien doit donc être parfait. Mais la perfection du Bien, son statut de Bien suprême, sa prégnance et son privilège par rapport à tout autre bien ne résultent plus, comme chez Platon, d’une structure éternelle et intelligible, ni d’une situation de transcendance par rapport à un monde sensible et déchu. La perfection du Bien, et l’essence de son caractère suprême, vont consister, pour Aristote, en une réalité à la fois concrète et neuve, générale et singulière : il s’agit de l’autonomie.

Le souverain bien est en effet le but qui, recherché comme un bien, n’est pas recherché pour atteindre un autre but, un autre bien, mais seulement (et enfin) pour lui-même. L’individu qui recherche le souverain bien est lui-même autonome et libre s’il poursuit un bien qui se suffise à lui-même et qui soit autonome. Or, et c’est ici l’affirmation centrale et la nouveauté radicale de cette éthique philosophique, seul le bonheur est une fin qui ne renvoie qu’à elle-même et qui ne se constitue pas comme le moyen d’une autre fin.

En effet, Aristote a raison de poser en principe « que ce qui se suffit à soi-même est ce qui, par soi seul, rend la vie souhaitable et complète » (I, VII, 7). Or c’est là le bonheur lui-même, dans sa définition la plus concrète et la plus générale. Aristote ajoute cependant un caractère qui complète le précédent : c’est le fait « d’être souhaité de préférence à tout, et sans que d’autres éléments viennent s’y ajouter » (I, VII, 8).

Le propos d’Aristote est donc clair : montrer que le souverain bien comme réalité humaine et concrète ne saurait être qu’une fin accessible et parfaite cependant, et démontrer qu’une telle fin parfaite ne saurait être que le bonheur lui-même, puisque seul le bonheur est désirable pour lui-même, et que seul le bonheur est préféré à tout autre fin. Désirabilité, autonomie et préférabilité absolues sont les caractères concrets d’une perfection humaine et réalisable.

Cependant, « tout en convenant que le bonheur est le souverain bien », on désirera sans doute « quelques précisions supplémentaires » (I, VII, 9). Simplement désireux d’apporter ces précisions, Aristote va en fait souligner cette conception de la philosophie comme éthique, conception que nous voyons se former dans l’Antiquité. En effet, pour mieux définir le bon-heur, il s’interroge sur ce qu’est « l’acte propre de l’homme » (I, VII, 10). Or c’est là, semble-t-il, la question philosophique par excellence (aussi bien pour Aristote que pour ses successeurs) : la question sur l’essence et la nature de l’homme est plus précisément la question sur l’essence de l’acte qui le constitue précisément comme homme et non comme chose ou animal. L’homme comme tel est d’abord un certain acte, mais cet acte est une certaine forme d’activité. L’interrogation philosophique (qu’est-ce que l’homme ?) conduit nécessairement à l’interrogation éthique (qu’est-ce que l’activité proprement humaine qui pourrait constituer une fin en sol, une fin autonome ?). La question « qu’est-ce que l’homme ? » conduit donc à la question « qu’est-ce que l’acte propre et autonome qui définit l’homme, qu’est-ce que le bonheur ? En se déployant, la philosophie se découvre et se réalise comme étant l’éthique elle-même. Et la philosophie, c’est-à-dire l’éthique, est en son fond une doctrine du bonheur.

Poursuivons l’analyse de cet acte spécifique de l’humanité, acte par lequel se définira le bonheur. Il s’agira d’une « vie active propre à l’être doué de raison », et cette « activité épanouie » qui seule sera sa propre fin en même temps que la marque même de l’humain, sera « l’activité de l’âme, en accord complet ou partiel avec la raison » (I, VII, 14). Finalement, on aperçoit que cette activité qui exprime au mieux l’essence de l’homme est la vertu elle-même : « le bien propre à l’homme est l’activité de l’âme en conformité avec la vertu » (I, VII, 15). Cette activité essentielle est en même temps le bonheur, puisqu’elle est parfaite, c’est-à-dire complète et satisfaite par elle-même, à la condition toutefois qu’elle occupe la vie entière. « Car une hirondelle ne fait pas le printemps, non plus qu’une seule journée de soleil; de même ce n’est ni un seul jour, ni un court intervalle de temps qui font la félicité et le bonheur » (I, VII, 16).

Il y a donc chez Aristote une identification entre tous ces termes : bien préférable en soi (par lui-même), essence de l’homme (acte propre), bonheur (désirable ultime et préférable) et enfin vertu (activité raisonnable). Humanité par excellence, bonheur et vertu sont réciproquement liés et interchangeables. Si donc on veut comprendre pleinement la conception du bonheur chez Aristote, on doit préciser les contenus et la signification de la vertu. Celle-ci n’est nullement austère et ascétique comme elle le deviendra chez les stoïciens, ni simplement hédoniste comme elle le deviendra chez les épicuriens. Au contraire, la vertu aristotélicienne implique tout à la fois la prudence de la raison avec sa recherche du juste milieu, et la plénitude du plaisir avec sa perfection.

Examinons mieux ce dernier point. Comment et pourquoi une éthique du bonheur qui en appelle à l’activité vertueuse peut-elle en même temps préconiser la poursuite du plaisir ? En quoi l’eudémonisme aristotélicien n’est-il pas un simple hédonisme de la volupté, tout en intégrant le plaisir comme un élément valable du souverain bien ?

La culture grecque était sans rapport direct ni perceptible avec le judaïsme religieux (qui ne fut pour elle que la religion d’une province de l’Empire d’Alexandre, puis des Séleucides), sans rapport de filiation avec le christianisme qui était postérieur évidemment aux siècles qui virent la naissance et l’épanouissement de la civilisation grecque. C’est cette extériorité de l’hellénisme au judaïsme et au christianisme qui lui permet d’échapper au préjugé spiritualiste : le plaisir et la chair ne sont pas des péchés pour la pensée grecque.

Le problème du rapport entre le sage, poursuivant le bonheur, et le plaisir, effectivement poursuivi par le plus grand nombre, pouvait donc être posé en termes clairs, libérés de toute hypothèque.

Déjà chez Platon la question du plaisir était posée puisque le Philebe définissait la vie sage comme une vie mixte comportant intelligence et plaisirs, pourvu que ceux-ci ne soient pas issus d’un manque et soient donc d’origine spirituelle.

Mais c’est avec Aristote que l’éthique consacre au plaisir une place et une dignité considérables, aussi bien dans la méditation éthique que dans la pratique de la vie. Pour Aristote, le plaisir est un bien puisqu’il est toujours recherché pour lui-même et qu’on « admet que le bien est quelque chose d’achevé » (X, III, 4). Il reste qu’il convient de nuancer les affirmations d’Eudoxe (disciple dissident de Platon et fondateur de l’hédonisme) selon lesquelles tous les plaisirs sont bons, et il y a lieu de rechercher quels sont les plaisirs dignes d’être poursuivis dans une éthique du bonheur. Cette discussion sera reprise par Épicure dans sa classification des plaisirs en nécessaires, utiles et indifférents.

Mais cette distinction ne saurait avoir de sens qu’à partir d’une connaissance du plaisir en tant que tel. Aristote ne se borne pas à évoquer le plaisir, à le préconiser ou à le sélectionner, il en propose d’abord une description interne et rigoureuse.

Pour mettre en évidence la nature et le caractère du plaisir, Aristote prend un exemple, « l’acte de la vue ». C’est un acte « complet à chaque moment de sa durée, car il ne lui manque aucun élément qui, venant le compléter, parachèverait son caractère spécifique » (X, IV, I). Il en va de même pour le plaisir : il forme un tout, et il est ce tout durant sa durée entière. Le plaisir, en son essence, ne résulte pas d’un manque, il comporte en lui-même sa propre plénitude. Pour Aristote, le plaisir n’est certainement pas un mouvement ou un devenir, comme on le dit souvent, mais une plénitude et une actualité. Il nomme perfection cette réalité du plaisir. Plus précisément, tout sens est un acte et le déploiement d’une activité. Le plaisir est le couronnement de l’acte parfait, l’expression même de la perfection de l’acte : or, « l’activité la meilleure … est celle du sens le mieux disposé, eu égard au meilleur des objets susceptibles de l’affecter. Cette activité sera la meilleure et la plus agréable » (X, IV, 5). Ainsi le plaisir est à la fois le couronnement et l’expression de l’activité parfaite (la meilleure qui soit pour chacun des sens), et un sentiment lui-même parachevé de plénitude et de complétude. « Le plaisir parachève l’activité qui se déploie […] à la manière d’un ornement qui s’ajouterait de surcroît, comme la beauté pour ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse » (X, IV, 8). La seule condition à ce déploiement agréable c’est que « agent » et « patient » se trouvent dans les mêmes conditions et entretiennent entre eux les mêmes rapports. Il existe également une réciprocité entre les activités et leurs plaisirs respectifs. Le plaisir accroît l’activité, et le perfectionnement de celle-ci accroît le plaisir correspondant.

Aristote insiste aussi sur la spécificité et l’originalité de chaque forme de plaisir, eu égard au sens concerné et aussi, pour l’espèce humaine, à l’individu concerné.

Disposant d’une analyse du plaisir, il est possible, après avoir montré qu’il est par lui-même plénitude et achèvement, de s’interroger sur le choix des plaisirs dignes de s’intégrer au bonheur. Spécifiques, ils n’ont pas tous la même perfection, la même richesse, la même positivité. Mais pour opérer ce choix il convient de pousser plus loin l’analyse du bonheur lui-même.

On se souvient que le bonheur est le bien souverain, suprême, préférable à tout autre bien parce qu’il est poursuivi pour lui-même et non en vue d’une autre fin. Ce privilège lui vient du fait qu’« il n’a besoin de rien pour être complet et [qu’] il se suffit entièrement à lui-même » (X, VI, 2). Il convient donc de trouver l’activité qui, par elle-même, pourrait être complète et suffisante, pour qu’elle soit précisément celle qui constitue le bonheur. Cette activité est celle qui est conforme à la raison et à la vertu, et c’est elle qui procurera à la fois plaisir et bonheur.

Et la plus parfaite des activités heureuses sera celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite et la plus expressive de ce qu’il y a de meilleur en l’homme. Le bonheur proviendra donc de l’activité qui exprime l’acte de l’homme par excellence, acte qui le distingue de toute autre espèce vivante : cet acte est la contemplation. Le bonheur implique la contemplation, en tant qu’elle est l’acte de connaissance théorétique qui ne manque de rien pour être parfait et complet, en même temps qu’il exprime l’essence de l’homme et la meilleure part de lui-même. Le bonheur parfait découle de l’activité de la meilleure part de nous-même ou de ce qu’il y a pour ainsi dire de divin en l’homme (X, VII, I).

Ce bonheur, cette vie heureuse et quasi divine par la contemplation, c’est-à-dire la connaissance totalisatrice, n’est pas une simple activité intellectuelle, abstraite et froide. Elle est au contraire agréable et constitue par elle-même un plaisir ou, comme nous dirions aujourd’hui, une jouissance.

De plus, en ce qui concerne les autres plaisirs, extérieurs au pur plaisir de connaître, nous disposons maintenant d’un critère de sélection pour les admettre dans la constitution de la vie heureuse : ils doivent être parfaits et achevés, comme doit l’être le bonheur lui-même. Si l’on songe aux biens extérieurs qui sont nécessaires, ou si l’on se réfère aux loisirs et au repos, on apercevra que la sagesse eudémoniste n’exclut pas les plaisirs, mais les accepte et les intègre à sa propre activité essentielle. Ainsi, certains plaisirs choisis, ceux qui sont conformes aux vertus morales cardinales telles que la justice, le courage ou la tempérance, peuvent à bon droit être considérés comme des biens. C’est qu’ils couronnent une activité parfaite et bien adaptée à son objet. Parfaits eux-mêmes, ces plaisirs sont alors dignes de s’intégrer dans une vie heureuse.

Mais il est clair en même temps que, pour Aristote, les plaisirs ne sauraient à eux seuls constituer le bonheur, fussent-ils purs et positifs. Le bonheur ne saurait exister que si, outre les plaisirs de l’art ou de l’amitié par exemple, l’individu accède au plaisir de la contemplation. Là seulement réside la vie pleinement heureuse, c’est-à-dire la sagesse elle-même. En effet, l’existence contemplative (en quoi consiste la sagesse, supérieure à toutes les vertus morales) « est la seule qu’on puisse aimer pour elle-même » (X, VII, 5). Elle seule constitue donc « le bonheur parfait ». Et il semble bien que « la sagesse [….] comporte des plaisirs merveilleux autant par leur pureté que par leur solidité et il est de toute évidence que la vie pour ceux qui savent se révèle plus agréable que pour ceux qui cherchent encore à savoir » (X, VII, 5).

L’existence heureuse, c’est-à-dire la sagesse, est non seulement « agréable » et se donne comme une jouissance, elle est en outre indépendante. Certes, dit Aristote, le sage se consacrerait mieux à son activité « s’il associait d’autres personnes à sa contemplation » (X, VII, 4). Il reste qu’il est à un suprême degré « l’homme qui ne relève que de lui-même ».

C’est par l’activité de l’esprit que le sage accède à cette indépendance et à cette liberté, et seule cette activité, qu’elle soit ou non accompagnée par d’autres biens et d’autres plaisirs, peut conduire le sage au « comble du bonheur ». Et si cette existence contemplative se prolonge tout au long de la vie, alors on pourra parler de bonheur parfait.

À ce moment « l’homme ne vit plus en tant qu’homme, mais en tant qu’il possède quelque caractère divin » (X, VII, 8). On le voit, Aristote s’oppose aux réalistes et aux hédonistes qui voudraient que l’homme ne se préoccupe que des choses humaines et matérielles. Il n’hésite pas à évoquer une part qui, en l’homme serait divine, et à préconiser un effort pour « nous rendre immortels et pour vivre conformément à la partie la plus excellente de nous-mêmes ». La raison de cette discrète référence à une sorte de transcendance de l’esprit tient au fait que, pour Aristote, c’est en agissant selon la meilleure part de nous-même, la plus élevée, que nous agirons selon notre véritable essence et en toute indépendance: « il serait absurde de régler notre choix non sur notre propre vie, mais sur celle d’un autre » (X, VII, 9).

Pourtant, malgré l’hommage rendu aux sages qui règlent leur vie sur la connaissance des choses mortelles et immortelles, Aristote marque bien sa préférence pour les choses qui concernent l’homme en tant que tel : quasi divin par son activité contemplative, il n’en reste pas moins homme et « l’esprit constitue essentiellement l’homme ». De plus, ce qui est atteint par l’activité de l’esprit n’est pas une sortie et une ascension hors de la condition humaine, mais une vie humaine : l’éthique consiste non pas à chercher des voies pour sortir de la condition, mais à reconnaître les voies qui permettent de vivre une vie humaine qui soit « parfaitement heureuse ».

Et lorsque Aristote décrit « les Dieux » comme étrangers à toute activité et à toute vertu, faisant ainsi la critique de la mythologie populaire, lorsqu’il définit ces Dieux comme étant par excellence doués d’une activité contemplative, c’est encore dans la perspective d’une sorte d’humanisme qu’il se situe, puisque sa réflexion sur les Dieux se conclut par une évocation du bonheur de l’homme lui-même : « l’existence de l’homme ne connaît ce bonheur que dans la mesure où elle présente quelque ressemblance avec une activité de ce genre » (X, VIII, 8).

Si l’activité de Dieu, « qui l’emporte par sa félicité » ne peut être que contemplative, c’est que la contemplation est devenue pour Aristote le modèle et la référence ultime de cela qui, par son autonomie et son indépendance, mérite d’être appelé un bien. Or la contemplation est l’acte propre de l’esprit humain. On peut donc dire que, pour Aristote, l’acte divin est la référence absolue pour la compréhension de la vie heureuse, mais l’on peut dire inversement que le plaisir, ainsi que la plénitude, de l’activité contemplative, en l’homme sage, est le véritable modèle qui permet de comprendre la vie divine. Aristote se situe en fait au-delà d’une quelconque tension entre le divin et l’humain, puisque ce qui lui importe au premier chef dans la constitution de la philosophie comme éthique est la détermination des moyens que possède l’homme pour accéder à sa propre essence, c’est-à-dire à une vie parfaitement heureuse.

Si la contemplation (ou philosophie) est pour le sage à la fois le but et le moyen de la vie heureuse, et si elle vaut par son achèvement et son autonomie, il existe en outre des moyens de second niveau qui permettent d’accéder au bonheur. Ces moyens ou ses médiations ne se substituent pas à la contemplation mais en facilitent l’accès.

Il s’agit d’abord de l’éducation : elle est la préparation à la vie heureuse. Cependant, en raison même de son importance, elle ne saurait être confiée à tout un chacun mais seulement au législateur qui définira par de bonnes lois la meilleure éducation pouvant conduire à la sagesse.

Ainsi, l’action politique est un moyen d’un bonheur parfait; mais en même temps elle est un plaisir par elle-même puisqu’elle est le déploiement d’une activité, et cela au sein et pour le bien de la Cité. C’est dans son ouvrage, la Politique, qu’Aristote traite plus particulièrement de l’agencement de la cité, mais l’on peut déjà considérer que l’action et la réflexion politiques constituent pour Aristote des éléments importants de l’activité du sage dans l’instauration de sa propre vie comme existence heureuse.

(Robert Misrahi, « Qu’est-ce que l’éthique »)

Schopenhauer (1788-1860)

1. Le redoublement du dualisme et l’individuation illusoire

C’est également dans la filiation de Kant que se situe Schopenhauer, bien qu’il développe l’une des critiques les plus radicales de la philosophie kantienne. S’inspirant à la fois de Kant et de l’hindouisme (que les Allemands commençaient à connaître au début du XIXe siècle), Schopenhauer oppose deux Mondes : notre monde empirique, qui est phénomène, apparence et, plus encore, illusion, et le monde en soi qui est l’Absolu. Mais si le monde illusoire est semblable à la Maya des Hindous, le monde Absolu est simplement (comme chez ces Hindous) l’autre côté de l’illusion. Le dualisme phénoménal qui oppose monde illusoire et monde vrai recouvre un monisme ontologique qui n’est pas sans faire songer à la Substance unique et totale chez Spinoza.

Mais, à la différence du spinozisme, la doctrine de Schopenhauer va exacerber un dualisme de fait pour ce qui concerne les événements de notre monde et surtout la nature de l’individu.

Dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1818), Schopenhauer expose en effet une conception dualiste de l’individu : il est, d’une part, « volonté », c’est-à-dire désir et donc affectivité, passions, inclinations et, d’autre part, « intelligence », c’est-à-dire entendement, raison, réflexion. Volonté et intelligence s’opposent comme le désir et la connaissance : leur essence respective est différente car leur statut ontologique, selon Schopenhauer, est différent. Précisons ce point avant de revenir sur la nature du moi.

Pour Schopenhauer, « l’intelligence » est simplement destinée à fournir des fins et des moyens au désir, c’est-à-dire à la « volonté ». Mais cette intelligence procède à la manière kantienne : elle construit le monde apparent en utilisant une seule catégorie, la causalité, et en distinguant des objets séparés. La faculté de connaître est donc en l’homme au service du désir et, pour accomplir sa tâche, elle constitue le monde illusoire de l’apparence. Ainsi, l’intelligence est à la fois une puissance simplement utilitaire, et une puissance simplement représentative : empiriste et phenoménale.

Il en va tout autrement pour la volonté : le désir en l’homme est à la fois son corps et son moi psychologique et, à ce titre, il est l’individuation de l’Absolu. Pour Schopenhauer, en effet, si l’intelligence n’exprime que les conditions de l’action humaine (c’est-à-dire l’illusion et la causalité), le désir, en l’homme, exprime l’Absolu lui-même. Plus précisément, le désir est en l’homme un vouloir-vivre qui exprime et réalise en un corps singulier le vouloir-vivre ontologique. En son fond absolu et ontologiquement vrai, le réel est un vouloir infini et un qui enveloppe ou plutôt anime et constitue toutes les réalités singulières et finies. Derrière l’apparence, c’est-à-dire la multiplicité des corps et des objets découpés par l’intelligence humaine, se trouve donc la réalité absolue : cette réalité est une et totalisante, et elle est constituée par le Vouloir.

Le fond ou l’essence de tout être est donc un même Vouloir. Celui-ci n’est pas une volonté éclairée ou intelligente, puisque l’intelligence n’est qu’humaine; il est un Vouloir-vivre : une pulsion aveugle et nécessaire à vivre et à se reproduire indéfiniment comme vie. Nous pourrions dire que, pour Schopenhauer, le désir est l’essence de toute chose (inanimée et animée, végétale, animale et humaine) si nous précisions que, pour lui, le désir est aveugle et nécessaire.

Le Vouloir-vivre est donc une force insurmontable et incoercible, et cette force est sans but, ni finalité, ni signification. En ce sens, le Vouloir est nécessaire, aveugle et, par conséquent, absurde.

C’est de là que découle le pessimisme de Schopenhauer, ou c’est ainsi qu’il le justifie. Car cette nature cosmique du Vouloir-vivre se répercute dans l’individu humain. C’est parce que l’individu humain, par son corps, n’est que « l’objectité de la Volonté », c’est-à-dire l’objectivation et l’individuation, la délimitation du Vouloir-vivre ontologique, que cet individu est conduit par le désir. Mais, comme le Vouloir-vivre, le désir individuel est nécessaire, aveugle et absurde.

C’est donc de ce désir que à la manière bouddhiste) découle pour l’homme tout son malheur.

En effet, le moi n’est pour Schopenhauer qu’une affectivité égoïste et assoiffée de plaisirs et de jouissances. Or, dès que la jouissance est atteinte (notamment dans ce but ultime et ignoré des individus qu’est la reproduction vitale de l’espèce), le désir s’éteint : alors survient la satiété. Cependant, pour Schopenhauer, la satiété n’est pas le désir comblé, mais simplement « l’ennui » qui provient de la fin du désir lorsqu’il a atteint son but. De plus, cet ennui succède à la souffrance et précède une souffrance future. En effet, le désir est caractérisé ici comme « manque » : il est la souffrance du manque qui tente de se supprimer comme souffrance en comblant ce manque. Mais la jouissance à laquelle accède l’individu est éphémère et fragile : elle est vite remplacée par l’ennui.

Ainsi, l’homme est-il, par son désir qui n’est qu’un aveugle Vouloir-vivre, constamment ballotté entre la souffrance et l’ennui. La vie sociale exprime bien, selon Schopenhauer, cette condition tragique : souffrance, dans la semaine de travail, ennui, dans l’oisiveté du dimanche et peur de la mort tout au long de la vie.

Dans ces conditions, par cette condition humaine, le bonheur devient évidemment, pour Schopenhauer, un bien illusoire. Il ne saurait consister qu’en une « cessation de la souffrance ». La question morale se pose donc pour le philosophe en ces termes : comment échapper à cette sorte de condamnation à souffrir qu’est la vie humaine ? L’essence de l’homme étant un désir aveugle et insatiable, la solution ne résiderait-elle pas dans le suicide ?

Schopenhauer écarte cette hypothèse en affirmant que la solution serait illusoire puisque le Vouloir-vivre ontologique, lui, est éternel et permanent. Il propose plutôt une « sagesse ». Pour l’auteur, cette sagesse consiste en une « contemplation », c’est-à-dire en une connaissance philosophique purement intellectuelle qui, en prenant conscience de la vérité simplement phénoménale du monde et du désir, serait en mesure de renoncer aux passions produites par le désir et au désir lui-même. Philosophie, mais également mystique, art et spiritualité sont ainsi, pour Schopenhauer, des « calmants de la volonté ». Par ces « calmants », renforcés par la chasteté, le sage peut ainsi à la fois participer à l’extinction de l’espèce humaine, tout en travaillant à l’extinction de son propre désir, c’est-à-dire au nirvana préconisé par les Hindous. Il y a là une véritable libération, et l’instrument de cette libération est l’intelligence qui seule peut se distancier des buts du désir, les connaître et les neutraliser.

2. Critique de la théorie de la souffrance et du desir

Cette sagesse contemplative est fort séduisante, mais il est à craindre qu’elle ne puisse être mise en œuvre dans le système qui est pourtant censé y conduire. Les contradictions de ce système sont si graves et si nombreuses qu’elles interdisent de combattre le pessimisme qu’il implique, et même de comprendre celui-ci.

La première difficulté est d’ordre ontologique et concerne l’affirmation d’un monde absolu derrière le monde apparent de la Maya. La seconde difficulté concerne la théorie du désir et de la souffrance.

Sur le premier point, on peut remarquer que Schopenhauer tombe sous le coup de la critique qu’il adresse lui-même à Kant : comment peut-on être assuré de l’existence d’un monde absolu et vrai derrière le phénomène si la faculté de connaître, c’est-à-dire ici « l’intelligence », ne permet d’accéder qu’à des phénomènes ?

Comment peut-on dépasser la catégorie trompeuse de la causalité et le concept illusoire d’individu si le seul instrument de connaissance est l’intelligence qui pose précisément ces illusions?

Autrement dit, le système de Schopenhauer interdit la connaissance de cet absolu qu’est le Vouloir-vivre, c’est-à-dire la connaissance de cette unité vitale qui est censée englober tous les êtres faussement distingués et opposés.

Le Vouloir-vivre, insatiable et aveugle, est donc l’obiet d’une simple affirmation dogmatique.

C’est la seconde difficulté que nous évoquions.

Ce dogmatisme va compromettre toute la conception du moi et toute la morale que Scho-penhauer prétend déduire de cette doctrine de la Volonté.

Si le moi n’est désir que parce qu’il exprime le Vouloir-vivre cosmologique, ou parce qu’il en est une partie, comment ce moi peut-il être orienté par l’intelligence ? comment peut-il comprendre les fins que celle-ci lui propose, dès lors qu’il n’est rien d’autre (comme le Vouloir-vivre) qu’une pulsion vitale et aveugle poursuivant seulement sa propre reproduction ?

C’est dire que la difficulté du dualisme ontologique se retrouve ici; elle est reconduite à l’intérieur du moi qu’on a divisé en deux parties distinctes : le désir pulsionnel ne peut avoir de relation avec l’intelligence vide et formelle.

Cette difficulté, cette opposition de la « volonté » et de la « représentation » s’aggravent lorsqu’on se réfère à la fin fixée par la sagesse et qui consiste, selon Schopenhauer, en une extinction du désir qui devrait résulter d’une activité contemplative de l’esprit. En effet, il est impossible de comprendre comment le désir (toujours simplement vital et poursuivant exclusivement sa propre jouissance égoïste) pourrait consentir à s’éteindre. Il n’a pas la possibilité de comprendre ce but, formulable seulement par la réflexion et l’intelligence; mais il n’a pas non plus la possibilité de s’y conformer, c’est-à-dire de renoncer à sa propre essence ou au moins de la modifier. En effet, le désir ne peut être pensé que sous la loi de la causalité phénoménale et, en outre, il ne peut être distingué du Vouloir-vivre cosmique dont Schopenhauer nous a affirmé qu’il est à la fois aveugle et nécessaire. Dans ce système, le désir humain, expression du Vouloir-vivre, ne peut donc ni se libérer de la nécessité aveugle qui le rend insatiable, ni même simplement comprendre ce que pourrait signifier un corps individuel sans désir. En clair, le système même de Schopenhauer rend impossible la liberté que réclame Schopenhauer, et dont il charge l’intelligence de la construire par la « contemplation ».

À cette impossibilité de droit, Schopenhauer va répondre par une affirmation de fait : il proclame l’existence de la liberté de l’individu sur un plan « intelligible » (comme l’avait déjà fait Kant).

Mais cette affirmation ne fait qu’aggraver la scission dualiste du moi : elle redouble l’opposition désir-intelligence par une nouvelle opposition, celle de deux « caractères ». Schopenhauer, en effet, ne craint pas d’affirmer que le moi, dans son action, déploie un « caractère » et que ce caractère comporte deux aspects. Comme développement psychologique de la causalité, il est notre « caractère empirique ». À ce titre, il est déterminé, c’est-à-dire rigoureusement nécessaire et prévisible, soumis aux désirs et aux pulsions. Mais il comporte un second aspect : dans l’absolu intemporel, nous aurions choisi notre caractère. Celui-ci, comme « caractère intelligible », est totalement libre. Nous ne pouvons changer notre comportement empirique, bien qu’il soit le fruit d’un libre choix qui nous rend responsable. C’est à ce titre que l’intelligence pourrait agir et, en combattant le caractère insatiable du désir, travailler à « calmer la volonté » et à éteindre la souffrance avec le désir.

Mais ces affirmations sont contradictoires sur un plan rationnel. Elles ne semblent avoir un sens que dans la perspective dualiste qui oppose noumène et phénomène. Mais cette perspective est elle-même dogmatique puisqu’elle s’oppose à la cohérence de la théorie : celle-ci ne peut affirmer à la fois la nécessité et la liberté du caractère que parce qu’elle affirme contradictoirement que l’intelligence crée l’illusion et connaît l’absolu. Seules ces contradictions permettent d’affirmer simultanément l’ultime paradoxe : le désir est nécessairement souffrance parce qu’il est pulsion nécessaire, et le désir peut être libéré par l’intelligence seule capable de sagesse.

Mais ce paradoxe est une gageure difficilement tenable : comment l’intelligence pourrait-elle agir sur le désir, elle qui peut simplement connaître ? Et comment le désir pourrait-il être éteint ou atténué, lui qui est nécessité et aveuglement?

Plus généralement: comment la sagesse humaine pourrait-elle modifier le sens et le mouvement tragique du désir si celui-ci n’est rien d’autre que l’expression d’un Vouloir-vivre cosmique, ontologique, nécessaire et tout-puissant ?

Toutes ces insurmontables difficultés proviennent d’abord, comme nous l’avons dit, d’un double dualisme qui oppose des mondes qu’on a d’abord dits incommunicables : ni le noumène ne peut se faire phénomène, ni le désir empirique ne peut se faire intelligence. C’est pourquoi il est à la fois incompréhensible que la sagesse puisse vouloir changer le désir, et impossible qu’elle en ait le pouvoir.

Ce double dualisme, source de toutes les difficultés du système de Schopenhauer, provient lui-même d’une conception plus radicale : c’est l’aveuglement ou le parti pris de Schopenhauer, en ce qui concerne la nature même du désir, qui le conduisent à inventer des dualismes touiours plus inopérants.

Schopenhauer, en effet, commence en réalité par poser une certaine conception du désir : celui-ci serait par essence manque et souffrance. C’est cette conception dont nous devons maintenant faire la critique.

L’expérience intégrale de l’humanité, c’est-à-dire des hommes concrets saisis dans la totalité de leur existence, ne correspond pas aux descriptions qu’en donne Schopenhauer. Le désir n’est pas réductible à l’expérience négative du manque: s’il en était ainsi on ne comprendrait pas le mouvement même du désir vers l’obiet de sa satisfaction. Celle-ci est donc en fait une expérience positive. Et l’expérience commune est en effet celle de l’accès au plaisir sous toutes ses formes, aux satisfactions de la jouissance et du contentement, aux joies enfin de l’esprit, de l’art ou de la pensée. Le fait de la réitération et de la renaissance indéfinie du désir n’est pas la marque de son insuffisance essentielle, mais de son dynamisme et de la puissance de l’exigence humaine. Celle-ci n’est pas condamnée à n’être jamais satisfaite, elle a pour sens de ne jamais périr.

Que certains désirs se transforment parfois en passions et en aliénations n’implique pas que celles-ci expriment l’essence de celui-là : elles n’en sont qu’une des modalités possibles. Et le fait que certaines existences s’estiment comblées et satisfaites, le fait que des morales ou des éthiques estiment qu’il est possible ou de se satisfaire des formes habituelles du désir ou de construire de nouvelles manières d’agir et de désirer, tous ces faits prouvent deux choses : d’une part les modalités du désir sont plus affirmatives, plus variées et plus nombreuses que ne le laisse entendre Schopenhauer et, d’autre part, le désir est un fait de conscience suffisamment libre et ouvert pour qu’il comporte une réceptivité à l’égard de la réflexion intelligente ou, mieux, qu’il implique en lui-même et par sa propre essence une certaine espèce de réflexivité.

S’il en est ainsi, comme nous le pensons et comme l’observation objective peut nous en convaincre, nous avons toutes les raisons de ne souscrire ni au pessimisme tragique de Schopenhauer, ni au déterminisme ou à la conception négative du désir qui sont censés justifier ce pessimisme. Il apparaît au contraire que la description du désir comme négativité et nécessité est une description partielle qui a pour but de justifier rétroactivement la vision nihiliste et ascétique qui est celle de Schopenhauer. Mais si une telle conception du désir et du moi est stratégiquement destinée à identifier la condition humaine et la souffrance, on peut dire que cette conception est tendancieuse. Elle est destinée à justifier la condamnation du désir que souhaite prononcer Schopenhauer, à partir d’une vision peccative et coupable de la condition humaine.

Mais cette vision pessimiste, qui prétend transformer le monde et par conséquent le désir en illusions tragiques, est elle-même une illusion. Les contradictions attachées à la description du moi rendent en effet illusoires et l’action libératrice de l’intelligence, et la description tendancieuse du désir : ce sont à la fois le sujet philosophique et le moi affectif qui sont emportés par la doctrine de Schopenhauer, non seulement dans le cycle des renaissances de la Maya, mais encore dans la fantaisie d’une philosophie du désir qui tourne tout simplement le dos à la réalité entière de la condition humaine et à la signification affirmative de l’existence et de sa joie.

3. Conclusion

Ce qui reste de la philosophie de Schopenhauer est paradoxalement d’une richesse et d’une importance considérables. Schopenhauer a su comprendre et montrer que les enjeux de la philosophie concernent l’existence humaine la plus concrète, dans ses joies et ses souffrances. Il a su mettre en évidence, au sein d’une culture essentiellement religieuse, le fait que le désir et l’affectivité sont plus caractéristiques de l’individu que ne le sont la raison et l’intelligence. Enfin, il s’est efforcé de s’adresser à tous par un style à la fois simple et ferme, reconnaissant ainsi la vocation universelle de la philosophie.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Le Souverain bien : transcendance, connaissance et amour (Platon, 427-347 av. J.-C.)

Historiquement, la philosophie apparaît dans la Grèce antique avec Socrate et cette apparition est comme la fulguration d’un « miracle ». Le « miracle grec » n’est pas seulement l’explosion culturelle d’une civilisation qui, au v° siècle avant J.-C., produit des œuvres parfaites en tous les domaines de l’art et de la pensée, il est aussi et surtout l’apparition brusque d’une discipline, la philosophie, qui sait d’entrée de jeu que sa propre essence est de se constituer comme le savoir de l’homme par lui-même. En effet, avec Socrate (assassiné en 399 au terme d’un procès politique inique), la philosophie commence, et elle est déjà en possession de sa propre perfection première, puisqu’elle sait, et dit au péril de sa vie, que la sagesse commence à soi. Avec Socrate, tel que Platon nous en retrace l’image dans ses Dialogues, la philosophie se constitue dès l’origine comme interrogation sur l’homme et ses actions, interrogation conduite par soi, c’est-à-dire ici par Socrate incitant ses interlocuteurs à un retour critique sur eux-mêmes, et l’homme en général à un retour réflexif sur soi. La philosophie, comme « amour de la sagesse », se démarque dès l’origine des cosmogonies et des théogonies antérieures des « présocratiques » (Thalès, Anaxagore, Parménide, Zénon d’Elée, Empédocle, Héraclite) pour se poser comme l’interrogation subversive de l’esprit sur lui-même, lorsqu’il est en quête de ce nouveau savoir qu’est la sagesse. Le sage, Sophos, est à la fois le sage et le savant.

Dès son origine, la philosophie commence par la réflexion sur soi, puisque toute l’œuvre écrite de Platon est inspirée de la parole et de l’interrogation socratiques. Mais cette recherche est si neuve et sincère qu’elle ne sait pas d’abord avec précision quel est son objet. Socrate sait seulement que le nouveau savoir, la nouvelle connaissance qu’il préconise concernera l’homme et non pas les étoiles, et qu’elle commencera par l’homme lui-même et non par les objets du monde. L’homme ici considéré sera certes concret, il s’agira de paysans et d’artisans, d’artistes et de penseurs, de militaires et de magistrats, de femmes et de prêtresses aussi. Mais cette vaste enquête sur l’humanité concrète veut d’abord se constituer comme un savoir conceptuel, et s’oppose aux fantaisies des poètes ou aux dogmes des mythologues. En sa démarche première la recherche de la sagesse, c’est-à-dire la philosophie, semble n’être qu’une nouvelle modalité de la connaissance, modalité dans laquelle la connaissance intellectuelle traditionnelle définirait simplement un nouvel objet à explorer : l’homme et non plus seulement les choses ou le ciel.

Pourtant, si l’on considère à la fois le contexte historique où surgit l’aventure socratique et le contenu de l’œuvre entière de Platon (seul lieu d’existence de la pensée de Socrate pour nous) on est amené à préciser et à modifier l’image de cette philosophie qui se présente au premier abord comme un simple système de connaissances dont seul l’objet serait nouveau.

C’est au milieu des guerres du Péloponnèse (qui s’achèvent par la défaite d’Athènes devant Sparte en 404) que se déploie l’action de Socrate, et c’est après la tyrannie des Trente que la réaction « démocratique » intente un procès à Socrate et le condamne à la mort par empoisonnement en 399. L’œuvre de Platon est tout entière une prise de position face à la violence politique, à l’arbitraire et à l’injustice.

La recherche de la connaissance vraie, c’est-à-dire de la vérité comme voie vers la sagesse, prend dès lors une signification nouvelle. La crise objective ne se réfléchit pas passivement dans la pensée philosophique, mais elle incite le philosophe à engager une réflexion radicalement neuve qui permettrait non seulement de comprendre et de résoudre les crises ponctuelles mais encore de répondre à l’interrogation générale sur l’action humaine. L’une des finalités fondamentales de la philosophie est désormais (comme le montre La République) de fonder une politique juste.

Non que la philosophie platonicienne soit au service du politique : Socrate (Platon) s’oppose aux sophistes tels Calliclès ou Gorgias qui prétendent soumettre la démarche philosophique à la recherche du pouvoir, et qui font de l’homme le critère de la vérité, et de l’homme fort le modèle du gouvernant. Contre le cynisme et la rhétorique des sophistes, Platon tente de créer une nouvelle politique, fondée à la fois sur des critères obiectifs de vérité et sur des vertus intérieures de justice et de tempérance. C’est dire que la destination de la philosophie est politique et morale : la sagesse n’est pas un savoir désin-téressé, mais un savoir au service de la vie pratique des individus et de la vie politique des habitants de la Cité.

Si le platonisme n’est pas une science du monde matériel mais une philosophie de la conscience, il convient donc d’insister sur le fait que cette philosophie se préoccupe d’emblée de la question du meilleur gouvernement et de la question du rapport entre les vertus et les diverses constitutions politiques. Pourtant, l’idée d’une politique fondée sur une morale n’épuise pas, loin s’en faut, la signification et la portée de la philosophie platonicienne. Si, par exemple, le meilleur et le plus juste des gouvernements est une aristocratie réalisant un harmonieux équilibre entre les trois classes (laboureurs et commerçants, militaires « gardiens » de la Constitution, et enfin magistrats, c’est-à-dire Philosophes-Rois) c’est qu’il s’appuie non seulement sur les vertus la justice intérieure étant l’équilibre des trois vertus de tempérance, de courage et de sagesse intellectuelle) mais encore sur un système métaphysique du monde.

En effet, la politique morale, chez Platon, n’est pas fondée sur la seule révolte devant la violence et l’arbitraire, ni sur la seule référence à des vertus traditionnelles et à des choix politiques dus aux circonstances ou au milieu. L’ambition de Platon ne vise ni le pouvoir pour lui-même et les philosophes, ni seulement l’éveil des Athéniens à la conscience morale et à l’esprit de justice. D’une manière beaucoup plus exigeante et fondamentale, Platon souhaite fonder radicalement sa morale et sa politique sur une réalité certaine et non hypothétique (l’anhypotheton), c’est-à-dire sur un socle, un fondement premier qui ait une valeur de réalité ultime, indiscutable et indestructible. Un tel fondement, pour Platon, ne saurait être que l’absolu lui-même.

Ce lien entre la politique et la morale, d’une part, et la métaphysique d’autre part éclairera d’une façon neuve la signification de la sagesse « morale » et de la politique platonicienne, et par conséquent, la signification entière de cette sagesse qui, ne l’oublions pas, ne cesse jamais de se référer à la conscience de soi et au « connais-toi toi-même » de l’oracle de Delphes.

Pour comprendre ce nouveau sens de la sagesse platonicienne, nous devons rappeler les résultats de sa recherche métaphysique. Nous verrons s’y déployer une véritable conception de l’existence et nous dirons en quoi cette conception est aussi une éthique et non plus seulement une morale, et nous essaierons d’en préciser le contenu.

La vertu morale de justice comme harmonie intérieure et la vertu civique de justice comme harmonie dans la Cité se fondent chez Platon sur une exigence de certitude et de validité absolues : c’est cette exigence qui entraîne la construction du système métaphysique de l’idéalisme platonicien. Pour être constantes et assurées, la morale et la politique doivent s’ap-puyer, selon Platon, sur un absolu, et cet absolu ne saurait être, à ses yeux, que transcendant.

« Être juste c’est imiter Dieu. » Mais ce Dieu n’est pas une personne : il désigne l’ensemble du monde transcendant qui est situé bien au-delà et au-dessus de notre monde sensible. Celui-ci est un monde relatif, c’est-à-dire apparent (comme une simple copie), éphémère et destructible, tandis que le monde transcendant est éternel, indestructible et intelligible. Le monde empirique est irrationnel et obscur, tandis que le monde absolu, transcendant, est ordonné, rationnel et susceptible d’être compris : il est intelligible.

C’est que, pour Platon, cet absolu est constitué par un système bien hiérarchisé de Formes, ou Idées, organiquement liées entre elles selon une belle proportion : les Idées métaphysique (Etre, Non-être, Mouvement, Repos) et les Idées mathématiques (qui sont, dans l’absolu, le reflet inférieur des précédentes). Ce monde transcendant est le Modèle de notre monde sensible, simple copie. Et, dans ce monde empirique, les reflets trompeurs dans l’eau ou les ombres, sont à leur modèle empirique comme les Idées mathématiques et les Idées des choses sont, dans l’absolu, aux Idées métaphysiques.

C’est ce jeu de modèles et de copies, de proportions harmonieuses et de mouvements ascendants ou descendants qui permet la connaissance de la transcendance, la connaissance par l’âme des paradigmes (modèles exemplaires) des choses et de leurs structures. La connaissance de l’absolu est possible d’une part parce qu’il est lui-même constitué par des Idées, intelligibles par définition, et d’autre part parce que l’âme, en sa partie intellectuelle (le Noús, l’esprit) est « de la même étoffe » que les Idées transcendantes.

L’homme appartient au monde par son corps et à l’absolu par son âme, et celle-ci est tripartite : concupiscence (désir), courage (volonté), esprit (raison connaissante) constituent l’âme qui peut ainsi voyager entre les mondes et comparer le monde empirique et son modèle absolu, éclairer le sensible par l’intelligible, et fonder à la fois une connaissance certaine et une action valable. Être juste et sage c’est imiter l’absolu, intégrer l’absolu à la vision, à la maîtrise et à la transformation du monde empirique.

Nous voyons déjà que nous sommes plus en présence d’une métaphysique de l’action que d’une morale au sens traditionnel du terme.

Cette métaphysique de l’action semble reposer sur la simple connaissance de l’absolu et sur sa réitération au sein du monde sensible : s’il en était ainsi, nous aurions quitté le domaine de la morale, mais nous resterions limités à un domaine intellectuel. L’action ne serait que l’imitation fidèle d’un contenu intellectuel transcendant, une sorte de mise en œuvre sensible de proportions intellectuelles. L’action morale et politique serait certaine et fondée parce qu’elle serait vraie, absolument vraie, mais elle ne serait à ce titre qu’une connaissance rationnelle actualisée et objectivée.

Or l’ambition de Platon est tout autre et nous devons, pour en rendre compte, approfondir la nature et le rôle du Modèle. Pas plus qu’il ne se satisfait de la multiplicité et de la diversité des choses sensibles, Platon ne se satisfait de la multiplicité des Idées. Par une dialectique à la fois ascendante et synthétisante il procède à l’unification de toutes les Idées, à leur rassemblement dans une réalité ultime dont elles émergent toutes en s’en distinguant progressive-ment, mais en s’y référant sans cesse. Cette réalité ultime, ce paradigme de tous les paradigmes est le Souverain-Bien. Il est l’unité absolue et absolument transcendante. A ce titre, il est l’Un-Bien. Mais l’on est dans un domaine plus exigeant et plus riche que celui de la simple morale : le Bien absolu, modèle de toutes les valeurs, est en même temps le Vrai absolu et le Beau absolu. L’Un, paradigme totalisant de tous les modèles intelligibles, est simultanément et indissolublement Bon, Vrai et Beau. C’est dans cet Un-Bien, dans cette unité transcendante et dense, à la fois belle, bonne et vraie, que l’homme grec veut trouver son modèle et son inspiration, à travers l’idéal concret du kaloskagathon, l’homme beau et « bon », c’est-à-dire juste et sage.

Qu’est-ce donc qui est visé par Platon lui-même, à travers cette description du Souverain-Bien ? C’est en répondant à cette question que nous allons voir se déployer une conception nouvelle de l’existence qui unira le désir de l’absolu et la recherche éthique. Ce désir de l’absolu se définira en effet peu à peu comme recherche éthique et existentielle d’une modalité de vie qui soit digne de l’Être lui-même.

La connaissance rigoureuse dans l’ordre des choses sensibles et dans l’ordre de l’absolu n’est pas sa propre fin, même si, comme le montre le Philebe, la sagesse est un équilibre dans lequel la connaissance a sa part puisqu’elle produit des plaisirs épurés et positifs qui ne découlent pas d’un manque; et même si cette connaissance fondée doit rendre possibles une morale et une politique rationnelles. La connaissance est en réalité le moyen d’une autre fin, de même que la morale de la justice et la politique de l’harmonie sont les moyens d’une autre fin.

Quelle est cette fin ? C’est dans le deuxième discours de Socrate, dans le Phedre, que nous trouverons un commencement de réponse. Il s’agit certes d’un dialogue sur la beauté et la poésie, et le mythe platonicien de l’âme y occupe une place prépondérante. Mais à travers la poésie mystique et allégorique, à travers des évocations et des inventions, Platon exprime ici son intention la plus radicale et la plus constante.

En rendant d’abord hommage à la Sibylle et à sa « divination inspirée », Platon rend hommage à tous ceux qui ont proposé une « droite direction en vue de [l’] avenir » des individus. Ce qui importe est déjà la question de l’orientation de l’existence, et cette orientation se présente d’abord sous le signe de l’inspiration et de « l’enthousiasme ». Mais cette inspiration sera nouvelle chez Platon : elle ne découlera pas d’une tradition ou d’un rite religieux passionnel, mais d’une vision de l’absolu. Et c’est ici qu’intervient le mythe de l’âme, cet attelage ailé composé d’un pilote (la raison), et de deux che-vaux, l’un blanc (courage et force maîtrisable) et l’autre noir (passion fougueuse et désordonnée). Ce mythe n’esquisse pas seulement une structure métaphorique de l’âme, il décrit surtout le but du voyage de l’âme dans le monde absolu : c’est précisément ce but qui définira avec le plus de force la motivation de la philosophie platonicienne.

Mais la contemplation comme connaissance de l’absolu n’est pas un acte intellectuel de pure mise en formes et en relations. Lorsque l’âme immortelle et délivrée du corps parcourt les espaces célestes, elle parvient au sommet et contemple alors les réalités « extérieures au ciel », les réalités situées « par-delà l’essence ». La contemplation est cette vision de l’absolu par les yeux de l’âme, c’est-à-dire par une appréhension intuitive qui ne saisit plus ni des données sensibles et matérielles, ni des essences logiques et formelles, mais une réalité absolue et totalisatrice. De plus, et surtout, l’acte effectué par l’âme qui contemple cette réalité absolue est un acte qualitatif : « grande est la béatitude dont l’intérieur du ciel est le théâtre ». Nous comprenons enfin que le rapport de l’âme à l’absolu, comme principe d’orientation de la vie, n’est pas un rapport de froide connaissance objective, mais un rapport spirituel sans données sensibles ni logiques, ce rapport spirituel produisant une « béatitude ».

On peut donc le dire : c’est la jouissance spirituelle qui, chez Platon, couronne et justifie toute la démarche métaphysique de la connais-sance. Ainsi « la pensée de tout âme à qui il importe de recevoir ce qui lui convient […] se réjouit » de la vision du réel « lorsque, avec le temps » elle est parvenue à cette vision. « La contemplation du vrai la nourrit et lui apporte le bien être » (Phedre, 247 d). Lorsque l’âme est en présence de réalités qui sont réellement des réalités et non des illusions sensibles, alors elle s’en « régale », elle en jouit et s’en réjouit. L’exigence de l’absolu est l’exigence d’une jouissance absolue, et cette quête justifie et éclaire la recherche de la Vérité, c’est-à-dire de la Réalité elle-même : les choses relatives et éphémères ne donnent que des plaisirs pauvres et fragiles, tandis que les êtres réels, c’est-à-dire authentiquement réels et absolus, sont seuls en mesure de nourrir et de satisfaire « ce qu’il y a de plus parfait en l’âme ». Platon le dit explicitement : « le motif de ce zèle sans borne pour voir où est la Plaine de Vérité » est le fait qu’en cette prairie se trouve la « pâture » qui convient à cette partie de l’âme la plus parfaite, l’intelligence.

La connaissance métaphysique se révèle donc comme investie d’une double signification, d’une double mission : d’une part, fonder valablement la connaissance du monde ainsi que l’action morale et politique et, d’autre part, ouvrir l’accès à la béatitude intérieure. Mais ces deux missions n’en forment qu’une : la philosophie est l’effort pour fonder si valablement et absolument la vie et l’action qu’il en résulte, pour l’âme connaissante et fondatrice, une jouissance extrême. La cohérence intellectuelle et la rationalité dans l’ordre moral et politique sont en réalité destinées à conduire l’âme, par-delà la connaissance proprement dite, vers une jouissance et une béatitude qui résultent de son contact intuitif avec l’Être.

Car ces réalités « au-delà de l’essence » et au-delà du Ciel sont l’Être même dans sa plénitude synthétique. Et cet Etre est le Souverain-Bien lui-même, comme Un-Bien, c’est-à-dire comme Vérité, Beauté et Bonté, indissolublement liées.

Cette jouissance métaphysique n’est pas une fuite hors du monde. L’âme revient vers son existence terrestre. Elle voyage. Son rapport à l’Être devient un principe qui éclaire et oriente l’action, et tout ce système met en place une véritable éthique. En examinant quelques idées du Banquet, nous pourrons en préciser les contenus et les significations : l’éthique s’acheminera vers un eudémonisme.

Reprenant (ou plutôt : annonçant) l’expression du dialogue Phèdre, l’un des interlocuteurs du Banquet, Phèdre précisément, montre que l’amour est la véritable réponse à la question éthique : c’est lui qui « doit être pour l’homme un principe directeur de la vie entière quand il veut vivre une belle vie » (Le Banquet, 178 c).

Le but recherché par l’amour, de même que le but recherché par la connaissance métaphysique est de fournir une réponse à la question de l’orientation de la vie, étant bien entendu qu’il s’agit d’accéder à une « belle vie ». L’originalité de la pensée de Platon consiste à etablir que les buts de l’amour et ceux de la métaphysique sont les mêmes : il s’agit pour l’âme d’accéder à une jouissance suprême qui soit une béatitude ou un bonheur.

Dans la perspective de la question de l’amour, le discours de Diotime met en évidence le même désir de plénitude absolue que nous avons vue que l’âme éprouve par la contemplation de la Plaine de Vérité, au-delà des essences. Par un audacieux paradoxe, à travers la prêtresse Diotime (à la fois enthousiaste et sage), Platon établit d’entrée de jeu (ibid., 203 d) l’identité entre l’Amour, fils d’Expédient et de Pauvreté, et la Philosophie, à la recherche incessante de la vérité et, comme l’Amour, à la recherche incessante des « choses belles et bonnes ». Amour et Philosophie ont partie liée. Ils sont tous deux en quête d’une vie belle et bonne, et d’une réalité satisfaisante, réjouissante et vraie.

Mais il faut aller plus loin. Platon analyse avec précision, et pourtant avec les termes simples du langage courant, le contenu de cette recherche qu’effectue l’Amour : les gens poursuivent les choses belles et bonnes parce que « c’est par la possession des choses bonnes que les gens sont heureux » (205 a). Platon insiste : « D’une façon générale, tout ce qui est désir des choses bonnes et du bonheur, c’est cela qu’est Amour » (205 d).

Que devient en cela la philosophie ? Elle est non seulement cette réflexion sur l’amour que Socrate inspire et que conduit Platon, mais encore la signification profonde et existentielle de la quête représentée par l’Amour. En effet, Platon ne se borne pas à nommer et à lier amour et bonheur, il analyse les formes de l’amour qui sont seules en mesure de conduire les amants vers un authentique bonheur.

La recherche du véritable obiet d’amour se fait par une « dialectique ascendante » : l’amour de l’aimé, ou de la réalité belle et bonne, se fait progressivement par une sorte d’itinéraire ascendant par lequel l’amant passe de l’amour singulier d’un beau corps à l’amour général des beaux corps et, ensuite, de cet amour empirique des beautés incarnées, à l’amour des âmes belles puis des activités supérieures et des Sciences, belles et bonnes, pratiquées par ces âmes. L’amour se spiritualise progressivement, à la mesure de son exigence. Souhaitant un bonheur permanent, l’âme se tourne vers un objet d’amour permanent, indestructible et absolument valable. Ainsi, à travers le mouvement de l’amour s’exprime un désir extrême : le désir du bonheur est un désir d’immortalité.

Mais l’immortalité et sa joie ne sont atteintes par l’âme amoureuse que dans la contemplation de la « sublime beauté », dans la contemplation de la beauté absolue. Non pas la contemplation d’un corps ou d’un savoir (un « discours », logos) mais, délivrée de toute matérialité et de toute empiricité, la contemplation de la beauté absolue elle-même : « elle se montrera à lui en elle-même et par elle-même, éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle » (211 b). On accède alors « à la soudaine vision d’une beauté dont la nature est merveilleuse » (210 e).

Ce qui est atteint par l’amour spiritualisé, qui n’a pas craint de passer par les corps et par les savoirs, est donc à la fois le sentiment d’une permanence immortelle et la jouissance d’un bonheur extrême. Comme le dit également le dialogue Phèdre, la Beauté, ici, est resplendissante et, dans une « pure lumière » et une « bienheureuse vision », elle confère la « félicité » même.

Ainsi, le mouvement de l’Amour est le même que celui de la Philosophie. Ils conduisent tous les deux vers l’Absolu, ils ne réalisent leur essence et leur vocation que dans un rapport à l’Absolu. Toute la métaphysique platonicienne des Idées est présente dans sa philosophie de l’amour, mais inversement l’Amour seul peut valablement éclairer cette métaphysique.

Amour et Philosophie constituent donc, par leurs contenus et leurs visées communes et indissociables, une doctrine du bonheur, un eudémonisme. Mais cette doctrine de l’Éros et du Sophos n’est pas une fuite hors du monde : elle ne semble le quitter que pour y revenir et le transmuter, le fonder et s’en réjouir. « C’est à ce point de l’existence, mon cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, que, plus que partout ailleurs, la vie pour un homme vaut d’être vécue quand il contemple le Beau en lui-même » (211 d). La Métaphysique est destinée non seulement à fonder la morale et la politique, mais à inspirer et nourrir la conduite de l’existence. Elle est une éthique. Et cette éthique véritable consiste très exactement à définir les voies et les moyens qui permettront d’orienter l’existence concrète et de lui donner un sens en la conduisant vers la félicité. Amour et Philosophie sont les moyens éthiques de cette félicité.

Et celle-ci, dans un eudémonisme exigeant, se suffit à elle-même : « Il n’y a plus lieu à demander en outre : en vue de quoi souhaite-t-il d’être heureux, celui qui le souhaite ? Tout au contraire, c’est à un terme ultime que semble toucher la réponse en question » (205 a).


C’est précisément la question de ce terme ultime qui va entraîner les plus sérieuses difficultés.

Que l’on parte de la crise politique et morale dans la société athénienne du Ve siècle av. J.-C., ou du mouvement de l’enthousiasme amoureux chez l’âme exigeante, on aboutit toujours à fonder la recherche des critères de la vie heureuse et parfaite sur l’accès au Souverain-Bien et sur l’imitation de cet Un-Bien dans l’existence « digne d’être vécue ».

Mais la description même de ce Souverain-Bien par Platon empêche en réalité qu’on puisse le saisir aussi pleinement qu’il le pense. « Au-delà de l’essence », l’Un-Bien est difficilement connaissable, puisqu’il est situé au-delà de tout concept. Décrit comme monde intelligible, le monde des Formes absolues est pourtant difficilement intelligible en sa synthèse la plus haute, puisque celle-ci, l’Un-Bien, est riche de toutes les Idées possibles, mais inexprimables par aucun concept particulier, ni par aucune Forme. L’inspiration existentielle du platonisme libère l’âme du carcan de la raison abstraite, mais elle l’empêche en même temps d’exprimer le contenu de cette connaissance absolue du Sou-verain-Bien. D’ailleurs il s’agit plus d’une vision que d’un savoir et la puissance resplendissante de la Beauté et de la Vérité ne parvient pas à s’intégrer à un discours communicable. En fait, le Souverain-Bien est situé dans une transcendance si parfaite et dans un absolu si pur, qu’on ne voit pas comment il pourrait s’incarner dans le monde sensible sans perdre sa pureté, sa splendeur et sa perfection. On ne voit pas non plus comment le monde sensible, toujours constitué par des sensations corporelles (fussent-elles organisées par des Formes) pourrait connaître le monde intelligible radicalement étranger aux sensations et à la matière.

La vérité est que, dans un système dualiste comme l’idéalisme platonicien, la communication des deux mondes reste une difficulté majeure. Les solutions proposées par Platon ne sont guère satisfaisantes. Si la communication se fait par la vision intuitive de l’Un-Bien, on ne comprend pas comment une intuition mystique peut s’exprimer en concepts ou inspirer une action humaine, nécessairement finie et donc incommensurable avec l’infini et l’éternité. Si la communication se fait par la dialectique ascendante et la dialectique descendante, on ne comprend pas comment l’âme peut à la fois être délivrée de toute matière, et intervenir dans le monde matériel et dans l’existence pour y être heureuse et juste.

En réalité, c’est par une dialectique différente que, chez Platon, l’Intelligible et le Sensible communiquent : mais cette dialectique, qui est celle de l’imitation des mondes, met en évidence une tout autre signification, un tout autre processus que ceux que Platon voulait mettre en œuvre.

Le Souverain-Bien, qui est le Modèle absolu de Beauté et de Vérité que l’homme doit imiter et dont il doit s’inspirer s’il veut que sa vie mérite d’être vécue, ce Paradigme resplendissant dont l’âme se nourrit quand elle le connaît comme Vrai, et qu’elle possède dans le bonheur quand elle le connaît comme Beau, ce Paradigme qui la comble harmonieusement quand elle le saisit comme Juste, cet Un-Bien transcendant et source de toute existence valable quant elle décide de l’imiter, n’est en réalité qu’une Copie présentée comme un Modèle. C’est en réalité dans ce monde-ci que le philosophe puise le Modèle véritable de l’action humaine, ce Modèle constitué par une utopique société juste et par une expérience somptueuse de l’amour intelligent et sage. C’est ce Modèle, puisé dans l’immanence, c’est-à-dire dans le monde sensible et surtout dans l’observation, l’expérience et la réflexion du philosophe, c’est ce Modèle qui est projeté dans un monde absolu antérieur, hypothétique et qui, en tant que réalité vivante et réflexion immanente, est appelé Copie, Image, Imitation. Ce que ne voit peut-être pas Platon, c’est que l’Un-Bien comme Paradigme et comme Modele exemplaire, n’est en réalité que la Copie, certes épurée et retravaillée, d’un modèle véritable qui est l’expérience humaine vécue et réfléchie par le philosophe. La référence à l’Absolu montre l’ampleur de la tâche à accomplir et qui consiste en la transformation d’un monde chaotique superficiel et violent en un monde resplendissant d’harmonie, de bonheur et d’amour.

Quoi qu’il en soit de l’efficacité ou de la pertinence des solutions et des voies proposées par Platon, il reste que c’est bien une démarche radicalement neuve qu’il a définie et dont il a rendu possible la fécondité : cette démarche est celle de l’éthique, et sa visée, en même temps que son contenu, est le bonheur même.

Robert Misrahi, « Qu’est-ce que l’Ethique »

Note sur Martin Buber et Ernst Bloch

1. Martin Buber (1878-1965)

Jaspers, comme on l’a vu, donne une place considérable à la communication authentique pour la constitution de l’existence, et cela dès son grand ouvrage de 1932. Il est dès lors important de remarquer que, des 1923, à Francfort, le philosophe juif allemand, Martin Buber, publie son livre le plus important : Ich und Du (Je et Tu). Dans la préface à la traduction française (Aubier, 1938), Gaston Bachelard rend un vibrant hommage au philosophe de la relation.

Remarquons encore que ce n’est qu’en 1929 que Husserl donne une place importante à la relation à autrui, dans la cinquième des Méditations cartésiennes où il décrit « l’aperception » de l’alter Ego, de l’autre en tant que Je.

Il n’est donc pas inutile de réfléchir sur le livre de Buber. Si l’ensemble de sa philosophie se présente comme la double contestation du scientisme dans l’ordre de la connaissance et de la sclérose du judaïsme dans l’ordre de la religion, c’est autour du problème de la relation que s’organise cette philosophie. Inspiré par le « face à face » biblique de Moïse avec Dieu, Buber va opposer une relation chosifiante (celle qu’on trouve dans l’anthropologie, et aussi dans les relations d’intérêt pratique) à une relation véritable. Seule cette dernière relation met en œuvre la réciprocité. Celle-ci n’est ni connaissance ni explication, mais intuition simultanée qui se produit entre deux consciences. La relation n’est pas vécue isolément au cœur de chacun, mais elle se réalise et se vit dans « l’entre-deux », c’est-à-dire dans le mouvement commun et réciproque par lequel chaque conscience se fait totalement présente à l’autre.

La réciprocité, comme intuition, est immédiate : elle n’utilise aucune médiation, aucun détour par la connaissance et les pseudo-explications psychologiques. En outre, la conscience réciproque en chacun est absolue et totalisante : dans la réciprocité chacun se présente à la fois dans une transparence absolue et dans une unité totalisatrice. Chacun, dans la réciprocité véritable, est tout entier présent à l’autre, et il est présent en tant qu’unité et identité.

Ainsi, pour Buber, c’est par la relation Je-Tu (opposée à la relation chosifiante Je-cela) que les individus deviennent des sujets : le je vient par le Je-Tu et après lui.

Seule cette réciprocité pose les consciences personnelles et les porte à l’absolu. L’événement de la relation est en effet un événement absolu : il est comme une « percée » dans un monde nouveau, comme l’entrée dans une vie nouvelle. La réciprocité qui, ainsi, pose à la fois les consciences et le nouveau monde, a donc valeur de Commencement.

Seule une telle réciprocité, une telle relation mutuelle, personnelle et immédiate, peut fonder le dialogue véritable entre les consciences. La plupart des échanges et des communications sont de faux dialogues et de simples monologues croisés. Le dialogue vrai, dans la vie personnelle de l’amour, mais également dans la vie politique et le déploiement des utopies sociales concrètes, ne peut s’instaurer que sur la base d’une réciprocité conçue comme un événement existentiel et non comme un simple calcul rationnel.

Et seuls le vrai dialogue et l’authentique réciprocité permettent le dépassement du moi empirique de la psychologie et l’émergence du Je : le sujet est le fruit de la relation existentielle.

2. Ernst Bloch (1885-1977)

En 1950, dans Les Chemins de l’utopie, Martin Buber étend à la réflexion politique sur l’utopie, la portée de l’expérience fondatrice de la réciprocité.

Il est alors intéressant de noter que, dans la même période, le philosophe allemand Ernst Bloch, exilé aux États-Unis, écrit son grand ouvrage, Le Principe Espérance. Il s’agit d’une histoire monumentale de l’utopie, mais aussi d’une interprétation de ce phénomène en termes de conscience et d’intériorité. C’est à ce titre qu’il nous intéresse ici.

Déjà à Berlin, en 1918, Ernst Bloch avait publié L’Esprit de l’utopie. Politiquement proche du marxisme, il s’en éloigne doctrinalement : pour lui, l’histoire n’est pas le produit mécanique ou dialectique d’un passé conflictuel nécessaire, mais le fruit à venir d’une certaine modalité de la conscience. Ce sont les « souhaits », les « rêves d’un monde meilleur » et, d’une manière générale, la conscience du « non-encore-étant » qui, seuls, peuvent rendre compte du mouvement de l’histoire. Les révolutions (aussi bien celle de Thomas Münzer, à la Renaissance allemande, que celle des spartakistes dans l’Allemagne de 1918) proviennent toujours d’un mouvement profond d’espérance et d’anticipation de l’avenir. C’est dans l’individu que réside la source de l’action : l’espérance, le Principe ou la Catégorie Espérance, est la véritable source du mouvement de l’histoire. C’est par l’avenir que l’histoire est suscitée, mais l’avenir est présent comme activité de conscience, comme invention et comme désir d’un monde meilleur. Certes, le sujet se construit par l’objet, c’est-à-dire l’histoire, mais celle-ci se construit et se déploie par l’espé-rance, c’est-à-dire le moi concret du désir, du rêve et de l’imagination.

Pour Ernst Bloch, la conscience, c’est-à-dire le moi, est essentiellement une conscience anticipante. Celle-ci est constituée de pulsions, non pas inconscientes mais préconscientes, et ces pulsions (dont la faim est la principale) se répartissent en pulsion intérieure, primaire et obscure, le « désir » tendant vers l’extérieur, et le besoin orienté vers un but objectif précis. Ces éléments sont intégrés par l’auteur dans une véritable phénoménologie de la catégorie, ou de l’attitude de « possibilité ». Seule cette conscience de possibilité permet aux « images-souhaits » de se réaliser objectivement, ne fût-ce qu’en partie, et de donner ainsi naissance à l’histoire.

3. Remarques critiques sur les oeuvres de M. Buber et E. Bloch

À propos de la doctrine de Buber, on peut observer que si le fondement de la réciprocité véritable est la présence du divin, ce fondement perd son universalité phénoménologique et sa valeur de certitude.

D’autre part, la mise en évidence de la réciprocité comme événement nouveau et comme percée ne rend pas compte de son émergence.

C’est un problème que nous avons rencontré aussi bien chez Kierkegaard (véritable source du personnalisme existentiel de Buber et de Jaspers) que chez Jaspers lui-même. Comment le moi empirique défini par l’anthropologie et les faux dialogues, peut-il opérer la « percée » qui le met en présence de l’autre ? Quelle est la motivation de l’entrée en réciprocité ?

Enfin, il faut bien reconnaître que les descriptions de la réciprocité restent schématiques ou simplement essentielles. Avec sa motivation fondamentale, on aimerait aussi en connaître les diverses modalités possibles.

Pour le dire en clair, c’est une théorie complète du Désir qui manque ici. Tant qu’on n’aura pas élucidé le rapport entre désir et réciprocité, on se bornera à des descriptions ponctuelles et à de simples appels.

C’est la même critique que nous présenterons à l’égard de la philosophie de Ernst Bloch. Suffit-il de postuler des pulsions pour rendre compte de la conscience du possible ? L’auteur a l’immense mérite de situer la conscience et ses « souhaits » ou « désirs », à l’origine de l’action historique, mais il ne décrit pas l’origine de ces désirs en termes suffisamment ouverts pour rendre compte de l’avenir et de ses contenus. Il manque ici une authentique théorie du désir qui intègre la conscience de la possibilité, c’est-à-dire la liberté. Tant qu’on n’aura pas relié le désir et la liberté, on ne sera pas en mesure de comprendre l’action du désir, c’est-à-dire la création de l’histoire par le désir. Manquent ici des descriptions de motivations, mais aussi des descriptions de structures. Que doit être le désir pour pouvoir agir ? Et que désire le désir, au point d’en désirer la réalisation ? Ernst Bloch reste silencieux sur tous ces points car il reste malgré tout tributaire d’un objectivisme qui lui fait surestimer les « conditions obiectives de possibilité », et qui le laisse se satisfaire de l’évocation scolaire d’une société sans classe. Le Principe Espérance, chez Ernst Bloch, reste formel et sans contenu.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Jaspers (1883-1969)

1. L’éclairement de l’existence et la description du « moi-même »

Si la « pensée » de Heidegger s’est finalement dissoute dans l’ambiguïté issue de ses propres principes et si, ayant choisi de décrire l’existence banale, elle n’a en réalité décrit l’existence de personne et n’a rien tant oublié que sa propre responsabilité et sa propre ipséité, il en va tout autrement de Karl Jaspers. Avec lui, nous sommes en présence d’une grande figure de la philosophie d’inspiration chrétienne (et kierkegardienne) et surtout en présence d’une philosophie de l’existence à la fois ouverte sur un large éventail descriptif, et orientée par le désir et l’appel de la plus haute activité philosophique pour chaque conscience individuelle et empirique.

La situation historique de Jaspers, qui lui interdit d’enseigner dans l’Allemagne nazie, en 1937, parce qu’il avait épousé Gertrude Mayer, une personne juive, n’est pas l’origine de sa pensée attentive et généreuse, elle en est l’expression.

Le propos explicite de Karl Jaspers n’est pas de constituer une philosophie de l’existence ou un « existentialisme », mais une philosophie.

Celle-ci se déploie en trois moments, en trois « Livres » d’un seul grand ouvrage : Philosophie, publié en 1932. Ces trois moments sont «l’Orientation dans le monde », « l’éclairement de l’existence » et « la Métaphysique ».

C’est par le deuxième moment de cette vaste réflexion que Jaspers nous concernera ici, puisque c’est par l’éclairement de l’existence qu’il est conduit à décrire avec précision tous les aspects de l’individu humain, à la fois moi empirique, sujet et existence au sens strict.

Jaspers commence par réfléchir sur l’être. Il en constate les différentes modalités et met en avant le fait que seul « l’être-moi » est à la fois être et être-soi, être en soi et être-pour-soi. Mais cet être-pour-soi (c’est-à-dire le moi) s’ignore lui-même s’il ne se réfère qu’à un savoir.

Comme être-objet (fruit d’un savoir), j’ignore ce que je suis réellement et profondément en moi-même. C’est par la synthèse ou la coopération de trois points de vue sur le moi qu’on parviendra à le connaître : car il est à la fois objet, être-en-soi, et être-pour-soi. Il ne faut privilégier aucun pôle.

Une première démarche permet de préciser ce qu’est la conscience : elle est, avant tout, réalité empirique, moi empirique. Il est ainsi possible de développer une analyse de la conscience : elle est d’abord réalité « vitale » et « instinctive », c’est-à-dire en fait désirs, recherche de jouissance et épanouissement, lutte contre la mort, volonté de puissance, recherche du prestige, craintes et soucis. C’est cette vie qui constitue la conscience comme moi empirique et qui est la vie dans le temps concret. Mais les satisfactions y sont éphémères, la conscience (dans cette manière de vivre) est toujours insatisfaite et inquiète, elle est toujours en mouvement. Cette description de la conscience comme moi empirique est l’objet de la psychologie. Une deuxième description de la conscience analyse ses formes logiques, son activité logique de connaissance. Une troisième description concerne l’évolution historique du sujet empirique, toujours en devenir et toujours relié à une situation et à une évolution historique objective.

Dans ces trois approches de la conscience par la psychologie, par la logique et par l’anthropologie, on doit souligner deux faits principaux : d’une part, Jaspers emploie toujours le terme de conscience et le terme de sujet d’une façon équivalente, ces deux termes désignant au même titre le moi empirique. Jaspers, en une première analyse, ne distingue pas le moi et le sujet : le moi est toujours un sujet, et cela même dans la perspective empiriste qu’adoptent la psychologie et l’anthropologie.

Le second fait que nous devons souligner est celui-ci : Jaspers fait un double constat. De même que la vie empirique reste insatisfaite, la connaissance psychologique du moi (ou sujet) n’est pas satisfaisante. Aucune de ces trois formes d’analyse (psychologique, logique ou historique) ne donne satisfaction car elle ne nous livre pas la vérité profonde de notre moi.

Et c’est précisément en proposant une nouvelle approche du moi (ou du sujet) que Jaspers découvrira que celui-ci est une existence.

Précisons ce nouveau concept. Pour Jaspers, le moi empirique est insatisfait (et la connaissance qu’on en prend est insuffisante) parce que, dans la vie empirique, le moi est en quête de l’être, cette quête restant vaine et inachevée, tandis que dans le même temps « toute analyse me renvoie au suspens de ma situation ». L’analyse anthropologique ou psychologique ne saisit le moi que dans sa quête inachevée, dans son insatisfaction.

Pour Jaspers, il convient au contraire non pas de connaître le moi, mais d’éclairer l’existence. C’est cette nouvelle approche qui prendra réellement en compte le fait que « c’est moi-même et non un sujet empirique en général qui importe, si ce que je veux, c’est saisir l’être ».

Et ce ne sont pas les constructions ou les connaissances empiriques qui peuvent me conduire vers l’être, mais un « bond », un saut au-delà de l’empiricité, bond que j’accomplirai précisément par le nouvel éclairement de l’existence.

Jaspers découvre alors que le « moi » est à la fois « sujet empirique », « conscience en général » et « existence virtuelle ». C’est la description de cette existence comme « possibilité » ou « virtualité » (selon les traductions de l’expression : Mögliche Existenz) qui constitue le noyau central de la philosophie de Jaspers. Au cœur du sujet empirique, est donnée « la certitude que je suis existence possible, possibilité constante d’une véritable existence », c’est-à-dire « certitude que je suis capable d’absolu, que je puis agir et connaître à ma manière par moi-même ». Dans cette perspective je puis alors être envahi par mon essence, dont je suis certain sans pourtant la connaître.

Cette « existence virtuelle », cette possibilité personnelle qui est la plus profonde en moi, revêt, aux yeux de Jaspers, une véritable priorité philosophique. Seule cette existence se dirige vers l’être en soi. Nous dirons que seule « l’existence » comme visée actuelle du moi empirique, peut conduire celui-ci au-delà de lui-même, vers « l’être ». Cette quête serait vaine si elle se limitait au moi empirique ou si elle était limitée par lui, c’est-à-dire par les données objectives. Au contraire, c’est la visée d’une autre modalité du moi, la visée de l’existence que je puis devenir et qui est mon possible, c’est cette visée et cette existence qui me conduiront vers l’expérience de l’être et vers la saisie de l’être.

Selon Jaspers, c’est Kierkegaard qui a donné au terme « existence » un sens substantiel. Pour Jaspers lui-même, cette existence est en nous ce qui ne sera jamais un objet, elle est « l’origine » à partir de laquelle je pense, agis et parle. Elle est ce qui se rapporte à soi-même de telle sorte qu’elle se rapporte en même temps à la trans-cendance. Ainsi, l’existence est mon être, mais non pas à la manière d’un système de déterminations objectives. « Je puis me rendre présent à moi-même d’une autre façon » que par la connaissance psychologique. Le Je, comme existence est alors un être, mais cet être n’est pas un chose. Il est la liberté elle-même. « Être signifie en prendre la décision originelle : je suis ce qui décide encore soi-même de ce qu’il en est » de moi-même, de mon sens et de mon action. Ainsi, l’existence est la conscience de liberté de l’existence possible, quelle que soit ma dépendance concrète. Je me fais existence, dirons-nous pour éclairer le propos de Jaspers. Et je puis toujours me faire existence, effectuer le bond existentiel, car dans le moi est toujours donnée la certitude qu’en dernière instance il est dans le moi quelque chose qui « ne tient qu’à moi ». C’est la certitude d’être moi-même grâce à la liberté, c’est la claire certitude que « je fonde mon être propre » et que je décide moi-même de ce que je suis.

Ainsi, pour Jaspers, l’existence est une modalité du moi, une manière d’être que le moi peut toujours atteindre, puisqu’elle est l’œuvre de cette liberté qui est en lui. Pour prendre conscience de cette « possibilité », le moi doit cesser de se poser comme « limite », c’est-à-dire déterminations objectives, et s’éclairer lui-même, c’est-à-dire prendre conscience de sa propre possibilité fondamentale : celle-ci n’est pas le contenu empirique et limité d’un projet pragmatique, mais la liberté elle-même. Et cette liberté est le moi lui-même qui, éclairé, se pose lui-même au devant de lui-même comme existence libre qui ne se tient que de soi.

C’est donc dans le sujet empirique, au milieu du monde, qu’apparaît l’existence : privé d’existence, le sujet empirique (ou moi empirique) ne serait qu’un « déchet ». Originellement tout se passe donc comme si la destination et la signification véritables du sujet étaient de devenir « existence », tandis que le sujet empirique, réduit à lui-même et à sa limitation, ne serait que « anémie d’être, confusion, perte de l’existence ». En effet, « l’existence virtuelle » considère que la réalité empirique n’est pas seulement empirique : celle-ci comporte au contraire « la particularité de devenir pertinente pour l’existence en devenant pour elle impulsion ou moyen de s’actualiser ». L’existence devient alors « un signe pour indiquer la direction où il est possible de s’assurer de soi ».

L’existence n’est donc pas un objet du monde, et le moi-même ne se réduit pas à son être empirique. Et, en même temps, cette existence virtuelle n’est pas séparée du monde : elle y accomplit son œuvre.

En effet, l’une des dimensions concrètes de l’existence comme possible est la communication, tandis qu’une autre dimension est l’historicité. D’une manière synthétique, le « moi-même » s’éclaire pour Jaspers à partir de trois points de vue : la liberté (dont nous venons de parler, puisqu’elle pose l’existence), la communication et l’historicité.

La conscience du libre arbitre n’est qu’une médiation vers la liberté existentielle, qui est authenticité : « le sujet se sait libre car il est soi ». Cette liberté permet la communication véritable : celle-ci est une réciprocité dans laquelle les consciences se comprennent. Elle s’exprime d’abord comme relation réciproque générale et interchangeable, puis comme réciprocité existentielle entre des « personnes ».

Cette communication est unique, incompréhensible, incommunicable à des tiers. « Elle naît de la liberté qui ne vient à soi que comme existence avec d’autres existences. »

« L’individuel singulier » oppose donc une limite à la connaissance, mais par là l’existence devient possible comme unicité. Elle est alors communication, mais aussi historicité. Cette conscience de l’historicité est la « satisfaction profonde » de l’existence qui s’engage profondément dans le réel concret. Il n’y a pas contradiction entre la singularité du moi-même, et son engagement dans l’histoire. De même, pour Jaspers, il n’y a pas contradiction entre cette conscience du temps historique et la conscience de l’éternité et de la virtualité.

C’est seulement comme sujet empirique que le moi ne peut sortir de « l’être-en situation ». Mais par le bond existentiel, cette « situation » peut se transformer en « situation limite » dans laquelle le sujet sort de sa limitation : « la situation devient situation limite lorsqu’elle éveille le sujet à l’existence, en ébranlant radicalement sa vie empirique. »

Le moi, chez Jaspers, est donc, dans sa vérité profonde, le « moi-même », et celui-ci est non plus sujet empirique, mais existence, c’est-à-dire liberté, communication, historicité.

Par le bond existentiel, la situation devient situation limite où l’existence peut émerger, et celle-ci est alors « acte inconditionnel » et « conscience absolue ». A la limite de la conscience et de l’existence, c’est à partir d’une « attitude affective » que s’effectue le bond vers la conscience absolue : celle-ci est alors la certitude de l’être. Celui-ci n’est pas lointain ou caché, il est donné dans la conscience elle-même lorsque, par le bond existentiel, elle devient fondement et origine de toute certitude authentique. Cette conscience absolue en elle-même, par sa certitude et son authenticité, est en même temps conscience de l’absolu, c’est-à-dire de ces valeurs absolues que sont l’amour unique, la conscience morale et la foi.

La conscience absolue se fait donc existence et « transcendance » : elle dépasse l’empiricité et, à travers l’historicité et les situations limites comme « l’échec » ou « la faute », elle accède à la réalité transcendante, non pas à une réalité-chose qui serait comme une divinité, mais à une transcendance inconnaissable et accessible seulement par le détour du symbolique. Ainsi, les situations limites que sont l’échec, la culpabilité et la mort deviennent, pour l’existence authentique, des « chiffres » qui, à travers les symboles mythiques ou culturels, permettent d’accéder à la transcendance de l’être. Alors est satisfaite, à travers les combats de la communication et de l’historicité, la quête de l’être qui constitue le noyau même de la visée existentielle et, pour ainsi dire, la substance de l’existence.

2. Le retour humaniste de la transcendance et l’obscurité des « chiffres »

La relation à l’être revêt donc, chez Jaspers, une signification « métaphysique ». Et c’est bien une métaphysique au sens strict qui constitue le troisième Livre (et le troisième aspect) de l’ouvrage Philosophie. C’est précisément cette philosophie de la transcendance qui pose les questions les plus délicates et met en évidence les difficultés de la doctrine de Jaspers.

Tout d’abord, on n’est pas convaincu de la pertinence de la transformation qui fait passer certaines situations limites comme l’échec ou la faute à l’état de « chiffres » : c’est en réalité par une pétition de principes que, après avoir postulé l’existence d’un monde rigoureusement transcendant, situé au-delà de notre monde empirique, on peut interpréter ce monde empirique (« l’échec », la « faute ») comme étant un « chiffre », c’est-à-dire un « signe ». Ce décodage postule l’existence du message en lisant les faits (échec d’une entreprise, sentiment de culpabilité) comme des symboles de ce même message. La métaphysique a certes ici le courage et l’honnêteté intellectuelle de porter son nom, mais elle n’est qu’une interprétation, c’est-à-dire une herméneutique a priori.

Si le contenu de la transcendance reste ainsi le message obscur révélé en un langage arbitrairement constitué par l’interprète, le contenu de l’existence elle-même va s’en trouver compromis. En effet, l’existence virtuelle ou possible s’est dirigée vers l’être : si cet être est obscur, s’il n’est que la transcendance classique obscurément déchiffrée, l’existence va recevoir un tout autre sens. Elle n’est plus seulement le mouvement de la liberté par lequel le sujet se pose comme un « moi-même », mais en outre le mouvement de la conscience par lequel elle se dirige vers l’être absolu et divin.

Autant le premier mouvement pouvait emporter notre conviction s’il avait été strictement limité à une transcendance horizontale et interne au monde, autant le deuxième mouvement jette une lumière d’arbitraire sur la doctrine en transformant le premier mouvement en un mouvement de transcendance verticale. L’existence se transforme alors arbitrairement pour devenir la réponse à un appel venu d’en haut. Or, si elle ne devient capable de se fonder que par cette visée métaphysique, c’est qu’elle n’est pas en mesure de se fonder par elle-même : c’est dès lors la conception même de la liberté qui est affaiblie et c’est l’être du « moi-même » qui s’en trouve affecté.

On ne comprend pas comment ce moi peut trouver en lui-même la raison, le motif et le pouvoir d’opérer le « bond » qui l’éveille à l’existence, si celle-ci n’est que l’émergence d’un nouveau rapport à l’absolu. Toutes les difficultés des dualismes ontologiques se retrouvent ici, même s’il est évident que la métaphysique de Jaspers se veut ouverte et généreuse, soucieuse de l’homme et de sa signification.

Mais, si l’on pose la question de savoir quelle est l’origine, c’est-à-dire la motivation du bond existentiel, on est conduit à réexaminer la structure du moi, telle que Jaspers la décrit. Il laisse en effet dans l’obscurité non seulement la nature de ce « bond », mais encore la distinction du moi et du sujet. Plus précisément, il emploie indifféremment les termes « moi » et « sujet » pour désigner l’individu singulier empirique. On admettra très volontiers que le moi soit déjà un sujet, mais à la condition que l’on définisse les structures qui, dans ce moi, ou sujet empirique, lui permettent de passer au niveau de l’existence. Or, on ne trouve pas, dans la description de Jaspers les éléments qui permettraient de comprendre pourquoi et comment le moi empirique décide de devenir un « moi-même » et, ainsi, de se faire lui-même existence, non pas seulement virtuelle ou possible, mais en acte.

Si l’on n’adhère pas à cette foi qui, chez Jaspers, pose une transcendance, on ne comprend pas comment le moi empirique peut se fonder lui-même en devenant existence et liberté. On ne comprend pas comment le sujet peut sortir de son empiricité et, en se fondant, devenir existence.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Kierkegaard (1813-1855)

1. La révolte de la subjectivité contre la totalité

Le mouvement des idées n’est iamais linéaire et simple comme dans un schéma abstrait. C’est ainsi que la philosophie de Nietzsche prolonge celle de Schopenhauer jusque dans les années 1880, en proposant certes une autre interprétation de l’illusion mais en ancrant celle-ci sur une vitalité naturaliste et aveugle qui découle bien du vouloir-vivre. Mais cette ligne de pensée ignore l’événement philosophique le plus consi-dérable, après l’œuvre de Hegel, à savoir : la protestation critique et existentielle de Stirner, ou de Kierkegaard qui écrit ses grandes œuvres autour des années 1844. La ligne de pensée qui va de Schopenhauer à Nietzsche, ne recoupe pas celle qui va de Hegel à Kierkegaard, en passant par Max Stirner.

Sans nous arrêter, faute de place, à Max Stirner (1806-1856), évoquons cependant son ouvrage L’Unique et sa propriété (1844). Là s’exprime la révolte de la pensée anarchiste contre les pseudo-forces sociales décrites par Marx (au détriment des forces individuelles) et contre les entités sociologiques ou conceptuelles (Classes, Humanité, Etre, En-soi, Substance, Révolution, Prolétariat). Ces entités hégéliennes ou marxistes ne sont, pour Stirner, que des « fantômes ». Seul est réel le Moi individuel : ce moi n’est ni pensable, ni définissable, il est le fondement et la fin de toute chose, il est la seule réalité. À ce titre, il justifie l’égoisme et toutes les recherches de jouissance personnelle. Seule source de la « vérité » et du « bien », il implique que, sur le plan social, on remplace les institutions par des « associations », c’est-à-dire des groupements contractuels autonomes et valables seulement pour des durées limitées.

Mais la protestation anarchiste contre la totalite historique et contre la totalité sociale est restée à l’état de révolte politique et morale sans être en mesure de proposer une conception élaborée de l’individu. Le Moi n’est rien d’autre que l’égoïsme et la subjectivité des désirs, élevés au niveau d’une puissance qualitative inintelligible, indicible et sans communication.

Tout autre est la pensée de Kierkegaard, le penseur danois qui était destiné à devenir pasteur mais qui fut critique musical et poète en même temps que métaphysicien et philosophe. Le véritable critique de Hegel n’est pas Stirner mais le chrétien existentiel Kierkegaard.

A Hegel, Kierkegaard oppose cet acte absolu, évident et premier qu’est la « subjectivité » elle-même. « La subjectivité est la vérité », écrit Kierkegaard dans son ouvrage Post-scriptum aux miettes philosophiques. Comment faut-il entendre cette subiectivité ?

Disons d’abord la motivation de la recherche du penseur. Elle est immédiatement concrète et personnelle, c’est-à-dire « religieuse » et subjective. Ces concepts se préciseront par la suite.

Notons d’abord que la première motivation, le premier souci du philosophe, est l’accès à « la béatitude infinie » telle que la propose le christianisme. Celui-ci doit être renouvelé, vivifié, il ne peut plus, aux yeux de Kierkegaard, se réduire au formalisme des théologiens et des pasteurs protestants. Et ce qui est en jeu, dans une telle perspective rénovée, est « la béatitude infinie ». Elle ne peut être atteinte, selon Kierkegaard que par la foi, c’est-à-dire la croyance aux Evangiles : or, ceux-ci datent de deux mille ans.

C’est ici qu’apparaît le premier concept kierkegaardien, concept qui est une expérience personnelle intense, et qui va ouvrir toute la pensée existentielle moderne et fonder toute la philosophie de Kierkegaard : il s’agit de la Répétition.

Par elle, la subjectivité doit revivre ce qui fut anciennement vécu, et par elle sera, dans l’avenir, restitué ce qui ici et maintenant aurait été manqué.

Ce qui est remarquable, c’est que la répétition, comme réitération de la foi et de l’espoir, va concerner également la vie intime du sujet, c’est-à-dire l’amour. La répétition est aussi, pour Kierkegaard, la foi dans le retour et la réitération de l’amour de Régine, cette fiancée à laquelle il a renoncé en renonçant au mariage.

Le drame religieux est donc en même temps, pour Kierkegaard, un drame personnel. Ainsi, la philosophie est désormais placée sur son véritable terrain, qui est celui de la subjectivité. Ce ne sont plus des concepts abstraits qui expriment la vérite du monde ou le sens de l’existence, mais des expériences personnelles extrêmes et intenses, dans lesquelles sont en jeu et le sort même de l’existant face à son salut, et la signification de son existence face à son bonheur.

S’il reprend la résurrection du Christ ou la rencontre avec Régine, Kierkegaard reprend aussi, semble-t-il, le cogito de Descartes (en lui donnant un sens existentiel qui va marquer tout notre siècle) et les descriptions de Rousseau qu’il ne connaît certes pas mais qui, elles aussi, souhaitent situer l’existence individuelle au cœur de toute philosophie et de toute religion vivante.

La « répétition » entraîne donc des conséquences pour la conception de l’individu. Nous devons maintenant développer ces conséquences et préciser la conception du sujet chez Kierkegaard.

La « répétition » n’est ni une imitation passive, ni une compulsion mécanique. Elle est un acte volontaire de reprise, de réactualisation et de restitution du passé : elle est, à la lettre, « une seconde réflexion ».

Par cet approfondissement, la subjectivité se révele comme étant primordiale et fondatrice. Mais elle se révèle aussi comme existence à la fois « passionnelle » (souffrante et déchirée) et «réflexive » (dédoublée, mais non pas abstraite ni intellectuelle). Ainsi, la subjectivité est réflexion redoublée et passion de l’absolu. Kierkegaard pose ainsi la dimension qualitative, singulière et unique de l’existence. Pour le dire comme Kierkegaard, l’individu singulier est ainsi enfin reconnu comme étant « l’exception ».

Trois significations sont ainsi nouées : l’individu est d’abord passion concrète et vécue de l’absolu; il est ensuite (en même temps) dédoublement et réflexion (regard sur soi); il est enfin « choix ethique ».

La subjectivité kierkegaardienne n’est donc pas un sujet abstrait de la connaissance mais une conscience concrète qui est à la fois réflexivité, existence et choix éthique.

Pour mieux situer et connaître cette subiecti-vité existentielle, nous devons donc maintenant préciser en quoi et comment elle peut être en même temps un choix éthique.

C’est à travers toute son œuvre que Kierke-gaard définit l’éthique en distinguant trois « stades » ou trois niveaux d’existence, trois « étapes sur le chemin de la vie » ; mais c’est surtout dans les œuvres majeures que ces distinctions apparaissent : Ou bien… ou bien, Le Concept d’angoisse, Crainte et Tremblement, sans oublier L’Instant et La Répétition.

Dans Ou bien… ou bien (jadis traduit par L’Alternative), « le Journal du séducteur » décrit d’une façon indirecte le « stade esthétique » : c’est le stade existentiel immédiat, où l’existence se déploie comme simple sensibilité « esthétique », c’est-à-dire vie « érotique » de plaisirs, d’amour et de culture artistique. Mais cette vie de « don Juan » est morcelée, elle engendre l’angoisse. Le deuxième stade de l’existence est le « stade éthique ». C’est lui qui nous interesse iC1.

Dans Ou bien… ou bien (écrit sous pseudonyme, comme la plupart des œuvres), le « narrateur » livre deux manuscrits qu’il aurait découvert dans un secrétaire : le manuscrit A fait l’éloge du stade érotique, mais le manuscrit B, attribué à un magistrat, fait l’éloge du stade éthique: celui-ci est alors défini comme le stade de la « généralité », le règne de l’universel par et dans l’accomplissement du devoir dans le mariage.

À la fin de l’ouvrage, et dans la plupart des autres œuvres, Kierkegaard distingue enfin une troisième étape existentielle : c’est le stade religieux qui fait accéder la subjectivité à l’existence comme scandale absurde et comme « paradoxe », en l’ouvrant ainsi à la foi et à la future béatitude éternelle.

Cette théorie des trois stades, très connue et très importante chez Kierkegaard, ne livre pas cependant l’essence profonde de la conception éthique de Kierkegaard. Sa structure ternaire n’est certes pas hégélienne, puisque le religieux n’est pas pour Kierkegaard la synthèse de l’érotisme et de l’éthique. Il n’en reste pas moins que ce schéma durcit les distinctions, tout en gommant la profondeur du stade éthique. Examinons donc de plus près la doctrine éthique de Ou bien… ou bien : nous comprendrons mieux l’éthique, son lien avec le sujet et la nature de celui-ci.

L’ouvrage contient un long chapitre intitulé: « L’équilibre entre l’esthétique et l’éthique dans l’élaboration de la personnalité ». Kierkegaard y montre avec force que l’éthique est « une instauration personnelle » et l’affirmation de la responsabilité comme intériorité. Il y a ainsi une consubstantialité de l’éthique et du devenir-sujet, puisque la construction progressive du sujet consiste précisément en cette intériorisation de l’existence. Il faut, dit Kierkegaard, effectuer « de vrais choix pour se faire et pour se reconnaître comme subjectivité existante ».

L’affirmation du sujet est en même temps l’affirmation des choix qui le constituent. Cette efficacité et cette signification subjectives de la responsabilité sont ainsi mises en place bien avant les philosophies contemporaines de la responsabilité, chez Max Weber, Sartre ou Lévinas.

Ce qui importe plus ici est de bien cerner le sens de ce choix qui constitue à la fois l’éthique et le sujet : il ne s’agit pas d’une entrée dans l’universel et l’intemporel, il s’agit au contraire de l’actualité de la « décision immédiate », c’est-à-dire de « l’instant ». C’est dans l’instantanéité éternelle de la décision (et aussi de la répétition qui est un acte) que s’effectue la double affirmation de l’éthique et du sujet, l’affirmation radicale de la subjectivité.

Seuls des choix impliquant des alternatives sans ambiguïté réalisent l’éthique. C’est dire que celle-ci n’est pas la simple reconnaissance d’une norme pour l’action, mais l’effectuation d’un choix absolu à travers une décision responsable et une intériorisation de l’être.

Ce qui apparaît ainsi est le lien d’implication entre le sujet, le choix et la liberté : le sujet est par lui-même choix et responsabilité. En posant « sérieusement » l’un de ces termes, on pose les deux autres. C’est dire aussi, par là même, que le sujet est sa propre œuvre.

Si l’éthique est un choix, elle l’est à plusieurs titres et d’une façon singulière. Elle n’est pas d’abord le choix du bien contre le mal mais, fondamentalement le choix qui oppose à l’innocence la qualification, la détermination « bien ou mal ». D’une manière plus décisive encore, le choix éthique à l’orée de cette dernière alter-native) est la position même de la subjectivité. Celle-ci n’est pas soumise à une morale universelle et a des principes qui lui serait antérieurs : elle est l’éthique elle-même. C’est le choix de l’intériorité, c’est-à-dire du sujet comme subiec-tivité intense, personnelle et passionnelle, c’est ce choix de sa propre affirmation qui est l’acte éthique fondateur. Cet acte consiste à « donner naissance à soi-même par l’esprit, la conscience, la responsabilité », et cela dans « l’instant » radical et dans sa fulgurance.

On entre alors, par la subjectivité, dans « le sérieux éthique » : on exerce une « emprise sur le temps et sur le désir » et, surtout, on affirme « un intérêt absolu pour sa propre existence et sa béatitude éternelle ».

Ainsi, pour Kierkegaard, le sujet est-il d’une richesse considérable : il est réflexion et source de soi, substance qualitative et vécu intuitif, enjeu radical concerné par la béatitude et le salut et, enfin, décision instantanée et drastique.

Le sujet est sa propre tâche, et cela sur un registre existentiel et non pas intellectuel. Se dessine alors une circularité : le sujet est à la fois sa propre origine et son propre but. Pour dépasser ce cercle et dynamiser le mouvement de la conscience, un « saut qualitatif » est indispensable : seule une « décision absolue et instantanée » permet de passer du « stade esthétique » au « stade éthico-religieux », stade où le devoir est la tâche et la responsabilité personnelle du sujet. Cette perspective éthico-religieuse est donc aussi éthico-réflexive. Elle implique, selon Kierkegaard, liberté absolue et dépendance absolue, elle comporte à la fois une référence eschatologique au salut et une beatitude concrète, cette félicité dont parle La Répétition.

Le sujet est donc choix de soi-même en tant que « passion ».

Plus précisément (et c’est le sens que le mot « passion » prend ici), le sujet doit être conçu à la fois comme passion qualitative de l’absolu et comme réflexion active en soi-même : « la réflexion sur soi-même est aussi action, commencement », et l’on peut dire que « le moi est fécondé par lui-même ». Ce qui se découvre ainsi est la liberté même. Cette liberté est singulière, qualitative et créatrice à la fois : comme telle, elle est le sujet en tant qu’il est une exis-tence. C’est là le vrai sens de l’affirmation centrale : « la subjectivité est la vérité ». Il ne s’agit pas d’une méditation sceptique ou d’un constat passif: il s’agit au contraire d’affirmer le caractère actif d’un sujet qui devient existence par sa propre décision. Existence, c’est-à-dire à la fois réflexion dédoublée et vécu qualitatif, action responsable et commencement fondateur.

L’existence est donc « intérêt » et « effort », tension interne entre le qualitatif (expérience de la béatitude et du désespoir) et le réflexif (dans le dédoublement, la décision et le commencement). Concrètement, l’existence se manifeste donc, selon Kierkegaard, comme « paradoxe ».

L’existence est paradoxe parce qu’elle est la synthèse contradictoire entre l’existence singulière et la pensée, le devenir et l’éternité. C’est dans l’histoire et le devenir que se situent les événements relatés dans les Évangiles (ou la rencontre amoureuse), mais c’est dans l’éternité que se situent la béatitude et la félicité. Il y a là un règne de l’absurde, et c’est cet absurde, pourtant décisif, que Kierkegaard désigne comme paradoxe. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple contradiction logique mais d’un déchirement accompagné d’angoisse. La contradiction est qualitative et existentielle, et elle est voulue, et choisie.

C’est pourquoi le sujet, comme existence singulière, est nécessairement « passion » et « souffrance », passion comme souffrance. On voit mieux, maintenant, la signification du « saut qualitatif » : il est le choix de soi-même comme souffrance et passion, par l’affirmation de la béatitude en tant qu’enjeu chrétien.

La subjectivité est ainsi la construction qualitative et réflexive d’un sujet qui se hausse au niveau de l’existence par l’assomption de l’angoisse et du paradoxe. Mais elle est en même temps le fondement ultime d’un christianisme rénové qui fonde sa vérité non sur le concept ou l’orthodoxie, mais sur le déchirement et la souffrance de la foi, c’est-à-dire sur « l’effort » existentiel.

Que cet effort, chez « le penseur subjectif » soit à la fois « pathétique » (en raison de la béatitude infinie comme enjeu et comme risque) et « comique » (en raison des contradictions où se débat cet effort), cela est certain. Mais c’est précisément la tâche du penseur subjectif d’exprimer ces paradoxes et de communiquer ses expériences. « Devenir écrivain » (ou le devenir-écrivain) est pour ce penseur « la conscience à la seconde puissance ».

Ici se pose pour Kierkegaard le problème de la relation entre la méthode d’écriture et la doctrine existentielle du sujet. Sa réponse est concrète et « existentielle », c’est-à-dire qualitative, réflexive et passionnée : il passe du contenu à la méthode. La « communication » des enjeux absolus ne saurait être qu’« indirecte ». L’absolu, s’il se réfléchit, ne se conceptualise pas. De là découle la forme de l’écriture kierkegaardienne : esthétique, poétique et concrète, réflexive (pourtant) et rigoureuse, en même temps que littéraire : des personnages fictifs et des pseudonymes incarnent des thèses et dynamisent un débat sur les enjeux absolus de l’existence. Et le « grand art » de l’écrivain Kierkegaard consiste en effet à communiquer à son lecteur ce noyau substantiel de sa pensée subjective : l’existence même comme sa propre œuvre et comme son propre enjeu.

2. Les difficultés fondamentales de la doctrine de l’existence chez Kierkegaard

La première difficulté concerne la « communication indirecte » et, derrière elle, celle de la foi.

Pourquoi la réflexion serait-elle (comme l’affirme Kierkegaard) incapable de transmettre au moins le sens de ce qu’elle saisit en elle-même ?

Et pourquoi faudrait-il nécessairement communiquer l’expérience fondamentale d’une façon indirecte? S’il en était ainsi, cela signifierait ou bien que l’expérience fondamentale d’un existant serait trop forte pour un autre existant, ou bien que cette expérience serait trop obscure ou trop étrangère à sa spontanéité. Dans le premier cas, on affirme sans preuve un privilège du penseur subjectif (l’expérience n’est pas trop forte pour lui), et dans le second cas on reconnaît que l’expérience existentielle du paradoxe n’est pas fondamentale au point d’être universelle (l’autre doit être ou ménagé ou éclairé).

Cette mauvaise justification de la communication indirecte révèle en fait la difficulté fondamentale de la doctrine : elle repose sur la contradiction indépassable entre la foi et la réflexion. L’opposition, interne au sujet, entre le qualitatif et le réflexif n’est que la contradiction entre la foi et la réflexion, contradiction voulue et posée par « le penseur subjectif ». En vérité, une telle option, un tel « choix » révèle que, pour Kierkegaard, le « penseur subjectif » n’est qu’un penseur chrétien. L’opposition interne entre la réflexion et l’existence est donc en réalité voulue et postulée par l’affirmation réductrice selon laquelle la subjectivité ne saurait être qu’une subjectivité chrétienne. L’opposition angoissante de l’éternité et de l’historité, c’est-à-dire de la transcendance et de l’existence, ne se produit que pour une subjectivité qui se définit elle-même comme chrétienne, et qui pose donc elle-même son déchirement entre la foi et la réflexion. C’est dire que, à nos yeux, à la différence de Kierkegaard, la foi n’est pas un élément nécessairement constituant de la subjectivité.

Mais comment transmettre et communiquer la foi, fût-ce indirectement, à qui ne la possède pas déjà ? Le discours de Kierkegaard semble bien ne s’adresser qu’à des chrétiens. C’est le choix même du paradoxe qui suscite le paradoxe, c’est la doctrine même, comme théorie de la croyance chrétienne rénovée, qui suscite la méthode de la communication indirecte, c’est-à-dire en fait herméneutique et complice.

Non seulement cette communication suppose un accord préalable sur les dogmes chrétiens (accord ne reposant sur aucune exigence intellectuelle nécessaire), mais en outre elle laisse dans l’obscurité la question de son auteur. En effet, la question reste ouverte de savoir qui est le penseur subjectif qui s’exprime dans Ou bien… ou bien : est-ce le pseudonyme, Victor Eremita ? N’est-ce pas plutôt l’auteur respectif de chacun des manuscrits, A et B, trouvés par V. Eremita ? Celui-ci n’est qu’un intermédiaire et on ne peut lui attribuer ni la doctrine de A (l’érotisme esthétique) ni celle de B (le stade éthico-religieux). Le véritable auteur du livre est certes S. Kierkegaard, mais peut-on lui attribuer tout ou partie d’une doctrine dont il délègue le soin de la défendre à un écrivain pseudonyme (V.E.) et à deux manuscrits anonymes (A et B) ?

Le véritable auteur fut jadis le défenseur du concept d’ironie, et il se réfère toujours autant à Socrate qu’à Mozart et à son Don Juan. Il apparaît ainsi que l’ambiguïté fait partie de la méthode parce qu’elle fait partie de la doctrine. Mais, à partir de là, et sur la base d’une incertitude quant à la communication kierkegaardienne, d’autres difficultés vont surgir et d’autres questions peuvent être posées.

La plus importante de ces questions concernera ici la théorie des stades existentiels. Leur définition reste constamment flottante et ambigue.

C’est ainsi que Kierkegaard fait la critique virulente du séducteur et de son froid cynisme, il met en évidence le lien entre le sensualisme (le choix de la sensualité) et l’angoisse qu’il entraîne nécessairement. Et pourtant il exprime une admiration sans réserve pour le plus génial des musiciens, c’est-à-dire Mozart, et pour l’adéquation parfaite entre sa musique et l’essence de l’érotisme, dans l’opéra Don Giovanni. Pour Kierkegaard, chaque « figure » de cet opéra est une « figure de la sensualité » et non pas de la conscience : mais l’éloge du génie érotique de la musique mozartienne reste vibrant et sans réserve.

Cette ambiguïté se retrouve à propos du désir lui-même : il est présenté par Kierkegaard à la fois comme pure empiricité (puisqu’il note la nécessaire emprise de l’éthique sur le désir), et comme relevant de l’ordre de l’esprit (puisque le christianisme, par le péché, a fait entrer l’esprit dans le monde, en même temps que la sensualité).

Ainsi l’érotisme du premier stade est déjà décrit en termes moraux (qui devraient appartenir au deuxième stade) puisque la sensualité est pécheresse, c’est-à-dire coupable. Mais inversement, l’éthique est encore décrite en termes empiristes et esthétiques (sensualistes) puisqu’elle distingue et condamne la faute en tant qu’elle est la sensualité. Pour Kierkegaard, c’est donc l’interdit qui définit à la fois le désir et sa culpabilité, en même temps que l’éthique et son exigence.

L’ambiguïté du stade esthétique provient donc du regard éthique de Kierkegaard, ambiguité et vision provenant du dogme chrétien du péché, selon lequel la sexualité ne serait pas concevable sans l’interdit.

Sur cette ligne de pensée, se manifeste alors l’ambiguïté et l’incertitude de la définition du deuxième stade, c’est-à-dire du stade éthique. Celui-ci, on l’a vu, est à la fois l’entrée dans l’éthique universelle du mariage, et l’exercice du choix radical et de la décision qui pose le sujet. Dans le premier sens, le stade éthique se confirme comme prise de position sur la sexualité, c’est-à-dire le stade esthétique; dans le deuxième sens, le stade éthique se dévoile comme saut qualitatif dans le religieux et comme acte religieux, puisqu’il consiste à choisir le paradoxe, la passion et le risque de la béatitude absolue. D’ailleurs, comme on l’a vu, Kierkegaard parle lui-même d’un stade éthico-religieux. Ainsi, la doctrine se révèle incapable de cerner et de définir un pur sujet éthique qui résulterait de la seule affirmation du suiet comme responsabilité et comme source de lui-même. Le sujet éthique, chez Kierkegaard, est au contraire déchiré et ballotté entre le stade esthétique de la sensualité antérieure et le stade religieux du péché et de l’angoisse. En fait, le stade éthique rassemble les trois stades. Plus précisément : le stade éthique est l’affirmation subjective de l’existence en tant qu’elle est moralement coupable, quant à la sensualité, et cela pour des raisons religieuses.

Plus qu’une doctrine claire de trois stades existentiels distincts, la philosophie de Kierke-gaard est l’affirmation et la description d’une individualité subjective qui, pour être véritable, et pleinement subjectivité, doit être une individualité chrétienne.

Nous sommes donc simplement en présence du choix arbitraire et ambigu de certains dogmes, c’est-à-dire d’une doctrine de l’individu chrétien résolvant dans le paradoxe l’ironie et le « désespoir », les problèmes moraux que le christianisme invente face à la sexualité, à l’amour et à la béatitude.

Au moins sommes-nous peut-être placés devant un intéressant problème d’histoire des religions et, plus précisément, devant un effort philosophique pour renouveler le christianisme en proposant un itinéraire pour le devenir-chrétien ou pour le devenir authentiquement chrétien. Certes. Mais, là non plus, la doctrine n’est ni aisément cernable ni clairement définie.

Il semble que l’œuvre décrive un itinéraire, c’est-à-dire ces « étapes sur le chemin de la vie », étapes à travers lesquelles se formerait le devenir-chrétien. Kierkegaard décrit lui-même sa réflexion comme le mouvement par lequel l’individu devient chrétien : au-delà de l’angoisse de la sensualité, la subjectivité se poserait elle-même comme choix éthique en général, puis assumerait le paradoxe de la dernière étape, celle du christianisme. L’œuvre de Kierkegaard serait ainsi « édifiante », dans tous les sens du terme.

L’argumentation ambigue et circulaire de la réflexion de Kierkegaard ne permet pas d’adopter ce schéma de lecture. Il semble bien plutôt qu’on soit en présence non pas de la naissance progressive d’une conscience authentiquement chrétienne, mais de l’itinéraire décrit par une conscience déjà chrétienne. Kierkegaard part de sa propre confession et ne souhaite pas en sortir malgré ses ambiguïtés et ses doutes apparents.

En effet, on peut d’abord constater que l’itinéraire proposé est unique et nécessaire. Les trois stades (outre le fait qu’en réalité ils n’en forment qu’un seul) sont définis d’une façon exclusive, et présentés comme les seuls possibles. Nulle autre dialectique, nulle autre histoire individuelle ne sont envisagées comme possibles ou souhaitables.

Une autre difficulté est constituée par le caractère arbitraire de la définition de chaque stade, arbitraire qui ne s’explique que par l’option déjà chrétienne du penseur subjectif : pourquoi le stade esthétique est-il réduit à l’érotisme (qu’il soit sensuel ou artistique) ? Pourquoi l’amour est-il pensé comme un simple « pathos poétique » ? Pourquoi l’éthique se réfère-t-elle à la culpabilité ? Et pourquoi le religieux se réfère-t-il (comme l’esthétique) à l’angoisse ?

On le voit, toutes ces descriptions supposent l’option antérieure du christianisme : la foi paradoxale n’est pas, comme le croit et le dit Kierkegaard, le fruit d’un devenir-chrétien et d’un itinéraire douloureux et ascendant, mais le choix originel et la vision à partir desquels se définissent et s’organisent les trois stades. Ainsi, non seulement l’itinéraire kierkegaardien n’est pas réellement instaurateur d’un christianisme (puisque ce qu’il exprime si profondément est déjà commandé par le christianisme), mais il n’est pas non plus réellement ternaire. Comme chez Hegel, la fin est déjà dans le commencement, et la dialectique n’est qu’une illusion.

On est contraint, finalement, de se poser cette ultime question : le christianisme ambigu et a priori de Kierkegaard est-il l’authentique « répétition » de la « passion » du Christ ou, plus simplement, la création artistique d’un écrivain esthète, plus soucieux de sa subjectivité que de sa cohérence ? Dans ce dernier cas, qui est le plus vraisemblable, on serait certes en présence d’une « répétition », mais il s’agirait de la simple répétition d’un modèle culturel déià tout constitué.

De ces considérations nous tirerons un enseignement : la pensée existentielle de Kierkegaard s’est voulue la pensée d’un chrétien, mais ce n’est pas à ce titre qu’elle compte pour nous. Elle vaut bien plutôt comme le premier essai de la modernité pour décrire un sujet qui soit à la fois existence et réflexivité, substantialité qualitative et commencement créateur. Il y a là, pour nous, une acquisition définitive.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Nietzsche (1844-1900)

1. La volonté de puissance et l’illusion

Bien qu’il ait pris ses distances par rapport au nihilisme négatif pour lui opposer un nihilisme positif et affirmatif, Nietzsche reste fondamentalement un héritier de Schopenhauer.

Le concept fondamental de la philosophie nietzschéenne est en effet la volonté de puis-sance: or celle-ci (quelles qu’en soient les interprétations qu’en donnent les commentateurs) est toujours à la fois la force interne et corporelle qui commande les actions de l’individu, et la source de toutes les illusions qui vont rendre possibles ces actions. La volonté de puissance est à la fois moteur dynamique et source d’illusions, celles-ci étant destinées, aux yeux de la conscience individuelle, à justifier ses actions sans les référer à leur vraie source qui est la volonté de puissance. C’est ainsi que, dans la Généalogie de la morale, Nietzsche affirme que le christianisme et les vertus qu’il prône, vertus juives et chrétiennes, sont des illusions trompeuses et même des entreprises de duperie destinées à combattre les nouveaux maîtres et à leur imposer une domination de ressentiment. Les vertus, par lesquelles les nobles, conquérants et vainqueurs sont à leur tour vaincus et dominés, ne sont qu’une production de la volonté de puissance des esclaves. La morale, comme révolte des esclaves, exprime dont l’unique et universelle volonté de puissance qui définit chaque individu.

Si donc l’ouvrage posthume intitulé La Volonté de puissance est bien un recueil d’aphorismes assemblés par la sœur de Nietzsche, il reste que ces aphorismes furent bien écrits par Nietzsche, et qu’ils concernent bien le concept central de sa philosophie.

Et c’est précisément cette « volonté de puissance » qui va nous permettre d’esquisser la figure du moi selon Nietzsche.

La « conscience » est d’abord pour Nietzsche la « conscience morale », et il la combat (en la définissant) comme illusion et « mensonge ». À cette conscience, il oppose les puissances instinctives et les « êtres instinctifs » (La Volonté de puissance, prg. 168). Et il s’agit bien d’instinct : « Tout instinct qui aspire à la domination, mais qui se trouve encore sous un joug, a besoin de se servir, pour se fortifier […], de tous les beaux noms et de toutes les valeurs reconnues » (ibid., 198). Mais cet instinct, qui constitue le fond de la conscience dite morale et de la conscience psychologique, n’est pas plus connaissable que celle-ci. « Il n’y a ni  » esprit », ni raison, ni pensée, ni conscience, ni âme, ni volonté, ni vérité : ce ne sont là que des fictions inutilisables » (ibid., 270). De même : « les méprises énormes : […] l’exagération insensée dans l’estimation de la conscience; on fait de celle-ci une unité, un être :  » l’esprit « , « l’âme », quelque chose qui sent, qui pense, qui veut » (ibid., 264). Et, pour conclure ces citations : « Il ne faut pas chercher le phénoménalisme aux faux endroits : rien n’est plus phénoménal, ou, plus exactement, rien n’est autant illusion que ce monde intérieur que nous observons avec ce fameux  » sens intérieur  » » (ibid., 262).

L’illusion ne porte donc pas seulement, pour Nietzsche, sur les idéaux de la morale et de son action dans le monde, elle porte aussi sur les contenus de la conscience. Pour lui, celle-ci est inconnaissable, parce qu’elle n’est rien d’autre qu’un système d’affirmations trompeuses qui, en souhaitant trouver une cause unique et une justification pour nos actes, invente toute la réalité dite intérieure.

La conscience n’est qu’une illusion et il n’existe donc ni esprit, ni sujet. Mais l’unité de la conscience est elle-même usurpée et l’on ne peut non plus parler d’un « moi » qui serait, comme affectivité, porteur d’une identité. Celle-ci est aussi illusoire que l’être de la conscience. L’apparente unité de cette conscience ne recouvre pas un moi affectif identique, mais une multiplicité d’instincts et de mouvements corporels, aussi contradictoires que cachés.

Si, pour Nietzsche, le sujet n’existe pas et si le moi n’est que le nom fictif des instincts de puissance, du moins peut-on parler de la signification de ceux-ci. Le caractère le plus fondamental de ces instincts qui definissent réellement l’individu est, selon Nietzsche, la « cruauté ». Il affirme que « les actions méchantes appartiennent aux puissants et aux vertueux, les actions mauvaises et basses aux subordonnés » (ibid., 219). Puis, s’élevant contre la condamnation de telles actions, il écrit : « …dans quelles actions l’homme s’affirme-t-il le plus fortement ? C’est autour de ces actions (de sexualité, d’avidité, d’ambition, de cruauté, etc.) que l’on a accumulé. les anathèmes, la haine, le mépris…. » (ibid., 219).

La « volonté de puissance » devient à nos yeux plus précise : source d’illusions externes et internes, morales et psychologiques, elle est essentiellement un instinct de conquête vitale dont la signification est la cruauté à l’égard d’autrui.

Si l’on poursuit la description de cette cruauté qui définit aussi bien la grande vie instinctuelle que « l’esprit libre », on découvre une signification nouvelle qui, paradoxalement, semble bien métaphysique. La cruauté devient en effet un critère de sélection. Décrivant l’être humain comme un animal, Nietzsche souhaite aussi en sélectionner les meilleurs éléments pour qu’ils soient en mesure de produire d’abord des chefs et une société qui seront ensuite en mesure de produire enfin le Surhomme.

Mais le degré de cruauté nécessaire se mesure à un critère : l’acceptation du « retour éternel ». Seule la cruauté des instincts peut en effet désirer le retour éternel de tous les événements que l’univers connaît dans un grand cycle, quel que soit le degré de souffrance ou la portée tragique des événements qui sont ainsi appelés à se répéter indéfiniment jusqu’à la fin des temps. Seul l’esprit capable d’accepter et de vouloir une telle répétition de la plus grande souffrance (et du plus grand bonheur) pourra être sélectionné et considéré comme un esprit supérieur. Pourra alors se constituer une aristocratie des « maîtres » qui sauront combattre « la morale du troupeau » ou la réserver à ce seul troupeau « démocratique » et « socialiste ».

Ces affirmations ont parfois reçu, chez les commentateurs, un sens purement métapho-rique. Nietzsche lui-même parle d’un « César romain qui aurait l’âme du Christ » (ibid., 220).

D’autres affirmations de Nietzsche semblent n’admettre qu’un sens littéral, comme celle-ci :« Conquérir cette énergie inouïe qui est celle de la grandeur; afin de réussir, par la sélection d’une part et, d’autre part, par la destruction de milliers d’êtres mal venus, à modeler l’homme futur, sans mourir de la douleur que l’on crée, une douleur telle que jamais encore on n’en a vu la pareille ! » (ibid., 221).

2. Obscurité, ambivalence et abstraction du concept de « volonté de puissance »

La doctrine de Nietzsche dans son ensemble est beaucoup plus systématique et unifiée qu’il n’y paraît d’abord. Les obscurités et les contradictions, concernant notamment la conception de la volonté de puissance, ne proviennent donc pas de la méthode stylistique de Nietzsche (qui écrit le plus souvent par aphorismes) mais de la définition même de cette « volonté ».

Nietzsche fait la critique des contenus de conscience, et notamment de cette pseudo-réalité intérieure que serait la volonté, pensée comme libre arbitre et pouvoir de décision. La volonté de puissance ne saurait donc être un vouloir : à ce titre, elle ne serait qu’une illusion. Et Nietzsche lui-même confirme cette idée : la conscience n’est qu’instinct, la volonté vers la puissance n’est donc qu’un instinct.

Cet instinct est vital : ambitieux et cruel, il poursuit sa propre affirmation.

Mais c’est ici que surgit l’obscurité ou la contradiction : pourquoi cet instinct désire-t-il une morale pour « les esprits supérieurs » ?Pourquoi désire-t-il respecter « le grand style » en philosophie ou en politique ? Plus précisément, comment peut-on comprendre que cet instinct cruel poursuive le bonheur et l’éternité du «Grand Midi », la grande lumière de la lucidité heureuse et libre ? Tout le « geste » nietzschéen d’affirmation de la vie et du bonheur, affirmation effectivement présente dans son œuvre et séduisante au premier abord, comment peut-il être effectué par un simple instinct vital caché au fond du corps et masqué derrière une conscience illusoire?

Le retour éternel, comme le bonheur somptueux, constituent de véritables points de doctrine : mais comment un instinct vital peut-il formuler une doctrine ? N’a-t-on pas dit que les concepts sont trompeurs, pures métaphores consolatrices ou dominatrices ? S’il en est ainsi, c’est toute la doctrine du retour éternel et du bonheur solaire qui s’effondre dans l’illusion, si elle n’a pas encore succombé devant la contradiction d’un bonheur désirant la souffrance et la destruction.

À la vérité, c’est l’œuvre entière de Nietzsche qui se détruit par elle-même en faisant de toute pensée une illusion et de tout individu un système d’instincts masquant mal leur concurrence et leur morcellement.

On se trouve à la fin confronté à l’ultime question : si l’individu n’est qu’instinct vital, si les idéaux sont des illusions, si la conscience n’est ni un être ni une identité, qui donc a écrit l’œuvre de Nietzsche ? Et que serait l’homme supérieur de l’avenir ? Le Surhomme sera-t-il un instinct cruel et une illusion ? Si ce n’est pas le cas, qui donc possède le savoir suffisant pour en annoncer la venue et en donner la définition ? Il semble bien que ce soit Nietzsche : mais n’est-il pas, lui aussi, instinct vital et illusion ?

Reconnaissons-le : la doctrine de Nietzsche rend Nietzsche impossible parce qu’elle l’exclut d’elle-même.

En effet, par la doctrine du retour éternel de toutes choses, les individualités, fussent-elles « supérieures », sont emportées par le mouvement du tout. Et le retour périodique de ces individualités ne leur confère aucune réalité ni aucun statut ontologique puisque tout individu conscient n’est qu’un phénomène illusoire, simple résultat involontaire d’une inconnaissable volonté de puissance.

Quoi qu’il en soit de la place de Nietzsche lui-même dans son propre système, celui-ci comporte une dernière difficulté. La fonction explicative conférée à la volonté de puissance n’est en réalité qu’une impossible gageure : chargée de rendre compte, à leur source, de toutes les actions des individus, et de tous les contenus de leur conscience, ces individus et ces contenus, c’est-à-dire en fait les différents moi concrets, ou bien perdent leur spécificité, ou bien suppriment la volonté de puissance. D’une part, en effet, cette « volonté » dont l’essence serait uniforme et sans équivoque supprimerait les spécificités individuelles; la volonté est alors un concept-force qui, réduisant tous les « moi » à un seul fait fondamental, les annihile en fait. Le réductionnisme, la réduction du multiple à une seule cause une et identique, supprime ce multiple et méconnaît en fait la réalité.

La volonté de puissance est en réalité incapable de rendre compte de ce réel multiple : son abstraction, issue de la fonction d’explication universelle qu’on lui attribue, la condamne à passer à côté de la réalité concrète de chaque moi et de chaque sujet.

La seconde hypothèse n’est pas plus pertinente. Si la volonté de puissance rend compte des différences individuelles, cela signifie que ce sont ces différences, cette multiplicité concrète, qui sont chargées, rétroactivement, d’éclairer la nature de la volonté de puissance en chacune des circonstances concrètes où elle est invoquée. Elle devient en fait un concept inutile ou une simple tautologie déguisée : on n’explique pas par elle pourquoi tel individu recherche la puissance dans la vie politique et tel autre dans la création artistique. On sera contraint, au contraire, d’expliquer la première volonté par le goût du pouvoir, et la seconde par celui de la création : on tourne en rond, indéfiniment.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Note sur Hegel (1770-1831)

D’abord kantien, Hegel élabore très vite son propre système, ou plutôt la méthode originale grâce à laquelle il élaborera ce système tout au long de sa vie. C’est cette inspiration centrale qui nous retiendra ici puisqu’elle consiste très précisément dans la réinterprétation de l’idée kantienne (et platonicienne) de phénomène. Loin que, pour Hegel, le phénomène soit un simple écran nous séparant de la réalité vraie, c’est-à-dire absolue, il en est au contraire le mode d’apparition. Non pas que le monde phénoménal de l’expérience soit immédiatement l’Absolu, mais c’est dans son mouvement historique que ce réel se manifeste comme le dévoilement progressif de l’Absolu lui-même.

C’est ici que nous pouvons saisir ce que nous appellerons la théorie hégélienne de la conscience ou, plutôt, les lignes principales de cette theorie.

Après des œuvres de jeunesse consacrées à un effort pour renouveler le christianisme réformé en Allemagne, Hegel écrit sa première grande œuvre, en 1807, en pleine période napoléonienne et conquérante : il s’agit de la Phénoménologie de l’esprit.

Par elle, on comprend que pour Hegel le réel n’est pas l’Etre, mais le devenir de l’Etre, c’est-à-dire le mouvement par lequel l’Etre, c’est-à-dire l’Esprit, s’instaure progressivement et historiquement à travers le mouvement des idées et le devenir des événements. Cet Être est l’Absolu lui-même, tel qu’il s’exprime à travers et dans les formes les plus élevées de la pensée philosophique et de la réalité étatique. L’Absolu est donc la totalité, ou la totalité est l’Absolu : totalité des cultures et totalité du temps à travers lequel elles se manifestent. À la fin des temps, c’est-à-dire au temps de Hegel, l’Absolu est incarné par l’État (qui synthétise le droit objectif et la moralité subjective devenue « vie éthique objective ») et par le Concept (qui s’exprime dans la philosophie spéculative dont les concepts sont seuls en mesure de dire la plénitude de la réalité, réconciliée avec elle-même et parvenue au stade de la Substance).

Mais, dans ce mouvement, quelle est la nature et la place de la conscience ?

Celle-ci n’est pas une donnée d’expérience permanente et stable, mais une étape dans une évolution qui est celle de l’histoire globale de l’humanité. La conscience singulière, en chaque individu, correspond à un moment logico-ontologique du mouvement global de l’humanité considérée comme une entité qui traverserait toutes les époques en se construisant progressivement comme Esprit (universel et global) et comme Absolu (substantiel et réfléchi).

On peut préciser quelques étapes historiques et collectives de ce devenir de l’Esprit. Chaque étape concerne ou enveloppe à la fois une collectivité, et les individus concrets qui composent cette collectivité. On peut, avec Hegel, nommer « figures de l’Esprit » chacune de ces étapes qui sont en effet respectivement des modalités concrètes ou des manières d’être de l’Absolu en train de se réaliser à travers l’histoire (des idées et des États).

C’est ainsi que l’Esprit est d’abord certitude sensible (aussi bien comme doctrine empiriste, que comme expérience de la conscience naïve). Ensuite, l’Esprit devient perception par le mouvement d’évolution, de contradiction et de dépassement synthétique que Hegel nomme « dialectique ». C’est cette méthode dialectique (appliquée aux événements historiques et aux idéologies culturelles) qui permet à Hegel de conférer à la phénoménologie sa nouvelle signification. Mais poursuivons ce mouvement. Après la figure de la simple perception (et en raison de la dialectique interne contradictoire de l’attitude empiriste), l’Esprit se pose comme Esprit analytique et scientifique. Il devient « entendement ». Certes, la science est ainsi constituée, mais surgit alors la dialectique, c’est-à-dire l’échange contradictoire et dynamique issu de « l’intérieur » même des réalités. L’entendement se dépasse alors pour donner naissance (dans l’histoire objective et dans la conscience des philosophes et des individus, pense Hegel) à cette nouvelle figure qu’est la Raison. Celle-ci devient « active » d’abord comme « loi du coeur » ou « vertu » opposée au cours du monde (on reconnaît le XVIIe siècle, et peut-être Rousseau), et ensuite comme individualité certaine d’elle-même et « qui se sait elle-même réelle en soi et pour soi-même ». Mais ce n’est encore là qu’une étape, et comme toute étape du devenir, elle serait fausse si elle était figée et considérer comme le tout de la Vérité. Au-delà de la Raison « législatrice » et examinant les lois (scientifiques ou civiles) se profile enfin, selon Hegel, l’Esprit lui-même. Mais il est d’abord l’équivoque de la moralité subiective ou la limitation de l’Aufklärung (les Lumières) avant de devenir religion révélée et, enfin, Savoir absolu, Substance spirituelle de la culture et de l’État de droit, Réconciliation de la Nature et de l’Esprit, bref: le Concept.


On doit, faute de place, présenter la réserve principale qu’appelle cette description de l’histoire de l’humanité donnée comme phénoménologie, c’est-à-dire manifestation de l’Absolu lui-même. Et cette réserve sera constituée, à nos yeux, par une affirmation ultérieure faite par Hegel, en 1831, dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, affirmation qui consiste à opposer les intentions conscientes des individus dans la vie culturelle et politique, et la signification globale du mouvement de l’histoire. En effet, cette signification est ignorée des individus, et l’illusion où ils seraient de poursuivre leurs propres fins ne serait qu’une « Ruse de la Raison ».

Cette affirmation discutable, et non susceptible de recevoir une preuve quelconque, révèle a posteriori la signification de la Phénoménologie de l’Esprit. Toute expérience subjective y est récusée et finalement neutralisée, puisque la conscience de soi n’est jamais, pour Hegel, qu’un moment partiel et passager qui doit être intégré au mouvement de la totalité et emporté par lui.

Mais, par cette négation de la vérité de l’individu, non seulement Hegel rend évanescente l’expérience de soi en confondant évidence existentielle et contenu culturel, mais encore rend-il incompréhensible sa propre existence, c’est-à-dire sa propre réalité d’individu réfléchissant. Si bien que, en fait, le Système de Hegel exclut la validité et donc l’existence même de l’individu qui écrivit la Phénoménologie à un moment donné de l’histoire. Le Système exclut son auteur, comme le Devenir de l’Esprit cosmique et absolu exclut le projet singulier d’un individu singulier. En d’autres termes, le Système de l’Esprit universel comme Concept ne rend pas compte de l’existence même de l’individu qui pense ce Système : en neutralisant cet individu qui pourtant le porte, ce Système se neutralise et se détruit lui-même.

On pourrait faire la même remarque à propos de l’histoire elle-même : un système politique de la totalité, qui subordonne les individus (et donc l’individu) à sa propre substance totale, détruit les fondements qui le portent et se détruit par conséquent lui-même.

Une autre difficulté, inhérente au système de Hegel, doit être notée. Une ambiguïté permanente subsiste, pour chacune des figures de l’Es-prit, quant à la question de savoir si cette figure, ce « moment dialectique » n’a qu’une existence temporellement limitée, ou s’il comporte une signification et une efficacité qui dépasse le moment historique où il est apparu. Pour ne prendre qu’un exemple : la dialectique du maître et de l’esclave (celle « de la domination et de la servitude ») exprime-t-elle simplement le « moment » stoïcien de la conscience de soi dans l’Antiquité, ou bien cette figure a-t-elle une portée si considérable qu’elle puisse définir l’essence même des relations humaines comme lutte pour la reconnaissance ? S’il en est ainsi (comme le croient nos contemporains), la peur de la mort et la soumission au Maître serait la dimension fondamentale et permanente de la conscience de soi : mais l’on ne comprend plus, alors, la raison qui fait préférer cette figure de l’Esprit pour définir la conscience en sa perma-nence, comme on ne comprend pas non plus à l’inverse) comment cette figure particulière et passagère a pu n’être qu’un moment historique disparu alors que les guerres de conquête et l’esclavage se sont poursuivis bien au-delà de l’Antiquité.

La vérité est qu’une tout autre description phénoménologique de la conscience de soi et de la reconnaissance d’autrui devient nécessaire après Hegel. La pesanteur de l’influence hégélienne ne saurait que freiner le progrès de la phénoménologie du sujet.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du depuis la renaissance. »

L’empirisme sans sujet : David Hume (1711-1776)

Par sa personnalité et par sa doctrine, Rousseau s’opposait à tous ses contemporains qu’il appelait « les philosophes ». Leur matérialisme et leur athéisme heurtaient sa sensibilité morale ainsi que son sentiment exacerbé de l’existence et du bonheur. Cette philosophie lui paraissait un dogmatisme.

En vérité, c’est à son siècle entier que Rousseau s’opposait puisque, malgré une amitié passagère avec le philosophe anglais David Hume, il se brouilla avec lui et s’opposa donc ainsi non seulement à son empiricisme, très expressif de la pensée dominante du siècle, mais également à son scepticisme..

Le propos général de Hume s’inscrit bien dans le mouvement du siècle. Aussi bien le Traite de la nature humaine (1739-1740) que les Essais sur l’entendement humain (1748) développent une doctrine de la connaissance rigoureusement empiriste issue en droite ligne du sensualisme de Locke et s’apparentant à celui de Condillac. Pour Hume, la philosophie doit fonder sa réflexion morale et politique sur une science de l’homme, c’est-à-dire sur une connaissance rigoureuse des faits qui constituent la nature humaine. Il découle alors du seul examen des faits (ou de ce qui est tenu pour tel) que l’esprit humain n’est qu’un amalgame de sensations. Toute connaissance est un système d’idées, mais toute idée est la copie d’une impression, c’est-à-dire de la marque d’une sensation dans l’esprit humain qui n’est rien d’autre que le lieu, ou le « théâtre » où passent les sensations.

Les impressions et les idées ne formeraient qu’un chaos si elles n’étaient pas reliées entre elles. Mais ce qui les relie n’est ni l’opération d’une conscience ou d’une âme, ni l’opération d’une raison. Le principe de liaison n’est rien d’autre que l’association. Cette association des idées opère entre elles comme les lois de la gravitation, et les idées ne sont que des atomes psychiques reliés de l’extérieur par les lois de la ressemblance, de la différence ou de la contiguïté.

Connaître n’est rien d’autre qu’associer des atomes psychiques, ou reproductions de sensations, selon leur ressemblance ou leur opposition, ou leur simple contiguité. Aucune rationalité interne ne préside donc à ces associations, aucune intelligibilité ne s’en dégage ou ne les intègre, aucun sens n’est donc affirmé par ces combinaisons d’impressions.

Pourtant l’esprit humain croit par la connaissance, établir des liens d’intelligibilité entre les causes et les effets. En réalité il s’agit là d’une illusion. L’esprit est simplement marqué par la répétition des successions et non par une quelconque signification interne des liaisons. Il n’y a pas de rapport interne de signification entre la cause et l’effet, seulement la constatation répétitive d’une succession de fait entre des impressions d’origine externe ou interne. Les pseudo-liaisons nécessaires ne sont que des connexions de fait et, plus précisément, des habitudes. C’est donc notre expérience et notre attente qui nous font affirmer la succession A-B comme une relation causale. La connaissance, en réalité, n’est pas la perception d’une intelligibilité, mais la construction d’une habitude. Celle-ci est si forte qu’elle entraîne une croyance : nous ne connaissons pas la relation A-B, nous croyons seulement qu’il existe des relations là où il n’existe que des successions habituelles.

Le même empirisme sceptique est mis en œuvre par Hume en ce qui concerne la conscience ou le moi. N’ayant que des sensations (externes ou internes) reliées par des associations contingentes, l’individu ne peut se connaître lui-même. Il n’est ni une âme ni une véritable conscience, et certainement pas un sujet : il n’est que la constatation d’un défilé d’images et de sensations, le moi n’est que le pur spectacle de ses impressions et de ses idées.

À partir de là, on comprend mal comment le philosophe Hume peut tenter de construire une morale, une religion naturelle et une politique. On ne comprend pas non plus comment il a pu seulement former le projet de connaître la nature humaine, et comment il a pu affirmer qu’un certain assemblage automatique de sensations dénuées de sens pouvait finir par constituer quelque chose qui soit reconnaissable comme une nature humaine, elle-même soucieuse de vérité et de vie sociale.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

L’âme comme miroir, comme lumière et comme activité : Charles de Bovelles (1479-1553)

Charles de Bovelles, représenté sur une verrière dédiée à sainte Catherine et réalisée par Mathieu Bléville, basilique de Saint-Quentin, 1521.

Pour Charles de Bovelles, l’homme, c’est-à-dire l’âme, est un miroir. Elle est le microcosme qui reflète ou plutôt qui « réfléchit » ce monde comme un miroir réfléchit la lumière. Mais en même temps l’âme est un centre. Elle est le lieu central où s’opère cette réflexion du monde et où, surtout, s’exerce une activité de connaissance. Cette activité est à la fois intellectuelle et sensible puisqu’elle donne une forme et un sens au monde sensible et qu’elle donne à l’intelligence un contenu.

A la fois intellect et sensibilité, ce centre qui est l’âme n’est pourtant pas un composé, mais un être substantiel absolument simple. Écoutons cette voix ferme et profonde : « Car enfin si toute connaissance était division de l’être et multiplication de sa substance, toute connaissance serait alors en tout cas connaissance d’autrui. Rien ne serait donc connu de soi, rien n’aurait le pouvoir de se regarder, de s’observer soi-même et de jouir de soi. Enfin, il n’y aurait nulle Sagesse, puisque la Sagesse est contem-plation, connaissance, science de soi-même. »

Ce centre absolument simple qu’est l’âme peut cependant être décrit comme « bifront » et même « quadrifront ». Car l’âme en se connaissant est comme dédoublée, elle devient son propre miroir dans lequel elle réfléchit son propre être. Cette dualité peut encore se dédoubler en ignorance de soi (scindée en deux directions opposées, soi et le monde) et en science de soi-même ou Sagesse (scindée en deux directions convergentes, le soi tourné vers soi-même). Des dessins illustrent cette quadri-partition de l’âme simple (cf. Cassirer, op. cit., p. 391).

On est en présence d’une sorte de structuration de la conscience de soi. Destinée à faire l’éloge de la Sagesse comme conscience et connaissance de soi, elle semble durcir d’une façon réaliste des distinctions dont le sens est surtout méthodologique ou fonctionnel et dont l’intention est de comprendre la coexistence en l’âme de la Sagesse et de l’Ignorance ou Folie. Ce sens s’éclaire d’ailleurs par une métaphore très vive que Bovelles développe plus loin.

Pour éclairer le sens qu’il donne à l’opposition de l’attitude « ignorante » (que nous dirions empirique) et de l’attitude « sage » (que nous dirions réflexive), Bovelles prend la métaphore de l’Œil. Mais l’âme est un Œil double : elle est constituée par un Œil externe qui, tourné vers le monde, reçoit sa seule lumière qui est matérielle et sensible, et par un Œil interne qui, tourné vers lui-même, reçoit sa propre lumière intérieure et peut ainsi accéder à la Sagesse.

L’âme est ainsi un miroir qui est un Œil, et, comme vision (interne ou externe), elle est lumière et connaissance. Ce qui est en outre remarquable chez Bovelles, c’est que cette description n’est pas faite en termes statiques mais en termes dynamiques. L’âme n’est pas un simple miroir passif et réceptif qui se bornerait à recevoir une lumière et des notions déjà constituées, qu’elles soient d’origine externe ou interne. Bien au contraire, l’âme est active : « L’âme raisonnable …] recueille […] des notions, formes, images de toutes les choses sensibles, qui lui suffisent pour confectionner, susciter, produire en elle-même en tant qu’auteur de sa propre notion, la forme propre qui est le commencement de la Sagesse humaine et la connaissance de l’Âme même par soi-même. »

Ainsi, la Sagesse est l’œuvre même de l’âme. Nous pourrions dire plus : la Sagesse est le fait, pour l’âme, d’être son propre auteur et son œuvre propre. La métaphore de l’Œil, à la fois miroir, lumière et action est précisément destinée à éclairer le sens de cette création de l’homme par lui-même, création en quoi consiste la Sagesse. En effet, la nature n’a donné à l’Homme qu’un œil externe qui voit le monde, et un œil interne d’abord aveugle à lui-même. La Sagesse (et donc aussi l’action promethéenne de l’homme sur lui-même) consiste à recueillir la lumière externe et à la tourner vers l’œil interne pour le rendre voyant et faire ainsi que l’âme soit consciente d’elle-même : « Et c’est bien à cette tâche que se consacrent toutes les vertus humaines et les activités (negocia) de l’Homme : à faire passer dans le second œil la lumière du premier éclairé par la nature; c’est-à-dire à faire que l’Homme, après avoir connu le monde comme objet et recueilli sa lumière, revienne enfin du monde en lui-même ; ou encore qu’il apprenne à tirer de cette première lumière et science du monde sa propre lumière et science de soi-même. » Et lorsque l’Homme devient ainsi son œuvre propre, il se tourne vers le pôle opposé à celui qui est constitué par « l’objet », c’est-à-dire vers lui-même, c’est-à-dire vers le sujet : le concept et son terme ne sont pas encore explicitement mis en place, mais la réalité qu’ils désigneraient est déjà là. La suite du texte le confirme, annonçant déjà le Cogito cartésien : « …l’Entendement contemplatif est tel qu’il voit toutes choses… puisqu’il échappe désormais à la servitude des sens et qu’il comprend toutes choses librement et par lui-même, ne se référant qu’à soi et se fondant sur soi » (in Cassirer, op. cit., p. 433).

C’est bien d’un sujet de la connaissance qu’il s’ agit. Et ce sujet (cette « âme ») est effectivement décrit comme une réflexion au sens strict, comme un regard et un retour sur soi, et même comme un enroulement actif de soi-même en soi-même. Et Bovelles ne craint pas d’utiliser une autre métaphore vive qui aurait pu effrayer un Chrétien : celle du serpent. « Se saisissant elle-même en cercle, finalement, [l’Ame] s’enroule sur elle-même à la manière d’un serpent et pénètre jusqu’au tréfonds d’elle-même » (p. 371). Ainsi, « l’Âme… se réfléchit en soi, se pose face à elle-même, se présente à elle-même, se donne pour objet à elle-même ». En vérité, elle « jouit » d’elle-même et « se nourrit d’elle-même ». Elle « pénètre en soi-même, se traverse tout entière; en soi-même enfin, elle s’établit, se recueille, et devient son propre contenant et sa demeure perpétuelle ».

Seule l’Âme, comme « Soleil vrai et naturel » peut ainsi se créer, se fonder et se nourrir d’elle-même, et seule une telle Sagesse peut « parvenir aux palais sidéraux » (p. 394).

Ainsi, chez Bovelles, la description de l’Âme comme lumière réfléchie et réfléchissante est simultanément description d’une opération active et fondatrice et description d’une jouissance salvatrice qui a la valeur d’une éthique.


Il reste que cette éthique, chez Bovelles, est encore une religion et une foi. L’élan et l’enthousiasme de la découverte réflexive de la conscience et de son pouvoir n’empêchent pas l’auteur de se maintenir dans le cercle finalement dogmatique de la religion chrétienne. L’âme, qui avait été décrite comme simplicité absolue, est en même temps conçue comme trinité avec deux extrêmes et un milieu. Et il y a « trois êtres immatériels qui se replient sur eux-mêmes, se retournent vers eux-mêmes, qui se contiennent eux-mêmes et se reconnaissent eux-mêmes : l’Ame raisonnable, l’Ange, Dieu ». De plus, l’on peut distinguer trois Sagesses : divine, angélique et humaine. Enfin, la jouissance de se réfléchir et celle de demeurer en soi-même semblent oubliées dès lors que Bovelles fonde sur l’accès à la divinité et à l’immortalité de Dieu, la possession de « la vraie béatitude ». Et « Sans la paix divine, nous sommes incapables de nous accorder, de nous attacher, de nous unir ni avec nous-mêmes, ni les uns avec les autres, ni avec les Anges, ni avec Dieu ». Cette référence à Dieu comme garant du projet éthique de la Sagesse semble bien contredire l’autonomie qui paraissait la marque de la conscience de soi. La Renaissance n’est pas encore libérée du divin, malgré sa marche ascendante et quelques tentatives ponctuelles que nous rencontrerons. Une ouverture se présente cependant : il est possible d’interpréter l’œuvre de Bovelles en termes de reliefs. Nous voulons dire que l’accent mis sur chaque thème de réflexion comporte une intensité différente, et qu’il est fort possible que la préférence de l’auteur lui-même porte sur les thèmes libérateurs de la nouvelle conscience. De ce point de vue, il est significatif de constater que c’est dans les deux dernières pages du livre Le Sage qu’on trouve ce véritable manifeste:

« Car l’Homme lettré est la lumière naturelle et la splendeur de l’Homme, lui par qui la Pensée qui a vécu dans les ténèbres depuis les origines émerge enfin dans la lumière, la clarté, la science de toutes choses. » Et, après avoir formulé le vœu « Réjouis-toi », Bovelles s’adresse au lecteur pour lui dire que la Sagesse vraie est une « connaissance savoureuse et parfumée » et pour offrir « en présent » ce livre « à qui désire connaître ses propres richesses. »

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Le macrocosme et le microcosme. La beauté du monde et la puissance créatrice de l’homme. Marsile Ficin [1433-1499], Léonard de Vinci [1452-1519], Pic de la Mirandole [1463-1493]

La pensée de Nicolas de Cuse ne conduit pas seulement à la constitution d’un nouveau statut de l’âme saisie désormais comme centre individuel et actif. Elle conduit également à mettre en place une nouvelle perspective sur le monde considéré comme un « cosmos », un ordre global et rationnel : ce monde sensible acquiert désormais valeur et dignité. La terre devient une réalité « noble » douée de chaleur et de vie. Dès lors, l’âme entre en relation étroite avec ce monde : elle le réfléchit comme un diamant finement taillé dont la pointe extrême engloberait et réfléchirait la totalité du cosmos. L’âme est un monde dense et ramassé qui se constitue comme le reflet du cosmos infini et qui peut, par l’invention des principes rationnels de la mathématique, en exprimer toutes les formes.

Mais nous avons vu que cette exaltation du sensible immanent dans et par l’âme se heurte, chez le Cusain, à une perspective encore théologique. La connaissance est en conflit avec la foi et cela dans le temps même où elle établit le nouveau lien entre le macrocosme et le microcosme. Cela signifie concrètement que la mystique allemande, fût-ce dans sa nouvelle forme, n’était pas en mesure de se déployer pleinement comme un authentique humanisme.

Cette tâche allait être « initiée » et mise en œuvre par l’Académie florentine, c’est-à-dire par les travaux d’un cercle d’érudits assemblés autour de Marsile Ficin (1433-1499) dans sa villa, l’Académie platonicienne. Ce cercle d’hommes de culture lisait et commentait les œuvres de Platon et de Plotin, et Marsile Ficin lui-même a traduit ces œuvres qui, reprises et repensées dans une nouvelle perspective non scolastique, ont eu un rôle déterminant dans la formation de l’esprit de la Renaissance.

Pour Marsile Ficin ce n’est plus la connaissance qui permet de comprendre le rapport entre microcosme et macrocosme, ou entre l’âme et Dieu, c’est l’amour, c’est-à-dire Eros.

« L’esprit n’est jamais contraint du dehors, c’est par amour qu’il plonge dans le corps, par amour qu’il s’en dégage » (cité par E. Cassirer, op. cit., p. 171). L’individu humain, en tant qu’il est une âme substantielle et immortelle, n’est plus défini comme pouvoir de connaissance mais comme puissance d’amour. L’approche de la subjectivité, à quoi s’efforce toute la Renaissance, commence avec Marsile Ficin à se faire plus concrète. Un autre humaniste, Lorenzo Valla, avait déjà exalté l’amour en le saisissant plus précisément comme plaisir, celui-ci étant le fondement du « vrai bien » (De la volupté, 1431).

On sait aussi qu’à la cour de Laurent de Médicis on chantait dans des poèmes l’épanouissement de la sensibilité esthétique et de la sensualité. Mais L. Valla est un érudit qui, dans les Elégances de la langue latine (1471), ouvre la voie à un approfondissement de la conscience esthétique, tandis que, dans Le Libre Arbitre (1482), il affirme déjà fortement la liberté de l’âme face à la puissance divine de la grâce.

C’est à la même date que M. Ficin publie sa Théologie platonicienne. Dans toutes ses œuvres, ce philosophe théologien va tourner son regard vers l’amour conçu non plus comme volupté hédoniste mais comme relation spirituelle et forte de l’âme à Dieu. Il ne s’agit pas d’un retour au mysticisme. Ce dont l’âme se nourrit, dans son rapport à Dieu, est la beauté même du monde. L’amour est à la fois une relation réciproque à Dieu et une admiration de la beauté du monde comme œuvre de Dieu. Toute âme porte en soi, d’une façon innée, la norme de la beauté comme harmonie et proportion et c’est cette norme intérieure qui lui permet de saisir à la fois la splendeur du monde et la divinité du signe que la beauté inscrit dans l’univers. La beauté est le sceau de Dieu dans le monde, et cette beauté, comme expression divine, ne peut être appréhendée que par l’amour.

Une nouvelle conception de l’âme se dessine. Elle n’est plus seulement une puissance de connaître mais aussi une puissance imaginative et amoureuse. Par cette dimension d’amour, une possibilité neuve est mise en évidence dans l’activité même de l’âme. Il s’agit de la réciprocité. L’âme, qui est déjà saisie comme la « copule » du monde, c’est-à-dire le lien et la médiation entre le monde intelligible et le monde sensible, devient en outre le lien de la réciprocité. Il s’agit certes de la réciprocité entre l’âme et Dieu. Aussi bien le christianisme, avec M. Ficin, que le judaïsme italien, avec Léon l’Hébreu, décrivent la relation à Dieu comme une relation intense d’amour (cf. Dialoghi d’amore, Rome, 1535). Mais cette perspective religieuse n’est plus une mystique fusionnelle, et, en outre, elle permet d’accéder aux significations et aux contenus existentiels de la vie de l’âme. C’est Spinoza, au XVIIe siècle, qui saura se souvenir de cette integration du Désir à l’essence même de l’esprit humain.

Mais, pour la Renaissance, le rapport de l’âme à la beauté du monde et à la beauté de l’art est finalement plus important que son rapport à Dieu, fût-il réciproque. Chez Léonard de Vinci, par exemple, la démarche conceptuelle de la connaissance n’est pas séparable de la perception de la beauté. Comme le rappelle E. Cassirer, à propos de Léonard de Vinci, « l’imagination exacte » de l’artiste domine de très haut les fluctuations chaotiques du sentiment subiectif » et la vision au sens strict est à la fois saisie esthétique de la proportion et saisie intellectuelle de la nécessité objective. Comme le montre Paul Valéry dans L’introduction à la méthode de Léonard de Vinci, il y a ici convergence entre la conscience esthétique du monde et la connaissance mathématique de ce monde et de sa nécessité objective.

Au-delà d’une théorie de la connaissance et d’une théorie de l’art, au-delà même de l’unité fondamentale postulée par Léonard de Vinci entre la connaissance mathématique et perceptive du monde et l’appréhension de la beauté et de la proportion, ce qui nous importe ici est la référence à la puissance créatrice de l’âme. Pour Léonard de Vinci, en effet, la découverte des lois qui ordonnent l’expérience est en même temps, chez l’artiste, une œuvre de création. Et ce qu’il crée est « une seconde nature ».

Mais n’est-ce pas l’amour qui est créateur ? En réalité, les Sonnets de Léonard de Vinci s’inspirent explicitement de la théorie de l’amour de M. Ficin. Pour celui-ci, l’amour est le médiateur entre le visible et l’invisible, entre le sensible et l’intelligible, mais, comme médiateur, il est créateur. Par son rapport amoureux à la beauté, l’âme participe à l’élévation du Tout. Elle sauve ainsi la totalité de l’être, comme l’exprime l’œuvre religieuse de Marsile Ficin, se faisant l’écho des idées élaborées par son Academie florentine.

Mais si l’âme accomplit par l’amour et par la création artistique une œuvre salvatrice, il est clair que son activité la plus élevée comporte une signification éthique. Connaissance, amour, création convergent dans l’opération spirituelle de l’âme pour en exprimer la destination éthique.

Et cette destination est mondaine. L’esprit de la Renaissance sait qu’en admirant la beauté et la valeur du monde, il admire par là même la puissance créatrice de l’homme et sa dignité. Écoutons, sous la plume d’un humaniste, la voix même de la Renaissance : « Tout ce que nous voyons là est nôtre, c’est-à-dire humain, parce que produit par les hommes : toutes les maisons, toutes les forteresses .. tous les édifices de la terre. Nôtres sont les peintures, les sculptures, les arts, les sciences, les sagesses. Nôtres sont toutes les inventions, toute la diversité des langues et les genres littéraires que nous sommes amenés à admirer avec d’autant plus d’enthousiasme et de stupeur que nous en tenons l’usage pour plus nécessaire. » Ces lignes sont extraites d’un ouvrage de Gianozzo Manetti, dont le titre est déjà un manifeste en soi : De dignitate et excellentia homini qui date de 1452.

On retrouve la même ardeur et le même enthousiasme légitime chez Pic de la Mirandole (1463-1493) dans un ouvrage au titre lui aussi programmatique: Oratio de hominis dignitate (Discours sur la dignité de l’homme). Écoutons-le également. Dans une allégorie qui ouvre ce discours, le Démiurge, c’est-à-dire l’Artisan suprême, s’adresse ainsi à l’homme: « Ô Adam, nous ne t’avons donné ni une place déterminée, ni une physionomie propre, ni aucun don particulier, afin que la place, la physionomie, les dons que tu aurais souhaités tu les aies, et tu les possède selon tes vœux, selon ta volonté […] toi tu n’es limité par aucune barrière, c’est de ta propre volonté que tu détermineras ta nature [.]. Nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, maître de toi-même et ayant pour ainsi dire l’honneur et la charge de façonner et de modeler ton être, tu te composes la forme que tu aurais préférée. »

Ce discours de Pic est, selon l’historien Burckhardt, « le plus noble héritage que nous ait légué la Renaissance ». Il est aussi, selon nous, la plus profonde et la plus audacieuse des réflexions philosophiques sur l’âme et sur l’homme : voici que celui-ci apparaît dans sa nudité prometteuse, libéré de toutes ses chaînes, et apte enfin, par cette liberté qui le définit dans son essence même et le situe au-delà de toute détermination a priori, à se construire lui-même selon sa préférence.

Ne voit-on pas là émerger non seulement l’individualité libre exaltée par la Renaissance, mais la liberté même d’un homme moderne qui serait la source et l’origine de la forme de son être intérieur, modelée selon la valeur qu’il aurait lui-même définie et préférée ?

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

LE VISAGE IMPERSONNEL DE L’ABSOLU (Lévinas)

Dire que l’exigence et le devoir sont comme une liberté antérieure, extérieure au sujet et qui le regarde et le saisit par-derrière, c’est exprimer par une métaphore le contenu réel d’une expérience de la liberté où celle-ci se sent captée par une autre liberté et ressent comme violence son rapport à l’autre.

On peut dès lors se demander quelle peut être la signification concrète de cette autre métaphore que Lévinas emploie pour désigner le rapport à l’autre : on se souvient qu’il parle d’une épiphanie du visage et que celle-ci serait la source à la fois d’un interdit de la violence et d’un rapport à l’absolu (ou transcendance).

1. L’interprétation tendancieuse du visage de l’autre

Remarquons tout d’abord que Lévinas ne se propose pas d’analyser le contenu de la perception du visage de l’autre. Il n’étudie pas ce phénomène significatif qu’est un visage de chair animé d’un sens et d’une présence. Il n’étudie pas non plus la puissance expressive d’un visage singulier.

Celui-ci en effet comporte en lui-même la signification globale d’une attitude de la conscience, d’une manière globale d’exister comme conscience incarnée. Mais, en outre, le visage de l’autre est capable d’exprimer intentionnellement à l’adresse d’autrui des contenus affectifs (l’attention amicale, l’amour, l’admiration, la peur, la convoitise, le désir, la colère, etc.) ou des contenus conceptuels (l’étonnement, l’incompréhension, la compréhension, l’incertitude, la recherche, la sérénité, etc.).

Aucune de ces dimensions n’est étudiée ni même évoquée par Lévinas. Les problèmes pourtant classiques de « l’expression des émotions » ou du travail de l’acteur ne sont ni abordées ni situées. Il serait pourtant intéressant de savoir ce que pense le moraliste de l’origine éventuellement culturelle et historique de l’expression des affects par le visage et de la maîtrise de ces affects par l’expression (ou la non-expression volontaire) du visage. De même, il serait intéressant de connaître l’opinion du moraliste face au problème de la composition d’un personnage par l’acteur, ou de l’attitude de l’aveugle « face au visage » des autres.

Ainsi, on peut bien dire que ce que Lévinas passe sous silence est la singularité des visages humains, la raison de leur puissance expressive, et enfin l’action de la liberté dans la vie même du visage qui, à travers le temps et les circonstances, souhaite ou non se faire expressif, souhaite ou non exprimer tel ou tel contenu, tel ou tel sens.

Ces remarques ne sont pas proposées dans une intention polémique. Elles sont destinées à mettre en évidence le fait que le visage, tel que l’évoque si souvent Lévinas, n’est qu’un visage en général, un visage abstrait ou, si l’on veut, le fait général que tout être humain a un visage, est un visage.

Il reste que l’omission d’une réflexion sur ce qui constitue la liberté, l’expressivité et la singularité d’un visage humain rend possible une approche simplement abstraite du visage et laisse la porte ouverte à une interprétation qui n’aurait pas été possible si l’on avait opéré une véritable phénoménologie concrète du visage humain.

Une telle interprétation, isolée de la réalité concrète des visages avec leur intentionnalité et leur liberté, ne saurait être que tendancieuse, c’est-à-dire intentionnellement tirée dans une direction contingente. C’est ainsi qu’il n’est pas évident, à nos yeux, que LE visage de l’autre exprime directement et indubitablement la présence d’une transcendance. Or, on le sait, le visage humain (réel) est, pour Lévinas, le « visage de la transcendance ». Il ne saurait s’agir que d’une métaphore puisque autrement il faudrait considérer que chaque visage est l’incarnation d’un dieu, ce qui irait à l’encontre du monothéisme professé par Lévinas. Mais cette métaphore devrait être justifiée par quelques traits ou quelques éléments inscrits dans tout visage humain. Or Lévinas s’y refuse puisque toute conceptualisation ou explication ferait tomber le divin, l’éthique et la transcendance dans le domaine de l’être.

C’est donc sur le seul fait qu’un visage n’est pas un complexe musculaire sans signification mais une unité expressive où la chair est significative et révélatrice de l’activité éveillée d’une conscience, c’est sur ce seul fait que Levinas s’appuie pour affirmer que le visage est une épiphanie et qu’il est ainsi la révélation et la manifestation à la fois de la transcendance absolue et de sa sainteté. Il passe donc de l’évidence de la conscience dans le visage (ajoutons : et le regard) de l’autre, à l’affirmation selon laquelle cette conscience est sainte et, comme telle, reliée à l’absolu et au « Très Haut ». Ce passage est une transformation de sens, il implique un saut, il est indifférent à la démonstration, il affirme son propre sens: il est une croyance.

Toute croyance est évidemment libre et licite. Mais la parole adressée au lecteur n’est authentique que si elle se présente pour ce qu’elle est : ici, une croyance qui ne trouve son autorité et son fondement qu’en elle-même. Il est donc possible de la récuser puisqu’elle est contingente. Mieux : il est indispensable ici de la récuser puisqu’elle aboutit à la méconnaissance de la réalité concrète des visages et, par conséquent, à la méconnaissance de cet autre qu’elle dit prendre comme fin de sa morale.

On doit d’ailleurs ajouter que l’interprétation du visage de l’autre comme révélation du divin n’est pas seulement une méconnaissance de la réalité existentielle et affective des visages, elle est aussi une sorte de violence imposée à l’autre : voici en effet qu’en le faisant porteur d’une signification transcendante et en le transformant en « injonction » à moi faite, on contraint l’autre à se faire le messager, c’est-à-dire en fait le simple intermédiaire du divin. On le contraint à n’être plus que la médiation entre le divin et moi, médiation exigeante cependant puisque l’autre, porteur du divin, se voit conférer par là le droit de me faire son « otage ».

Ainsi, par cette interprétation tendancieuse du visage de l’autre en termes de transcendance absolue et de sainteté, on fait de l’autre l’intermédiaire et même l’instrument du divin dans sa saisie de moi-même, dans la pression que ce divin (c’est-à-dire cet autre) exerce sur moi pour me contraindre à la faiblesse et à l’obéissance des otages. Très étrangement, la liaison qu’on établit entre le visage de l’autre et l’absolu, cette liaison qui devait interdire la violence, voici qu’en fait elle se révèle comme une violence exercée contre soi-même (par la médiation de l’autre) ou contre l’autre (par la médiation de la transcendance).

2. La transcendance sans visage

L’« injonction » transforme donc le visage humain en médiation de l’absolu. Mais, par ce passage qui est une violence, il cesse en réalité d’être un visage. L’absolu en effet ne saurait être qu’universel, c’est-à-dire indépendant de la singularité de la chair. Mais un visage universel est un visage sans traits et par conséquent sans personnalité.

C’est d’ailleurs ce qu’implique la théorie globale de l’être, chez Lévinas. Pour lui, l’absolu c’est « l’autrement qu’être ». L’au-delà de l’être ne saurait être cerné ni défini par les concepts de l’entendement, il ne saurait être inscrit dans les cadres de la raison, ni dans les calculs de la sci-ence. Parce qu’il est censé être au-delà de l’instrumentalité, il est situé au-delà des instincts égotistes du moi et du pragmatisme de l’intérêt. C’est pourquoi, d’ailleurs, cet universel est situé au-delà de toute image. Il n’est pas l’objet d’une vision qui, effectivement, en ferait un objet, que cette vision soit l’activité imaginaire ou l’activité conceptuelle. L’absolu, chez Lévinas, est le Tout autre, c’est-à-dire ce qui échappe et au concept et à l’image : c’est pourquoi il est parole. Il est l’injonction. Et cette parole impérative est la parole biblique : tu ne commettras pas de meurtre.

Et c’est pourquoi la transcendance absolue, chez Lévinas, n’est pas un être mais l’au-delà de l’être : c’est qu’elle est l’éthique elle-même, l’injonction à la responsabilité, et non une Chose conceptualisable. Mais, par ce fait, cette transcendance se voit dépouillée de tout visage réel. L’affirmation de Lévinas selon laquelle « le visage de l’autre est le visage de la transcendance » conduit en réalité à l’affirmation selon laquelle la transcendance est sans visage puisqu’elle n’est ni conceptualisable, ni représentable, ni visible. Le Dieu de Lévinas, qui est le Dieu biblique, est celui dont Moïse ne voit iamais la face mais seulement la nuque; et cela même est une métaphore poétique qui suggère que le dieu invisible n’est pleinement perceptible que dans ses pas et ses traces : en son œuvre, et non pas en lui-même.

Ce qui nous concerne, dans cette démarche théologique qui conclut du visage humain au dieu sans visage ni détermination, ce n’est pas la positon métaphysique de Lévinas ni ses options religieuses, c’est la question de l’autre : il devient clair ici que l’autre est nié comme réalité humaine s’il est transformé en médiateur du divin. Or cette médiation n’a pu être affirmée par Lévinas que dans une démarche a priori qui était déjà universalisante et métaphysique. Lévinas ne perçoit en l’individu qu’un visage en général, c’est-à-dire en fait une abstraction. Et cette abstraction est doublement abstraite puisqu’elle révèle non seulement l’humain en général, mais l’humain en général comme épiphanie, c’est-à-dire manifestation d’une transcendance qu’on ne peut ni voir, ni nommer, ni singulariser. Si une perception du visage humain conduit à une telle doctrine de l’au-delà de l’être sans image ni concept, et se réduit à la seule parole universelle de l’éthique, c’est que le noyau central de la réflexion n’était pas l’autre homme dans sa singularité, mais seulement l’humanité, et l’humanité comme objet de ma bonté et de ma sollicitude.

La vérité est qu’une morale de l’injonction, lorsque celle-ci a une origine transcendante, conduit non pas à la pleine reconnaissance de l’existence de l’autre sujet mais à la réduction de cet autre à n’être que l’instrument de la révélation du divin.

Robert Misrahi « Qui est l’autre ?»

L’égoïste ou les fantômes, selon Stirner [1806-1856]

[…]

C’est dans la philosophie anarchiste et notamment chez Stirner (dans l’Unique et sa propriété) que commence à se dessiner une doctrine du désir où celui-ci se donne comme l’égoïsme individuel qui doit lutter contre les grandes instances idéalistes pour assurer son développement. Ces instances, tels la Patrie ou l’État, le Prolétariat ou l’Humanité, ne sont certes pour Stirner que des « fantômes », mais ce sont elles qui s’opposent au libre déploiement de l’individualité afin de garantir l’existence de la Société. L’alternative est chez Stirner un dilemme tranché qui oppose brutalement le désir égoïste individuel aux institutions répressives. Même le prolétariat est conçu comme une abstraction vide et artificielle dont le seul but ou la seule fonction est de détourner à son profit toutes les énergies individuelles; l’aliénation est donc en fait le principal résultat de la soumission des individus « égoïstes » à une instance supérieure et institutionnelle.

Une critique libératrice s’avère donc nécessaire, et cette critique sera d’autant plus violente que la soumission se réalise d’une façon insidieuse, par le recours que font les pouvoirs à l’idée de dévouement ou de vocation.

Le dévouement n’est pour Stirner que le masque noble et moral dont on couvre la la soumission du désir à l’existence collective, c’est-à-dire la négation même de l’individu dans son « égoïsme » fondamental. Le dévouement est le nom héroïque de la dépendance.

Il en va de même pour la vocation. Avec une lucidité qui annonce la critique que la philosophie existentielle effectuera du concept d’essence de l’homme, Stirner dénonce l’idée selon laquelle un individu devrait référer son action à un idéal qui exprimerait sa destination profonde la réponse à l’appel d’un idéal (artistique, politique, humaniste, personnel), réponse qu’on nomme vocation, n’est rien d’autre que l’action rétroactive d’une idée ou d’une exigence sociale sur la personnalité d’un individu qui, en réalité, était disponible et sans détermination a priori.

Ce sont les intérêts sociaux qui enserrent les individus dans les rets de la vocation, celle-ci n’étant pas autre chose que le chemin prédéterminé imposé par l’institution à des individus égoïstes, ainsi nécessairement brimés ou opprimés.

L’égoïste (c’est-à-dire l’individu se déterminant exclusivement par son propre désir et ses propres passions) n’a pas à trouver pour son action une justification qui découlerait de la référence à un but ou à un idéal : une telle finalité ne pourrait qu’avoir une origine sociale, c’est-à-dire extérieure et étrangère. L’égoïste n’a pas à rechercher de justification qu’il dénommerait vocation et qui serait un autre masque de la dépendance. L’autonomie absolue de l’égoïste se manifestera dans la référence de l’individu à lui seul, c’est-à-dire plus précisément à sa seule existence actuelle. Le désir égoïste n’a pas d’autre but que de se déployer actuellement comme il l’entend, c’est-à-dire d’exister. L’égoïste n’échappe à l’aliénation institutionnelle que lorsqu’il se borne à « exister sa vie » dans le présent, au lieu de la vouer ou de la consacrer à un idéal qui refluerait sur elle pour la définir et la déterminer.

La force de cette critique stirnerienne contre les idéaux trompeurs, fantomatiques et mystifiants, n’est certes pas négligeable, mais elle n’est pas suffisante pour masquer des contradictions graves et des obscurités.

Stirner semble croire que l’idée même de vocation renvoie à une pression illusoire issue de la société (considérée d’ailleurs d’une façon abstraite). Parce que le terme de vocation est particulièrement obscur, parce qu’il recouvre une expérience mal comprise et mal élucidée, Stirner rassemble sous ce terme le résultat principal de sa critique de l’idéalisme ; pour lui, « vocation » signifie essentiellement soumission et dévouement sacrificiel, soumission à une mission ou un devoir dont l’origine, les contenus et les finalités sont extérieurs à l’individu qui, croyant suivre une vocation intérieure, reproduit seulement une injonction extérieure. En opposant la pure existence présente, qui jouit de soi, à la vocation, qui se dévoue, Stirner croit opposer l’individu désirant à l’institution exploiteuse qui pousse sa violence jusqu’à définir le contenu même de la destinée individuelle et à lui faire confondre la voie autonome de celle-ci avec la voix transcendante de l’institution.

Or cette description ne permet pas de rendre compte de plusieurs données existentielles qui sont aussi importantes que les évidences de la jouissance présente. Stirner ne rend pas compte, par exemple, du fait que le vocable confus de vocation peut recouvrir une expérience de l’autonomie individuelle en tant qu’elle s’affirmerait elle-même comme apte à construire telle ou telle œuvre, à déployer telle ou telle activité La vocation désignerait alors le mode d’activité ou de création auquel l’individu, affirmant ainsi son propre choix, déciderait de se consacrer.

La vocation peut donc être un nom inadéquat donné à une réalité existentielle authentique et qui est le choix de sa propre vie ; mais elle peut aussi recouvrir l’illusion du sujet sur ses talents et ses responsabilités, ou n’être que le nom grandiloquent qu’il donne à la synthèse de ses choix et de ses actions passés, attribuée orgueilleusement à une force qui le dépasserait et le « choisirait ».

Parce qu’il rejette systématiquement sur la « société » la culpabilité de l’exploitation et de la contrainte, Stirner se rend aveugle aux divers processus d’aveuglement sur soi que recouvre le terme de vocation.

Mais il se rend également insensible à son aspect d’authenticité : il s’agit aussi, derrière ce vocable, de reconnaître la cohérence et le travail. Or, chez Stirner, aucun concept ne permet de rendre compte ou de justifier de telles entreprises. S’il y a lieu, pour l’anarchiste, de privilégier l’immédiat et le plaisir, il ne saurait plus reconnaître aucune place à ces entreprises existentielles et personnelles qui consistent à organiser sa propre vie comme une action temporelle cohérente, ou une série d’actions organisées. Le labeur créateur et prolongé, la poursuite difficile d’une fin difficile, l’accomplissement d’une tâche qu’on se fixe à soi-même en la valorisant et qu’on valorise en se l’imposant n’ont aucune justification ni validité existentielle dès lors qu’on se borne à définir ces actions par la passivité supposée de la « vocation » et qu’on les réduit à la seule efficacité de l’action institutionnelle répressive.

L’opposition artificielle du désir individuel et de l’institution n’a pas seulement pour inconvénient de rendre inintelligible l’ensemble des expériences réelles qui correspondent au terme impropre de « vocation » ; elle interdit également de comprendre que les activités sociales et collectives puissent se rapporter, en fait, elles aussi et fort souvent, à l’idée de projet cohérent de longue portée.

En effet, c’est souvent par l’idée de vocation, ou mieux encore de « mission », que les groupes historiques justifient à leurs propres yeux leur action politique quand elle est organisée et orientée vers un but lointain, qui exige le combat et le labeur, la patience et le dévouement. Certes, il peut y avoir là illusion et mystification: la part n’en est ni plus ni moins grande ici qu’en ce qui concerne la « vocation » individuelle; cela est particulièrement évident si l’on observe toutes les mystifications qu’a pu couvrir le terme d’« élection », utilisé pour désigner la mission qu’un peuple ou une Église s’attribuent à eux-mêmes, en la supposant venue d’ailleurs.

Mais la confusion entre institution et répression empêche de comprendre clairement les cas où la « vocation » historique désigne l’authenticité d’une action collective qui doit être comprise non pas comme une pseudo-mission d’origine transcendante (telle la conquête de l’Amérique par l’Espagne catholique), mais comme une action patiente, authentique et créatrice, dans laquelle une société a investi pour un temps donné le meilleur de son énergie : que l’on songe à la peinture et à l’architecture de la Renaissance italienne, à la naissance et au développement de la démocratie en Europe, ou au déploiement du prophétisme dans l’Ancien Testament.

Le terme de « mission » devrait dès lors recouvrir une fausse conscience et une idéologie, « vocation » étant susceptible d’être rendu à son vrai sens : non pas réponse à un appel extérieur, mais construction progressive du cheminement singulier d’une société et d’une histoire.

S’il en est ainsi, on aperçoit aisément que la « vocation » concerne aussi bien les groupes sociaux que les individus ; on voit aussi que, dans les deux cas, le terme recouvre souvent fausse conscience et illusion mais peut désigner parfois l’authenticité d’une action cohérente, prolongée et spécifique.

L’action répressive par le biais de la vocation imaginaire peut être le fait aussi bien des individus que des groupes sociaux ; inversement, l’expression d’une personnalité individuelle, spécifique et créatrice, peut se déployer aussi bien dans les groupes sociaux que chez les individus.

La vérité, c’est que les individus sont les porteurs et les agents des tâches historiques, de même que les cultures et les sociétés sont les milieux où se déploient les tâches individuelles. C’est que chacun est l’autre un milieu et un instrument : l’opposition du désir individuel libre et de la société répressive est artificielle dans la mesure précisément où elle masque cette interdépendance. Finalement, elle interdit de comprendre que « vocation » n’est pas synonyme obligé de répression, mais dénomination malencontreusement idéaliste d’une expérience existentielle (individuelle et sociale) qui est celle de la cohérence créatrice et persévérante.

L’alternative stirnerienne entre le désir et l’institution est d’ailleurs si radicale et artificielle qu’elle débouche sur le rejet de tout contrat ou de toute institution comme éléments de la structuration sociale. C’est parce que Stirner oppose l’« égoïste » et la « société » qu’il refuse de lier les individus entre eux par des liens qui dureraient plus longtemps que l’action même qui les aurait suscités. Au contrat ou à l’institution, Stirner oppose l’association : elle seule établirait entre les égoïstes les liens nécessaires à leur existence sans jamais les soumettre cependant à une Loi qui, les englobant et les dépassant dans le temps et dans l’espace, finirait par les soumettre. Aussi sporadique que leur propre action commune, l’association disparaîtrait avec celle-ci, rendant les individus à leur indépendance primitive et au déploiement total, immédiat et spontané, de leur désir.

Il est clair que le concept d’association désigne une réalité trop fragile et incertaine, il comporte un contenu trop indéterminé pour être en mesure de remplir sa fonction : exprimer la permanence d’un groupe social et la réciprocité réelle des actions individuelles qui le constituent.

Si l’on considère la réalité sociale telle que la souhaite Stirner en dehors de l’association (qui ne saurait être qu’éphémère et sporadique), on est amené à des conclusions inquiétantes : la société stirnerienne ne comporte plus de système de lois et de contrats garantissant la sécurité des individus ; au contraire, ceux-ci sont la seule réalité, comme déploiement totalement libre et non concerté des désirs individuels. Stirner ayant décrit tout individu libéré comme cette spontanéité égoïste du « Moi » qui ne reconnaît aucune limite, aucune loi, et qui affirme n’avoir fondé « sa cause » que sur lui-même, c’est-à-dire « sur rien », il faut pouvoir généraliser cette description : cela signifie que, si la violence des désirs et des moyens de les satisfaire est la seule loi de l’égoïste, il en va de même pour l’autre. Le principe de violence est valable également pour celui qui est face au Moi, et cette généralisation se transforme en réversibilité : la violence que le Moi réclamait pour son seul bénéfice se renverse et se retourne contre lui-même, issue désormais d’un autre Moi qui n’est, lui aussi, qu’égoïsme et violence.

Le principe égoïste de la société anarchiste, parce qu’il oppose, d’une façon à la fois plate et manichéenne, le désir et l’institution, aboutit donc en réalité au contraire de cette liberté qu’il réclame libéré de toute loi, le désir se transforme en force qui se retourne contre soi ou qui impose sa loi aux désirs des individus les plus faibles. Tout se passe comme si l’on n’avait pas dépassé le stade de la violence naturelle, stade où le désir se fonde soi-même comme puissance, et où les limites de sa puissance se rencontrent uniquement dans la puissance de l’autre. Avant le Pacte Social, seule la guerre se déploie dans la spontanéité du réversible : Stirner n’a pas dépassé ce stade, et la dichotomie artificielle du désir et de l’institution n’est pas seulement une confusion conceptuelle, mais l’impossible justification d’un règne de la violence, où le désir lui-même meurt sur ses propres ruines et de ses propres contradictions.

Reconnaissons-le : chez Stirner, les désirs ne sont pas analysés d’une façon suffisamment riche, concrète et signifiante pour rejoindre la réalité, et les institutions ne sont pas suffisamment examinées dans la plénitude de leurs contenus et de leurs significations pour exprimer l’histoire effective. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces points. Notons seulement que la description de ce que nous appellerons le fait existentiel, si elle s’accompagne d’une judicieuse critique des pseudo-vocations, ne peut valoir comme analyse suffisante de toutes les significations impliquées dans le déploiement actuel d’une existence singulière. L’« exister » est ainsi conçu par Stirner d’une façon si abstraite qu’il se réduit en fait à la satisfaction des besoins égoïstes : le désir est réduit au besoin. Dans le même temps, c’est à la seule répression de ce besoin qu’est réduite la fonction de l’institution, celle-ci devenant simplement un instrument policier d’exploitation. Ni l’institution n’est saisie dans son rapport, par exemple, à la culture, aux croyances et à la sociabilité, ni le désir individuel n’est saisi dans son rapport aux désirs d’autrui, ou à la vie socialisée comme telle, ou la signification de la vie institutionnelle elle-même.

C’est cette abstraction (pour ne pas dire cette espèce de sécheresse) dans la description des contenus respectifs du désir et de l’institution qui se répercute dans l’idéalisme paradoxal, que constitue l’idée d’association. Il s’agit bien en effet d’un idéalisme, puisque l’association n’est pas analysée pour elle-même (restant un programme intellectualiste et vide) et puisqu’on suppose qu’elle pourrait réellement et immédiatement fonctionner sans qu’on ait auparavant élucidé les contenus et les conditions de la relation interindividuelle réelle, avec ses significations et ses problèmes.

En fait, c’est sur la violence généralisée que débouchait l’anarchisme du désir : il ouvre simplement les voies à la terreur.

Peut-on dire, dans ces conditions, que c’est l’idée de répression institutionnelle qui rend compte de la permanence sociale et de la coexistence des individus opposées à la guerre généralisée et à l’« anarchie »?

Il n’en est rien, et c’est le contraire qui est vrai : c’est parce qu’on oppose désir et répression comme l’intérieur et l’extérieur que l’on se rend incapable de comprendre la réalité sociale effective ou la finalité concrète des existences. Nous l’avons vu avec Stirner, nous allons mieux le voir encore avec Freud, qui emprunte la voie défrichée par Stirner.

(Robert MISRAHI : Ethique, politique, bonheur)

Nicolas de Cuse (1401-1464)

Portrait de Nicolas de Cues en donateur, priant au pied de la Croix, par le Maître de la Vie de Marie, provenant du retable du maître-autel de la chapelle de l’hôpital Saint-Nicolas (de), à Bernkastel-Kuesdont il fut le commanditaire.

La division de l’histoire de la pensée, mais également de l’histoire sociale et politique en périodes bien délimitées, est certes une convention méthodologique qui risque d’effacer la richesse et la confusion de chacune de ces périodes. La « magie » se développe aussi bien à la Renaissance qu’au Moyen Age; comme celui-ci, le XVIIe siècle connaît des procès en sorcellerie et des excommunications. Pourtant, ces divisions restent valables et utiles si on les considère d’une façon globale. C’est ainsi que, avec Ernst Cassirer, on peut réellement dater l’esprit de la Renaissance, c’est-à-dire le surgissement d’un nouvel esprit dans l’approche des problèmes philosophiques : c’est avec Nicolas de Cuse, théologien, mystique et cardinal que s’ouvre en fait la nouvelle ère. Si la Renaissance trouve tout son éclat en Italie dès le Quattrocento (le XV° siècle), et si elle s’épanouit en France au XVIe siècle, on peut dépasser les frontières nationales traditionnelles et repérer avec l’œuvre de Nicolas de Cuse une émergence de ce nouvel esprit dans l’Allemagne du XVe siècle.

L’œuvre principale de ce penseur, La Docte ignorance (De Docta ignorantia, 1440), ne se propose certes que de définir les rapports de l’homme et de Dieu dans une perspective chrétienne et dans le seul souci d’une défense du christianisme et d’une détermination des conditions du salut. Pourtant, bien qu’il se réfère parfois à la pensée du plus grand des mystiques allemands, Maître Eckhart (1260-1328), Nicolas de Cuse ne se propose pas de décrire une quelconque union mystique entre l’âme et Dieu, union que décrira en un style littéraire particulièrement somptueux la mystique espagnole avec Jean de la Croix et Thérèse d’Avila. Nicolas de Cuse, au contraire, forme le projet radicalement neuf de décrire les rapports de l’âme à Dieu en affirmant constamment l’autonomie respective de ces deux êtres : mais cette description est si paradoxale qu’on découvre peu à peu que l’univers de Nicolas de Cuse est constitué bien plus comme une immanence englobant l’âme et Dieu, que comme la relation de transcendance d’un pôle humain à un pôle divin.

Toute La Docte ignorance repose en effet sur un paradoxe fondamental : Dieu est à la fois l’être le plus vaste comme infini et comme « maximum » et l’être le plus dense et le plus ramassé comme existence ponctuelle et comme « minimum ». L’expression « maximum » n’a pas un sens quantitatif; situé au-delà de toute comparaison ou de toute mesure possible, le maximum est exclusivement qualitatif. Il désigne l’être à son maximum de densité, et, à ce titre, comme contraire inconditionnel de toute quantification possible, il est le fondement absolu et de l’être et de la connaissance. Pourtant il rejoint, dans sa propre densité, le minimum extrême et qualitatif. Il se produit alors une coincidentia oppositorum, une « coincidence des opposés » dans laquelle s’identifient non seulement des catégories de la connaissance antithétiques mais encore des réalités ontologiques opposées, comme « Dieu » et « l’âme ». Certes, Nicolas de Cuse proteste de son orthodoxie, et réaffirme souvent que, bien entendu, Dieu est transcendant. Il n’empêche que l’une de ses idées les plus intéressantes est l’affirmation du fait que Dieu « englobe » l’âme et que l’âme « englobe » Dieu. La troisième partie De l’Idiota (c’est-à-dire Le Profane), s’intitule « De mente » : on traduit traditionnellement ce texte par « De la pensée », alors que mens signifie aussi, en latin, esprit. Ce simple fait nous met en alerte. Et, en effet, dans ce texte d’une importance considérable, Nicolas de Cuse donne de l’âme une description si neuve qu’elle est en rupture de fait avec la doctrine de Platon (dans laquelle l’âme est simplement une substance qui voyage entre le monde intelligible transcendant, et le monde empirique du sensible où le corps qui la reçoit est pour elle comme un tombeau) mais aussi avec la doctrine de saint Augustin (354-450) selon laquelle l’âme est une substance individuelle qui s’oppose essentiellement à la sensibilité charnelle à laquelle elle s’affronte et dont la liberté est dépendante de la grâce et par conséquent des chances de rédemption que Dieu lui accorde ou ne lui accorde pas.

Pour Nicolas de Cuse au contraire le rapport de l’âme à Dieu est tout autre, puisqu’il implique pour cette âme une dignité ontologique qu’elle n’avait encore jamais atteinte. En effet, « la pensée est une substance vivante qui, nous le savons par expérience, parle et juge au dedans de nous et ressemble plus à la substance infinie et à la forme absolue que toute autre puissance parmi les puissances spirituelles dont nous avons en nous l’expérience. Sa fonction en ce corps est de donner vie au corps et c’est pourquoi on l’appelle âme. La pensée est donc une forme substantielle ou une puissance qui enveloppe en elle toutes choses à sa manière… » (De la pensée, trad. nouvelle de Maurice de Gandillac, p. 258, in Ernst Cassirer, Individu et Cosmos dans la philosophie de la Renaissance). Ainsi, non seulement l’âme est une substance qui parle et juge au dedans de nous, mais encore elle est une puissance spirituelle, et cette puissance enveloppe en elle toutes choses (à sa manière, certes) et ressemble plus à l’être infini que ne le fait toute autre puissance.

Cette description est considérable : elle définit un nouveau domaine de la réalité ontologique, et ce domaine est celui d’une intériorité neuve. Le moi intérieur n’est plus comme chez saint Augustin (dans Les Confessions) le déroulement à la fois insaisissable et scandaleux des émotions et des affections passives qui disent le péché, mais la puissance active de penser. Nicolas de Cuse, quoique bon chrétien, ne se scandalise plus de la relation de l’âme à son propre corps, et se rend ainsi totalement disponible pour étudier en lui-même cette réalité substantielle qu’est l’âme : il découvre que cette réalité est une puissance. Elle est à la fois la puissance qui anime un corps et lui donne une « forme » (selon la doctrine aristotélicienne) et la puissance de penser capable d’envelopper les idées de toutes choses et de ressembler ainsi, de son point de vue, à l’infinité même de Dieu. Il anticipe ainsi la mystique de l’Allemand Angelus Silesius (1624-1677) qui, deux siècles plus tard, sera accusé d’athéisme en raison de l’identification qu’il opère entre l’âme et Dieu dans Le Pelerin cherubinique (1657). Mais le Cusain (comme on appelle Nicolas de Cuse) ne cherche pas la provocation : il est seulement sensible à la puissance de la pensée et s’il voit en elle une « semence divine » c’est pour en exalter la valeur en décrivant mieux son opération, et non pour contester la situation religieuse de l’homme. Cette contestation sera pourtant l’œuvre de la Renaissance et elle commence involontairement avec les paradoxes du Cusain.

Pour celui-ci la pensée enveloppe « notionnellement en sa puissance les modèles de toutes choses » (p. 259). Ces modèles ne sont pas des images inertes au fond de l’âme, mais des systèmes de relations logiques que l’âme peut constituer et formuler parce qu’elle est une puissance de « discernement », c’est-à-dire de jugement. C’est cette puissance de discernement qui « donne forme » à la vision sensible et qui « l’éclaire et la perfectionne ». Et c’est encore la pensée, comme puissance de discernement, qui « donne forme » à l’exercice de la raison (la «ratiocination »), l’éclaire et le perfectionne.

Ce que le Cusain ne parvient pas encore à dire clairement c’est que la pensée est la conscience de soi et que seule cette conscience donne à la vision sensible ou à l’exercice de la raison la plénitude de leur signification et de leur efficacité.

Il s’agit là, malgré tout, de l’entrée dans un nouveau monde : celui de la pensée connaissante comme intériorité et puissance active. Allons plus loin : la description que donne le Cusain de la pensée est déjà la mise en place d’une conception « réfléchissante ». Il convient ici – et c’est la force de cette doctrine – d’interpréter cette « puissance réfléchissante » dans son sens le plus strict : la pensée est une puissance qui « réfléchit » non pas seulement en tant qu’elle médite, qu’elle s’interroge et qu’elle recherche la vérité, mais en tant qu’elle reflète en elle les formes logiques des objets et des êtres qu’elle connaît. En elle « se reflète le modèle de toutes choses » et c’est dans cette « réflexion » que consiste sa « vie intellective ». En outre il faut dire que cette réflexion est active : l’artisan qui fabrique une cuiller inscrit activement dans son œuvre « une forme réfléchissante », c’est-à-dire une forme concrète qui reflète la forme parfaite que conçoit la pensée de cet artisan. Les formes réfléchissantes ne sont plus (comme chez Platon) les copies de Formes idéales paradigmatiques et transcendantes, mais l’inscription dans le réel des essences pensées par une âme active qui est en même temps comme un miroir du monde.

On le voit, les analyses du Cusain le conduisent d’une réflexion sur l’implication réciproque de l’âme en Dieu et de Dieu en l’âme (« l’enveloppement ») vers une réflexion sur l’âme elle-même en tant qu’elle est une puissance de penser et de réfléchir.

Si Dieu est l’infini absolu, et si le cosmos est l’infini relatif, l’âme est aussi pour le Cusain une sorte d’infini: elle est la puissance infinie de penser. Et cette puissance peut être décrite pour elle-même; elle est essentiellement une puissance d’intellection, de compréhension et de conceptualisation. « L’intellection est un mouvement de la pensée dont le point de départ est une passion » (p. 273) et « la pensée conçoit lorsque l’intellection est conduite à son achèvement ». Quant à l’intellection elle-même, elle est « la puissance par laquelle la pensée, considérant sa propre simplicité, considère toutes choses dans la simplicité ». C’est dire, en d’autres termes, que l’essence de la pensée, c’est-à-dire de l’âme, est l’intellection, c’est-à-dire la connaissance qui conçoit et qui comprend.

On rencontre ici un autre paradoxe ; la passion n’est pas distinguée de la pensée et semble bien n’être qu’une forme de connaissance. D’autre part, le Cusain (avec les « physiciens » de son temps) explique la perception par le « mélange » de l’âme à un « esprit très subtil » qui devient le véhicule de l’âme, tandis que le sang dans les artères devient le véhicule de cet esprit. C’est par le reflux de cet esprit frappant les corps extérieurs, et « réfléchi » sur l’âme qui se trouve ainsi « stimulée », que celle-ci perçoit le monde.

Ici se manifeste une tension doctrinale et une sorte de conflit d’inspirations contraires qui sera la marque de toute la Renaissance. En effet, le Cusain ne parvient pas à harmoniser une conception dynamique de l’âme comme pouvoir de penser et comme intériorité active, et une conception réaliste de la perception et de l’inscription dans le monde comme simple serie de faits mécaniques.

Le paradoxe est d’autant plus évident que le Cusain donne une place éminente aux mathématiques et qu’il identifie la pensée (mens) et le calcul (mensuratio). L’activité de la pensée s’exprime essentiellement par la conception des formes mathématiques qui sont (comme point, ligne, surface, nombres) à la fois l’expression de formes idéales que l’esprit réfléchit et la conception active de définitions que crée l’esprit.

Et pourtant ni la passion ni la relation perceptive au monde ne sont définies dans cette perspective dynamique.

C’est que celle-ci est finalement destinée à exalter, derrière la pensée, le Dieu qu’elle reflète, et derrière la vie humaine, le Christ qu’elle incarne.

Tout se passe comme si, chez le Cusain, on assistait à un retour de la mystique, après que furent approchées les régions profanes de la conscience de soi, purement immanente. En effet, le Cusain affirme finalement que « ni cette âme, ni cette nature ne sont autres que Dieu, lequel opère en tout, et que nous appelons esprit de toutes choses » (p. 291). On pourrait interpréter ces affirmations en termes panthéistes si Nicolas de Cuse ne se réclamait pas explicitement et fortement du christianisme. Pour lui : « Une est l’humanité du Christ chez tous les hommes, et un l’esprit du Christ dans tous les esprits… » (La Docte ignorance, III, 12, cité par E. Cassirer, op. cit, p. 94). Et ce christianisme se veut explicitement dualiste et partisan de la transcendance de Dieu puisque ce que le Cusain reproche aux Péripatéticiens c’est qu’ils « posèrent cette puissance [de Dieu] comme une nature immanente aux choses alors qu’elle est pourtant Dieu absolu, béni dans les siècles » (p. 292).

En parcourant rapidement cette doctrine et en étant sensible à ses tensions et à ses contradictions, on a pourtant le sentiment d’une acquisition fondamentale. Si « Dieu » et « l’âme » restent, pour ce penseur chrétien du début du XV° siècle, deux réalités distinctes malgré leurs implications et leurs enveloppements réciproques, il n’en est pas moins vrai que l’on est déjà en présence d’une exaltation et d’un éloge de l’individu. Le Cusain est l’une des premières expressions de cette émergence de l’individu, dont le grand historien Jacob Burckhardt (1818-1897) disait qu’elle manifeste l’essence même de la civilisation de la Renaissance (La Civilisation de l’Italie au temps de la Renaissance). En effet, le salut n’est possible, selon le Cusain, que par une relation cognitive de l’âme à Dieu. Or, cette connaissance de Dieu qui portera l’âme à l’expression parfaite de sa propre essence, ne peut s’accomplir que par une « Vision de Dieu » qui est une vision intellectuelle perspectiviste, opérée par l’individu, à partir de son point de vue singulier. De plus, selon le Cusain (à la suite des « Frères de la vie commune », et, à travers Ruysbrock, à la suite de Maître Eckhart), c’est au cœur de l’âme humaine en tant qu’elle est singulière et unique que peut se comprendre et se réaliser le miracle de l’incarnation et de l’humanisation du Christ.

Ainsi, contre la philosophie arabe d’Averroes, encore vivante au XV° siècle, le Cusain refuse d’identifier l’âme singulière à un Intellect universel et impersonnel. Au-delà de toutes les dialectiques des contraires, ce que Nicolas de Cuse met en place à l’aube de la Renaissance c’est le sentiment très vif du rôle de l’âme individuelle comme telle dans l’élaboration de la connaissance qui la conduira au salut.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

LA SUBJECTIVITE EXISTENTIELLE ET LA REPETITION : S. KIERKEGAARD (1813-1855)

a) La doctrine du sujet.

Au cours de la grande période philosophique existentielle, dans ces années où rayonnait la pensée de Sartre et où celle de Heidegger exercait son emprise, tous les observateurs reconnaissaient que l’origine de ce mouvement résidait dans l’œuvre de Kierkegaard.

Mais ce qu’on attribuait à Kierkegaard était la paternité d’un mouvement irrationnel (selon Lukacs par exemple), ou bien à la rigueur d’une critique individualiste des philosophies de la totalité représentées surtout par le système de Hegel. La signification de l’œuvre de Kierkegaard nous paraît beaucoup plus riche et plus précise en ceci quelle est un véritable commencement de la modernité, une véritable ouverture pour les philosophies contemporaines du sujet. On croit toujours trop qu’on a suffisamment lu Kierkegaard, et l’on se tient ainsi aisément quitte d’une dette considérable à l’égard d’une œuvre considérable : Sartre ne cite jamais Kierkegaard et Lévinas le réduit à un romantique subjectiviste, égocentrique et exhibitionniste.

Pourtant, la prudence théorétique et “psychologique“ de Kierkegaard dans l’affaire des pseudonymes (n’excluant jamais l’assomption de la responsabilité juridique et morale comme auteur), sa pudeur et sa discrétion manifestées par la théorie (et l’option) de la communication indirecte, l’effort de tigueur intellectuelle dans l’analyse de toutes les catégories existentielles, ou dans l’analyse du sens et du fondement de la vérité comme subjectivité (dans cet ouvrage synthétique et décisif qu’est le Post-scriptum aux Miettes Philosophiques, dont le sous titre à la fois modeste, et ironique est : Apport existentiel), tous ces faits auraient dû inciter à prêter une plus grande attention, avec une plus grande objectivité, à l’œuvre de Kierkegaard en tant quelle pose d’une façon neuve et radicale, à l’entrée de la modernité, la question du sujet : quelle est sa nature réelle, concrète et individuelle, quel est son sens et sa finalité, comment se rapporte-t-il à la vérité, à l’histoire, à la béatitude, à l’amour, à l’intériorité.

Nous analyserons plus loin les contenus et les difficultés de cette doctrine kierkegaardienne du sujet. Auparavant nous voudrions insister sur le point le plus paradoxal de la situation de ce penseur, telle d’ailleurs qu’il la constitue lui-même. Nous ne pensons pas encore au paradoxe de la foi, décrit par auteur. Nous pensons au concept central et à l’expérience décisive de la “répétition”. Tout se passe pour nous comme si l’idée centrale de la doctrine (opposition de la subjectivité existentielle et du système général et abstrait) reprenait à un niveau supérieur l’opposition du cogito cartésien (où le commencement de la philosophie réside dans le sujet lui-même) et du système spinoziste de la Nature (où la totalité est d’abord décrite comme englobement hiérarchique des concepts et des réalités, et comme commencement effectif de la philosophie). C’est dans le Post-Scriptum que Kierkegaard suggère lui-même cette interprétation, puisqu’il y évoque explicitement Descartes comme “penseur abstrait” réduisant le sujet à n’être que le support du savoir, et puisque fort souvent il utilise l’expression sub specie aeterni (qui se veut spinoziste, mais Spinoza écrit: sub specie aeternitatis) pour désigner la pensée abstraite de la généralité et du système, notamment mais non exclusivement celle de Hegel. Certes la lecture de Descartes et de Spinoza effectuée par Kierkegaard est discutable et tendancieuse ; notre auteur rejette Descartes du coté de Hegel et Spinoza, mais ce rejet n’est pas de tout repos: le cogito cartésien est une première personne et le fondement de la vérité chez Spinoza se situe dans l’intériorité de l’esprit individuel, comme idée de l’idée.

Mais ce n’est pas l’exactitude historique qui importe ici : ce qui est significatif c’est que, d’une façon certes un peu confuse, Kierkegaard réitére la problématique fondamentale de la philosophie classique, où celle-ci invite à réfléchir pour la première fois sur le sujet individuel dans son rapport au monde, ce rapport étant de fondation gnoséologique de la vérité par le sujet (cartésien ou spinoziste), et de fondation axiologique des valeurs (par le sujet spinoziste).

C’est le fait de cette réitération kierkegaardienne qui nous éclaire déja sur l’un des aspects fondamentaux de la question : la réitération du commencement, c’est-à-dire la réitération de l’affirmation du sujet individuel comme source et fondement, n’est pas (sous la plume de Kierkegaard, mais aussi bien sous celle de n’importe quel autre “penseur subjectif”) une simple imitation passive ou une simple “répétition” de l’identique, mais une authentique “répétition” créatrice, C’est-à-dire, selon les termes mêmes de Kierkegaard, une “reprise” d’un événement déja effectué, reprise qui enrichit et transforme cet événement puisqu’il est effectué ou vécu pour la seconde fois.

Certes, les grands commentateurs de Kierkegaard (Jean Wahl, Pierre Mesnard, Jean Brun) ont bien mis en évidence l’importance de la répétition kierkegaardienne. Mais ils ne proposaient pas de l’étudier dans la perspective qui est la nôtre.

Or, de ce point de vue, le concept et l’expérience de la répétition sont, chez Kierkegaard, une innovation d’une importance considérable. Au-delà de la relation à Régine Olsen, dont Kierkegaard désirait ardemment qu’elle soit “répétée”, reprise, recommencée après la fausse rupture simplement empirique, le concept, ou plutôt la catégorie existentielle de la répétition, permet à Kierkegaard de saisir d’emblée la structure réflexive de la conscience individuelle la plus passionneée. Kierkegaard emploie d’ailleurs très souvent l’expression de “double réflexion“, ou de réflexion redoublée, désignant par là non pas l’activité pensante de l’intelligence redoublant le réel pour le connaître, mais l’activité redoublée et vécue de la subjectivité, activité qu’elle exerce soit dans l’instant présent comme reprise et élévation d’un moment passé, soit dans le cours du temps comme communication indirecte (négation de la communication directe, qui serait trop intense, et reprise de cette même communication, par une voie détournee, récit, fiction, allusion, humour, litote).

Dans La Répétition, Kierkegaard écrit, dans sa “Lettre au vrai lecteur de ce livre”, et à propos du “jeune homme” dont il a transcrit l’expérience : “Il explique le général comme étant la répétition, tout en la comprenant d’une autre manière ; car, tandis que la réalité devient la répétition, la répétition devient pour lui la seconde puissance de sa conscience”.

Nous pouvons donc, dès maintenant, cerner l’importance et la signification centrales de l’œuvre de Kierkegaard : celui-ci ouvre et commence en fait le XXe siècle, et cela par l’affirmation d’un sujet à quoi tout commence, qui commence tout, et qui est la seconde puissance de la conscience.

Seule la doctrine de la répétition permettait une telle affirmation : l’humilité chrétienne convainc Kierkegaard qu’il n’est qu’un moment de l’histoire, mais la doctrine chrétienne le convainc aussi qu’il doit “Imiter“ Jésus-Christ, c’est-à-dire en fait “répéter” pour son propre compte et par lui-même I’acte de foi du Christ ou d’Abraham, et espérer, comme Job, une “reprise”, une “répétition” de son existence de splendeur, aprés l’épreuve imposée par Dieu (“Je m’approprie alors ses paroles et j’en prends la responsabilité ”). C’est l’intensité de la passion chrétienne qui, bien évidemment, conduit Kierkegaard à se retourner sur lui-même comme écrivain réflexif disant la seconde réflexion de la répétition (soit dans le domaine de l’éros, soit dans le domaine du religieux).

Nous tenterons plus loin de situer et de critiquer le rôle de la foi chez notre auteur. Insistons d’abord sur la première découverte de Kierkegaard relative à la subjectivité en tant que telle, découverte certes rendue possible par le christianisme mais le dépassant de loin quant au sens et à la portée : c’est que la subjectivité est à la fois primordiale (fondement de la vérité et du salut), passionnelle (vécue dans la souffrance et le déchirement), et réflexive (dédoublée, ou redoublée).

C’est cette polysémie de la subjectivité, cette richesse d un individu se saisissant à la fois comme réflexion redoublée et comme passion de l’absolu (avec son éternité et sa béatitude) qui est exprimée et rassemblée dans le concept d’existence. Celui-ci permet de rendre au sujet sa dimension qualitative et singulière, contre les conceptions traditionnelles qui, selon Kierkegaard, le réduisaient à une fonction cognitive.

Ce qu’il importe de marquer, c’est ce caractere singulier et unique de l’existence, c’est-à-dire de chaque existant individuellement considéré. Cette idée semble aujourd’hui universellement acquise. Mais il faut remarquer qu’on dissocie encore trop souvent (même en se référant à Kierkegaard) la particularité passionnelle existentielle, et la structure réflexive de l’existant. Il convient aussi d’observer que dans la philosophie contemporaine, y compris dans la pensée contemporaine du sujet, l’affirmation de sa singularité, c’est-à-dire de l’unicité existentielle de chaque sujet est simplement reconnue d’une facon abstraite mais nest pas réellement “réalisée” d’une façon concrète. On applique encore toujours a l’individu, pour le connaitre, le juger, ou rapporter à lui, des stéréotypes universels, des principes d’explication généraux et “scientifiques”, des normes de jugement générales, sociales, ou rationnelles, qui, en laissant en fait échapper l’unicité des individus et des situations pour les soumettre à la législation universelle de la Loi morale, légale, ou scientifique, suppriment et effacent objectivement tout l’apport existentiel des philosophies du sujet, comme celles de Kierkegaard ou de Lequier. Chez Kierkegaard, le sentiment de la singularité individuelle du sujet est si vif, qu’il constitue l’idée d’exception en véritable catégorie existentielle, c’est-à-dire en instrument de compréhension d’une expérience substantielle qui n’est pas de l’ordre de l’intelligence, mais qui éclaire en son fond ce qui est un sujet.

On oublie également trop souvent que la dimension éthique (qui est celle de la responsabilité pour un Sartre ou pour un Lévinas) est déjà partie constituante de la “subjectivité existentielle” chez Kierkegaard. C’est même très précisément comme responsabilité de soi que, chez Kierkegaard, l’existence (toujours individuelle) est exigence éthique.

Car l’éthique, ici déjà (et avec une force et une prégnance telles que l’idée se retrouvera reprise et revécue par tous nos contemporains) est l’œuvre du sujet, sa tâche et sa responsabilité. On appauvrit la doctrine de Kierkegaard lorsqu’on réduit l’éthique à n’être que le déploiement du stade de la généralité, c’est-à-dire du mariage, et de la vie sociale “commune“ (c’est-à-dire en fait banale et stéréotypée). En réalité, dès le premier grand ouvrage Ou bien… ou bien…, l’éthique apparaît comme l’instauration personnelle et responsable de l’existence comme infériorité (cf. par exemple le chapitre sur “L’équilibre entre l’esthétique et l’éthique dans l’élaboration de la personnalité”). L’existence n’est pas seulement la subjectivité singulière qui va fonder toute vérité et contester tout système (Kierkegaard n’est pas Stirner, encombré par les pesanteurs psychologiques du Moi et de son égoïsme) ; non: l’existence est aussi cette “exigence éthique” qui fait que l’individu doit opérer de vrais choix pour “se faire et se reconnaitre comme subjectivité existante”. Ces choix, opérés dans l’instant décisif. c’est-à-dire dans l’actualité hors temps de la décision immédiate, doivent être des choix véritables, c’est-à-dire sans l’ambiguïté ni l’équivoque inscrites dans les choix de l’interlocuteur A, qui représente l’esthéticien. Seuls ces choix posant une alternative réelle, réalisent l’éthique.

C’est ainsi que Kierkegaard établit un lien étroit, un lien d’identité entre le sujet, le choix, et la liberté. Les analyses si riches et si denses de ce 2e chapitre de la 2e Partie de Ou bien… ou bien sont particulièrement fortes à la page 507. Victor Eremita (pseudonyme eloquent et transparent) y écrit : “Tandis que la nature est créée de rien, tandis que moi-même en tant que personnalité immédiate je suis créé de rien, comme esprit libre je suis né du principe de la contradiction, ou je suis né par le fait que je me suis choisi moi-même“. Et ce sujet qui se choisit est à la fois pleinement lui-même, identique à soi puisque c’est bien lui qui choisit, et “absolument différent de son lui-même antérieur, car il l’a choisi au sens absolu”. Kierkegaard rappelle aussi qu’il “faut avoir du courage pour se choisir soi-même” Car “ce n’est pas à un autre être que tu dois donner naissance mais à toi-même”.

On le voit l’affirmation du sujet comme liberté (“le soi-même, ce n’est pas autre chose que la liberté”) est ipso facto l’affirmation du sujet comme tâche , c’est-a-dire comme éthique. En effet l’individu “se choisit donc lui-même comme une concrétion déterminée […] mais comme il la choisit d’après sa Liberté on peut dire aussi quelle est sa possibilité, ou, pour ne pas employer une expression aussi esthétique, quelle est sa tâche”. Ainsi, le choix qui constitue le sujet dans sa singularité concrète, et son exception, est sa propre tâche , son but et sa fin: c’est sa responsabilité. Et, dans le même temps, selon une espèce de paradoxe “La tâche que se donne l’individu éthique, c’est de se transformer lui-même en l’individu général. Seul l’individu éthique s’oriente sérieusement sur lui-même et est par conséquent probe envers lui-même « . C’est là “une tâche dont tu es responsable”. Et encore: “le but de son activité est ici lui-même […] non pas arbitrairement déterminé, car il se possède lui-même comme tâche qui lui a été imposée, bien qu elle soit devenue sienne parce qu’il la choisie”.

C’est donc chez Kierkegaard qu’on trouve exprimée pour la première fois la doctrine fondamentale des philosophies du sujet, ou, mieux, le fait fondamental qui, dans la réalité désigne le sujet : le sujet est par lui-même choix et responsabilité.

Et Kierkegaard va déjà très loin: si l’éthique réside dans le choix lui-même ce n’est pas seulement, comme le dira Le Concept d’Angoisse, parce que le choix pose, non pas l’alternative bien/mal, mais l’alternative plus fondamentale innocence/choix entre bien et mal, mais c’est surtout parce que le choix est choix de la subjectivité par elle-même.

La “subjectivité existante” est, comme existence, exigence de se faire soi-même subjectivité existante, c’est-à-dire de se choisir soi-même, face aux enjeux les plus décisifs, comme liberté et responsabilité. Dans Ou bien… ou bien… Kierkegaard écrit que l’issue au désespoir (ce désespoir qui pourrait survenir dans une conception immédiate de la jouissance lorsque celle-ci ne trouve pas dans les données objectives les conditions de sa réalisation) consiste à “donner naissance à soi-même […] par l’esprit, la conscience, la responsabilité”. En ce cas se révèle le caractère exceptionnel et unique de l’instant du choix, puisqu’en lui le sujet se choisit lui-même dans sa validité éternelle. Et si ce choix est effectué au cœur d’un désespoir éthique (et non plus immédiat), alors le “moi” (c’est-à-dire le sujet) se révéle comme étant la liberté.

Ainsi l’expérience fondamentale et fondatrice est déja cernée et située au commencement même de la modernité : le choix produit le sujet par réflexion sur soi (“par l’esprit, la conscience et la responsabilité”) et c’est dans un instant radical que se fondent ainsi à la fois le sujet comme libre singularité, et l’éthique comme naissance à soi.

On entre alors dans “le sérieux éthique“ , non pas “l’esprit de sérieux” fustigé à bon droit Par Sartre, et avant lui par Kierkegaard lui-même. Le “sérieux éthique“ repose sur la continuité, c’est-à-dire, selon notre auteur, sur “une emprise sur le désir, par une emprise sur le temps”. Ces considérations ne sont ni moralisatrices ni abstraites puisqu elles reposent sur l’expérience dépassée du désespoir esthétique, et sur la critique de la généralité abstraite du mariage (par laquelle dit le jeune homme de La Répétition : « Je m’ampute moi-même, je me débarrasse de tout l’incommensurable pour me réduire a la commune mesure […] je dépouille toute l’impatience de mon âme et son effort sans fin […] je me révoque moi-même. « )

L’éthique est certes aussi, en un certain sens la généralité, et, dit Kierkegaard, le peuple juif est le peuple éthique parce qu’il est le peuple de la Loi. Mais ce n’est pas par cet aspect que l’éthique rejoint la subjectivité : c’est évidemment en tant qu’elle est le choix singulier d’un sujet par lui-même (fût-ce pour la réalisation de l’universel). Mais c’est à un second titre que l’éthique kierkegaardienne, s’appuyant sur la subjectivité, accède au concret, à l’existence, et au régne du qualitatif: c’est en tant que le devenir sujet implique, pour Kierkegaard “un intérêt absolu pour sa propre existence et sa béatitude éternelle” (dit-il dans Ou bien… ou bien…). Dans le même temps Kierkegaard exprime le vœu qu’on fasse la critique d une “époque qui ne croit pas à la joie”.

Ainsi, c’est non seulement comme critique de l’universel, mais encore comme doctrine du choix de la subjectivité par elle-même, que l’éthique kierkegaardienne est pleinement existentielle et concrète : non seulement par le choix responsable, c’est une existence singulière qui s’affirme comme sujet, mais encore ce sujet est existentiel par le contenu qualitatif de son choix, de sa visée, et de son être même : le sujet, lorsqu’il se fait pleinement sujet, se pose face à lui-même comme intéressé à sa propre existence d’une façon absolue, c’est-à-dire en tant que dans son choix il sera question de sa propre béatitude éternelle, de son ”salut et de sa délivrance”, fût-ce dans le risque, l’angoisse et le désespoir.

On voit les point décisifs : d’une part le sujet est réflexion et source de soi, et d’autre part il est comme une substance qualitative, un vécu intuitif qui, dans et par ses choix, risque sa béatitude infinie, quitte à penser que celui qui perd tout gagne tout.

C’est donc sur un registre existentiel et qualitatif, et non pas intellectuel et quantitatif que l’individu est “sa propre tache et sa propre possibilité” ) comme le reconnaîtront plus tard Jaspers d’abord et Sartre ensuite.

Ainsi, dans une sorte de circularité intérieure qui sera caractéristique de toute conception existentielle de la conscience, l’individu comme sujet est la fois l’origine et la finalité de sa propre activité créatrice, sa propre source et son propre résultat, pourvu seulement que, par une sorte de décision absolue et instantanée, il sache opérer le “saut qualitatif” de la responsabilité. Seul ce saut peut franchir les stades, et entrer dans le stade final qui est en réalité chez Kierkegaard non pas le stade religieux, mais le stade éthico-religieux en tant qu’il exprime la subjectivité comme existence, comme enjeu, et comme choix. Dans ce stade éthico-religieux, le “devoir” lui-même prend un autre sens que dans le formalisme autoritaire et luthérien de Kant. Pour Kierkegaard le “devoir” est en effet, non pas activité commune imposée par l’institution et la généralité mais cela qui m‘incombe a moi (on croirait entendre Sartre ou Levinas) comme tâche et comme responsabilité, comme “énergie de la conscience de moi-même”, et, on l’a vu, comme responsabilité à l’égard de moi-même. C’est dans cette perspective, que nous appellerions volontiers éthico-réflexive, que se dégagent et s’affirment à la fois “dépendance absolue” et la “liberté absolue” d’une personnalité qui ne s’est pas créée mais choisie.

L’individu éthique, c’est-à-dire le sujet concret n’est donc pas immédiat, bien qu’il soit qualitativement et substantiellement “intéressé” à sa propre existence. C’est que, ici, l’intérêt pour soi-même est absolu, total et déterminant, axé sur le risque entier d’acquérir ou de perdre la béatitude. Celle-ci, dans la perspective strictement religieuse, concerne bien sûr l’immortalité personnelle, et par conséquent la délivrance et le salut en un sens eschatologique. Mais, dans La Répétition, Constantin Constantius n’hésite pas a décrire, par la plume du “jeune homme”, une béatitude concrète, temporelle et lunaire. Les termes employés sont éloquents : euphorie, maximum vertigineux, félicité, satisfaction compléte, absence de pesanteur, délices de l’instant, “chaque pensée s’offrait et se présentait avec la solennité de la béatitude, […] à une heure précise j’étais au comble de cet état ot déja je pressentais la félicité suprême”. La subjectivité redoublée est donc toujours qualitativement et passionnément vécue, et cela dans la perspective de la joie suprême, même lorsqu’il s’agit de l’individu érotique et esthétique, c’est-à-dire du poète. Le mouvement de la conscience est ici à son comble : ce qui caractérise la sensibilité esthétique n’est donc pas une quelconque abstraction (celle-ci se trouve chez le Séducteur cynique et froid, ou chez le pseudonyme Constantin Constantius), mais son caractères éphémère, multiple et instable: le texte que nous citions plus haut se poursuit par l’évocation d’un grain de poussière dans l’œil puis par phrase : “quand tout à coup […] je ne sais, mais ce que je sais, est qu’au même instant je fus précipité dans un abîme de désespoir”.

Laissons de côté la question spécifique de la béatitude et du désespoir comme climat religieux kierkegaardien ; nous reviendrons sur ce point, avons-nous dit. Ce qui importe ici cest l’étendue du domaine concret de la subjectivité : celle-ci n’est ni principe de connaissance, ni norme morale du devoir, mais réflexion sur soi et choix de soi-même en tant que passion qualitativement vécue a extrême. Passion et réflexion ne sont pas dissociables, et c’est cette synthèse paradoxale qui, au seuil de la modernité, définit précisément le sujet, et inaugure la nouvelle réflexion sur le sujet. En opérant des scissions et des distorsions entre “réflexion” et “passion”, la modernité post-kierkegaardienne régressera bien souvent à un stade pré-kierkegaardien.

Kierkegaard affirme explicitement dans Ou bien… ou bien… que cette “réflexion sur soi-même” est aussi “action”, “commencement” et que, ainsi, le moi est “fécondé par lui-même”.

Ainsi le sujet est non seulement réflexion, et passion, mais encore activité, commencement, instauration de soi-même. La liberté, comme le sujet, est toujours à la fois singulière, créatrice, et qualitative.

En tant que telle la liberté est existence c’est-adire, on l’a vu, exigence éthique de se faire et de se reconnaitre comme subjectivité existante. Ainsi l’affirmation centrale du Post-Scriptum, selon laquelle “la vérité est la subjectivité”. une affirmation sceptique, ni une affirmation statique et contemplative. Elle exprime bien au contraire un dynamisme foncier qui est celui de la liberté, et que traduisent aussi bien le terme de “exigence” que celui de “effort” : en tant que dynamisme “l’existence” et “l’exister” sont pour Kierkegaard un “effort” et un “intérêt“ (interesse). Cet effort est “pathétique” parce qu’il est dirigé vers l’infini (la béatitude infinie visée et risquée par la subjectivité) mais également “comique“ parce que l’effort est une contradiction interne, pense Kierkegaard.

Dans l’existence singulière, le qualitatif (comme béatitude, désespoir, pathétique, comique) et le réflexif (comme répétition, redoublement, commencement et décision) sont donc certes indissociables mais dans la forme de la contradiction et non, selon Kierkegaard, dans la forme de l’harmonie. Le penseur subjectif exprime cette idée en disant que l’existence est paradoxe. La subjectivité existante, comme effort et singularité, est en effet constituée, affirme l’auteur, par la synthèse paradoxale entre l’existence et la pensée, et entre l’éternité et le devenir. Le sujet n’est pas le support de la connaissance abstraite, mais l’expression de la réflexion et de la pensée : à ce titre, pourtant, il ne serait pas en mesure de connaître ou de penser sa propre singularité qualitative et existentielle. De même, l’enjeu absolu que le sujet assigne à sa propre existence l’ordonne à l’éternité, mais c’est dans le temps et le devenir qu’il existe, dans histoire qu’il doit se situer par rapport à ce qui est à la fois historique et non historique, la passion du Christ.

Le paradoxe est la contradiction existentielle. Non pas la contradiction intellectuelle qu’une médiation saurait intégrer et dépasser logiquement, mais la contradiction passionnellement vécue dans le déchirement ou l’angoisse, et radicalement assumée, voulue; choisie par la subjectivité responsable. C’est par et dans le paradoxe que la subjectivité se fait elle-même par elle-même subjectivité existante, c’est-à-dire sujet et passion de “l’esprit”.

Le sujet comme existence et singularité est donc nécessairement passion et souffrance puisqu’il est paradoxalement parcouru de tensions et de contradictions voulues, suscitées par le propre intérêt absolu de l’existence pour elle-même, par le souci même de la béatitude que le sujet s’assigne à lui-même comme le but le plus élevé. Le saut qualitatif, qui n’a plus rien à voir avec la connaissance sub specie aeterni, est en fait le choix de la souftrance impliquée dans l’acte même de la foi, dans le choix même de la foi chrétienne.

Quelle peut être, dans ces conditions, la tâche du penseur subjectif ?

On l’a vu, elle est essentiellement lui-même. Cependant, dans la mesure où le choix de soi-même peut aussi consister à instaurer l’universel (non pas certes le “devoir”), la tâche du penseur subjectif est de s’adresser aux autres hommes, c’est-à-dire de communiquer son expérience, ses analyses conceptuelles, ses “hypothèses psychologiques”. La responsabilité du penseur subjectif est celle de son devenir écrivain : en cela réside pour lui sa “conscience a la seconde puissance”, sa tâche et sa finalité.

C’est d’une façon existentielle, c’est-à-dire qualitative, passionnée, et réflexive que Kierkegaard rencontre le problème de la relation entre la méthode et la doctrine : en s’interrogeant sur le comment (art et la manière de dire l’inouï, la subjectivité exceptionnelle, la passion paradoxale, le non intellectualisable) Kierkegaard répond en fonction du quoi (le contenu existentiel précisément). Sa réponse est a la fois explicitement affirmée et indirectement illustrée : la communication des enjeux absolus ne saurait être qu’indirecte. De là découle la forme partois esthétique (poétique et fictive), toujours indirecte, comme pseudonymie, cest-a-dire description des diverses attitudes “psychologiques” possibles à l’égard d’un problème, attitudes soutenues par des personnages concrets, littérairement campés, et non symbolisées par des concepts abstraits, thèse, antithèse, synthèse [1, 2, 3, comme dit cruellement l’auteur] : “Au point de vue psychologique et esthétique j’ai voulu décrire et mettre en évidence, au sens grec [philosophie conceptualiste] j’ai voulu faire naître le concept dans l’individualité et la situation, en train de sélaborer a travers toutes sortes de méprises“. C’est aussi à travers l’humour ou l’ironie, le pathétique ou le sérieux, l’analyse ou la polémique, que se transmettra donc le noyau substantiel dont le penseur subjectif est nom pas le médiateur, mais le porteur existentiel.


Ici vont commencer à apparaître quelques graves difficultés, et qui ne seront pas levées par nous au nom d’un quelconque savoir absolu ou en vertu de l’autorité d’un quelconque Monsieur le Professeur, qui serait très averti des médiations en ce qui concere l’historico-mondial.

Donc, le penseur subjectif doit utiliser la communication indirecte pour dire et transmettre quoi ? Le sujet, la répétition, le christianisme véritable.

N’est-ce pas affirmer dès lors une bien étrange doctrine ?

En effet, si le sujet est réflexion et choix, pourquoi ne peut-il réfléchir sa réflexion ? Pourquoi ne peut-il pas directement communiquer la réflexion à un autre être qui est également réflexion?

C’est sans doute parce que cette « réflexion » est passion, paradoxe et foi. Mais comment cela est-il possible? Comment une réflexion est-elle incapable de dire la passion qui la constitue? C’est, dira le penseur subjectif, que cette passion est la foi chrétienne, « la pensée en vertu de l’absurde« .

Mais comment cette foi peut-elle être l’option d’une réflexion? Quel est le rapport véritable de la réflexion à la béatitude éternelle, c’est-à-dire ici, a la croyance et à la foi ?

Il semble donc, en cette première analyse critique, que l’impossibilité de la communication directe, affirmée par le penseur subjectif, exprime en réalité les difficultés inhérentes à la doctrine même du sujet, c’est-à-dire à son intériorité. Ce qui ne semble pas pouvoir se communiquer, c’est, dans l’immanence du sujet, la structure réflexive de la conscience (et aussi de la responsabilité comme choix) ainsi que la structure fiduciaire de la foi. En fait, la foi résulte d’un saut qualitatif qui s’ordonne à une transcendance, tandis que la réflexion exprime un dédoublement, une “seconde puissance de la conscience » qui ne peuvent que s’inscrire dans l’immanence. Et c’est cette incommunicabilité interne (que Kierkegaard appelle contradiction ou paradoxe) qui est transposée à l’extérieur comme incommunicabilité directe.

Mais comment un auditeur refusant la démarche de la foi, entendrait-il mieux le message indirect, que le message direct? La possibilité de la communication indirecte suppose a priori que les interlocuteurs se situent dans le même univers de

signes ou d’expériences, et cette affirmation suppose donc résolu à l’avance le problème de communication que le style indirect de la philosophie croyait avoir été seul à résoudre. Les parables ne parlent de Dieu qu’à ceux qui ont déjà la foi, et qui l’ont donc déjà posée.

De même, dans l’immanence du sujet, l’accord et la communication entre l’immanence réflexive et la transcendance passionnelle (ou foi) ne sont possibles que par un saut qualitatif, c’est-à-dire précisément par un acte de foi: celui-ci a donc déjà résolu à l’avance le problème interne de la cohérence du sujet, paradoxale en réalité et toujours aussi contradictoire. Ce m’est donc pas seulement le christianisme qui est un vécu existentiel en vertu de l’absurde, c’est le sujet lui-même : il affirme et ne comprend pas la réalité effective et pourtant impensable de son unité interne.

Mais que deviennent alors ces concepts et ces contenus sur lesquels Kierkegaard avait si judicieusement insisté la continuité du moi et du « lui-même », le soi comme identité, l’instant et le choix comme actes du sujet et comme création?

Et que peut donc bien avoir à faire un penseur, fût-il subjectif, si ce qu’il doit communiquer est l’impensable ? En fait, on voit bien que la communication indirecte est une solution en trompe-l’œil, une sorte de « tromperie » comme dirait Kierkegaard lui-même. Car ce qui ne peut être communiqué directement ne put l’être indirectement: le faire croire est une simple plaisanterie destinée à se moquer de la difficulté, et à ne pas avouer que, directement ou indirectement, une foi non partagée ne peut être transmise.

On voit toute la portée de ce fait : parce que la communication indirecte est la méthode même de la transmission de la philosophie chrétienne existentielle, c’est la validité même de la doctrine tout entière qui est mise en cause par la circularité et l’immobilisme de cette communication indirecte.

Cette circularité, cette obscurité de la méthode indirecte, auront cependant pour nous un intérêt primordial c’est de nous inciter à déceler d’abord d’autres obscurités doctrinales et à opérer ensuite une critique de quelques difficultés essentielles du système kierkegaardien. Nous serons conduit finalement à mettre en évidence une pétition de principe si grave qu’elle éclairera le fait que la pensée de Kierkegaard, malgré sa fécondité, n’aura pas trouvé de disciple authentique: à la fois intégralement fidèle, et pleinement créateur.

b) Quelques obscurités de la doctrine.

La doctrine des stades existentiels est à la fois l’une des plus connues et l’une des plus obscures parmi toutes celles qui forment ensemble ce qu’il faut bien appeler un Système. L’obscurité réside d’abord dans le propos même de Kierkegaard en ce qui concerne chacun des stades. Quelle est la signification de son attitude à l’égard du stade esthétique?

Elle est d’abord une attitude de rejet et de condamnation puisque ce stade de la sensualité ne saurait permettre d’accéder à la « répétition » véritable ni à la béatitude éternelle. L’éphémère et l’angoisse caractérisent en outre ce stade érotique.

Pourtant une ambiguïté apparaît si l’on songe au lien établi entre l’érotisme et la musique de Mozart, notamment celle du Don Juan. Tout le 2e chapitre de la 1ère Partie de Ou bien. .. ou bien… est consacré aux “étapes érotiques spontanées » c’està-dire à « l’érotisme musical ». On connaît l’admiration sans limites de Kierkegaard pour Mozart, on connaît aussi sa thèse selon laquelle le matériau de cette musique mozartienne est « la sensualité érotico-géniale« , tandis que l’objet général de la musique est la « sensualité érotico-géniale« . Comment ne pas lire toutes ces pages sans ressentir la joie (fût-elle esthétique) avec laquelle Kierkegaard se consacre à ses analyses et à ses descriptions, lui qui n’est pas musicologue ? La condamnation de la sensualité s’accompagne visiblement d’une sorte d’adhésion jubilatoire à cette sensualité : la contradition est ici une ambivalence sur le plan des options de Kierkegaard, et une ambiguïté sur le plan de son exposition réflexive. C’est cette ambiguité qui forme pour nous obscurité.

Le voudrait-on, qu’il ne serait pas possible d’affirmer que la musique, aux yeux de Kierkegaard, opère une transmutation ou une transfiguration de la sensualité : Kierkegaard soutient en effet très explicitement que les différents stades érotiques représentés par les divers personages mozartiens ne sont pas des étapes sur le chemin de la conscience mais les diverses figures de la spontanéité. Les Noces de Figaro, La Flûte enchantée, et le Don Juan ne décrivent que les diverse étapes d’une même spontanéité et « la dernière des étapes elle-même n’est pas encore arrivée à l’état de conscience« . Ainsi la sensualité empirique est la même que la sensualité musicale : toutes deux sont spontanées. Mais tandis que « Le Journal du Séducteur” marque la condamnation par l’esprit, toutes les analyses musicales expriment comme une fascination et une adhésion à l’égard du domaine érotique.

L’ambiguïté de Kierkegaard est d’ailleurs à la fois voulue et surdéterminée. Car l’auteur de toutes ces analyses érotiques ou musicales est Victor Eremita et non pas Sören Kierkegaard. Fût-il raturé, un pseudonyme reste significatif. Et le choix même du pseudonyme est porteur de sens : un ermite ne fréquente certes pas le monde, et ne jouit pas de Mozart, mais il ne se marie pas non plus, comme l’auteur du manuscrit B, le Conseiller Wilhelm. Aussi est-on dans l’incapacité absolue de dire si l’auteur (Kierkegaard) du pseudonyme (Victor Eremita), lui-même auteur fictif des manuscrits A et B, d’ailleurs opposés, partage ou ne partage pas, à propos de l’érotisme, la jubilation mozartienne, ou l’ascétisme luthérien. L’ambiguité et donc l’obscurité de l’attitude de Kierkegaard redoublent ici à l’évocation de la jeunesse de Kierkegaard : elle est franchement érotico-sensuelle, on le sait, et Régine Olsen n’a jamais été, malgré les pieuses affirmations de Kierkegaard, son premier amour. En outre, Kierkegaard s’est consacré à la critique esthétique, littéraire et musicale de 1834 à 1848, bien avant la période des grandes œuvres de 1843 et 1844. D’ailleurs, à propos de l’ouverture du Don Juan, et du jeu des musiciens, Kierkegaard écrit “Comprennent-ils eux-mêmes ce qu’ils jouent ?… Savez-vous que ces tons renferment toutes les merveilles du monde? ». Adhésion et émerveillement marquent donc autant l’attitude de Kieregard à l’égard de la sphère érotique (sphère relative, on le sait, non pas à la perversion sexuelle mais à l’amour comme sensualité et comme esprit) que la réprobation éthique et la culpabilité religieuse.

L’obscurité s’épaissit quand on se réfère au concept de désir. Il est décrit parfois comme l’impulsion sur laquelle le sujet éthique doit exercer son empire, et comme le mouvement qui porte l’individu vers un « idéal » (chaque art, par exemple ayant son idéal : le corps humain parfait pour la sculpture, l’amour dans sa richesse pour la musique).

Kierkegaard identifie en fait sensualité et désir. Mais la conception qu’il se fait de cette réalité reste obscure ou même confuse puisque le désir est parfois identifié à la nature et à l’immédiat, tandis qu’il est relié en d’autres pages à ‘esprit : « le christianisme a introduit la sensualité dans le monde [..] puisque c’est la sensualité qui doit être niée, elle n’apparaît bien et elle n’est bien posée que par l’acte qui l’exclut – par l’antithèse positive« . C’est le christianisme qui a posé la la sensualité, parce que c’est lui « qui a chassé et exclu la sensualité du monde« . Ainsi le désir est à la fois nié et posé, aussi bien par le christianisme que par Kierkegaard. Ne cherchons pas ici quelle est l’origine existentielle (en Kierkegaard) de cette ambivalence : insistons seulement sur le fait qu’une telle ambivalence existe, et que, au niveau de l’analyse conceptuelle de l’amour, de la sensualité, du désir, et de l’esprit, elle entraîne obscurité et confusion, approximation, et incertitude. Non seulement on ignore ce qu’est le choix de Kierkegaard à propos de ce stade érotique, mais encore on ignore le véritable contenu de ce stade et la véritable signification de l’amour humain pour Kierkegaard : péché ou jubilation ? vécu ou littérature? parole ou musique?

Si la sensualité (c’est-à-dire le désir charnel) est posé par le christianisme en tant qu’il l’exclut, elle est réduite à la transgression mais la sexualité se réduit-elle au “péché » ? L’interdit donne-t-il le contenu du vécu érotique, par exemple chez les personnages de Mozart ? L’interdit est-il le sens principal du personage Faust ?

Et si l’interdit entraîne la culpabilité quelle est la différence entre la culpabilité érotique et la culpabilité à l’égard de Dieu, dont traite la 3e Partie de Ou bien… ou bien… , « Ultimatum »? Le christianisme (et par conséquent la délivrance promise comme béatitude infinie) ne serait-il pour Kierkegaard qu’une doctrine de l’interdit sexuel ? L’éternité n’y est-elle promise qu’aux ascètes?

La confusion qui sous-tend toutes ces obscurités est, nous semble-t-il, celle-ci : alors qu’en décrivant le stade érotique, Kierkegaard prétend décrire « l’immédiat » et « la spontanéité », il introduit une dimension éthique (et même religieuse) dans son analyse, il mêle en fait les domaines érotique et éthique, laissant dans la confusion ces deux concepts : la culpabilité est-elle éthique ou sexuelle ? La culpabilité est-elle spontanée ou réflexive ? Si le “péché » n’est pas la nature, comment un érotisme coupable serait-il spontané (comme l’affirme sans cesse Kierkegaard) ? Mais si la culpabilité et l’érotisme sont réflexifs, pourquoi n’entrent-ils pas d’emblée dans la sphère éthique?

Toutes ces confusions, volontaires ou involontaires, trompeuses ou innocentes, résultent de la confusion primordiale entre le stade érotique comme spontanéité, et le stade éthique comme réflexion, ou, en termes plus généraux, entre l’amour empirique et la morale universaliste et chrétienne. L’érotisme est déjà décrit en termes moraux par Kierkegaard, et l’éthique est encore décrite en termes de sexualité élémentaire et déjà décrite en termes religieux. Nous reviendrons plus loin sur les problèmes posés par l’itinéraire et le passage d’un stade à l’autre. Ici, insistons sur les confusions conceptuelles.

Elles ne concernent pas seulement la nature de l’érotisme, et la nature des relations qu’il entretient avec l’éthique : elles concernent aussi le stade éthique en lui-même : le sujet éthique n’est pas mieux cerné par Kierkegaard que le sujet du désir.

Nous avons rappelé que la sphère éthique ne se réduit pas, pour Kierkegaard, à la question de l’universel, qui serait incarné par l’institution du mariage. Le « sérieux éthique » est aussi le domaine du choix de soi-même, et de la responsabilité à l’égard de soi-même. Le sujet est alors défini comme choix, c’est-à-dire liberté : le sujet est donc éthique en tant qu’il est la liberté responsable et la source de la naissance à soi.

Ne peut-on pas dire, dans ces conditions, que la confusion entre l’érotique et l’éthique, qui se produit à l’évidence quand la morale est définie comme philosophie du mariage, ne se produit plus dans le second cas, où la morale (l’éthique) est définie comme l’activité du sujet en tant que choix et liberté ?

Certes. Mais c’est alors une autre confusion qui surgit : la confusion entre l’éthique et le religieux, entre la morale et la religion. En effet, le sujet libre comme choix ne devient, on s’en souvient, une subjectivité existentielle, que s’il devient absolument intéressé à sa propre existence, c’est-à-dire à sa béatitude infinie. Le sujet n’est éthique, et par conséquent responsable de lui-même, que si, intéressé à sa béatitude infinie, il opère le saut qualitatif de la liberté, c’est-à-dire très précisément (pour Kierkegaard) le choix de l’immortalité comme enjeu de sa vie. Et l’enjeu, immortalité et béatitude infinie, est risqué sur la croyance en la divinité du Christ.

La confusion (on dira « la dialectique » pour masquer la difficulté) est implicitement admise par Kierkegaard lui-même, puisqu’il parle de stade « éthico-religieux ». Elle reste une confusion, une obscurité quant à la spécificité du stade éthique. En fait, parce qu’il assigne au choix de soi-même un contenu et un sens transcendants, Kierkegaard est dans l’incapacité d’isoler un sujet éthique qui serait exclusivement défini par la capacité de choisir. Cette dernière définition qui conviendrait au pour-soi sartrien, ne convient pas à la subjectivité existentielle puisque le « sérieux éthique » est par définition rattaché à la béatitude infinie, seul le christianisme pouvant garantir cette béatitude.

La situation devient dès lors assez étrange : le stade érotique opérait une confusion entre l’érotique et l’éthique, mais cette éthique était déjà religieuse ; et le stade éthique opère une confusion entre la morale et la religion, en insistant seulement sur le support vivant de tous ces stades, à savoir : le sujet individuel existant. Mais on découvre derrière cette double confusion (entre sexualité et morale, et entre morale et religion) la vérité subjective que Kierkegaard veut mettre en place : l’individu existentiel doit être un chrétien, et un chrétien véritable.

Nous reviendrons plus loin, dans la conclusion de cette critique, sur le rôle exact de la foi dans l’ouvre de Kierkegaard, et sur la modalité de son fonctionnement.

Auparavant nous voudrions mettre en évidence une autre obscurité, qui prend plus nettement la forme de l’arbitraire : il s’agit de la théorie des stades considérée dans son ensemble, c’est-à-dire comme itinéraire (Etapes sur le Chemin de la Vie). L’obscurité attachée à chacun des stades se communique à l’ensemble de la démarche : on ne sait pas très bien si Kierkegaard assume l’idée d’une sorte de simultanéité relative des stades ou s’il privilegie l’idée d’une spécificité de chacun d’eux? On ne sait s’il est clairement conscient du fait qu’il décrit un itinéraire chrétien, et chrétien du début à la fin du parcours, ou s’il pense décrire (comme il l’affirme souvent) un devenir chrétien, le devenir d’un sujet qui se fait progressivement chrétien. La différence est considérable. Dans le premier cas, Kierkegaard est un chrétien de part en part, et dans le second cas, un écrivain poète et philosophe qui se choisit chrétien. Malgré la revendication de cette dernière situation, notamment par l’idée réitérée du devenir chrétien et de l’approfondissement de l’intériorité, Kierkegaard réalise en fait plutôt la première situation, celle d’un écrivain incapable de réfléchir en dehors de sa confession, et qui peut tout au plus travailler à l’amélioration et au renouvellement de cette confession.

Dans cette perspective, la théorie des stades se révèle dans tout son arbitraire: elle présuppose un seul schéma possible d’évolution existentielle, avec une hiérarchisation unique des seules trois possibilités fondamentales : la jouissance érotique, la responsabilité éthique, et la passion religieuse.

Mais l’arbitraire des stades, manifesté par la confusion des concepts relatifs à ces stades, manifeste à son tour une étroitesse contingente dans la détermination de chacun des stades, dans le nombre des stades possibles, et dans le sens du passage d’un stade à l’autre. Pourquoi le stade érotique serait-il limité et réduit à la jouissance sexuelle? Ou bien (ce qui est fort différent) pourquoi l’amour serait-il réduit au “pathos poétique » comme il est dit dans le Post-Scriptum ?Pourquoi le stade éthique serait-il réduit à n’être que le règne de la responsabilité, institutionnelle ou subjective? Pourquoi le stade religieux serait-il le seul « infini », et réduit à n’être que le religieux chrétien ? Pourquoi le religieux serait-il exclusivement défini par l’angoisse et la culpabilité? Toutes ces limitations arbitraires ne sont pas des déterminations enrichissantes, mais des options exclusives qui manifestent un choix originel qu’il faut bien dire dogmatique.

Certes Constantin Constantius répondrait par exemple que le sens du passage d’un stade à l’autre, ainsi que le privilège accordé au stade religieux, ne sont pas arbitraires mais appuyés sur le fait qu’en chacun des stades la répétition est plus ou moins bien effectuée, plus ou moins véritable : ce n’est que comme répétition dans l’éternité que la répétition trouverait son plein achèvement et sa pleine réalisation.

Mais ici l’obscurité redouble : qui pourra garantir que la référence au Christ est une authentique reprise existentielle et non pas une imitation culturelle? L’angoisse n’est-elle pas inscrite dans les Psaumes, relus par le christianisme? Ou dans le Livre de Job ? Le paradoxe de l’absurde n’est-il pas introduit par saint Augustin ? Et pourquoi l’expérience de la beauté et de la plénitude du monde ne permettrait-elle pas une expérience de renaissance qui ne dépendrait pas d’une « poussière dans l’œil » comme l’affirme La Répétition? Les véritables conditions de cette expérience se réduisent-elles à la foi chrétienne? Tous les non-chrétiens, situés hors de l’Eglise, seraient-ils donc, comme païens post-christiques, privés du salut et de la délivrance, c’est-à-dire de la renaissance et du recommencement ? Et comment établir, sans confusion possible, une distinction entre la répétition doloriste de l’expérience du Christ, et l’image fantastique d’une incarnation réelle, individuelle et substantielle d’un Dieu infini dans la finitude du monde et de l’histoire?

On le voit, toutes ces questions mettent en cause la cohérence et la validité de la doctrine dans son ensemble. Elles appellent un examen plus approfondi de cet ensemble, mais nous nous bornerons à mettre en évidence un petit nombre de difficultés (et non plus seulement d’obscurités), dans la mesure où elles sont liées à la théorie du sujet.

c) Deux difficultés fondamentales.

La doctrine même de la réflexion, chez Kierkegaard, implique d’ailleurs l’une des difficultés les plus graves, et, en outre, sa portée dépasse le cadre de la philosophie du penseur danois.

Comment la pensée de l’existence est-elle possible ? On sait que Kierkegaard oppose d’abord le domaine de la vie spontanée, et celui de la réflexion. Mais sa doctrine de la spontanéité est telle qu’elle rend difficilement concevable le passage à la réflexion : pour Kierkegaard, on l’a vu, l’étape érotique notamment dans sa figure principale qui, audelà du pur immédiat, est celle de la poésie et de la musique, exclut « la conscience ». Les personnages mozartiens, on l’a vu, ne scandent pas, pour Kierkegaard, une progression de la conscience, mais une simultanéité de « l’érotisme spontané », fût-ce sous la forme de « la génialité érotico-sensuelle » Comment dans ces conditions pourrait s’opérer un passage à la conscience ?

Comment, par exemple, le jeune homme de La Répétition, simple fiction poétique destinée à la communication indirecte, peut-il passer « à la seconde puissance de la conscience” ? Comment d’une facon plus générale, peut-on passer d’un stade de la spontanéité a un stade de la réflexion (éthique, par exemple)? La réponse de Kierkegaard est connue: les passages s’opèrent par sauts qualitatifs instantanés, et non par médiation spéculative, interne à la réflexion, au concept, ou au sujet.

Mais cette réponse implique d’abord des contradictions dans la définition des stades on vient de voir que le stade érotique est à la fois sans « conscience » (chez Mozart) et susceptible de conscience (dans La Répétition). De même, le stade éthique implique conscience, réflexion et généralité, en tant qu’il se rapporte au mariage, mais aussi singularite existentielle, unicité et exception, en tant qu’il suppose le choix du sujet par lui-même, et le saut qualitatif qui le sort du premier stade.

Le sujet érotique est à la fois spontanéité non réfléchie et possibilité de conscience (l’esthétique, l’art, le poète décrivent « l’idéalité de la possibilité ») en même temps que possibilité du saut réflexif. De même le sujet éthique est saut et singularité existentielle non spéculative, et réflexion générale sur l’institution et l’historicité.

Comment ces dimensions contraires peuvent-elles résider dans des sujets dont on a d’abord affirmé la spécificité exclusive. Si l’érotique est l’immédiat, comment peut-il devenir conscience ? Si l’éthique est le réflexif, comment peut-il devenir singularité existentielle non pensable ?

L’obscurité et l’ambiguité des affirmations kierkegaardiennes relatives à la conscience et à la réflexion font donc apparaître la contradiction majeure de la doctrine : si la spontanéité est l’immédiat hors conscience, elle ne peut passer à la réflexion, et si la vie éthique est réflexion et conscience seconde elle ne peut être la singularité exceptionnelle, et ne peut pas non plus devenir la passion paradoxale du vrai chrétien. Les définitions exclusives de chaque stade rendaient déjà problématique les passages de l’un à l’autre de ces stades. Maintenant ce sont les descriptions contradictoires du sujet comme spontanéité sans réflexion (et, contradictoirement, comme spontanéité avec conscience) ou bien comme réflexion universelle (et, contradictoirement, comme singularité exceptionnelle, ou passion paradoxale) qui rendent arbitraire la dialectique qualitative, c’est-à-dire la doctrine du saut qualitatif.

Obscurités et contradictions dans la théorie du sujet, à propos de la réflexion, bloquent donc le système, qui finit par se déployer dans une perspective exclusivement religieuse. Et les problèmes restent entiers comment décrire (esthétiquement ou réflexivement, ou religieusement) l’unicité existentielle, si celle-ci exclut la possibilité de la conceptualisation et de la réflexion? Comment communiquer au lecteur (directement ou indirectement) l’idée d’une singularité existentielle si l’on n’affirme pas en même temps une sorte de figure universelle de la conscience humaine, une expérience de la singularité du moi relativement semblable en l’autre qui, en outre, doit pouvoir entendre et comprendre le langage de la singularité, et l’expression de ma singularité?

En fait, c’est tout l’œuvre de Kierkegaard qui, sur ce point, est contradictoire (et non pas simplement paradoxale d’une façon passionnelle). En effet, Kierkegaard affirme à la fois l’impossibilité de penser la subjectivité, et la possibilité de penser cette subjectivité en décrivant les “catégories existentielles » qui la constituent. Il affirme l’impossibilité de connaître le sujet, et il nous offre une connaissance de ce sujet.

Comment est-ce possible ?

Il nous semble que la difficulté provient d’une absence de rigueur dans les diverses descriptions du sujet comme conscience et réflexion. Kierkegaard n’utilise que les termes conscience et réflexion pour décrire ce qu’il appelle « la seconde puissance ». Il dit aussi redoublement, ou répétition. Mais tous ces termes, on l’a vu, sont employés pour décrire tous les niveaux, ou toutes les étapes de la vie du sujet. L’immédiat est susceptible de « conscience », mais l’érotique immédiat spontané n’est pas la conscience. L’érotique spontané s’exprime par un pseudonyme (Victor Eremita) mais un pseudonyme est un dédoublement, une réflexion. D’ailleurs, la communication indirecte est réflexive, qu’elle soit pseudonymique, ou poétique, ou musicale : or elle exprime la spontanéité non réflexive (qui pourtant est aussi « esprit », la sensualité est posée-niée par l’esprit). Ces confusions, on le voit, tiennent à une doctrine en fait incertaine de la réflexion et du sujet. Kierkegaard est à la fois sensible à l’expérience vécue non « réfléchie » non spéculative, non réduite en formule, et à la présence constante du dédoublement de la conscience, à chaque stade de son existence. Si l’on se borne à nommer paradoxe ou ambiguïté la coexistence de ces deux perspectives, sans rendre compte de la possibilité de cette co-existence par une doctrine plus approfondie du sujet, alors on se borne à faire passer un problème pour une solution.

C’est dire que la doctrine de Kierkegaard pose surtout un problème dans une lumière extrêmement vive pour nous si l’on refuse l’emprise d’un système abstrait sur l’existence singulière du sujet, mais si, dans le même temps, on ne se réduit pas soi-même au silence de la singularité, il est indispensable de rendre compte à la fois du désir de communique une vérité transindividuelle, et de la possibilité même de cette réflexion transindividuelle sur l’individu. On a bien le sentiment que Kierkegaard élude ce problème, en se bornant à mettre en lumière l’opposition de l’existence et de la généralité. Seule une doctrine de la réflexion qui ne se serait pas bornée à l’affirmation du redoublement répétitif aurait été en mesure d’apporter un début de solution.


Ajoutons quelques remarques sur les difficultés de l’idée de réflexion chez Kierkegaard. Quelle est l’instance de la conscience qui intervient dans la lecture des textes dits saints qui « fondent » la foi chrétienne ? Est-ce une lecture immédiate et directe, littérale ? Mais peu de choses sont dites dans les Evangiles sur le contexte historique de l’histoire du Christ : à quel niveau le lecteur a-t-il « réfléchi » le texte ? Quelle est le statut de sa réflexion? Poétique, théologique, historique, existentielle? Dans tous ces cas, qu’il faudrait distinguer, un savoir réflexif n’intervient-il pas ? Ce savoir est-il imitation, redoublement, ou répétition? Quel est, en chaque cas, le statut de la réflexion qui définit l’attitude correspondante? Quelle est la réflexion, qui, dans la foi, transforme le savoir en foi ? Mais comment un savor historique peut-il cesser d’être une réflexion pour devenir une croyance? Que doit être un sujet humain pour être en mesure d’opérer, de distinguer et d’assumer toutes les activités réflexives qui marquent le passage de la jouissance érotique à la passion religieuse chrétienne? A l’évidence, Kierkegaard ne traite aucune de ces questions, se bornant à dire « paradoxe » quand il y absurdité, et subjectivité quand il y a existence. Mais le statut véritable de la réflexion, qui pourrait seul étayer valablement une théorie du sujet, reste obscur et confus, et cela pour des raisons à la fois lexicales et doctrinales. Tous les termes sont utilisés à tous les stades, mais, bien que les stades soient distingués, les termes ne le sont pas et cette étroitesse linguistique provient d’une limitation doctrinale : Kierkegaard se borne à opposer spontanéité et conscience (ou réflexion ou redoublement, ou répétition) c’est-à-dire en fait, et explicitement: nature et esprit.

Le bien et le mal, le démoniaque et le religieux sont immanents à l’esprit, et c’est le tout de cet esprit (c’est-à-dire la réflexion, le dédoublement, la répétition et le saut) qui est transcendant à la nature. Voilà pourquoi les figures de la réflexion ne sont pas distinguées, et sont confusément utilisées les unes pour les autres, ou imbriquées les unes dans les autres. Elles sont toutes en fait, des figures de l’esprit, c’est-a-dire, pour Kierkegaard, des figures du péché.


Mais le péché pose par lui-même le problème de la liberté, et les difficultés soulevées par ce concept ne sont pas moindres que les difficultés attachées à la réflexion.

Pour Kierkegaard le péché, concept chrétien, est une donnée fondamentale à partir de laquelle s’organise toute sa réflexion. Nous y reviendrons à propos de la foi. Mais dès maintenant nous pouvons nous interroger sur son incidence sur la liberté. Dans la perspective kierkegaardienne, celle-ci semble être dans l’incapacité de choisir dans un autre contexte que celui du péché, et selon un acte principiel qui pose non pas déjà l’opposition du bien et du mal, mais l’opposition de l’innocence et de la culpabilité, celle-ci étant placée face au choix du bien ou du mal.

La contradiction réside d’abord dans le fait que la liberté est déjà déterminée à se poser dans une perspective peccative avant même d’avoir émergé comme possibilité pure. Elle est, selon une formule de Kierkegaard lui-même, totalement libre et totalement nécessaire, dès son apparition.

La contradiction réside en outre dans le fait que les contenus mêmes qui s’offrent à la liberté sont déjà prédéterminés: érotisme, moralité, religiosité. Le champ de la liberté est délimité à l’avance comme champ du péché, et jalonné, arpenté ensuite comme itinéraire chrétien en trois étapes. Pourquoi dans ces conditions parler de liberté?

La doctrine est d’autant plus incertaine, que la liberté comporte des statuts différents suivant le stade où elle s’exerce. Au premier niveau elle est la maîtrise et l’emprise sur « les désirs », l’apparition « de l’individu caché », la lutte contre l’immédiat et la nécessité. Mais au second niveau elle est devenir du sujet, Liberté pensante de la généralité », individu soumis à la Loi. Mais qu’a-t-elle fait de ses désirs? Au troisième niveau elle est la liberté absolue de la foi, la soumission à Dieu et aux Écritures, le « renoncement au désir » la reconnaissance de la faute et de la culpabilité. Mais qu’a-t-elle fait de sa réflexion?

Pourquoi parler encore de liberté alors qu’on assiste, par la pensée du péché et par le renoncement, a un dépouillement progressif de l’individu, et a une soumission toujours plus grande à la nécessité (comme péché affirmé et nature niée), à l’angoisse, et à la culpabilité

Et que devient en cet individu, la réflexion? Le recours à l’ironie et à l’humour est-il suffisant pour masquer l’emprise du pathétique et de la nécessité? Que devient la seconde puissance de la conscience, et la force du saut qualitatif dans le denier stade de la liberté?

Ce qui est en jeu, dirait Kierkegaard, est la béatitude infinie. Mais celle-ci a un contenu pré-déterminé : elle est l’immortalité accordée au chrétien qui, dans l’angoisse et la culpabilité actuelle, croit en la vérité des Ecritures, et espère la béatitude et la plénitude risqué sur cette croyance improbable.

Non seulement la liberté n’est que le passage de la nécessité naturelle à la culpabilité métaphysique, mais encore elle n’a pas la possibilité d’imaginer ou de promouvoir d’autres contenus. Le sujet, dans son activité réflexive, et comme esprit, en est réduit à choisir contre la jouissance l’angoisse, contre l’innocence le péché, contre la nature le christianisme et son pathos. Mais que deviennent les puissances du sujet? Comment la réflexion se rapporte-t-elle à l’angoisse ? Comment la puissance de transcendance inhérente à ce sujet, s’exerce-t-elle en ce denier stade de la liberté?

En fait celle-ci apparaît bien comme « renoncement » et abdication, consentement à la faute et à l’angoisse dans l’espoir insensé de la « délivrance et du salut », dans l’attente immobile et ascétique de la béatitude infinie.

Mais pourquoi la liberté et le sujet seraient-ils forcément coupables ? Ne peut-on envisager d’autres contenus à la liberté singulière que les contenus pathétiques et tragiques du christianisme, repris dans une répétition plus immédiate et pathétique que réflexive et souveraine ?

On le voit, le lien et l’enchaînement des difficultés internes de la liberté, comme ceux des difficultés de la réflexion d’ailleurs, révèlent peu à peu le noyau actif et comme le foyer de l’ensemble de la doctrine kierkegaardienne : c’est le christianisme.

Il est temps maintenant d’examiner ce point en manière de synthèse et de mise en perspective.

d) Un postulat moteur et une pétition de principe.

A la lumière des remarques précédentes la doctrine apparaît en effet comme la simple mise en perspective du christianisme et comme la répétition originale et singulière, certes, d’une pensée déjà présente dans les Écritures, historiquement présente dans les Evangiles et, en tant qu’ils sont chrétiennement interprétés, dans les différents livres de ce que la chrétienté appelle l’Ancien Testament.

Comment se manifeste cette répétition du christianisme dans la perspective originale de Kierkegaard?

Si l’on considère l’ensemble de l’œuvre (mais ceci vaudrait plus manifestement encore pour l’ouvrage Ou bien… ou bien…) il semble que la démarche de Kierkegaard soit celle-ci : 1) critique de l’érotisme; 2) élévation à l’éthique ; 3) passage au religieux. Après toutes nos analyses nous pouvons affirmer que, en réalité, la véritable démarche de l’auteur est celle-ci: 1) affirmation immédiate de la validité du christianisme et de la perspective global comme perspective religieuse ; 2) critique de l’érotisme d’un point de vue chrétien 3) élévation à l’éthique par le mariage chrétien ; 4) passage au religieux par l’assomption du “paradoxe chrétien ».

C’est d’abord en effet sur la base d’un acte de foi (que nous appellerons postulat pour nous situer dans une perspective objective et non pas polémique) que Kierkegaard construit tout son système. La première œuvre de la grande époque kierkegaardienne est en effet Ou bien… ou bien… : elle commence par une description de l’érotique qui implique à la fois son futur dépassement et son actuel éclairage par le christianisme. On se souvient que, pour notre auteur, c’est le christianisme qui introduit la sensualité dans le monde en l’excluant par l’esprit. Bien que Victor Eremita prétende que le stade érotique est décrit par un manuscrit A trouvé dans un secrétaire, et que les contenus de la description sont ceux de l’érotisme en soi et comme tel, contenus qui forment un idéal que le manuscrit B combattra par la plume du Conseiller Wilhelm, il est clair que ces contenus sont ceux de l’érotisme tel qu’il est pensé et combattu d’abord par le christianisme lui-même. La sexualité amoureuse n’est réduite à la nature que par le christianisme. C’est encore le christianisme seul qui peut enfermer l’amour dans la sphère esthétique, et le réduire ainsi à à n’être qu’un objet de l’imagination et pour l’imagination. Le choix du Don Juan comme illustration majeure de l’érotisme, à côté des notations de Kierkegaard sur le démoniaque et avant sa description cynique du Séducteur, exprime en réalité un choix « stratégique » : l’œuvre de Mozart Da Ponte est déjà en elle-même une critique judéochrétienne (Da Ponte est un Juif) du libertinage tel que les monothéismes l’entendent, et Kierkegaard ne décrit l’érotisme qu’à travers les condamnations directes ou indirectes qu’il puise dans la culture chrétienne.

Mais pourquoi une jubilation érotique et amoureuse serait-elle condamnée par essence à l’éphémère, au cynisme et à l’angoisse Il n’en est ainsi que dans la perspective chrétienne postulée par Kierkegaard dès le commencement de son œuvre.

Le postulat chrétien est si présent dans l’ensemble de l’œuvre qu’il va en commander toute l’économie et toute la dynamique. Permettant d’éclairer rétro-activement l’ensemble des thèmes comme des conséquences d’une vision chrétienne, et non plus comme des données problématiques réelles antérieures que le christianisme sauverait ensuite de la ruine et de la déchéance, ce postulat reverse le sens même de l’œuvre en inversant l’ordre véritable des enchaînements. Pour le dire autrement, la mise en évidence du rôle moteur de la foi chrétienne, transforme en immense pétition de principe ce qui se présente come description existentielle originaire.

C’est en effet seulement parce que le christianisme est postulé d’abord, que l’érotisme peut être ensuite décrit comme il l’est par Victor Eremita. La religiosité chrétienne n’est pas le denier stade de l’itinéraire kierkegaardien : elle en est bien au contraire le premier, et c’est par elle en réalité que commence notre auteur, lui qui, d’ailleurs, finit également par elle.

Il en va de même pour tous les stades et pour toutes les catégories dites existentielles : elles ne sont que des catégories chrétiennes. Considérons par exemple la catégorie de la « Subjectivité« : la subjectivité est la vérité, dit Johannes Climacus dans le Post-Scriptum.

Nous avons dit l’importance objective de cette doctrine pour le problème qui nous occupe.

Mais si nous réintégrons cette affirmation dans son contexte kierkegaardien nous découvrons qu’elle fonctionne comme résultat et non comme commencement. D’une part cette affirmation est destinée à résoudre le problème historique du christianisme: comment peut-on fonder sa béatitude éternelle sur la foi en l’incarnation, rapportée par des textes anciens ? Ce problème est celui des Miettes, et il sera résolu dans le Post-Scriptum par la doctrine du sujet existentiel, du saut et du choix de l’éternité le problème, c’est-à-dire le christianisme, est premier, et l’affirmation de la subjectivité en découle comme un double résultat : comme indispensable instrument de démonstration et d’apologétique chrétienne (opposable également à la machine hégélienne), et comme découverte subséquente d’un contenu: la singularité existentielle non spéculative. Il y a donc bien pétition de principe : d’abord est affirmée la vérité du christianisme (qui devait pourtant être l’objet de la démonstration) et ensuite seulement la théorie de la subjectivité (qui se présente pourtant comme première, antérieure à Hegel et au « pathético-existentiel » du christianisme et du stade religieux).

Le fonctionnement de cette pétition de principe (poser d’abord sans preuve la vérité d’une doctrine et construire a posteriori les arguments et les descriptions qui la justifient en y conduisant) s’étend fort loin puisqu’il commande jusqu’aux contenus de la subjectivité existentielle et de ses « catégories ».

C’est ainsi que par le postulat chrétien (divinité éternelle d’un événement et d’une incarnation historiques), et pour la défense du christianisme, Kierkegaard décrit une subjectivité paradoxale : mais si l’on n’avait pas affirmé le christianisme d’abord, on n’aurait pas eu ensuite à décrire le sujet comme union contradictoire d’historicité et d’éternité métaphysique, d’éternité et d’instant, d’immanence et de transcendance absolue. C’est pour avoir posé d’abord le christianisme et par conséquent la validité métaphysique et existentielle (« intéressée absolument ») de la foi, que Kierkegaard est conduit ensuite à affirmer le caractère absurde d’une nécessaire et indispensable adhésion.

On peut d’ailleurs remarquer ici que la pétition de principe (c’est le christianisme postulé qui commande les descriptions qui le justifient) prend parfois une tournure émouvante dans sa simplicité et sa quasi-puérilité; tout se passe en effet comme si Kierkegaard défendait la doctrine suivante: pour mon bonheur éternel et ma béatitude infinie, j’ai besoin du christianisme, de sa passion, et de ses promesses transcendantes et éternitaires. Tout cela est absurde, mais j’en ai besoin : donc j’y crois.

C’est l’affirmation d’un désir passionnel (le désir de Dieu) qui se transforme en argumentation, et qui se présente sous la forme honorable : je crois parce que c’est absurde , alors qu’elle s’est formée et formulée implicitement comme le mouvement aveugle du désir qui dit j’en ai besoin, donc j’y crois.

Sans y insister, nous pourrions faire la même analyse à propos d’autres « catégories » dites existentielles. L’angoisse et la culpabilité, comme éléments constituants de la subjectivité, ne sont affirmées en réalité que parce qu’elles sont les conséquences (déjà établies dans les textes) d’une adhésion à la foi chrétienne. Ce n’est pas la subjectivité existentielle qui, dans sa réflexion et son redoublement, se découvrirait objectivement comme angoisse et culpabilité, et rencontrerait dès lors la valeur du christianisme, c’est l’inverse : c’est parce que le christianisme, c’est-à-dire la divinité du Christ, est d’abord postulée que Kierkegaard est amené à décrire la conscience comme paradoxe (de l’absurde), angoisse et culpabilité (du « libre » choix du péché).

A côté des « catégories » ce sont les « stades » qui résultent rétro-activement du postulat chrétien le stade esthétique, et l’immédiateté des désirs qu’il englobe n’est overt à la « résignation » et à l’angoisse que dans et par une perspective chrétienne ; l’éthique n’est l’ordre du mariage, qui est le lieu des devoirs universels, que dans une perspective chrétienne de même la religiosité n’est paradoxale et passionnée que dans cette même perspective chrétienne.

C’est enfin la répétition elle-même qui prend une nouvelle signification à la lumière de la pétition de principe que constitue tout dogmatisme. C’est seulement dans une perspective chrétienne que la ”répétition » peut accéder à l’éternité, et qu’elle reçoit la détermination qui est la sienne chez Kierkegaard : reprise, au stade religieux, de la passion du Christ, c’est-à-dire de sa foi et de son sacrifice, de sa foi dans la restitution du bien qu’il a perdu ici-bas ; de son sacrifice, c’est-à-dire de la perte provisoire de sa vie dans la souffrance et l’angoisse. C’est dire que la répétition kierkegaardienne comme restitution et entrée dans l’éternité par l’angoisse et la faute, n’est rien d’autre qu’une « Imitation de Jésus-Christ », comme on disait au Moyen Age. Et elle est, comme celle-ci, un texte finalement anonyme puisqu on ne sait pas vraiment si Kierkegaard assume et “existe » pleinement les expériences de ses pseudonymes. A travers la répétition décrite par Constantin Constantius, ou le paradoxe analysé par Johannes Climacus, ou la culpabilité non coupable soufferte par Victor Eremita, on ne sait pas si Sören Kierkegaard a retrouvé l’amour de Régine Olsen, soit dans ses textes, soit dans l’éternité, soit dans la réalité (denier cas improbable puisque le mariage de Régine se retourne chrétiennement contre Kierkegaard).

e) Résultats latéraux et tâches en suspens.

Malgré toutes ces réserves et quelle que soit l’intention apologétique de Kierkegaard, on ne saurait réduire son œuvre à une simple description phénoménologique et existentielle de la foi chrétienne.

Que Kierkegaard se soit voulu écrivain chrétien, aussi bien dans sa profession de foi directe que dans la stratégie discutable de son argumentation, c’est certain. Et une doctrine du sujet, aujourd’hui, ne saurait partir d’un postulat, quel qu’il soit.

Par contre il peut être utile à la réflexion de prendre en considération le fait suivant sans l’avoir directement recherché, et d’une façon pour ainsi dire involontaire et latérale, Kierkegaard a mis en place une doctrine telle, qu’elle peut constituer l’un des instruments nécessaires à l’élaboration d’une théorie de la subjectivité à la fois novatrice et fondée. En effet, si l’on dissocie l’origine ainsi que la finalité chrétiennes des analyses de Kierkegaard, de quelques-uns des résultats de cette analyse, on obtient un noyau de significations d’une nouveauté et d’une fécondité considérables. Que cette dissociation conceptuelle aille à l’encontre des intentions kierkegaardiennes, cela est certain mais c’est la grandeur de son œuvre et sa richesse même qui autorisent une lecture apparemment infidèle et cependant, croyons-nous, en résonance profonde avec la philosophie existentielle de Kierkegaard, celle qui peut-être est volontairement occultée par le penseur chrétien qui s’avance (d’ailleurs masqué) sur le devant de la scène.

Nous avons rappelé les contenus principaux de ce noyau de sens. Certains de ces contenus peuvent être libérés de la référence chrétienne sans perdre leur sens et leur consistance.

C’est ainsi que le sujet est d’abord existence, s’il sait transformer le tout de son existence par une visée absolue. Il est alors en mesure de reprendre et de recommencer sa vie à un second et à un troisième niveau. Dans cette perspective, la réflexion et le redoublement on une signification concrètes, puisqu’ils instaurent la naissance à soi. Ce mouvement, qui n’est ni logique ni spéculatif, est toujours à la fois singulier et passionné, unique et qualitatif, exceptionnel et extrême.

C’est que son contenu primordial est l’amour, qu’il s’agisse de l’érotisme comme jouissance, ou de l’intérêt absolu pour l’existence des sujets. Le dynamisme de cette subjectivité passionnée est celui de la liberté conçue comme choix relatif ou absolu, c’est-à-dire décision radicale dans la fulguration de l’instant et dans l’horizon de la permanence.

Le sujet existentiel, ici, est donc sensible au dédoublement qui le constitue, à la liberté qui l’anime, et à la plénitude qui le comblerait. Il a donc le sens de la joie, en même temps que le sens de l’intériorité.

C’est pourquoi il se situe finalement en dehors de l’histoire objective, et s’oppose passionnément à l’orthodoxie. L’enjeu de son existence se situe en dehors de l’institution traditionnelle, et cela à un point tel qu’il put apparaître comme un ferment subversif, à la façon de l’ironie socratique ou de l’éros platonicien, ou de la figure de Faust.


Ces contenus, devenus explicites grâce à un examen de l’œuvre de Kierkegaard, impliqués qu’ils sont dans cette œuvre, appellent cependant un nouveau travail : si on souhaite les libérer valablement de leur référence transcendante, et les saisir directement pour et par eux-mêmes indépendamment de toute stratégie justificatrice et de tout postulat originaire, il convient de les fonder.

C’est-à-dire qu’il convient de les relier non à un acte de foi originaire (pseudo-originaire), mais à un sujet qui en serait le porteur par essence, et qui serait en outre en mesure de rendre compte à la fois du sens de ces contenus, de leur dynamique, et de la possibilité même de les exprimer, d’en rendre compte et peut-être même de les construire.

Robert Misrahi

La problématique du sujet aujourd’hui

LA DIALECTIQUE FICTIVE DE L’IDEM ET DE L’IPSE: PAUL RICOEUR

[illustration : portrait de Paul Ricoeur par Wreijers]

a) Herméneutique et stratégie.

Bien que, dans Soi-même comme un autre, Ricoeur présente une judicieuse critique de la conception de l’autre chez Lévinas, c’est pourtant dans la même ligne herméneutique qu’il se situe. La ligne semble continue entre Heidegger et Gadamer et elle passe explicitement par Lévinas et par Ricoeur. Cette herméneutique consiste à saisir ce qui n’est pas visible derrière ce qui est visible et à poser comme découverte et explication phénoménologique une méthode qui en réalité s’écarte considérablement de la phénoménologie. De même que Heidegger voulait saisir l’être non apparent derrière l’étant immédiat, de même que Lévinas voulait saisir l’Infini (divin) à l’horizon du verset biblique et la source de toute injonction derrière les textes “saints” et le visage d’autrui, de même Ricoeur souhaite constituer une doctrine de la conscience de soi sans recourir d’abord à l’évidence immédiate du cogito mais en opérant plutôt un long détour par une analyse linguistique qui ne livre pas directement ni phénoménologiquement le sujet lui-même. Selon ses propres déclarations Ricoeur déploie « une herméneutique de existence sous-jacente a la notion de I’agir et du souffrir ». Si cette doctrine est explicitement une “phénoménologie herméneutique”, il reste qu’il s’agit d’une “herméneutique du soi” comme le déclare Ricoeur lui-même dans sa Préface. Or cette herméneutique consiste à déduire et même à construire ses trois “traits majeurs” à partir de “trois traits grammaticaux“ du discours: c’est en effet sur la base linguistique de trois faits grammaticaux (l’usage du “se” et du “soi” dans les locutions réfléchies, le dédoublement du même selon le régime idem et ipse, et la corrélation entre soi et autre que soi) que Ricoeur déduit et construit les “traits majeurs” de son discours philosophique qui est “l’herméneutique du soi” ; détour de la réflexion par l’analyse ; dialectique de l’ipséité et de la mêmeté ; dialectique de l’ipséité et de l’altérité.

L’herméneutique est donc bien ici le choix du détour par la linguistique comme le prouvent amplement les analyses nombreuses et approfondies de la philosophie analytique anglo-saxonne, et comme le confirme plus particulièrement la place considérable (comme charnière décisive longuement analysée) accordée au problème du récit littéraire. Que cette herméneutique ne soit pas réellement phénoménologique et qu’elle débouche comme toutes les herméneutiques sur une ontologie de l’inconnaissable, c’est ce dont nous nous apercevrons plus loin. Ce qui est au moins certain c’est qu’il s’agit d’une interprétation comme on le voyait déjà chez Heidegger et Lévinas. Le discours philosophique, s’il est a la poursuite analytique de ce qui n’apparaît pas immédiatement, risque fort de n’être en effet qu’un discours interprétatif qui, avec ou sans appellation “herméneutique” devra présenter de sérieuses lettres de créance.

Notre critique n’est pas sévère : nous restons près du texte et des déclarations de l’auteur. Ricoeur révèle en effet lui-même la véritable signification de son herméneutique du soi: elle est une stratégie. “En opposant polairement le maintien de soi au caractère [opposition qui constitue l’essentiel de la doctrine] on a voulu cerner la dimension proprement éthique, sans égard pour la perpétuation du caractère.”

L’intention de cette herméneutique n’est donc pas de dire d’abord la nature et le rôle du sujet, quitte a déduire de la une morale ou une éthique, mais a établir une doctrine du sujet telle quelle rendra nécessaire l’affirmation d’une certaine morale. C’est cette affirmation qui est la véritable fin et le véritable motif de la substitution d’une doctrine du soi a une philosophie du je c’est-a-dire 4 une philosophie du sujet. — C’est ici non seulement l’idée d’herméneutique mais encore l’intention morale a priori qui compromettent à nos yeux la pureté phénoménologique de cette entreprise.

Ce n’est pas là, pourtant, la plus grande difficulté. On peut certes déplorer que les “phénoménologues” contemporains, ceux qui, comme Lévinas et Ricoeur ont su nous introduire a la phénoménologie de Husserl, s’autorisent de ce qui fut leur rôle pour construire, sous le nom de phénoménologie, des doctrines non phénoménologiques qui sont plutôt des ontologies morales. Mais c’est la, après tout, le droit d’un auteur de dénommer sa propre doctrine comme il l’entend ; si cette dénomination fait difficulté, la vigilance du lecteur y verra occasion féconde d’une lecture plus rigoureuse. — La véritable difficulté, en ce qui concerne l’herméneutique du soi, est que son inspiration stratégique explicitement moralisatrice jette un discrédit rétrospectif sur ensemble de la doctrine.

En effet, si l’opposition des deux formes de l’identité personnelle, celle du caractère et celle de l’ipséité, a pour but explicite de fonder une certaine morale de la responsabilité (appuyée sur le rôle de la promesse et opposée a l’identité du caractère) on peut légitimement s’interroger sur la valeur de cette opposition. La difficulté consiste dans la fragilité d’une description qui, non contente de passer par la grammaire et la littérature s’ordonne à l’avance à un projet moral qui concerne un futur, une attitude, et une doctrine morale qui n’ont pas été fondées. Si la morale de la responsabilité est déjà ce qu’il y a lieu de promouvoir elle devient plus importante que la validité même des descriptions du sujet et jette une ombre rétrospective sur la vérité de ces descriptions. Il n’est plus certain, dés lors, que l’herméneutique soit une bonne méthode : sa portée gnoséologique risque fort d’être réduite ou compromise par son intention stratégique.

Il y a plus grave : l’herméneutique du soi sera si profondément marquée par cette stratégie qu’elle se présentera paradoxalement comme n’étant pas une philosophie au sujet. Paul Ricœur revendique explicitement cette différence radicale et cette opposition entre d’une part l’herméneutique qu’il s’efforce de constituer et d’autre part ce qu’il croit devoir désigner comme philosophie du sujet. Il écrit à propos du plan de son ouvrage : “d’autres débats se proposeront en cours de route… Mais les polémiques dans lesquelles nous serons alors engagé se situeront au delà du point où notre problématique se sera séparée de celle des philosophies du sujet… Dans tous les cas de figure le sujet c’est je. C’est pourquoi l’expression philosophie du sujet est tenue ici pour équivalente à philosophie du cogito. »

L’opposition de Ricœur à l’idée même d’une philosophie du sujet est si ferme que l’on est tenté de lui appliquer le terme qu’il applique lui-même à Nietzsche à propos de l’identité et de l’unité de la personnalité : résumant la position négatrice de Hume puis de Nietzsche à l’égard de l’identité personnelle, Ricœur écrit : “La violence de la dénégation remplacera la subtilité de l’insinuation.” Le terme de dénégation est ici d’autant plus remarquable que l’ensemble de l’ouvrage de Ricœur est écrit en première personne et fait constamment référence à la présence et à l’activité de l’auteur lui-même dans son argumentation : analyse “que j’abrège ici outrageusement“; “on objectera ici à mon plaidoyer” “J’ai défendu moi-même..….”; “Je laisse en l’état de suspens ce que je viens d’appeler perplexité…“ etc.

Le paradoxe est assez considérable : voici une philosophie en première personne qui s’oppose aux philosophies du sujet (première personne) et propose une doctrine herméneutique sur la base de la stratégie morale de la personne responsable ! On ne s’étonnera pas que le terme de dénégation ait particulièrement retenu notre attention.

Quoi qu’il en soit nous définirons ainsi notre tâche : examiner si la conception du soi et le rôle accordé à ce soi correspondent bien à la nature et au rôle du sujet réel tel que nous pouvons le saisir dans la vie effective. Nous ne faisons pas le procès d’une intention mais l’examen d’une doctrine dans son rapport à la réalité.

b) Idem et ipse.

Dans le but de construire une philosophie du soi Ricœur s’interroge sur les apories de l’identité. Mais afin d’éviter ce qui lui parait l’ambition démesurée d’un Descartes ou d’un Husserl affirmant un pouvoir de fondation intégrale du cogito par lui-même, et souhaitant également éviter la négation totale du sujet opérée par Nietzsche, Ricœur n’étudiera ces apories de l’identité qu’au moyen de l’analyse indirecte et du détour constitué par l’examen de la philosophie analytique et de la linguistique anglo-saxonne. Cet examen qui, avec une grande richesse d’information, s’efforce à la rigueur la plus minutieuse, est intéressant en ceci qu’il permet à son auteur d’établir (croit-il) l’identité non sur la base première de la conscience de soi mais comme exigence logico-épistémologique issue des difficultés même d’une linguistique s’efforçant, en parlant d’autrui, de répondre à la question qui ? Il n’est pas utile ici d’entrer dans le détail de cette démonstration ; donnons-en plutôt le résultat.

Selon Ricœur l’identité du sujet doit se décomposer en deux significations distinctes. D’une part l’identité est la similitude d’un individu qui est et reste “le même” (idem) à travers le temps et qui peut ainsi être reconnu comme étant le même individu qui a agi en différents moments ou en différents lieux. Cette identité est, selon l’auteur, celle du “caractère“. Elle est la permanence ou la “persévération” de l’individu dans le temps et dans l’espace, et elle se déploie sur la base de l’unité du corps propre et de la constance des dispositions. Ricœur propose d’appeler “mêmeté” cette identité de l’individu reconnaissable à son caractère, à ses dispositions, et à ses identifications à des valeurs et à des idéaux. La mêmeté correspond à l’idem latin que l’on confond, selon Ricœur, avec le ipse. Ce dernier terme, correspondant au français ipséité, est l’expression de la seconde forme d’identité, celle du sujet proprement dit, ou comme l’écrit Ricœur, celle du “soi“ . Mais cette identité repose sur une autre forme de permanence que celle du caractère ; elle se constitue comme “maintien de soi” à travers le temps grâce à la “promesse” faite à l’autre qui “compte sur moi” et qui doit pouvoir compter sur la permanence de la parole donnée. La promesse est ainsi à la fois le révélateur et le constituant de l’identité du soi. Cette ipséité est, aux yeux de l’auteur, si différente du caractère qu’il finit par réserver à l’ipséité le terme d’identité, tandis que la “persévération” du caractère est désignée comme “mêmeté” : “ipséité et mêmeté cessent de coïncider”, Ricœur oppose donc radicalement “la continuation du caractère” et “la constance dans l’amitié”, comme il oppose la persévération du même dans la mêmeté de l’individu et la persévérance de l’identité du soi (ipse) dans la promesse et l’imputation de responsabilité.

La doctrine dite “herméneutique du soi” est donc ferme et constante : la mêmeté s’oppose à l’ipséité dans la mesure ou la première exprime “l’immutabilité du caractère” et, plus précisément, “l’inscription du caractère dans la mêmeté” tandis que la seconde exprime l’engagement moral à l’égard d’autrui, et cela “sans le support de la mêmeté ”. Si, bien souvent, l’ipséité “recouvre” la mêmeté (mon “caractère” est cependant “le mien” et le caractère suppose sa “mienneté”), dans les cas extrêmes qui livrent la vérité des formes de l’identité, on constate, pense Ricoeur, que “l’ipséité s’affranchit de la mêmeté”.

On trouve donc d’un côté l’agent de l’action quotidienne qui déploie dans une relative immutabilité son caractère et ses dispositions, et de l’autre le sujet de l’engagement moral qui transcende ses humeurs et son caractère par sa promesse, et constitue ainsi, affranchi de son caractère, sa véritable identité de sujet personnel. Cette doctrine, constante à travers une évolution dont Ricœur lui-même analyse les nuances, revêt donc une signification parfaitement claire : la théorie du soi est non seulement destinée fonder une morale de la responsabilité mais en outre elle se constitue elle-même de cette morale. L’identité du sujet n’est en toute rigueur que l’identité temporelle du soi et cette dernière identité se constitue par et dans l’engagement moral à l’égard de l’autre. C’est par l’altérité morale que le sujet se constitue comme ipséité.

Un fait soulignera mieux cette intention morale de l’herméneutique. Ricœur reproche d’abord à Parfit d’affirmer en un style quasi bouddhiste que “l’identité n’importe pas”, cette affirmation s’appuyant sur la confusion du caractère et du soi et ne pouvant concerner chez Parfit que la mêmeté du caractère, c’est-à-dire l’identité pratique dissoute dans les récits de science-fiction ; mais pour Ricœur le soi reste identique à lui-même à travers toutes les fictions de modification radicale du caractère par télécommande électronique et propulsion sur d’autres planètes. Or vers la fin de son ouvrage, Ricœur rend hommage à Parfit en évoquant un détachement moral et une distanciation à l’égard du soi proprement dit. Il évoque une “appréhension apophatique du soi” et un dépouillement de toute qualité et de tout intérêt, dépouillement qui, placé sous le signe de Jean Nabert, Gabriel Marcel, Emmanuel Lévinas, comporte à l’évidence une signification spiritualiste et métaphysique. Tout se passe donc comme si, avec Paul Ricœur, on assistait à la résurgence post-phénoménologique de la notion de personne, appuyée sur l’idée d’une “crise” morale de l’ipséité et opposée à la permanence passive du caractère. Si Lévinas est un “phénoménologue” non phénoménologue et post-kantien, Ricœur est peut-être un “phénoménologue” non phénoménologue post-fichtéen : pour lui, comme pour Fichte, c’est l’affirmation morale qui fonde la réalité et l’identité du sujet.


Cette doctrine est claire, sa stratégie est avouée et manifeste. Il reste à nous interroger sur sa validité dès lors qu’elle repose sur une option morale certes sympathique mais si peu fondée qu’elle jette une ombre sur la doctrine même du sujet. C’est cette doctrine qu’il nous appartient maintenant d’examiner.

Notons dès maintenant une difficulté majeure. En fondant une réflexion sur le sujet (c’est de lui qu’il s’agit, qu’on le veuille ou non) sur l’analyse des textes linguistiques on inverse l’ordre logique des éléments de l’argumentation. On oublie en effet que la lecture des termes grammaticaux désignant le sujet (soi, se, je, mien, etc.) suppose déjà, chez le lecteur, une compréhension intuitive de ces termes. L’identité du sujet est donc donnée antérieurement à la lecture et à l’interprétation qu’il donne des textes linguistiques. Ceux-ci ne permettent pas de dire quel est le sens de l’identité puisque c’est au contraire l’identité du sujet qui donne un sens à la grammaire et en rend possible la compréhension et l’interprétation. Nous sommes en présence d’une véritable pétition de principe. Et cette inversion de l’ordre logique des arguments comporte des conséquences qui dépassent de loin le cas particulier de la lecture des pronoms personnels, puisque c’est la relation même entre linguistique et phénoménologie qui est concernée. Loin que la linguistique puisse fonder le sens de l’ipséité et par conséquent la signification phénoménologique que le sujet a pour lui-même, c’est au contraire la phénoménologie, c’est à dire un certain rapport immédiat du sujet à lui-même, qui est seule en mesure de fonder la linguistique c’est-à-dire une réflexion sur le sens du langage. Le fondement de tout sens et de tout langage est l’utilisation et la compréhension intuitive, antérieure à toute lecture et à toute écriture, de soi-même comme unité et comme centre de référence et de signification. C’est dans un prochain ouvrage que nous nous proposons de développer longuement les implications méthodologiques et doctrinales de ces idées.

C’est une difficulté analogue qui surgit à propos du rapport entre le « maintien de soi” et la “promesse”. Loin que la promesse puisse constituer, c’est-à-dire fonder l’existence et la signification de l’ipséité comme maintien de soi, comme le pense l’auteur, c’est au contraire l’existence antérieure d’un sujet identique à lui-même à travers le temps qui rend possible et même compréhensible la signification même de l’idée de promesse ainsi que la formulation et la réalisation d’une promesse singulière. La promesse constitue si peu l’ipséité du sujet qu’un sujet identique à soi doit d’abord exister pour être ensuite en mesure de comprendre, de faire et d’accomplir une promesse, c’est-à-dire un choix de valeur concernant l’avenir de ce sujet déjà identique à lui-même. En outre, et de la même manière, un sujet identique à soi-même doit déjà exister pour être en mesure de ne pas promettre tout en étant lui-même, et en étant toujours en même temps capable de promettre en choisissant et ses promesses et leur destinataire.

L’herméneutique du soi ne présente pas seulement de graves difficultés logiques. C’est aussi sur le plan des contenus que la réflexion critique est amenée à s’interroger.

c) Le caractère sans liberté. Le soi sans contenu.

Pour un phénoménologue c’est un véritable objet d’étonnement de voir utilisé le concept de “caractère”. Malgré les nuances apportées, ce terme désigne encore, dans Soi-même comme un autre, une Structure psychologique permanente qui individualise et spécifie l’agent de l’action, toujours considéré de l’extérieur (“comme un autre”) et qui permet à l’observateur de le “reconnaître” et de “l’identifier”. Tout en prenant ses distances avec la caractérologie (mais sans que soit cité le Traité du caractère de Emmanuel Mounier) Ricœur maintien la pertinence de ce concept en se bornant à l’accompagner par d’autres concepts proches tels les dispositions ou les identifications à des modèles culturels. Or il n’est pas évident que le caractère soit aujourd’hui un concept utilisable.

Il reste en effet obscur et réducteur. Sa définition et son utilisation ne permettent pas d’éclairer l’origine des constantes du comportement simplement constatées, et même en réalité simplement postulées. Ce qui manque ici, pour comprendre ces constantes de l’action, c’est l’analyse de leurs significations : Or tout se passe comme si l’auteur ne disposait plus des concepts de sens et d’intentionnalité qu’il connaît pourtant bien pour les avoir utilisés dans ses ouvrages antérieurs sur la phénoménologie ou sur l’interprétation et l’herméneutique psychologique. Sans avoir nous-même recours à l’idée d’inconscient (dont nous ferons ultérieurement l’examen critique) nous pouvons au moins constater que l’anthropologie contemporaine a su renoncer à l’idée de caractère pour lui substituer celle de désir, l’action étant le fruit du déploiement ou des modifications de ce désir. — Nous aurons à réexaminer de près cette notion de désir ; ici, bornons-nous à constater qu’elle est absente aussi bien dans les références à l’identité du caractère que dans les références à l’identité du soi.

Or seul le désir aurait permis d’éclairer le comportement en lui reconnaissant un statut de désir significatif. Le paradoxe de cette absence est d’autant plus considérable que Paul Ricœur s’efforce d’intégrer à la mêmeté du caractère des pratiques de niveau élevé, plus riches et structurées que ne le sont les illustrations de l’agir dans la philosophie anglo-saxonne. L’auteur intègre à cette identité individuelle les “plans de vie” (choix et développement d’une profession, d’un mode de vie, d’une carrière, etc.) ainsi que les “identifications” à des valeurs qui font la permanence et l’identité ouverte d’une nation, par exemple. Il y a là un paradoxe parce qu’il y a contradiction : si l’action se réfère à ces plans, à ces choix et à ces valeurs c’est qu’elle est soutenue par un désir qui donne sens et qui choisit et non par un caractère qui pulserait et individualiserait sans motifs ni raisons. Il est contradictoire de faire du caractère une permanence psychologique donnée et d’intégrer cependant à son concept les idées de plan, de choix et de valeur.

Cette contradiction provient de l’absence de la notion de désir et d’une réflexion neuve sur cette notion : seule une réalité aussi dynamique et vaste aurait permis de comprendre à la fois que l’action ait un sens et qu’elle puisse être libre. Car le désir est précisément la puissance affective et effective capable de donner sens au monde et de se modifier concrètement.

Dénué de désir, et donc opaque et obscur, le caractère est en outre réduit à n’être qu’une sorte de déterminisme atténué. Expliquer l’action par le caractère c’est d’abord la priver de sens et c’est ensuite la priver de liberté. Et c’est en effet très explicitement et très volontairement que Ricœur invoque constamment la passivité de l’homme. Son ouvrage se conclut par une référence au “trépied de la passivité” constitué par la chair et le corps propre, l’autre et l’altérité, et enfin la conscience comme rapport à soi. Cette passivité constitutive de l’existence est clairement rapportée en cette “Dixième étude” sur l’ontologie, à l’ensemble de la réalité humaine. Certes, celle-ci est plutôt saisie du côté du soi, et reliée, comme passivité, à la puissance actuelle et infinie de l’être. Laissons de côté cette référence ontologique sur laquelle nous reviendrons : comme la référence morale elle fonctionne comme le but qui fut visé par la stratégie de mise en place de l’opposition caractère/soi. — Il reste cependant qu’un fait significatif doit être retenu : la passivité, ici rapportée au soi, était déjà rapportée au caractère. Celui-ci désigne, dans l’esprit de Ricœur, tout ce qui dans notre action et notre vie exprime la “réceptivité du désir” (ce dernier terme n’étant ni analysé ni repris) la “persévération des habitudes”, ou la “couche de notre existence que nous ne pouvons changer mais à quoi il nous faut consentir”. L’intention est claire : le caractère dit tellement notre passivité qu’il a “la valeur emblématique du destin”.

Tandis que la passivité du soi sera opposée à la puissance ontologique (et infinie) de l’être, la passivité du caractère est opposée à l’autonomie même de l’individu puisque celui-ci “consent” à une singularité dont il n’est pas la source et qui vaut pour lui sinon comme nécessité rigoureuse du moins comme symbole d’un destin. — Le caractère, concept utilisé pour rendre compte de l’identité-mêmeté de l’individu singulier, implique donc un résultat paradoxal : la spécificité individuelle est réduite à un développement pratique involontaire constitué par des “traits immuables” qui lui confèrent la pesanteur d’une chose ou d’un destin. En outre, dans le temps même où elle est privée de la puissance de la liberté, elle est privée de la lumière du sens. Dénuée de tout désir, elle est privée de toute intentionnalité donatrice de sens et n’agit que par “traits de caractère” et dispositions” innées ou acquises par habitude.


L’explication de l’identité (« mêmeté”) par le caractère aboutit donc à rendre incompréhensible l’action véritable, faite quant à elle de décisions libres, de significations affectives, intellectuelles et axiologiques, et enfin de création.

Cette inadéquation de la “mêmeté” à la réalité de l’action provient de la conception traditionnelle et chosiste que Ricœur se fait ici de l’action en la référant à un hypothétique “caractère”. Il n’est pas étonnant dès lors de constater que la même inadéquation se reproduit quand on confronte à cette action non plus la “mêmeté” (ou caractère) mais l’ipséité (ou sujet). La signification de ce désaccord est inverse de la précédente : le soi, défini exclusivement en termes de permanence morale d’un engagement responsable, est un principe d’action dénué de tout contenu. Le caractère était sans liberté ni désir, le soi est sans désir ni contenu. Le premier terme était tiré vers le bas par les pesanteurs des dispositions et du destin (à quoi il fallait consentir) et le second terme est tiré (malgré “sa passivité”) vers les hauteurs de l’abstraction et du vide. Car rien, dans le soi, ne justifie qu’il reconnaisse telle ou telle valeur, tel ou tel droit, à une autre conscience devant laquelle il se fera responsable : la responsabilité est ici sans contenu parce que le rapport à l’autre est lui-même sans contenu ni désir, quelle que soit la forme de celui-ci. Ce rapport à l’autre, chez Ricœur, s’appuie exclusivement sur le fait que le soi serait, d’une façon “originaire” c’est-à-dire en lui-même, porteur d’une “troisième modalité de l’altérité à côté de la chair et du rapport à l’autre, à savoir l’être-enjoint en tant que structure de l’ipséité”.

Cette passivité originaire du sujet semble bien être affirmée pour les besoins de la cause, dans une stratégie qui souhaite faire reposer l’identité du sujet sur sa responsabilité à l’égard de l’injonction venue d’autrui. Cette injonction (terme explicitement repris de Lévinas) resterait en effet inopérante si n’était pas affirmée dans le sujet “requis” une disponibilité appelée “être-enjoint” .

En réalité, cette stratégie reste purement formelle, a priori et inutile. Si le soi n’est lui-même sujet permanent que dans les situations d’injonction c’est-à-dire d’obligation morale, le concept d’ipséité devient inutilisable dans tous les autres cas : le sujet, dont on prétendait établir le privilège et la réalité par la morale disparaît de toute activité non morale et laisse donc, semble-t-il, l’individu sans ipséité. Ce n’est pas un mince paradoxe ! Voici que l’individu agissant qui refuserait une responsabilité (p. ex. refuser une fonction dans quelque groupe social que ce soit) ne serait plus un sujet-ipse identique à lui-même à travers le temps et l’espace, et libre de ses mouvements et de ses décisions !

Le concept de caractère était inadéquat par sa pesanteur faussement anthropologique et le concept de soi est inadéquat par son abstraction faussement morale et spirituelle. Parce que le soi n’est qu’un principe d’identité fonctionnant dans le seul champ restreint de la “morale”, celle-ci n’étant en outre arbitrairement définie que comme obligation, ce “soi” est privé de toute puissance concrète de motivation et n’est donc pas en mesure de rendre compte des actions véritables, qui sont toutes et toujours en relation avec un désir “L’être-enjoint” n’est plus dès lors qu’un a priori vide et formel, arbitrairement affirmé pour les besoins d’une stratégie morale et ontologique.

De plus (et parallèlement) cette abstraction vide d’un soi purement moral revient à dénier la subjectivité, c’est-à-dire l’être de sujet à l’individu réel qui agit par désir. C’est alors laisser croire que le désir est soit une pulsion aveugle, soit l’autre nom du caractère et qu’en tout état de cause il est hors de question qu’il puisse effectuer des évaluations, des affirmations de valeur, des choix et des décisions. Si, avant l’injonction, l’individu n’est pas un sujet, il ne le sera pas comme caractère. Mais l’on se rend alors incapable de comprendre que le sujet puisse émerger un jour !

On saisit mieux, maintenant, le caractère artificiel de cette dichotomie trop traditionnelle entre le “caractère” (ou moi, ou mêmeté) et le sujet (ou personne ou ipséité). Issue d’un personnalisme religieux d’origine kantienne, elle aboutit seulement à scinder l’individu concret en deux identités dont l’une serait psychologique, objective, caractérisante et relativement immuable, tandis que l’autre serait spirituelle, morale et métaphysique par son rapport de passivité à l’autre et à l’être. Mais une telle scission n’est pas donnée dans la réalité. C’est la personnalité concrète, avec sa vie et ses désirs, qui est en même temps un sujet avec sa liberté et son identité. Pour comprendre ce fait nous aurons à reprendre la description du sujet en montrant qu’il est à la fois désir et conscience, c’est-à-dire contenus substantiels et identité personnelle. Il nous incombera alors de dire les conditions c’est-à-dire les structures de fait, réelles, perceptibles et souvent inaperçues qui rendent possible cette unité et cette identité de l’individu concret qui font de lui à la fois une personnalité singulière et un sujet véritable.


Quoi qu’il en soit, n’ayant pas l’intention de scinder l’individu en caractère et ipséité, nous n’aurons pas à résoudre la difficulté majeure qui serait de comprendre comment le caractère peut se mettre en rapport avec l’injonction morale, ou comment la personne morale peut se mettre en rapport avec le caractère et sa “persévération”.

Mais cette difficulté existe dans le système de Paul Ricœur et ce n’est pas le moindre paradoxe de constater que l’auteur tente de la surmonter non en contestant la dichotomie artificielle qui en est la source, mais en intégrant cette dichotomie dans une théorie linguistique du récit qui est explicitement chargé de mettre en relation les deux “pôles” de l’identité qu’on a pourtant soi-même artificiellement créés. — Quelle est, à cet égard, la doctrine de Ricœur ? Les vertus du récit sont-elles en mesure de résoudre ou de dépasser les apories de l’identité ?

d) Le récit : sémiologie ou sophisme ?

Le propos de l’auteur est ici encore clair et explicite : “Ce sera la tâche d’une réflexion sur l’identité narrative de mettre en balance les traits immuables que celle-ci doit à l’ancrage de l’histoire d’une vie dans un caractère et ceux qui tendent à dissocier l’identité du soi de la mêmeté du caractère.” Plus précisément, comme il est dit ailleurs, l’identité narrative a pour but de constituer une médiation entre les deux “pôles” de l’identité, c’est-à-dire une forme d’identité intermédiaire qui comporte et qui éclaire les traits de l’idem aussi bien que les traits de l’ipse, permettant ainsi une meilleure saisie de leurs différences spécifiques en même temps qu’un lieu de communication entre les formes extrêmes de ces deux identités.

Ayant d’abord opté pour un traitement à la fois universel et indirect de la question du sujet (fût-ce à la première personne !), traitement qui permettrait de saisir le soi comme s’il s’agissait d’un autre, ou d’un autre qui serait un soi, Ricœur, on l’a vu, utilise le détour par la grammaire et la linguistique. – Il paraît dès lors cohérent que, pour résoudre les difficultés qui résultent de la dissociation du caractère et de l’ipséité, l’auteur ait recours au même matériau et aux mêmes instruments de communication indirecte : l’étude du récit littéraire, c’est-à-dire de la narration paraît s’imposer.

En réalité, cette cohérence méthodologique permet plus de mettre en évidence la place ici accordée à la linguistique, à la sémiologie et à la rhétorique (comme étude des figures du style et notamment de ce que l’on croit être l’écriture narrative) qu’elle ne permet de résoudre réellement les difficultés issues de la scission dualiste de l’identité. — Examinons de près le rôle attribué au récit. Permet-il de répondre aux espoirs de l’auteur ?

L’auteur appelle “identité narrative” cette singularité d’un individu qu’un écrivain exprime dans un “récit”. Il souhaite donc tirer des conclusions valables pour l’individu réel en général à partir d’une “réflexion sur l’identité narrative”, c’est-à-dire sur l’identité d’un héros en tant qu’elle est construite par un écrivain. C’est ainsi que Ricœur dégage les concepts d“intrigue”, puis de “personnage”. La “mise en intrigue” d’une vie (par l’enchaînement des événements qui évoluent entre la permanence d’un individu et l’imprévisibilité de ces événements) permet de construire précisément un “caractère”. Le “personnage” serait, selon Ricœur, analogue à la « mise en intrigue” du caractère : “L’identité du personnage se comprend par transfert sur lui de lopération de mise en intrigue d’abord appliquée à l’action racontée”. — Ce que Ricœur pense pouvoir conclure de là c’est que le récit mettrait en évidence deux pôles de la personnalité : celui qui découle des acquisitions et des fixations caractérologiques issues de l’ancrage d’une vie dans une histoire (celle qui est “racontée”), et celui qui découle de l’arrachement du personnage à ses pesanteurs et exprime son engagement éthique et son choix de valeurs.

Le récit littéraire permettrait ainsi de mettre en évidence les deux pôles extrêmes de l’identité et permettrait en outre de les relier dans l’unité ambivalente d’un récit et d’un personnage. La trilogie exprimant la réalité serait donc : “décrire, raconter, prescrire” , et le rôle du récit (raconter) serait de valoir comme charnière entre le caractère objectivement constitué dans le réel et la prescription morale où le soi s’affirme également dans le réel. — Par ailleurs le récit serait un “laboratoire” où la pensée humaine essaierait divers choix de valeurs avant de les réaliser dans le monde.

Nombreuses sont les difficultés d’une telle doctrine, c’est-à-dire d’un tel usage de la sémiologie ou plus simplement de la “théorie narrative” et de la critique littéraire. Nous n’en examinerons que quelques-unes.

L’une des plus graves difficultés consiste dans le risque que l’ensemble de la doctrine ne soit fondé sur une pétition de principe, pour ne pas dire un sophisme. Car le lecteur du récit ne peut établir un lien entre les événements qui constituent le personnage et fabriquent peu à peu le caractère du héros que si, auparavant il est lui-même, comme lecteur, un être identique à soi, capable de saisir une unité temporelle et de comprendre ce qu’est l’identité d’un personnage. Le problème qu’on voulait résoudre par le récit est en fait supposé résolu puisqu’il n’y a de récit que pour un être disposant d’une mémoire et d’un pouvoir de synthèse, c’est-à-dire d’une identité. L’analphabétisme et l’illettrisme prouvent à l’envi que la substance du récit écrit repose sur la capacité du lecteur : sans lecteur pas de lecture et partant, pas de récit. Et pourtant l’individu illettré est une Conscience-sujet qui se saisit comme identité : mais celle-ci est étrangère au récit écrit.

Non seulement le récit présuppose un lecteur pour lequel le problème de l’identité a déjà été résolu (et doit être élucidé par le philosophe sans recours au récit), mais il présuppose aussi un auteur. Il semble que Ricœur, fasciné par l’idée d’un soi qui ne serait pas un je mais serait cependant une personne, ait complètement fait abstraction de l’auteur du récit et de son rôle par rapport à l’existence et à la structure du récit.

En admettant que le récit construise un caractère et un personnage, on na pas tenu compte du fait que, précisément, ce personnage est construit, et construit par un auteur préexistant à l’œuvre. Ne rien dire de cet auteur, le passer sous silence, interdit qu’on appréhende pleinement la véritable signification de l’identité personnelle : on se rend incapable de comprendre les statuts réels de l’identité du personnage et de l’identité de l’auteur, ainsi que la différence qui les distingue. Or la linguistique et la sémiologie ont depuis longtemps établi une différence radicale entre le narrateur d’un texte, le personnage inscrit dans ce texte, et l’auteur même du texte. Or celui-ci est l’auteur et du texte, et du narrateur, et du personnage. Ce qui est dit du texte doit donc être différencié de ce qui est dit de l’auteur : celui-ci est réel, tandis que ceux-là sont fictifs c’est-à-dire construits par l’auteur. La structure et le contenu des personnages n’expriment donc pas la réalité du monde, de l’homme et de son identité, mais la perspective de l’auteur sur ce monde, cet homme et cette identité. Un critique littéraire écrit, à propos du roman de Ismaïl Kadaré Le pont aux trois arches : ‘Il y a donc unification artistique des éléments du récit et non pas une quelconque thèse de l’interférence entre l’onirique et le réel”? Nous pouvons généraliser : les personnages sont des figures de rhétorique, des métaphores construites et inventées par un auteur pour communiquer son point de vue sur le monde par une médiation imaginaire et esthétique, textuelle. Ils ne peuvent donc être considérés comme une expression réaliste du réel, c’est-à-dire comme un savoir, comme une information dont la valeur gnoséologique aurait été avérée et fondée.

Or ce que doit respecter le philosophe qui réfléchit sur l’identité de l’individu humain c’est l’ordre véritable des questions : l’analyse des structures littéraires de l’identité ne saurait qu’être postérieure à celle des structures de l’identité réelle d’un auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme sujet identique ayant décidé d’écrire une fiction. En écartant ici le problème de la fonction cathartique de l’imagination pour l’auteur lui-même et pour son lecteur, nous devons donc insister sur ce fait : il y a lieu de traiter d’abord de la réalité qui rend possible le récit parce qu’elle le fonde, et c’est l’identité personnelle de l’auteur comme individu humain d’abord et comme écrivain ensuite. Or Ricœur ne respecte pas cet ordre de conditionnant (l’individu qui écrit) à conditionné (le personnage construit). Statuer sur l’identité réelle et tirer des conclusions à partir de l’identité fictive c’est supposer une seconde fois le problème résolu. Car on postule évidemment que l’auteur a la conscience de lui-même comme personne identique, on sous-entend qu’il a une mémoire de ce qu’il écrit (il “construit” temporellement une intrigue et un personnage) et l’on comprend que cette mémoire est un pouvoir de synthèse et de création. Bref, on postule que le problème est résolu ailleurs dans le temps même ou l’on prétend le résoudre par l’examen d’un récit postérieur à cet ailleurs et construit par lui selon des règles poétiques d’invention dont on ne dit rien.

Le résultat de ce qu’il faut bien appeler un sophisme linguistique (que Ricœur n’est pas loin de reprocher à la philosophie analytique anglo-saxonne) est que l’on se donne ce qu’on prétend démontrer. On inscrit dans le texte, a posteriori, ce qu’on prétend en extraire : l’expérience d un sujet qui a conscience de sa propre identité.

Et c’est ainsi que, à propos du récit, on parle de l’ancrage d’une vie dans une histoire, ancrage qui aboutit à la notion de caractère ; on parle aussi d’options éthiques, notion qui aboutit à l’identité éthique du soi, et enfin d’appréhension apophatique du soi comme saisie d’une ipséité sans définition ni contenu. — La situation logique est ici particulièrement paradoxale. Tout récit suppose déjà un auteur comme individu identique à lui-même et l’on prétend pourtant dégager de ce récit la signification de cette identité ; il faudrait affirmer maintenant que cet auteur est objectivement, selon le modèle fictif d’un personnage qu’il a inventé, une identité scindée en caractère immuable et en soi moral. Mais les notions de caractère et de personne morale ont en fait déjà été étudiées (et postulées, dirions-nous) ailleurs et antérieurement dans les œuvres précédentes de Paul Ricœur. Tout se passe donc comme s’il inscrivait dans le récit ce qu’il a déjà défini ailleurs comme constitutif de la réalité humaine (le volontaire et l’involontaire, la finitude et le mal, l’histoire et l’absolu) et comme s’il réintroduisait ces notions sous d’autres noms : mêmeté, soi, passivité, être, infini, injonction. Mais ces notions sont projetées aujourd’hui sur la réalité de l’individu comme si elles étaient réellement découvertes par la réflexion sur la linguistique et réellement extraites des récits fictifs.

Le paradoxe ne s’arrête pas là. Car Ricœur est lui-même l’auteur du livre Soi-même comme un autre où il est question du récit : or il ne traite pas le problème de sa propre inscription dans le texte qu’il nous propose. Sommes-nous en présence d’un auteur littéraire, d’un philosophe, ou d’un individu singulier Paul Ricœur ? Qui est (pour reprendre la question même de l’auteur du livre) le porteur du pronom Je si souvent employé au cours de l’ouvrage ? Certainement pas un caractère ou un auteur littéraire, mais plutôt un philosophe en première personne. C’est dire que l’identité du philosophe précède et conditionne l’œuvre dont il est l’auteur : mais pourquoi cette œuvre ? Quelles sont ses conditions de possibilité ? Et comment le philosophe comme pur sujet de la réflexion, peut-il se référer au “récit” et au “caractère” dans un texte non-fictif ? Et comment peut-il se référer à la réalité dans une réflexion sur la fiction ?

Ces questions ne se posent que parce que la doctrine n’a pas réellement déterminé le statut du récit alors qu’elle fonde sur lui l’essentiel de son argumentation. Seule une telle détermination aurait permis de préciser la modalité du rapport du récit au réel d’une part et à son auteur d’autre part. Il n’est pas évident que l’on puisse passer directement du récit au réel comme le laisse pourtant entendre Ricœur. Une telle possibilité impliquerait une conception réaliste de la littérature qui en ferait soit une copie terme à terme soit une anticipation littérale de la réalité. Or c’est bien ce que suppose l’auteur qui emploie plusieurs fois l’expression “laboratoire” en faisant de la narration littéraire le lieu d’expérimentation éthique de la vie, lieu où s’essaieraient les valeurs anticipant le monde et l’existence… Il s’agit là en fait d’une conception obsolète de la littérature qui ignore et l’effet du texte sur lui-même et sur le lecteur, et la fonction imaginaire de la création. Seule une conception respectueuse du moment métaphorique impliqué dans toute création littéraire (comme le savait d’ailleurs Ricœur lorsqu’il écrivait La métaphore vive) permettrait de comprendre comment s’effectue ce passage de la fiction à la réalité. Ce passage ne s’effectue pas à partir du contenu réaliste du récit mais par la médiation d’une transformation existentielle et intellectuelle appelée par le récit et réflexivement opérée par le lecteur lui-même à l’occasion du récit. Celui-ci fournit donc non pas un modèle mais un appel métaphorique qu’il appartient au lecteur de transposer à sa façon sur le plan imaginaire d’abord et réel ensuite. Serait alors possible la réalisation effective d’un monde neuf, différent du monde métaphorisé par le récit, mais en résonance éventuelle avec lui par la médiation d’une communication indirecte.

Certains récits, plus subtils que les romans traditionnels peuvent aller plus loin sans être pour autant moralisateurs : ils peuvent métaphoriser un itinéraire intérieur, ou illustrer métaphoriquement la possibilité même d’une modalité existentielle qu’un auteur aurait pu, par ailleurs, proposer dans une réflexion conceptuelle directement ancrée sur le réel. Ce ne sont là que des possibilités parmi d’autres, offertes par le récit et la création littéraire. D’une façon générale il convient, dans l’interprétation des œuvres, d’être attentif aux intentions effectives des écrivains afin de ne pas inscrire artificiellement leur œuvre dans les structures abstraites de la linguistique et de la sémiologie. — Quoi qu’il en soit, il est au moins impérieux de distinguer plusieurs formes de récit avant de statuer sur la supposée fonction de la narration. Le rôle de l’imagination créatrice n’est pas le même dans le récit historique (lointain ou immédiat), dans le récit réaliste événementiel (journal de bord, carnet de route, mémoires et souvenirs, enquêtes et reportages), dans le récit autobiographique et les confessions, ou dans le récit biographique métaphorisé. La fiction narrative dont parle Ricœur n’est qu’un cas particulier, le plus conventionnel, du récit, à savoir le roman avec ou sans personnages. Pour saisir le véritable statut de chacune de ces formes de récit, et par conséquent la nature de leur rapport respectif à la réalité, il aurait fallu distinguer plusieurs niveaux de réflexion, et plusieurs niveaux de métaphorisation.

Seuls ces différents niveaux de réflexion (que nous examinerons ultérieurement) permettraient de distinguer le personnage (ou le sujet central du récit), le narrateur, l’auteur comme écrivain de fiction, ce même auteur enfin comme écrivain réflexif et philosophe. Et seules ces déterminations des plans de la réflexion permettraient de savoir qui s’adresse au lecteur, à quel lecteur, et pour quelle entreprise.

Mais nous retrouvons notre cercle : seule une théorie de la réflexion (et par conséquent du sujet et de sa réflexion à ses différents niveaux, concrets, parlés, réflexifs, écrits, fictifs et conceptuels) permettrait en réalité de saisir et de comprendre le statut de l’identité personnelle dans un récit de fiction. Non seulement un auteur qui est un sujet doit précéder tout texte traitant du sujet, mais encore une doctrine du sujet doit être préalablement constituée pour rendre possible et réellement non circulaire toute théorie littéraire du sujet raconté.

Allons plus loin. Pour être en mesure de dégager la “morale” d’un texte fictif il faut déjà disposer des concepts de morale et de valeurs, ainsi que, par exemple, des concepts d’expérience de vie ou d’itinéraire, ou d’enseignement au sens existentiel. La rigueur philosophique ne peut pas prétendre découvrir dans des textes purement fictifs les valeurs qu’elle y inscrit elle-même et qui ont souvent une autre origine que ce texte lui-même. Il paraîtra donc problématique de conclure au caractère objectivement et essentiellement éthique du soi pour la seule raison qu’on aurait constaté (c’est-à-dire inscrit et extrait) ce caractère éthique dans une pure fiction. Or l’auteur de Soi-même comme un autre considère comme allant de soi l’affirmation selon laquelle un récit comporte des implications éthiques. Mais la lecture du récit comme source d’enseignement moral suppose que l’on sache déjà ce qu’est une éthique ou un système de valeurs, une morale ou un système de normes. En fait, pour l’éthique comme pour l’ipséité, l’auteur suppose résolu le problème qu’il dit résoudre par le récit. Disant qu’il puise dans le récit les sources de ces notions, il les y introduit d’abord et les retrouve ensuite dans les chapitres ultérieurs sur la morale. Ces chapitres, bien que succédant aux études sur le récit les fondent préalablement en fait puisque, dans le récit, les notions de morale et d’enseignement éthique ont des significations déjà constituées et allant de soi.


Aussi bien à propos du sujet qu’à propos de sa dimension morale une conclusion générale commence à s’imposer à nous. Si le récit de fiction avait la vertu de nous informer sur les structures de la réalité même du sujet, c’est-à-dire sur la nature du sujet réel, on risquerait d’aboutir à des conclusions aussi fâcheuses que paradoxales dès lors qu’on prendrait pour point de départ la théorie narrative telle qu’elle est développée par Ricœur.

En effet, c’est le statut et la nature du sujet lui-même qui sont menacés de basculer dans la fiction c’est-à-dire dans l’imaginaire. Si la mêmeté est l’identité caractérologique d’un individu singulier semblable à lui-même à travers une intrigue qui en dessine peu à peu les traits constants à travers le cours des événements, cette identité n’est plus que le lien fictivement affirmé par l’auteur de l’intrigue. Plus précisément encore, si l’identité du personnage n’est, comme l’affirme Ricœur, que le “transfert” sur le personnage de l’opération de mise en intrigue d’abord appliquée aux événements pour en faire une histoire, cela signifie que ce personnage et son identité ne sont que les fruits d’une opération littéraire, c’est-à-dire une affirmation rhétorique. L’identité personnelle, celle du “caractère” aussi bien que celle du “soi”, ne sont plus dès lors, dans le récit, que des affirmations fictives synthétisantes, c’est-à-dire le fruit de l’activité imaginaire du lecteur associée à l’activité imaginaire de l’auteur. Ce sont la mémoire et le travail de l’auteur (ainsi que du lecteur) qui donnent corps et substance à l’identité du personnage et du roman. En dehors de l’esprit de l’auteur et de celui du lecteur, l’identité narrative du personnage n’est rigoureusement rien. Elle est à la lettre une pure fiction littéraire. Julien Sorel, Joseph K. ou Antoine Roquentin n’ont pas d’autre existence que l’affirmation, par l’auteur et les lecteurs, de personnages verbaux qui sont dans l’incapacité absolue d’avoir une conscience d’eux-mêmes : l’existence littéraire est sans substance réelle ni conscience de soi parce qu’elle est fictive, c’est-à-dire exclusivement fabriquée dans l’esprit de l’auteur et du lecteur par un travail imaginaire et réflexif d’invention. L’identité narrative, parce qu’elle n’est que l’unité d’une histoire racontée par quelqu’un à quelqu’un, n’est rien d’autre qu’un agencement métaphorique du discours ayant une valeur non pas référentielle mais communicative : l’auteur s’adresse au lecteur par la médiation d’une fiction qui n’a pas conscience d’elle-même, les identités réelles étant exclusivement celles de l’auteur et du lecteur. L’identité du personnage n’est rien parce qu’il n’est lui-même rien d’autre que des mots agencés et animés par d’autres consciences que celle du personnage.

Si donc la nature de l’identité réelle des individus devait être éclairée par les structures du récit, il faudrait dire qu’elle aussi est fictive, n’étant qu’un simple lien postulé de l’extérieur entre des événements qui seraient (mais comment ?) des faits de conscience. C’est dire qu’on procéderait alors à “l’insinuation”, comme dit Ricœur à propos de Hume, ou à la “dénégation” comme il dit de Nictzsche, insinuation ou dénégation aux termes desquelles l’identité (de idem et de ipse) ne serait rien d’autre qu’une fiction. Elle serait en tout état de cause dissoute et dispersée, morcelée et hypothétique, dépersonnalisée pour le dire enfin. Mais comment dans ces conditions appuyer une théorie éthique de l’obligation et de l’engagement (le versant ipse de l’identité) sur une identité en fait simplement imaginaire puisque construite de l’extérieur et a posteriori par des tiers ?

Et comment une telle conception pessimiste et sceptique de l’identité personnelle pourrait-elle soutenir cette expérience de laboratoire que constituerait tout récit du point de vue de l’éthique qu’il implique ? Si la personnalité réelle est morcelée et dépersonnalisée (parce que calquée sur la “mise en intrigue littéraire) comment pourrait-elle tirer le moindre enseignement moral d’un récit fictif, et comment, surtout, serait-elle en mesure de procéder à l’unification des personnages et du récit lui-même ? Si l’on part de l’imaginaire pour éclairer le réel, tout sombre dans l’imaginaire et la gratuité.

Ce que suggère aussi l’éclairage de la question du sujet par les structures de la fiction c’est, outre la dissolution et le morcellement internes du sujet, la passivité où il est soumis à l’égard de son auteur. Mais cette passivité, chez Ricœur, n’est pas posée comme fictive, elle est supposée réelle. Il y a Ià une option métaphysique qu’il importe d’examiner.

e) Ontologie et attestation : la passivité.

Remarquons tout d’abord que, dans Soi-même comme un autre, rien n’est dit à propos de la passivité du personnage à l’égard de l’auteur-écrivain. Le discrédit aurait-il sans doute été jeté sur la portée objective de la théorie du récit.

La passivité (le “trépied de la passivité”) n’intervient que dans la Dixième étude sur l’ontologie. Il est alors également remarquable que la sémiologie ne soit plus mise à contribution. Elle n’est plus le détour indispensable qui permettait de parler du soi comme d’un autre en des termes universels énoncés pourtant à la première personne. L’ontologie, quant à elle, se déploie par ses propres forces, toujours en première personne.

Mais l’on ne sait pas d’où lui vient son autorité : l’attestation de responsabilité est le fait le plus souvent invoqué, mais l’expérience immédiate du cogito avait été récusée dans la Préface de l’ouvrage et c’est ce rejet de l’expérience immédiate du sujet qu’avait justifié le détour par la sémiologie. Voici que pour l’ontologie, le détour devient superflu. L’“attestation”, qui signifie témoignage évident, sincère et assuré, voici qu’elle suffit à tout fonder et à tout justifier. Voici que, par elle, l’immédiateté aurait valeur probatoire.

Mais il est vrai que ce que fonde l’attestation, ce qu’elle affirme plutôt, est simultanément le refus de fonder et la revendication de passivité. — Seul l’être, comme infinité et objectivité d’une réalité plus vaste et profonde que l’humain, est décrit en termes de puissance et d’activité, d’énergie et d’actualité. Ces affirmations s’autorisent d’Aristote mais non pas du récit. Elles sont destinées à mettre en relief la passivité constitutive de l’homme qui, dans son identité et son ipséité, reste marqué par la finitude. Voici donc que l’identité personnelle, comme attestation de soi, devient attestation de la finitude humaine face à la puissance toute actuelle et infinie de l’être.

On reste en suspens devant une difficulté majeure : le soi devient l’attestation, par et dans sa passivité, de la seule puissance de l’être. Mais selon quelle argumentation ? Comment le soi peut-il être formé de l’être, lui qui, au début de l’ouvrage, n’avait pas l’autorité suffisante pour s’informer de soi ? Sans l’autorité d’un récit le soi ne pouvait rien affirmer de lui-même et, pour dépasser l’alternative de l’exaltation cartésienne du cogito et de son humiliation nietzschéenne, il devait, on s’en souvient, passer par le détour du récit. Comment expliquer dès lors, que l’attestation ontologique de l’être par le soi, ainsi que l’attestation éthique de la responsabilité et de la passivité du sujet ne soient plus fondées sur aucune stratégie du détour ni sur aucun récit ?

Nous formulerons une hypothèse : l’attestation de la responsabilité du soi et de l’infinité de l’être reposent en fait, chez Ricœur, sur la validation implicite que constitue la référence non dite à un récit fondateur, lui-même innommé. Certes, l’auteur ne fait nulle part état d’un tel récit et il n’en dit donc rien. Il se borne à porter témoignage de l’infini et de la responsabilité morale du soi. Mais en portant témoignage il “ne sait pas” ce qu’il en est de sa triple passivité. Pourtant, seul un récit fondateur, une Attestation majeure (que nous ne nommerons pas à la place de l’auteur pour laisser entière l’énigme ainsi constituée) seule une telle Attestation serait en mesure de lever les doutes qui, dans une dernière page, sont loin de déplaire à l’auteur : “On me permettra de conclure sur le ton de l’ironie socratique..… Seul un discours autre que lui-même convient à la méta-catégorie de l’altérité.” Ainsi l’auteur revendique en fait le caractère essentiel des “trois grandes expériences de passivité”, celle du corps propre, celle d’autrui, celle de la conscience. Mais la raison ou le fondement transcendant (hors du sujet) reste une énigme. Car même si, selon notre hypothèse, l’attestation se fonde sur un récit occulte et non-dit qui fonctionnerait comme témoignage de l’être, ce témoignage laisserait dans l’obscurité, au même titre que l’attestation du soi par lui-même, la nature de l’Autre absolu qui justifierait toute passivité humaine. C’est le texte même de Ricœur qui suggère cette ontologie négative. En se référant de nouveau, en ces dernières pages, à Lévinas et à sa théorie du visage comme trace de l’Autre (l’Infini), Ricœur souligne que “la catégorie de la trace parait ainsi corriger autant que compléter celle d’épiphanie”. Si l’évocation de l’’épiphanie” situe la réflexion de Ricœur dans son contexte de transcendance ontologique et de religion non nommée, l’évocation de la “trace” permet de spécifier ce contexte en un discours apophatique de la non-connaissance d’un Être qui est l’Autre donné dans “l’attestation”. Et l’auteur écrit en effets “Peut-être le philosophe en tant que philosophe doit-il avouer qu’il ne sait pas et ne peut pas dire si cet Autre, source de l’injonction, est un autrui que je puisse envisager ou qui puisse me dévisager, ou mes ancêtres dont il n’y a point de représentation… ou Dieu — Dieu vivant, Dieu absent — ou une place vide. Sur cette aporie de l’Autre le discours philosophique s’arrête.”

Mais le sens interne de ce discours est désormais clair aux yeux du lecteur : en considérant l’ouvrage dans sa totalité, on doit dire qu’un récit (une histoire racontée) fonde la validité d’une attestation certaine de soi et de sa passivité, mais incertaine de l’être de l’Autre qui est peut-être Dieu. De même que le caractère était emblématique d’un destin, l’attestation du soi est emblématique de l’Être pensé en termes négatifs.

Qu’il s’agisse de la doctrine du soi qui morcelle, disperse et déréalise le sujet en l’appuyant sur la démarche fictive du récit, ou qu’il s agisse de la doctrine de l’attestation qui morcelle, disperse et déréalise l’être en l’appuyant sur l’expérience de la passivité, on est en présence d’une incertitude et d’un doute extrême, chez Ricœur, quant à la vérité même du sujet. Incapable de se fonder par lui-même il n’a de recours que dans le récit qui en retour le déréalise, et incapable de poser sa propre activité, il ne trouve dans l’attestation de soi que la trace passive d’un être énigmatique ou équivoque.

Mais, fût-il involontaire, le doute à l’égard du sujet, et, fût-elle équivoque, l’incertitude à l’égard de l’être, sont en réalité des déterminations de la croyance. La carapace de rigueur logique et linguistique est le bouclier d’une incertitude et d’une passivité consentante qui marquent une doctrine garantie non par des fondements réflexifs et évidents, mais par une conviction intérieure. Cette éthique de la responsabilité, parce qu’elle s appuie sur une conception apophatique de l’être et du soi, est en réalité une morale de la conviction. Si bien que, à la fin de ce parcours, le lecteur se pose la question de savoir s’il n’était pas conduit dans le domaine de la croyance non pas seulement à la dernière page mais dès les premières pages de cette réflexion sur le soi.

Mais comment fonder sur la croyance et le doute une méditation en première personne sur le sujet? Le texte lui-même devient incompréhensible dans son existence, et l’auteur, si attaché à l’idée que la moralité et l’ipséité consistent à rendre compte de ses actes, n’est pas en mesure de rendre compte par sa propre doctrine de l’existence même de cette doctrine : l’énoncé ne rend pas compte de l’énonciation, le contenu significatif du discours ne rend pas compte de l’existence même de ce discours comme travail actif offert à un lecteur actif.

(Robert Misrahi – la problématique du sujet aujourd’hui)

P. Ricœur (1913-2005)

La situation conceptuelle du sujet ne nous semble pas meilleure dans l’œuvre de Ricœur [que chez Lévinas]. Souhaitant dénommer « herméneutique » sa méthode de connaissance, il tente d’opérer, comme Heidegger et comme Lévinas, un passage des signes évidents donnés dans le réel à la nature non évidente de l’être étudié qui est l’objet de sa connaissance. Il procède donc par un détour : à partir du langage et de la linguistique, il pense revenir au sujet, qu’il aurait ainsi éclairé. Il s’agit bien d’une herméneutique qui interprète des signes pour aller vers un réel caché. Bien qu’ils comptent parmi ceux qui ont introduit la phénoménologie en France, ni Lévinas ni Ricœur ne déploient des phénoménologies du sujet : ils élaborent des ontologies morales, et c’est à partir de celles-ci, et après divers détours par le Talmud chez Lévinas, ou par la grammaire générale chez Ricœur, qu’ils construisent leurs théories du sujet.

Or, cette herméneutique est explicitement, chez Ricœur, une stratégie, c’est-à-dire une doctrine répondant à une intention posée d’abord. Il écrit dans Soi-même comme un autre : « En opposant polairement le maintien de soi au caractère [disjonction qui constitue l’essentiel de la doctrine] on a voulu cerner la dimension proprement éthique, sans égard pour la perpétuation du caractère »[…]. Et, en effet, la description du sujet est ici tout entiere fondée sur une dimension éthique, c’est-à-dire une conception de l’éthique qui fonctionne comme justification et finalité de la théorie du sujet : mais cette conception éthique n’est pas elle-même fondée puisqu’elle est antérieure au sujet qui pourrait la fonder.

Plus loin, Ricœur utilise le terme d’attestation : c’est sur celle-ci, comme évidence de l’appel à la responsabilité, que se fonde l’éthique, celle-ci étant une morale de la sollicitude.

Mais, si la théorie du sujet repose sur une morale donnée a priori, il est à craindre que cette théorie ne soit déjà orientée, et que les enseignements tirés de la linguistique ne soient arbitrairement sélectionnés et interprétés. Notre crainte se justifie lorsque nous lisons, dans l’introduction, que la doctrine et les polémiques que Ricœur se propose d’exposer « se situeront au-delà du point où [sa] problématique se sera séparée de celle des philosophies du sujet ».

Ricœur récuse les philosophies du sujet car, pour lui, « dans tous les cas de figure, le sujet c’est je. C’est pourquoi l’expression philosophie du sujet est tenue ici pour équivalente à philosophie du cogito ».

L’herméneutique parle toujours en première personne, mais elle récuse en même temps ce qu’elle appelle les philosophies du cogito. Elle opère donc en fait une sorte de dénégation du sujet, dénégation dont l’intention avouée est moralisatrice et stratégique. C’est sur la base de ces ambiguïtés que se développe la pensée de Ricœur à propos de ce que nous-même appelons le sujet.

Ce que Ricœur met principalement en place est une théorie de la conscience dans laquelle il conviendrait d’opposer deux sortes d’identité : la première, représentée par le terme latin idem, désigne la permanence du « caractère », tandis que la seconde, représentée par le terme ipse, désigne l’identité du soi. Selon Ricœur, il convient de ne plus confondre idem et ipse, c’est-à-dire l’identité du caractère, qui est la « persévération » de l’identité de l’individu à travers le temps et l’espace dans ses actions, et l’identité du soi, qui est un maintien de soi face à autrui grâce à la « promesse » et à sa permanence à travers le temps. Ainsi, Ricœur oppose la « mêmeté » et l’« ipséité », c’est-à-dire en somme le caractère, avec ses pesanteurs psychiques et son tempérament, et la personne, avec sa liberté morale et son pouvoir de transcendance. « Ipséité et mêmeté cessent de coïncider. » La première s’enracine sur l’engagement moral à l’égard d’autrui, tandis que la seconde exprime « l’immutabilité du caractère » et la forme de notre destin.

On le voit, chez Ricœur tout se passe comme si, à travers une dénégation du sujet, et par la médiation d’une herméneutique du langage clairement ordonnée à une stratégie morale, on assistait à la résurgence du vieux concept kantien et spiritualiste de « personne ». Pour lui, comme pour Fichte, c’est l’affirmation morale qui fonde la réalité et l’identité du sujet.

Outre le fait qu’une théorie du sujet réel (c’est de lui qu’il s’agit, qu’on le veuille ou non), présentée dès l’abord comme la conséquence d’une morale antérieure, ne saurait être que de l’ordre fragile de la conviction, il convient maintenant d’examiner le degré de validité interne de la théorie qu’on propose.

Dans cette perspective, une première et grave contradiction apparaît assez vite : en appuyant la description du sujet sur la grammaire, on procède à une pétition de principe; on oublie que c’est parce qu’un sujet en première personne peut se saisir comme centre de référence, qu’il peut parler et organiser un langage autour d’une expérience correspondant à l’identité Je. Le linguiste Benveniste ne dit pas autre chose.

L’identité du sujet est donc donnée antérieurement à l’interprétation linguistique des textes.

Il en va de même pour l’idée de promesse et de maintien de soi : on est également en présence d’une étrange pétition de principe. En effet, une promesse ne peut être faite à autrui que si l’individu concerné a déjà le sentiment de sa propre identité et de sa propre permanence à travers le temps, ce sentiment étant la condition de possibilité de la signification même d’un engagement du présent sur l’avenir.

Au-delà de ces pétitions de principes, ce sont les descriptions mêmes de l’ipséité et de la mêmeté qui ne nous semblent pas rendre compte de la plénitude de l’expérience humaine. Les descriptions ne nous semblent pas adéquates à la réalité.

C’est ainsi que le « caractère » est conçu selon les anciens schemas réducteurs de la caractérologie. Les pesanteurs et les mécanismes supposés de l’action ne sont justifiés ni fondés par aucun autre principe que la simple affirmation de ces permanences; or, celles-ci sont d’une part relatives et contingentes et, d’autre part, significatives. La constance d’une forme d’action peut aussi bien être le fruit d’une signification réitérée que d’un déterminisme passif. Il faut bien en réalité que l’action ait un sens pour qu’elle soit en effet une action. Or, la conception chosiste du caractère réduit le désir lui-même, source de toute action, à une pulsion mécaniste, alors qu’il est signification et spontanéité.

Par là, c’est la liberté même qui est niée au niveau de la mêmeté, c’est-à-dire en clair, du caractère comme « destin ». Mais, sans la liberté, une action n’est pas même une pesanteur ou une répétition, puisqu’elle est dénuée de sens.

Si le « caractère », conçu comme pure pesanteur et « passivité », est dénué de liberté, il rend l’action impossible. La liberté est alors reportée sur le soi: c’est l’ipséité qui, par la promesse, se révele à la fois comme identité et liberté.

Mais c’est un autre fait qui devient alors incompréhensible : comment le soi, fût-il libre, agirait-il dès lors qu’il est réduit à l’injonction morale venue d’autrui ? Ricœur reprend en effet le terme d’injonction, qui vient de Lévinas, pour ancrer l’identité du soi sur la responsabilité à l’égard d’autrui. Mais l’individu humain n’agit pas seulement par injonction, obéissance et responsabilité (même si l’on admet par l’absurde que celles-ci seraient possibles sans une identité préalable du sujet). En dehors de l’injonction morale, quelles sont les sources de l’action ? Elles ne sauraient, ici, être situées dans le désir, puisque celui-ci est de l’ordre de la mêmeté. Si l’action n’a pas pour motif le désir, quels peuvent être ses motifs ? quels peuvent être les motifs non affectifs d’une action moralement neutre ? Et quels peuvent être les contenus et le sens d’une action morale issue de l’injonction et de l’obligation mais dénuée de tout désir ? La vérité est que l’ipséité est, chez Ricœur, vide et sans contenu, alors que l’expérience concrète de l’humanité est celle du contenu qualitatif de l’existence et de l’action.

Le caractère avait un contenu mais il était sans liberté, le soi est libre et responsable mais il est sans contenu. Aussi, non seulement on ne comprend pas que le « caractère » puisse se référer à une morale (et donc à une action neuve), puisqu’il est censé être intangible, mais, en outre, on ne comprend pas pourquoi le soi, qui est certes libre, déciderait d’agir, puisqu’il est transcendant par rapport au désir et au caractère.

Ricœur semble vouloir résoudre cette difficulté. Mais il se contente d’appuyer l’action sur l’injonction venue d’autrui, celle-ci supposant un nouvel a priori : « l’être-requis ». C’est en effet par les concepts de « passivité originaire » et métaphysique et de « l’être-requis » comme donnée primitive, que Ricœur pense rendre compte et de la morale et de la possibilité même de l’action.

On le voit : la théorie de la mêmeté et de l’ipséité était bien destinée à justifier une morale. Mais, parce que cette théorie du soi ne rend compte ni de la liberté concrète ni du contenu et du sens des actes, elle reste aussi fragile que cette morale qu’elle tente de justifier. Cette morale de l’injonction se conclut étrangement sur le même concept qu’on trouvait chez Lévinas et qui est la passivité. Simplement, Lévinas justifie la passivité par l’injonction, tandis que Ricœur la justifie par l’injonction et par l’attestation. La vérité est que ces doctrines personnalistes ne sont que l’expression contemporaine d’un moralisme théologique qui tente en vain d’annuler et de neutraliser l’activité concrète de l’individu : il est temps de reconnaître enfin pleinement que cet individu est à la fois un désir et un sujet, c’est-à-dire un existant.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

E. Lévinas (1905-1995)

Lévinas est essentiellement le moraliste du visage, mais si l’on élucide les présupposés de cette éthique, il est possible de découvrir une conception du sujet finalement fort conventionnelle.

Lévinas ne déploie pas véritablement une phénoménologie du visage. Il situe seulement celui-ci au principe d’une réflexion morale sur le primat de l’autre par rapport au sujet. Le visage découvre l’autre comme fragilité et nudité, comme vulnérabilité et faiblesse; il opère à ce titre une « rupture avec la vitalité, toujours virtuellement meurtrière ». Selon Lévinas, le visage révélerait l’autre comme « sainteté inviolable » sans « relent de numineux » ou de sacré, mais comme symbole herméneutique d’une transcendance. Il y aurait en effet, dans le visage, une dimension métaphysique en tant qu’il est l’expression même du temps comme attente et distanciation, au même titre que le langage ou le rite. L’autre, par son visage, « n’est pas du monde », il est l’expression du divin en l’homme, comme le dit Max Picard, cité par Lévinas.

Il est clair que, déjà, nous sommes en présence d’affirmations fondées sur des principes a priori et sur une croyance.

La référence à la transcendance est une référence au « Très Haut », et c’est par cette seule réference religieuse que tente de se justifier la morale de « l’injonction » et de « l’obligation ». Le visage de l’autre ouvrirait un discours originel dont le premier mot est obligation, et cette « éthique de l’autre homme », fondée sur « l’épiphanie du visage », serait une morale de la responsabilité dans laquelle le sujet se fait « l’otage » de l’autre. Toujours le sujet éthique devrait préférer l’autre à lui-même et répondre à « l’injonction » du visage par une morale du désintéressement, de l’obéissance et de la passivité volontaire.

Cette éthique, sans autre fondement que l’affirmation de la présence du divin dans le visage humain, implique une conception du sujet qu’il n’est pas difficile d’expliciter. Prenant le terme spinoziste de conatus en un sens exclusivement biologique, « vital » (ce qui est un contresens à l’égard du spinozisme), Lévinas affirme en effet que la perception du visage opère un « retournement du conatus », c’est-à-dire une suspension et même un renversement de la vitalité. Celle-ci est donc, pour Lévinas, l’essence du « moi » : d’une façon fort traditionnelle, Lévinas définit le « moi » comme la somme des instincts vitaux qui entraînent les actions égoistes, agressives et meurtrières à l’égard d’autrui. La sexualité, c’est-à-dire Éros, fait également partie, selon Lévinas, de ce moi instinctuel qui est l’origine de la violence. Pour Lévinas, le moi n’est que conatus, c’est-à-dire « spontanéité aveugle des désirs ».

Non seulement cette conception réaliste du moi ne permet pas de comprendre l’intervention du sens et du symbolisme au cœur de la vie affective du désir, mais en outre elle rend arbitraire la conception du sujet : en effet, Lévinas identifie le sujet à ce moi instinctuel et empirique. C’est ainsi que, à propos de la relation érotique, Lévinas affirme qu’en elle « le moi revient à soi, se retrouve le Même ». La possession de soi devient l’encombrement par soi, le sujet s’impose à lui-même, se traîne soi-même comme possession. Lévinas évoque le sujet qui, dans la volupté se retrouve comme le soi de soi-même et finit par affirmer l’identité suivante :

« La subjectivité est un Moi. »

Ainsi, pour Lévinas, le sujet n’est pas distinct du Moi : mais, au lieu d’élever le Moi au statut et au niveau d’une conscience réflexive, Lévinas abaisse et identifie le sujet au Moi, conçu lui-même comme simple vitalité égoïste. Ailleurs, Lévinas s’oppose à ce qu’il dit être la philosophie occidentale qui pose un sujet maître et possesseur de la nature, constituant de soi-même et de la vérité, pour lui opposer sa propre conception de la subjectivité, qu’il saisit comme renoncement, effacement et passivité totale.

Mais il est clair que l’on est en présence d’une conception moralisatrice du sujet qui repose sur plusieurs a priori sans preuve et sur une confusion. L’a priori consiste d’abord, comme on l’a vu, dans l’interprétation religieuse et métaphysique du visage; il consiste ensuite en une interprétation étroitement vitaliste du sujet comme moi et conatus instinctif. La vision transcendante de la morale et la vision réaliste du moi-sujet reposent à leur tour sur une confusion : si Lévinas critique à la fois le sujet constituant de « la philosophie occidentale » et le moi vital de l’égoisme instinctif, c’est qu’il les confond dans un même refus, sans distinguer les concepts qu’il met en œuvre. Il identifie le sujet fondateur et le moi vital. Or, historiquement, le sujet constituant (chez Kant ou chez Descartes) s’oppose au moi vital (« passions » ou « inclinations »), et cela selon la même antithèse que chez Lévinas lui-même. D’autre part, si cette opposition du sujet et du moi est en effet discutable, Lévinas ne la récuse pas au nom d’une description phénoménologique du sujet actif et concret, mais au nom d’un moralisme qui rabat le sujet sur le moi et condamne à l’avance toutes les activités de ce moi sujet.

La conséquence de ces confusions et de ces présupposés est assez grave du point de vue logique : parce que l’activité éthique ne saurait être fondée, aux yeux de Lévinas, ni sur un sujet réflexif fondateur, ni sur un moi-sujet vitaliste, il réintroduit, à titre de fondement, et « la sainteté » du visage de l’autre, et « l’âme » de l’individu désintéressé qui obéit à l’injonction. Mais l’idée d’âme reste, chez Lévinas, aussi confuse et a priori qu’elle l’a toujours été dans la philosophie dite occidentale.

Comment comprendre, enfin, l’ultime contradiction sur laquelle débouche Totalité et Infini, et qui réside dans l’affirmation selon laquelle il convient « d’introduire la subjectivité du moi en tant que seule source possible de bonté » et selon laquelle « le moi se conserve dans la bonté ». On ne voit pas comment le moi, d’abord défini comme vitalité égoïste, peut devenir source de bonté, dès lors qu’on lui a identifié le sujet, récusé comme pouvoir constituant et comme raison.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

1. Le moi en première personne et l’entrée dans l’existence

Le sensualisme matérialiste inspirait le plus grand nombre des penseurs et des médecins du XVIIIe siècle, rassemblés sous le vocable de « philosophes ». Condillac et Diderot, Helvétius et d’Holbach, La Mettrie et Destutt de Tracy, Voltaire et Sade (1740-1814), construisent un corps de doctrines qui se dit explicitement matérialiste. Ce matérialisme appuie sur la sensation d’origine extérieure ou intérieure, tout l’édifice de la connaissance, et il fait reposer sur le mécanisme et causalité des sensations tout l’édifice de l’action et de la morale. Il se proclame donc athée et développe une critique de la morale et de la religion dans une perspective immanentiste qui se voudrait libératrice. La mise en place d’une Nature une et déterministe, dont les lois mécaniques et nécessaires s’imposent à l’homme conçu comme une machine ou un clavecin est donc destinée, en croyant reprendre un héritage spinoziste, à libérer l’homme moderne de la servitude des morales dogmatiques et des préjugés religieux.

Mais cette intention libératrice se déployait dans le seul cadre d’une méthode objectiviste : réduisant l’homme à ses sensations et à ses déterminismes, elle ne le saisissait que de l’extérieur et finissait par en méconnaître la spécificité. La bonne volonté libératrice se dissolvait dans la méconnaissance croissante de d’humanité de l’homme.

C’est précisément contre ce réductionnisme et cette chosification que se dresse toute l’œuvre de Rousseau : elle exprime tout entière une protestation de la conscience de soi contre l’objectivation de l’individu humain, et non pas seulement une protestation de la conscience morale contre la facticité mondaine.

Cette protestation, nous pourrions la désigner par le terme sans doute anachronique de révolte puisqu’il s’agit bien de la révolte doctrinale d’un écrivain qui s’oppose par la seule réflexion à l’idéologie environnante sans entreprendre cependant aucune action subversive ou « révolutionnaire ».

La révolte critique de Rousseau commence d’abord par le commencement. En effet, la première œuvre importante ouvre la carrière publique de Rousseau en même temps qu’elle pose la question d’une origine et d’un fondement. Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) se propose en effet de répondre à une question morale et sociale (posée on le sait par l’Académie de Dijon) en justifiant cette réponse par une démarche et une réflexion radicales : au-delà de la simple condamnation des mœurs d’une société tout occupée de son luxe et de ses plaisirs, tout entière marquée par l’hypocrisie ou le formalisme des relations sociales, Rousseau se propose de dégager une origine qui soit un fondement. Il tente, par une réflexion régressive qui est explicitement présentée comme une hypothèse méthodologique, de remonter à une origine effective, c’est-à-dire à une situation originelle de l’humanité à partir de laquelle puisse se comprendre un devenir historique qui la conduise à la situation contemporaine. Source d’un devenir, la situation première est une origine ; mais, parce que cette origine est en même temps un principe d’intelligibilité, elle se manifeste aussi comme fondement.

C’est ainsi que, pour Rousseau, l’origine fondatrice de l’humanité actuelle (ce que nous pourrions appeler son commencement) est constituée simultanément par l’innocence des premiers hommes et par la logique élémentaire issue à la fois de l’accroissement démographique, du surgissement des obstacles et de l’instauration de la propriété. Le Discours nous propose donc une véritable analyse genétique du devenir social à partir de cette origine qu’est l’état de nature. Mais cette « généalogie » de l’histoire n’est en rien le déroulement nécessaire d’un système de causes et d’effets impersonnels qui s’imposerait aux sociétés comme un destin aveugle et inéluctable. Dès le commencement de sa réflexion, Rousseau conteste en fait les réductions mécanistes par lesquelles ses contemporains font de l’homme une machine. En effet, le devenir de la société en tant que corruption et dégénérescence n’est pas un simple phénomène naturel qui ne serait qu’un fait, mais une activité humaine dont on peut dégager le sens et l’intelligibilité.

C’est que, pour Rousseau, l’homme est libre : « Ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre […] et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme. »

Dans l’état originel qu’est l’état de nature, l’homme est à la fois liberté et bonté. Celle-ci n’est rien d’autre que l’innocence d’un être sans instinct de domination ou d’agression, et sensible à la souffrance d’autrui. Libre et capable de pitié, l’homme originel est donc une conscience sensible qui connaît le bonheur par ses relations simples avec un petit nombre d’individus, et par une activité artisanale où chacun ne fabrique et n’échange que ce qu’il peut fabriquer lui-même.

C’est d’abord par cette liberté spécifique que l’individu humain passera de l’état de nature à l’état civil, ou social. Mais pour comprendre ce mouvement et ce devenir, il faut ajouter à la liberté, la perfectibilité. Selon un paradoxe apparent, Rousseau fait reposer la décadence sociale sur la perfectibilité de l’homme. C’est celle-ci en effet qui peut seule rendre compte du développement du savoir et de la raison qui, en changeant l’environnement social, vont permettre le surgissement des passions qui vont corrompre la société et les individus.

Et le premier acte, ou le commencement de la déchéance, réside dans l’invention de la propriété : « le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » À partir de là, en effet, naît la division du travail, la dépendance réciproque et la servitude. La richesse produit le luxe et tous les nouveaux désirs qui résultent de la comparaison et de la compétition. Rousseau écrit dans la seconde partie du Discours : « Je remarquerai combien ce désir universel de réputation, d’honneurs et de préférences, qui nous dévore tous, exerce et compare les talens et les forces, combien il excite et multiplie les passions, et combien, rendant tous les hommes concurrens, rivaux ou plutôt ennemis, il cause tous les jours de revers, de succes et de catastrophes de toute espèce en faisant courrir la même lice à tant de Prétendans. »

Sans entrer dans le détail de ces analyses incomparables, notons leur spécificité : il s’agit toujours pour Rousseau de décrire un enchaînement des passions qui soit une genèse libre et intelligible. Rousseau le dit clairement : c’est par lui-même que l’homme fait son propre malheur et l’analyse de ce qu’on pourrait appeler la logique passionnelle des conflits et des vices de la société civile est expressément destinée par Rousseau à combattre ce mal et à restaurer l’homme sinon dans son bonheur originel du moins dans un bonheur nouveau et conquis. Dans une lettre à Voltaire du 18 août 1756, Rousseau écrit : « La juste défense de moi-même m’oblige seulement à vous faire observer qu’en peignant les misères humaines mon but était excusable et même louable à ce que je crois; car je montrais aux hommes comment ils faisaient leur malheur eux-mêmes et par conséquent comment ils les pouvaient éviter. »

Ainsi, par sa référence à la liberté originelle de l’homme, Rousseau pouvait-il tirer un enseignement politique et moral d’une critique sociale conçue comme l’élucidation d’un libre devenir à partir d’une origine simple et pure. Mais, parce que cette élucidation est comme l’une des premières tentatives de description phénoménologique de la naissance et du développement des passions (après les analyses de Hobbes et de Spinoza), nous pouvons tirer, quant à nous, un autre enseignement que cette critique morale voulue par Rousseau. Cet enseignement nouveau, cette richesse de l’analyse résident dans l’idée que les passions sont elles-mêmes l’œuvre des individus.

Le paradoxe a rarement été mis en évidence : Rousseau pose à la fois la libre origine des passions, et la servitude de l’état civil dans lequel elles se développent. Mais ce n’est qu’un paradoxe apparent : seul un être libre peut être passionné et se soumettre librement aux passions qui font sa servitude parce qu’elles le soumettent aux lois erronées qu’il se donne.

On peut donc dire, à partir de là, que le moi, constitué par les passions vicieuses telles que l’ambition, la jalousie, la vanité, l’hypocrisie et, plus généralement, cette méchanceté qui transforme l’amour de soi en amour propre et le dresse contre autrui, on peut dire que ce moi est artificiel. Il est sa propre œuvre. Il est d’ailleurs le choix du paraître et de l’artifice au détriment de l’être véritable. Le moi, œuvre de la perversion de l’amour de soi, légitime, en amour propre, illégitime, vain et agressif, est donc certes une création contingente de l’homme social, mais il est surtout sa propre création.

C’est que, pour Rousseau, les passions sont le fruit de notre complicité et de notre faiblesse. Elles sont donc toujours notre œuvre, et c’est à ce titre qu’elles expriment notre innocence ou notre culpabilité.

Ainsi, pour Rousseau, les passions qui forment le contenu du moi, c’est-à-dire le contenu affectif et « sensible » d’une conscience individuelle, ne sont pas de simples phénomènes issus du corps et qu’on pourrait décrire en extériorité. Si elles n’étaient que cela, elles seraient indifferentes. Or, pour Rousseau, elles sont dramatiques. Elles sont non seulement la source de notre servitude sociale devant la « Magistrature » et les « Loix » mais encore la source de notre malheur ou de notre bonheur, l’origine de notre coupable convoitise ou de notre pitié et de notre sensibilité innocentes. Elles sont dramatiques parce qu’elles impliquent un enjeu et que, cependant, en toutes circonstances elles sont notre œuvre.

C’est cette conception à la fois dramatique et personnelle des passions qui vont ouvrir chez Rousseau la nouvelle démarche réflexive : parce que les passions sont la source de notre malheur ou de notre bonheur, mais aussi parce qu’elles sont notre œuvre propre, Rousseau va entreprendre la démarche la plus originale et la plus radicale qui soit : pour reconstruire le bonheur, il va entreprendre de décrire les passions en première personne.

C’est ainsi que les Confessions, les Rêveries du Promeneur solitaire, les Dialogues entre Jean-Jacques et Rousseau, mais également le roman par lettres La Nouvelle Heloïse, sont tout autre chose que la simple invention littéraire d’une nouvelle forme, et l’instauration de la sensibilité romantique. Ces œuvres sont l’expression d’une conception à la fois éthique et dramatique du contenu passionnel de l’existence : conception dramatique par les enjeux extrêmes impliqués dans les diverses formes de la sensibilité, et conception éthique par la référence à un dépassement de ces passions devant conduire à un nouveau bonheur.

Ces deux aspects de l’analyse passionnelle, chez Rousseau, se concrétisent dans le choix de la description en première personne. Parce que la passion est l’œuvre du moi, seule une description en première personne, c’est-à-dire opérée par le sujet même qui éprouve cette passion, est susceptible de la décrire véritablement de l’intérieur et, par conséquent capable, en la rendant intelligible, de la conduire vers son propre dépassement et de l’ouvrir à une autre modalité de l’existence.

L’entreprise des Confessions et des Rêveries est donc en effet, unique, comme le dit Rousseau. Dans la lignée de saint Augustin et de Montaigne, mais également dans la lignée du Descartes des Meditations metaphysiques où les enjeux absolus sont abordés en première personne, Rousseau déploie donc une description de soi qui est à la fois une connaissance et une morale, une connaissance de la passion par le sujet même de la passion en tant qu’il s’efforce de reconquérir son bonheur perdu.

L’analyse de soi est conduite par Rousseau avec une telle précision, elle met en évidence des implications si riches du vécu passionnel remémoré, que la description du moi se transforme et se dépasse. Ce qui pouvait paraître une description psychologique de passions traditionnelles se révèle peu à peu comme une entreprise radicalement neuve : Rousseau, voulant décrire ses souvenirs et ses rêveries, ses peines et ses joies, découvre en réalité un nouveau domaine, une nouvelle dimension de la vie affective, une toute nouvelle conception du moi : Rousseau, en vérité, découvre et nous fait découvrir le domaine de l’existence.

Dès l’abord, Rousseau s’oppose à l’intellectualisme abstrait qui privilégie la connaissance pour définir l’homme. Il écrit dans la première partie du Discours sur l’inégalité : « Nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir, et il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner. » Il en va de même de sa propre entreprise : la connaissance de soi qu’il déploie dans Les Confessions et dans Les Rêveries n’est pas l’expression d’une curiosité intellectuelle et n’est pas destinée à verser des documents au dossier de la connaissance universelle de l’homme; elle est destinée par Rousseau à l’élucidation des raisons de son malheur passé, à la reviviscence de ses joies, et à la compréhension des expériences extrêmes qu’il a pu faire de l’extase et du ravissement.

La connaissance de soi, en première per-sonne, est donc destinée à mieux saisir les contextes où se déploie l’expérience de la joie, et à mieux délimiter ce qui fut, et sera désormais, pour Rousseau, le plus grand bonheur.

Certes, Les Confessions se présentent d’abord comme plaidoyer et comme l’exposition objective des qualités morales ou des fautes de l’au-teur. En voulant répondre aux multiples accusations (réelles ou imaginaires) dont il fut l’objet tout au long de sa vie, Rousseau souhaite d’abord se disculper en offrant l’image sincère et entière de ce qu’il fut, avec ses qualités et ses défauts. Mais cette analyse d’intention morale exprime le vécu avec tant de précisions et de richesses que l’entreprise psychologique et morale se transforme en une entreprise existentielle. Par le souvenir et la réflexion, Rousseau met en évidence la réalité centrale de son être : toutes ses passions et ses expériences sont orientées par un mouvement constant, le désir du bonheur. Et c’est ce désir du bonheur qui, en éclairant la signification des passions, en révèle la nature « existentielle ». Le récit des Confessions, complété par les Rêveries, exprime comme un mouvement de dépouillement. Les passions, pures relations affectives à autrui, laissent peu à peu apparaître leur noyau essentiel constitué par le pur sentiment de l’existence.

L’individu qui réfléchit sa vie et ses désirs se révèle peu à peu comme une conscience (nous dirions un sujet) intéressée à sa propre existence en tant qu’elle est la poursuite d’une jouissance. Et cette jouissance est la jouissance de vivre et d’exister. Si bien que l’existence n’est pas seulement le pur fait d’exister, au-delà des passions dérisoires et trompeuses, mais le fait de se saisir comme jouissance de l’existence. Rousseau n’annonce pas le moins du monde le « pur ennui de vivre » qu’on verra chez Valéry, mais le fort sentiment de la jouissance d’exister. Exister, pour Rousseau, c’est se réjouir d’exister.

Tout cela est particulièrement manifeste dans la lettre de Rousseau à M. de Malesherbes, du 26 janvier 1762. Rousseau récuse l’idée (issue de la sympathie) qu’il est « le plus malheureux des hommes ». Bien au contraire, sa solitude fut toujours pour lui une source de jouissance, ou plutôt l’occasion de la révélation de la jouissance d’exister : « Mais de quoi jouissais-je enfin quand j’étais seul ? De moi, de l’univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu’a de beau le monde sensible et d’imaginable le monde intellectuel […] mes désirs [et mes chimères] étaient la mesure de mes plaisirs. » Et la lettre se poursuit en rappelant avec quelle « sorte de volupté » il se livrait au « ravissement » de sa fusion avec l’univers, et avec quelle « agitation » il s’écriait « Ô grand Être ! Ô grand Être ». Au-delà de ces extases panthéistes où il jouissait aussi de lui-même, Rousseau rappelle le « délire continuel » de ses journées de promenade dans la campagne et la montagne, et le sentiment qu’il avait toujours « de pouvoir jouir davantage encore » et lui faisait dire : « je reviendrai demain ».

Cette joie d’être et de se sentir être se déploie et s’exprime dans les moments les plus forts des Confessions, fussent-ils un peu embellis par le souvenir reconnaissant comme à propos de la vie aux Charmettes, avec Madame de Warrens. Cette joie n’est pas seulement issue de la relation à la nature : elle s’éprouve aussi dans la vie simple et rustique, parmi quelques personnes tendrement aimées, vie à la fois intense et calme, douce et « vertueuse » telle qu’elle s’exprime aux Charmettes mais également en ce château fictif de M. de Wolmar (dans La Nouvelle Héloïse) ou dans la maison de l’île Saint-Pierre, avec Thérèse, la servante-maîtresse, gouvernante puis épouse.

Cette jouissance d’exister parcourt donc tout l’œuvre de Rousseau. Elle manifeste à la fois la nature affirmative de la conscience humaine et la nature qualitative de son existence, füt-ce après le dépouillement des passions sociales du paraître et de la compétition. Et c’est dans la dernière œuvre, Les Rêveries du Promeneur solitaire (publiée à titre posthume en 1782) que le sentiment de l’existence s’exprime dans tout son éclat.

Rousseau écrit dans la « Cinquième promenade » : « … et le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs, mais un état simple et permanent qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme, au point d’y trouver enfin la suprême félicite ».

Ainsi, au-delà de l’artifice des attitudes sociales, et au-delà du morcellement du temps et des contenus de la passion, Rousseau accède à une expérience fondamentale qui est à la fois Jouissance et permanence. L’existence est alors pure joie et « suprême félicité ». L’âme peut « rassembler tout son être », se libérer du passé et de l’avenir. Ainsi « le présent dure toujours [.] sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte, que celui seul de notre existence ». Ce sentiment la remplit tout entière. Et « tant que cet état dure, celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir ». Cet état, qui est le bonheur même d’exister comme pure existence actuelle et intemporelle, est l’état que Rousseau connut fréquemment à l’île Saint-Pierre, soit dans ses promenades, soit dans son bateau laissé à la dérive, soit au bord même du lac de Bienne. Rousseau écrit en effet : « Le sentiment de l’existence, dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en dis-traire, et en troubler ici-bas la douceur. »

Ainsi, par ses « extases », et par cette pure jouissance d’exister, Rousseau élève-t-il l’existence même de la conscience au-delà de ces contenus passionnels et inquiets qui forment un « moi », avec ses impressions, son mouvement, son vide et son inquiétude. Soutenu par l’intention profonde du bonheur, le moi se dépouille de ses attaches et de son empiricité; et ce à quoi il accède n’est pas une intellectualité vide, mais au contraire une plénitude qualitative faite de la pure conscience d’exister et de la pure jouissance de cette permanence qui est une liberté et de cette liberté qui est une jouissance de soi.

Plénitude et intemporalité disent donc l’existence pure et, chez Rousseau, l’entrée dans le vif sentiment de l’existence, c’est-à-dire dans la suprême félicité.

Mais l’intensité calme de ces jouissances de l’intemporel reste pourtant le privilège de grands moments d’extase et non pas le tissu permanent de la vie. Entre les moments où s’exprime avec éclat la grande lumière de l’existence (liée chez Rousseau à l’intuition de l’être suprême) se déroule une vie plus ordinaire, déchirée et tourmentée par les passions d’un moi. Qu’en est-il plus exactement ?

Dans la description du cours ordinaire de sa vie il est d’abord clair que Rousseau déploie une réminiscence affective. Il y insiste explicitement. Il prend plaisir à faire « renaître » par le souvenir aussi bien ses extases que les contenus les plus divers de sa vie affective et de ses expériences. Ce qui apparaît alors est une série d’attitudes concrètes, actives ou passives, qui sont bien plus le déploiement d’un moi dynamique que l’enchaînement d’événements psychiques constitués par des passions toutes faites. Même si l’on se réfère à la vie affective de l’auteur, on saisit un déploiement dynamique et quasi inten-tionnel, et non pas un processus mécanique et impersonnel. La finesse et la profondeur des analyses du moi par le moi lui-même révèlent chez Rousseau une unité personnelle et active qui rassemble au long du temps tous les vécus, les plus contradictoires fussent-ils en apparence.

C’est ainsi que l’ambivalence des passions est manifestement chez Rousseau l’alternance de la joie ou de la souffrance, en tant que cette alternance est l’œuvre même de Rousseau. Le moi se révèle ainsi peu à peu comme l’œuvre d’un sujet qui déploie tour à tour sa passivité, sa faiblesse et son tourment, ou son activité explosive, son enthousiasme et ses extases. Il s’agit toujours du même sujet.

Reconnaissons que le terme de sujet n’est pas ici très exact. Rousseau parle de ses penchants, de son inclination, de sa nature et de ses passions, il évoque la propre conscience qu’il a de lui-même, mais n’utilise pas le terme de sujet. Il décrit non un sujet mais une existence comme nous l’avons vu plus haut. Mais cette existence n’est pas seulement l’affirmation de la plénitude de l’être, elle est aussi le déroulement plus ou moins mouvementé d’une affectivité intense et fragile, contradictoire et instable, enthousiaste et tourmentée. Ce que nous voulons mettre en évidence est le fait que cette affectivité et cette « sensibilité » qui font l’être intime de Rousseau sont le fruit de sa propre activité intérieure. Elles sont le fruit de sa liberté et de ses choix intuitifs, sans être toujours le résultat d’une réflexion explicite.

Cette affectivité apparemment instable qui passe brusquement de la dépression à l’enthousiasme ou du désespoir à l’extase, est en réalité unifiée par ce que nous pourrions appeler un projet constant : c’est le constant désir du bonheur le plus intense qui entraîne ou le désespoir du paradis perdu, ou l’extase d’un présent comblé, ou la douceur d’une espérance fictive. Mais ce désir du bonheur est un principe unifiant sans être une rationalité abstraite. C’est la « sensibilité » même de Rousseau, c’est-à-dire sa conscience intuitive, son inclination spontanée et son existence concrète, qui fait l’unité de sa personnalité et permet en effet de reconnaître la marque de Jean-Jacques dans toutes les émotions qu’il éprouve et dans toutes les actions qu’il entreprend.

Départs brusques et ruptures, voyages et errances, disent tous la même poursuite d’un absolu qui est précisément la plénitude existentielle telle que nous l’avons décrite et telle que Rousseau l’a vécue dans l’île Saint-Pierre.

De même, le malheur de la naissance issu de la mort de la mère, la question de la culpabilité face à cette mort, le remords des mensonges qui furent nuisibles à autrui, s’organisent tous autour de ce désir de bonheur qui entraîne Rousseau toujours plus loin, au-delà de sa solitude et de son tourment. La découverte de la sexualité et d’une sensibilité éventuellement passive, s’inscrit également dans cette poursuite et cette attente du bonheur.

Mais l’attente et la poursuite du bonheur sont clairement chez Rousseau le désir d’amour. Le contenu le plus vif du bonheur est l’intensité et la pureté des relations qui établissent entre les êtres une absolue transparence, et très explicitement la joie qui résulte de la contemplation de la joie chez l’autre. Donner la joie ou se réjouir de la joie sont des expériences fréquentes et marquent chez Rousseau le désir constant du « paradis ». Qu’il s’agisse des enfants que Rousseau rencontre et qu’il comble de dons, ou bien des femmes qu’il a aimées, ou bien des rares amis qui émergeaient d’un monde de « persécuteurs », c’est toujours en relation à l’autre que Rousseau déploie son désir de bonheur ou se tourmente de son absence.

Ainsi la signification des passions est-elle toujours active et existentielle, concernant la place même de Rousseau dans le monde social et dans la nature, concernant aussi son propre rapport à lui-même et à l’Être suprême. Le moi, au-delà du mouvement apparent des affects tra-ditionnels, se déploie en réalité comme une existence sensible à la signification de son être et tout entière parcourue par le désir d’amour.

Il y a là beaucoup plus que les sources d’un simple romantisme littéraire. C’est à une philosophie de l’existence que s’ouvre Rousseau, fût-ce dans la condamnation tacite de la démarche philosophique. En effet, il nous présente non pas la vie psychologique de passions mécaniques, mais l’entreprise dynamique d’une liberté qui est une existence et qui, à partir de la situation de départ qui fut la sienne, tente de construire un sens et d’accéder à une plénitude.

Ce désir d’absolu unifie non seulement l’affectivité apparemment contradictoire de Rousseau, mais encore toute son œuvre.

Car ce que le Discours sur l’inégalité met en évidence, c’est la perte d’un paradis originel de simplicité et de jouissance. C’est ce paradis qui, à titre de fiction, anime et inspire La Nouvelle Héloïse, et c’est lui encore, à titre d’avenir politique cette fois, qui inspire Le Contrat social. Mais le paradis à construire sera neuf et différent du paradis originel. La société démocratique de transparence, de vertu et de liberté doit être une société moderne consciente de l’irréversibilité du savoir. La perfection est donc non pas à retrouver mais à construire.

On pourrait penser que cette politique est aussi fictive que le roman, et qu’elle comble simplement le grand désir imaginaire de Rousseau. Il n’en est rien. Rousseau s’appuie non seulement sur le passé hypothétique de l’humanité, et sur le passé réel de sa propre histoire, mais encore sur l’expérience présente qu’il n’a jamais cessé de vivre et qui est la pure jouissance de soi-même dans l’existence extatique auprès de la Nature et auprès de l’Etre.

Le noyau substantiel de la politique de Rousseau n’est pas seulement constitué par l’expérience d’un bonheur « sensible » à l’âme et aux sens, bonheur dont il s’agit de construire les conditions institutionnelles de possibilité. Il est également constitué par l’expérience de la conscience morale. Le futur partenaire du Contrat social sera non seulement un citoyen libre, mais encore un citoyen vertueux. Or, la vertu est définie par Rousseau comme une intuition intérieure : c’est encore l’expérience de la conscience en première personne qui fonde l’unité de l’action temporelle de l’individu en tant qu’action morale, coextensive à la citoyenneté démocratique.

Il reste que cette Démocratie idéale est lointaine et n’existe encore qu’à l’état de projet pour Rousseau et ses contemporains. Au contraire, l’expérience individuelle de la conscience morale est déjà présente pour Rousseau, qu’il s’agisse de lui-même et de sa propre vie, ou de tout autre homme de bonne volonté.

En quoi consiste cette conscience morale ?

Son contenu et sa signification en sont esquissés dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » qui est un texte de l’ouvrage pédagogique Émile, ou de l’éducation (1762). Le prêtre savoyard est une fiction destinée à soutenir une doctrine, mais le modèle de ce prêtre existait : il s’agissait des abbés Gaime et Gâtier, connus à Turin et au séminaire d’Annecy.

En premier lieu, Rousseau fonde la conscience morale (que nous définirons plus loin) sur une doctrine métaphysique : la religion est première, mais elle n’est pas constituée par une révélation sacrée ni des dogmes particuliers. Elle est religion du cœur et croyance; elle affirme l’existence d’un Dieu créateur et organisateur du monde mais aussi créateur de l’homme en tant qu’être libre. Le mal dans le monde provient de cette liberté et l’immortalité est destinée à compenser les souffrances de la vertu et les injustices causées par la méchanceté. L’homme vertueux est alors assuré, par ce Dieu et par cette immortalité, d’accéder au bonheur qu’il mérite et n’a cessé de désirer.

Sur cette base, Rousseau développe sa conception de la morale. Celle-ci ne saurait découler de la raison, trop abstraite et incertaine. Elle découle bien plutôt de l’expérience et de la sensibilité. Le véritable guide moral de notre action réside en nous-même et dans l’expérience intérieure que nous faisons quotidiennement : le bonheur d’autrui nous rejoint, son malheur et sa peine nous attristent et nous font souffrir. Toute la morale découle de cette intuition universelle. Le sentiment que nous avons des autres, la compassion, la pitié, sont des intuitions directes et immédiates qui ne nous trompent pas et nous invitent à rechercher le bonheur d’autrui comme nous poursuivons le nôtre.

Ainsi : « Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu sur lequel […] nous jugeons nos actions et celle d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience. » La conscience morale est donc une intuition, elle est vécue par le sujet même dont nous avons dit qu’il est une existence, et elle est saisie comme l’évidence irréfutable d’une lumière naturelle. Elle ne doit rien à la raison et ses indications sont si fortes et immédiates que le terme d’instinct vient sous la plume de Rousseau :

« Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal qui rend l’homme semblable à Dieu ! c’est toi qui fait l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions… »

Parce que la sympathie avec la souffrance d’autrui entraîne l’indignation immédiate devant l’injustice et la joie devant le bonheur des autres, la conscience morale est métaphorisée comme un instinct; mais ce terme n’est qu’une métaphore en effet puisque l’âme est libre et s’oppose au corps d’où viennent les passions et les égoïsmes. Cette âme vertueuse est alors métaphorisée à l’autre bout de la chaîne comme étant divine. La conscience morale rend l’homme semblable à Dieu. Il devient par là digne de ce bonheur expérimenté constamment comme présence, comme réminiscence ou comme reviviscence tout au long de la vie de Rousseau. Ainsi, l’individu qui est déjà une existence capable d’accéder au bonheur de la plénitude paradisiaque, et du paradis perdu, se rend maintenant digne de ce bonheur qu’il mérite par sa compassion pour autrui et par sa libre inclination pour le bonheur de tous.

Les passions et les contenus passifs du moi sont alors bien dépassés. En outre se manifeste d’une façon implicite mais vive la consubstantialité de l’existence et de la moralité. Au-delà du moi passionnel, l’existence de l’individu s’est constituée à la fois comme le mouvement unificateur de la sensibilité à la poursuite de son bonheur, et comme le mouvement unificateur de la liberté à la poursuite de sa sociabilité. Existence heureuse et existence vertueuse sont les deux aspects d’un seul être : l’individu faible et abandonné construisant par son désir à la fois sa plénitude, son amour et son estime de soi.

2 Quelques questions posées par l’œuvre de Rousseau

Une telle conception de la conscience morale ne manque pas d’entraîner quelques difficultés : avec un contenu existentiel qui emporte notre adhésion (comme l’attention prêtée à l’amour, la sympathie envers la souffrance, et surtout le fervent désir du bonheur et du bonheur partagé), la doctrine se présente pourtant comme le fruit et l’expression d’une métaphysique discutable.

La dépendance d’une évidence morale par rapport à un système déiste n’est pas elle-même une évidence, mais un dogme ou une habitude culturelle mal élucidés. L’affirmation d’un Dieu créateur et bon reste une croyance naïve ou l’expression d’un désir infantile et imaginaire. La seconde affirmation (l’innéisme de la conscience morale) se heurte à la difficulté culturaliste : l’histoire des sociétés humaines manifeste plus la diversité des morales que leur unité « instinctive ».

La naïveté et le dogmatisme de cette conception de la morale sont d’autant plus surprenants et décevants que l’ensemble de l’œuvre de Rousseau comporte des éléments qui auraient permis la constitution d’une éthique véritable et originale. Et ces éléments sont décrits avec la plus grande force : affirmation et goût de la liberté, recherche et expérience profonde du bonheur, construction de l’indépendance par le vagabondage des voyages et par la critique des obligations sociales de convention ou d’habitude, recherche constante de l’authenticité, relation fondamentale à la beauté de la nature, description approfondie et expérience vraie de l’amour. Tous ces éléments auraient pu entrer dans une éthique de la joie qui aurait su éviter l’arbitraire du moralisme inné et austère, en même temps que le dogmatisme d’un déisme simplement protestataire.

Mais pour qu’une telle éthique eût pu se constituer, il aurait fallu que Rousseau fît une place décisive à la réflexion. Or, il combat toujours la « pensée », la méditation, la « philosophie » (comme il dit). La « Septième promenade » n’évoque que pour les déplorer les temps anciens où Rousseau devait écrire, réfléchir, méditer : « J’ai pensé quelquefois assez profondément, mais rarement avec plaisir, presque toujours contre mon gré et comme par force […] la réflexion me fatigue et m’attriste; penser fut toujours pour moi une occupation pénible et sans charme. »

Mais comment, sans réflexion, construire une éthique qui soit claire et communicable ? Seule une réflexion aurait pu rassembler les éléments existentiels de l’expérience pour les intégrer dans une démarche à la fois concrète et respon-sable, personnelle et ouverte.

La critique de la réflexion par Rousseau est d’autant plus surprenante que toute son entreprise psychologique et descriptive est un travail de la réflexion. Toute la richesse des Confessions et des Rêveries provient d’une attention de la réflexion à ses propres mouvements affectifs et existentiels. La connaissance de soi, fût-elle inspirée et orientée par le souci moral de la justification et de l’évaluation de soi-même, est nécessairement une activité réflexive, et Rousseau n’a pas su le reconnaître. On peut alors se demander si cette critique, fort valable lorsqu’elle est celle de l’intellectualisme, n’est pas simplement polémique et adressée aux « philosophes » lorsqu’elle refuse l’évidence de l’exercice même de la réflexion par « l’âme sensible » qui tente de se connaître et de se justifier.

On le voit, il manque ici une véritable théorie du sujet qui saurait déterminer la nature de la relation d’un moi avec lui-même et avec sa propre existence.

La critique de la réflexion par Rousseau laisse donc à l’état de « credo » une morale qui aurait pu se constituer comme éthique. En outre, elle est injuste à l’égard de soi puisqu’elle ignore sa propre activité réflexive. Enfin, elle empêche l’émergence d’une connaissance véritable de l’origine.

En effet, faute d’une critique réflexive de la croyance et d’une élaboration du rapport de soi à soi, Rousseau considère comme origine chronologique et objective des expériences et des situations qu’il reconstruit a posteriori selon son humeur ou son dessein présents. Certes, il reconnaît que l’homme de la nature, l’homme originel antérieur à la société, est une pure fiction. Mais il décrit cette fiction comme si elle était une réalité, et ne sait pas voir une construction dans ce qu’il croit être une simple fiction de reviviscence. Une réflexion manque sur le rapport du présent et du passé. Et cela est aussi vrai en ce qui concerne l’état de nature, état originel de l’humanité, que les souvenirs de l’enfance ou de l’adolescence de Rousseau. Il sait qu’il embellit son passé, mais il pose cependant que ce passé est réellement originel et paradisiaque : or, il est nourri du présent même de Rousseau, c’est-à-dire le plus souvent par son activité actuelle de création, de réminiscence créatrice et d’écriture.

Notre propre souci de critique réflexive ne doit cependant pas nous rendre injuste à l’égard de Rousseau : quelle que soit l’insuffisance de ses analyses de la réflexion, il reste que son œuvre est un apport considérable et décisif de la propre réflexion créatrice de Rousseau. Peu importe les termes et les polémiques. Il reste que, se concentrant explicitement sur lui-même, se rassemblant lui-même au sein de sa solitude et au-delà de son exil, Rousseau déploie au fil d’une écriture toujours somptueuse, tour à tour concrète et méditative, analytique et descriptive, une incomparable connaissance de soi. Attentive et perspicace, soupçonneuse ou indignée, émouvante et contemplative, la conscience tourmentée de soi-même se saisit ici avec une profondeur encore jamais atteinte, et parvient, grâce à la permanence de son désir, non seulement à manifester une « âme » dans la plénitude de sa vie, mais à en exprimer la substance la plus intense et la plus profonde : la pure jouissance de l’existence par elle-même, la pure position du moi comme existence intemporelle et comme densité vive.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

La conviction ou la responsabilité : la conception démoniaque de la politique chez Max Weber

C’est la mise en évidence d’une forme démoniaque du tragique qui parcourt l’essentiel de la pensée de Max Weber. Nous devrons nous y attarder un moment : nous verrons comment le recours à l’alternative éthico-politique non seulement justifie l’injustifiable, mais presque, sous une pseudo-gratuité tragique de l’action, les plus graves ambiguités d’ordre pratique. Comme dans le cas précédent, la position du problème pratique en termes d’alternative aboutit en réalité à l’incapacité absolue de résoudre valablement ce problème par la raison ; tout se passe en fait comme si l’on voulait condamner toute réflexion et justifier le recours à la croyance, tout en s’attribuant le mérite du scrupule de conscience et de la recherche désintéressée. Garder pour soi la bonne conscience morale tout en s’inclinant, la mort dans l’âme, devant les violences de l’histoire, voilà en quels termes on pourrait définir tout le projet de Max Weber.

La pensée de Max Weber repose essentiellement sur l’opposition de la science et de l’action, c’est-à-dire de la connaissance et de la politique. Cette opposition signifie qu’il ne saurait être question, pour la science historique et les sciences sociales en général, de fournir des motivations pour l’action politique, pour les choix et les options qu’elle implique. La science ne saurait intervenir dans l’action.

Cette affirmation semble ne pas faire de difficulté s’il s’agit seulement de distinguer les finalités respectives de la connaissance (qui suppose objectivité et désintéressement} et de l’action politique (qui suppose le combat, la défense de certains intérêts exclusifs d’autres intérêts, et l’esprit partisan qui n’exclut jamais, dit Max Weber, la mauvaise foi dans l’argumentation et dans la pratique).

À y regarder de plus près, cependant, les choses ne sont pas aussi simples ni aussi évidentes. Max Weber ne procède pas à une simple distinction phénoménologique, c’est-à-dire à la distinction entre une attitude méthodologique cognitive (constituée par le souci de la preuve et la recherche des « causalités » données} et une attitude pratique (plus préoccupée de construire que de connaître, d’exercer un pouvoir que d’organiser une intelligibilité). En réalité, la distinction wébérienne va plus loin : l’opposition entre science ct action est destinée à mettre en relief le caractère finalement injustifiabie des choix pratiques exercés dans l’ordre politique.

On sait en effet que Max Weber conçoit l’histoire comme une guerre des dieux. Cela signifie à ses yeux que les valeurs qui inspirent l’action sont toujours injustifiables par la raison (c’est-à-dire, croit-il, la science constituée) et qu’elles reposent donc toujours sur des choix et des options qui ne sont à la limite que des croyances. Et parce que ces croyances sont toujours situées hors du champ de l’intelligibilité rationnelle, l’action politique comporte une part inéluctable de tragique, c’est-à-dire de violence injustifiable. La « guerre des dieux » consiste dans le combat inexpiable des valeurs pratiques et politiques entre elles : toutes finalement gratuites et injustifiables, elles sont donc toutes, inversement, susceptibles d’être adoptées et d’insPirer une action.

Il semble bien que le tragique wébérien soit à la fois une mise on évidence de la violence irrationnelle comme moteur de l’action, et l’affirmation que la politique comme guerre inexpiable et mortelle est une structure indépassable. On peut ici parler de tragique : c’est par sa condition même que l’homme est conduit à agir violemment sans justification rationnelle et sans retraite possible ; cette inéluctable guerre politique de toutes les valeurs contre toutes les valeurs ne peut bien entendu être interprétée comme tragique qu’à la lumière d’une protestation de la conscience du savant qui joint ici la lucidité au pessimisme. Ce pessimisme est ici comme toujours fort ambigu, puisque son objet est à la fois donné comme un mal radical qu’il faudrait condamner ou combattre, et comme une nécessité inéluctablement lite à la nature même de la condition humaine. On rend impossible ce qu’on présente comme exigible.

Le tragique réside donc pour Max Weber dans le fait que le mal comme violence est à la fois indépassable dans l’ordre de l’action (les sociétés sont inéluctablement diverses, séparées et hostiles) et inacceptable dans l’ordre de la connaissance (le savant ne justifie rien et reste indépendant de toute croyance, de tout totalitarisme et de toute pression politique).

Nous n’allons pas reprendre ici les remarquables critiques opposées à Max Weber par Leo Strauss, et qui concernent la pseudo-incommunicabilité des sociétés et la pseudo-guerre irrationnelle des dieux.

Nous devons seulement nous interroger sur cette alternative tragique : ou la connaissance ou la politique (irrationnelle}. Quelles sont, chez Max Weber, l’origine et la signification de l’alternative irréductible qu’il instaure ?

Au premier abord, il pourrait sembler que ce dilemme provienne de la théorie même de la science. Puisqu’il s’agit de la science historique et sociale, il faut définir une méthode qui soit à la fois rationnelle (universalisable et « causale ») et phénoménologique (distincte par conséquent des sciences de la nature). Cette méthode phénoménologique consiste à restituer les univers historiques, c’est-à-dire les divers systèmes de valeurs qui fonctionnent comme motivations de l’action et de la vie historique à l’intérieur de chaque groupe socioculturel et seulement à l’intérieur de tel ou tel groupe. C’est d’ailleurs ici, on le sait, le principal apport de Max Weber, et un résultat irréversible et décisif : l’action historique est à comprendre en termes de motivations et par conséquent de signiñcations, et non pas en termes de causalité aveugle et inerte.

Mais à partir de ce principe méthodologique de base, Max Weber tire une série de conclusions qui conduisent toutes à la non-intervention du savant dans l’ordre pratique. La tâche du savant est d’aider ceux qui agissent à mieux comprendre ce qu’ils font, à mieux évaluer le coût et les conséquences de leur action, à mieux dégager les valeurs qu’implicitement ils poursuivent et celles contre lesquelles, ipso facto, ils entrent en lutte ; mais en aucun cas le savant ne saurait intervenir dans le choix des valeurs : « faire le choix, cela est donc son affaire”? », celle de l’homme doué de volonté, c’est-a-dire de l’homme d’action, « pour peu qu’il agisse avec la conscience de ses responsabilités ».

D’un côté le savant, de l’autre l’homme responsable, le politique : ne semble-t-il pas, comme nous le disions plus haut, que ce soit de cette opposition méthodologique que procédera le tragique webérien ?

Conservons un moment cette hypothèse.

Le savant, ajoute Max Weber, c’est-à-dire « la méthode scientifique de traiter les jugements de valeurs », n’a pas seulement pour tâche de comprendre (verstehen) et de faire revivre (nacherleben) les « buts voulus et les idéaux qui leur servent de fondements », mais encore de porter un jugement critique : or cette critique ne concerne jamais les contenus, mais seulement la cohérence logico-formelle des divers systèmes de valeurs, et des diverses chaînes pratiques finalités-moyens. Ne jouera dans cette critique que le principe de non-contradiction. Le savant n’indique donc à l’homme d’action que la cohérence ou l’incohérence de ses choix, celle qui existe (ou non) entre ses buts et ses moyens, et enfin quelles sont les valeurs indirectement impliquées (ou combattues) par les choix explicites : mais, en aucun cas, le savant ne saurait formuler un choix, ni justifier aucun choix, ni combattre aucune valeur. « Aider l’individu à prendre conscience (des) étalons ultimes qui se manifestent dans le jugement de valeur concret, voilà finalement la dernière chose que la critique peut accomplir sans s’égarer dans la sphère des spéculations. Quant à savoir si le sujet doit accepter ces étalons ultimes, cela est son affaire propre, c’est une question qui est du ressort de son vouloir et de sa conscience, non de celui du savoir empirique », Le savant est donc celui qui voit tout et comprend tout, mais ne choisit rien : la pensée théorique ne doit avoir aucune incidence d’ordre pratique, et cela en raison même de sa vocation : le savant n’a pas à s engager, Il est tenu de n’assumer aucune responsabilité.

Pour Max Weber, la science ne peut donc établir ni fonder un salut, des valeurs, un sens existenticl. Elle ne peut (outre la réflexion sur les moyens); que permettre d’élucider les valeurs et les consequences qui sont effectivement poursuivies ou impliquées en chaque circonstance. « Le courage doit reconnaître cette nouvelle situation et distinguer entre le savant et le chef ou le prophète qu’on réclame mais que l’époque ne peut fournir ». Il convient de distinguer science et croyance, et de ne pas demander de credo à la science : selon Max Weber il vaudrait mieux choisir, en toute lucidité, le « sacrifice de l’intellect », si l’on n’était pas capable de « supporter avec virilité (le) destin de notre époque », qui est celui du désenchantement. il n’appartient pas à la science mais à un prophête où à un sauveur de répondre à la question : « Quel dieu devons-nous servir parmi tous ceux qui se combattent ? Devons-nous, peut-être, servir un tout autre dieu, mais quel est-il ? » Or l’attente messianique ne convient plus à notre temps, privé de prophète et de sauveur, et 1l faut se contenter de répondre aux « demandes de chaque jour ».

À partir de là, on peut apercevoir que la lecture traditionnelle qu’on fait de Max Weber n’est pas satisfaisante et que notre hypothèse n’était pas la bonne : ce n’est pas la conception de la science qui, chez Max Weber, commande le tragique de sa vision de l’histoire. Puisque la vocation de la science n’est pas d’intervenir dans le cours de l’histoire, mais seulement de connaître des « faits » (systèmes culturels, mode de relation causale, « types généraux et idéaux d’attitudes ou de structures sociales, tous métaphorisés par le terme dieux »), le savant en tant que tel ne se trouve affronté à aucune difhculté pratique, à aucune angoisse, à aucun débat de conscience ; ces difficultés, angoisses et scrupules ne sauraient provenir que de l’urgence des choix pratiques. Choix dont les éléments d’appréciation se donnent toujours cependant d’une façon confuse, ambiguë et contradictoire. Aucun de ces problèmes ne saurait se poser à celui qui, tel le savant, a décidé de ne pas choisir, c’est-à-dire de n’exclure ni d’élire, de ne condamner ni défendre aucune cause.

Certes, une telle attitude d’objectivité a le mérite de ne pas soumettre la politique et l’action à de pseudo-connaissances qui, tenues dogmatiquement pour vraies, autoriseraient le totalitarisme et la violence dans leur mise en pratique. La pensée marxiste, qui lie de cette façon la pratique à un dogme théorique, n’a pas le privilège de la violence dogmatique et « scientifiquement » fondée : la pensée de droite, qui fonde son élitisme sur de pseudo-données biologiques, répond au même schéma et pratique le même dopmatisme de la violence. C’est le mérite de Max Weber d’avoir montré que, de certaines données objectives, on ne saurait conclure honnêtement à une forme particulière et exclusive de l’action.

Mais cette conclusion devient erronée lorsqu’on la généralise, et lorsqu’on affirme en somme, comme Max Weber, qu’aucun enseignement pour l’action, ni aucun principe de choix, ni aucune possibilité de condamner quelque système de valeur que ce soit ne sauraient découler de la connaissance rationnelle. On le montrera en détail plus loin.

Constatons au moins qu’une telle doctrine permet toutes les ambiguïtés, puisqu’elle autorise (quelles que soient les circonstances politiques, fussent-elles celle de l’Allemagne d’entre les deux guerres) toutes les abstentions, c’est-à-dire en fait tous les consentements et toutes les complicités, en permettant de sauvegarder en outre toutes les apparences de la conscience scrupuleuse et de la belle âme.

Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qu’il importe est de constater que l’opposition de la science et de la politique n’est en rien l’origine du tragique wébérien.

Ce n’est certainement pas d’une « objectivité » pratiquement irresponsable, c’est-à-dire en fait d’une indifférence, que pourrait découler une conception nietzschéenne ou tragique de la « guerre des dieux ». Or c’est ce « tragique » qui nous importe ici, car si l’indifiérence ne condamne rien l’assomption du tragique permet tout.

En fait, le tragique wébérien provient d’une Opposition qui se situe dans un tout autre champ que celui où s’opposent la vérité scientifique (incapable d’indiquer des choix) et l’action politique (contrainte de choisir par ses propres moyens). Ce tragique provient de l’alternative qui oppose l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité.

Si l’on précise la véritable signification de ces termes dans le contexte wébérien, on s’aperçoit assez vite qu’il s’agit en fait d’une alternative que nous connaissons bien : il s’agit du dilemme entre l’action politique et l’action morale. Montrons-le en détail, contre la lecture traditionnelle qu’on fait de Max Weber.

Sous sa plume, l’alternative semble concerner deux manières de pratiquer l’action politique : l’une se fonderait principalement sur des options et des doctrines, c’est-à-dire des idéaux dont la valeur repose sur une ferme croyance intéricure (une conviction), l’autre se fonderait principalement sur l’attention aux conséquences qu’il appartient au chef politique d’assumer (une responsabilité). L’auteur prend l’exemple du syndicaliste pour illustrer cette éthique de la conviction : n’est-ce pas la preuve que l’opposition des deux formes d’action concerne bien exclusivement la politique ? En réalite, les choses sont plus complexes.

Le fait principal qui peut nous éclairer est si évident qu’il passe inaperçu comme ce qui est éblouissant. Max Weber utilise le terme d’éthique : Verantwortungsethisch (éthique de la responsabilité), et Gesinnungsethisch (éthique de la conviction}. En outre, citant l’exemple du syndicaliste qui, agissant selon ses convictions, serait inattentif aux conséquences de ses revendications, il ajoute immédiatcement un autre exemple, qui est celui du chrétien : « Dans un lanpage religieux nous dirions : “Le chrétien fait ses devoirs et, en ce qui concerne le résultat de l’action, il s’en remet à Dieu.” »

Sur la base de cet exemple, pris parmi d’autres possibles, on peut apercevoir enfin la signification véritable de l’alternative : quand Max Weber oppose deux attitudes politiques, il procède en fait à l’opposition entre le réalisme politique, soucieux de conséquences et d’efficacité, et l’idéalisme moral en politique, c’est-à-dire le moralisme dans la politique. Léthique de la conviction, présentée par Max Weber comme l’une des deux attitudes politiques qui s’excluent, est en réalité chez lui l’éthique du devoir s’opposant à la politique de la réussite. Le dilemme est introduit par Max Weber lui-même dans les termes suivants : « Mais comment se pose alors le problème des relations véritables entre éthique et politique? »

La doctrine de Max Weber, on le sait, est toujours très nuancéce ; on peut se demander si elle n’est pas, ici, confuse et inachevée.

Tout d’abord, l’auteur sait très bien qu’il est artificiel de séparer éthique et politique : « N’existe-t-il absolument aucun rapport entre ces deux sphères, comme on l’a dit quelquefois ?.. Peut-on vraiment croire que les exigences de l’éthique puissent rester indifférentes au fait que toute politique utilise comme moyen spécifique la force, derrière laquelle se profile la violence ? Ne constatons-nous pas que, parce que les idéologies du bolchevisme et du spartakisme ont précisément eu recours à la violence, ils aboutissent exactement aux mêmes résultats que n’importe quel autre dictateur militaire? »

Mais l’affirmation de départ, selon laquelle il existe en réalité un lien entre éthique et politique, n’est pas réellement développée pour elle-même : Max Weber se contente de montrer que l’éthique ne peut pas ne pas juger l’action politique : il n’en tire une nouvelle définition ni de l’éthique ni de la politique. Celle-ci reste pour lui le domaine de la violence, tandis que celle-là reste le domaine de l’absolu, puisqu’il la désigne parfois par l’expression l’« éthique absolue ».

Lorsqu’il rejette simultanément les deux thèses, dont l’une affirme que l’éthique et la politique n’ont aucun rapport (c’est l’alternative que nous étudions actuellement et que nous rejetons aussi) et dont l’autre affirme que « la même éthique est valable aussi bien pour l’action politique que pour n’importe quelle autre espèce d’action », ce n’est pas pour préparer de nouvelles définitions à partir d’une nouvelle conception de la relation entre les deux perspectives. Une telle tâche est certes pressentie par Max Weber, puisque quelques pages plus loin il évoque les cultures où l’éthique se spécialisait et se différenciait selon les conditions sociales et les professions, tel le système de vie hindou, dans lequel chacune des professions (constituant une caste) faisait l’obiet d’une loi éthique particulière, d’un dharma (par exemple, il est dit dans une conversation entre Krishna et Ârjuna : « Fais ce qui est nécessaire », c’est-à-dire la guerre, qui est le devoir qui s’impose à la caste des guerriers). De même, Max Weber écrit que « la doctrine de la corruption du monde par le péché originel permettait d’intégrer avec une relative facilité la violence dans l’éthique ». Mais ce ne sont là que des notations destinées à préparer la critique de la morale de la conviction (celle du Sermon sur la Montagne, comme il le dit à la même page). En fait, la visée réelle de Max Weber ne consiste pas à préparer une nouvelle doctrine de l’action mais à montrer (à partir d’exemples historiques, c’est-à-dire de faits socioculturels) que, dans la réalité, le lien entre l’éthique et le politique est plus étroit qu’on ne le dit : et cette affirmation signifie que le rapport entre l’exigence absolue et la violence est plus ambigu, plus fluent, plus variable et multiple qu’on ne le croyait. Mais ce rapport ambigu, cette ambiguïté de l’action qui fait que, souvent, le mal provient du bien et le bien résulte du mal, toutes ces affirmations reposent (et c’est là ce qui est essentiel pour nous) sur une conception parfaitement traditionnelle de l’éthique et de la politique. Pour Max Weber la morale est en fin de compte ce que produit une religion, c’est-à-dire, dans le contexte où il se situe, les Evangiles et le Sermon sur la Montagne : « Le droit naturel chrétien » repose sur « les exigences a-cosmiques du Sermon sur la Montagne » qui a la forme d’une « pure éthique de la conviction”? ».

De même, les premiers chrétiens « savaient très bien » (dit Max Weber en assumant donc ce point de vue) « que le monde était régi par des démons et que l’individu qui se compromettait (sic) avec la politique, c’est-à-dire avec les moyens de la puissance et de la violence, concluait un pacte avec les puissances diaboliques ». Ainsi, le moyen décisif en politique est la violence, instrument du pouvoir, tandis que l’éthique est l’exigence absolue du tout ou rien, celle des Évangiles : donation de tous ses biens, non-réponse à la violence, et enfin devoir de vérité : « il est, lui aussi, inconditionnel, du point de vue de l’éthique absolue ».

Le but de Max Weber n’est donc pas le moins du monde de préparer une nouvelle conception de la pratique, mais de montrer, en ie déplorant dramatiquement, le divorce (en même temps que le lien) entre l’éthique et la politique : les définitions de celles-ci restent inchangées, et le tragique contemporain résulte, là encore, du heurt entre les exigences de la politique et celles de la morale. Mais la lucidité exige selon Max Weber que l’on aperçoive l’échec de l’éthique de la conviction : cet échec résulte nécessairement de la problématique des fins et des moyens, c’est-à-dire de la justification des moyens par la fin.

C’est à partir de là qu’on peut comprendre le tragique wébérien : il est en réalité le désenchantement nostalgique définissant ses valeurs par une inspiration religicuse qui à perdu sa justification, sa foi et sa croyance, c’est-à-dire son fondement. Pour Max Weber, le Dieu chrétien est mort et sl laisse l’homme seul face à ses responsabilités pratiques : en d’autres termes, l’éthique absolue, « la conduite sciemment éthique de notre vie qui jaillit de toutes les prophéties religieuses » et qui se présente désormais sous la forme d’un « rationalisme grandiose » a dû céder le pas aux « compromis et aux accommodements ». Sur les ruines de la foi chrétienne et sur la base d’un désenchantement du monde issu de la fin du merveilleux et du sacré, « la multitude des dieux antiques sort de ses tombes, sous la forme de puissances impersonnelles qui tentent de faire retomber la vie humaine en leur pouvoir, et de la faire participer à leurs luttes éternelles ».

En clair, cela signifie que la conscience moderne est déchirée entre les forces violentes exclusives qui occupent tout le champ politique, lorsqu’il est laissé sans recours par l’effondrement des bases de l’éthique absolue, celle de la conviction. La lucidité consisterait à accepter ce désenchantement, c’est-à-dire à la fois la nostalgie d’une éthique ancienne sans efficacité ni pouvoir, et la nécessité d’une politique moderne faite de violence et de gratuite. Cette gratuité s’appellera le destin : « C’est le destin qui gouverne les dieux et non pas la science. »

Le destin tragique, c’est-à-dire la contingence injustifiable des combats et de la violence historiques, doit être affronté avec courage : cela ne peut se faire que par le renoncement à l’éthique illusoire de la conviction, et par l’assomption d’une éthique de la responsabilité qui consiste pratiquement à répondre aux exigences quotidiennes de la politique. Les « tourments de l’homme moderne » proviennent d’une seule question : « Comment se montrer à la hauteur du quotidien » , lorsqu’on la pose après la ruine du messianisme ?

On le voit, la doctrine de Max Weber repose sur la même alternative que l’opposition de la violence et de la pureté. La signification de la nouvelle opposition (la responsabilité ou la conviction) est la même que précédemment : il s’agit en fait d’une disjonction entre ce que l’on dit être la morale et ce que l’on dit être la politique. Et, comme précédemment, le tragique est la « prise de conscience » de ce que l’on croit être une condition inéluctable ou structurelle de la vie sociale, c’est-à-dire une situation sans issue. Le tragique consiste dans l’impossibilité où serait l’homme de choisir valablement entre ses responsabilités politiques, impliquant l’usage et la justification de la violence, et ses convictions morales et religieuses, impliquant le désir de l’universel, c’est-à-dire du devoir inconditionnel de respect de l’humanité.

En réalité, cette manière de poser le problème met en évidence le fait qu’il n’est possible de décrire l’action en termes tragiques qu’à la condition d’opposer le domaine politique et le domaine moral, tout en maintenant les définitions traditionnelles de ces termes. Il existe cependant une différence entre l’attitude des moralistes comme Camus (ou B.-H. Lévy, qui retrouve la même conception) et celle des politiques comme Max Weber. Le « moraliste » prend acte du tragique de la violence, mais il lui oppose une protestation inconditionnelle, celle de l’individu sans pouvoir qui néanmoins parle et proteste. Seule une image de l’homme est ainsi sauvée, les politiques poursuivant quant à eux l’exercice de leur pouvoir et le déploiement de la violence.

Opposé à cette générosité abstraite, Max Weber se fait le défenseur de l’homme politique, soucieux de ses responsabilités concrètes et réelles : en fait il choisit, lui, la politique. Or l’essentiel de ses analyses a consisté à montrer le caractère démoniaque de celle-ci, c’est-à-dire la gratuité des déchaînements impersonneis de la violence.

On voit bien le paradoxe auquel on aboutit : tout en distinguant et définissant une « éthique absolue », Max Weber se fait le défenseur des pratiques politiques, et cela, en tant précisément qu’elles ont perdu leurs justifications absolues et qu’elles expriment toutes le relativisme démoniaque le plus total. C’est pourquoi il peut faire l’éloge nostalgique de la politique des castes guerrières hindoues : « Cette specialisation de l’éthique permet à la morale hindoue de faire de l’art royal de la politique une activité parfaitement conséquente, soumise à ses seules lois, toujours plus consciente d’elle-même. »

Or, justifier toute pratique politique (comme certains révolutionnaires) ou déplorer (comme Max Weber) qu’il n’existe plus aucune morale capable de justifier ou de condamner aucune politique, revient strictement au même : on érige en disciplines séparées la morale (qui serait formelle et donc abstraite ou caduque) et la politique (qui seule serait réaliste et sérieuse, c’est-à-dire révolutionnaire pour les uns et démoniaque pour les autres). C’est précisément cette autonomie de la politique que Max Weber décrit dans la phrase que nous venons de citer plus haut, et dont il déplore qu’elle ne corresponde plus à a situation moderne.

De toute façon, on rejette (cyniquement, comme Lénine, ou d’une manière ambiguë, comme Max Weber) la morale d’un côté, et la politique de l’autre, le seul matériau de l’histoire étant cette « politique » avec ses « lois propres ».

Cette attitude repose sur une pétition de principe, ou une confusion, ou une contradiction que nous voudrions maintenant mettre en évidence chez Max Weber, avant de tirer des conclusions plus générales dans un prochain chapitre.

La circularité ou la confusion de la pensée wébérienne s’exprime directement dans la phrase citée plus haut sur l’art royal de la politique chez les anciens Hindous : dans ce texte, Max Weber parle de « morale hindoue » et d’une « éthique spécialisée ».

Pourquoi l’intervention de cette idée de morale, dans un texte qui définit une politique ? A cela, une seule explication possible : Max Weber est parfaitement conscient du fait que tout système politique est une éthique.

En réalité, le mérite de Weber a précisément consisté à montrer que les systèmes politiques sont des systèmes de significations et des lignes d’action constituées par des normes, des croyances et des motivations, et qu’ils sont ipso facto des systèmes de valeurs : mais un système de valeurs est précisément une éthique.

De là provient la difficulté de la distinction wébérienne : toute conviction, si elle est une éthique, vise à sa propre réalisation et se saisit donc elle-même comme responsabilité ; inversement, toute responsabilité, si elle estime devoir faire usage des moyens politiques pour la réalisation de ses buts, se considère ipso facto comme un devoir et une valeur, c’est-à-dire une conviction. Mais si toute responsabilité se pose comme une valeur, et si toute conviction se définit des responsabilités, la distinction wébéricnne est logiquement artificielle et non pertinente. La signification de cette opposition ne peut donc être que pratique : elle est destinée à soustraire la politique non pas à toute problématique morale comme elle le prétend, mais à toute problématique qui supposerait une autre morale que la sienne.

Car si toute politique est une éthique, cela implique qu’en soustrayant la politique à tout jugement de valeur étranger à ses principes, on assume en fait la morale contenue dans la conception qu’on aura de la politique. Le langage tragique ou pathétique ne change rien à l’affaire : Weber assume le démoniaque de la politique comme conflit de forces arbitraires. Et puisque les forces sont impersonnelles et sans fondement, c’est finalement la relativité et la gratuité de toutes les politiques concrètes que Max Weber nous appelle à assumer. Il le précise d’ailleurs clairement en invitant chacun à savoir reconnaitre puis à « suivre son démon ».

Quand Max Weber souhaite que l’homme poiitique fasse preuve de « passion lucide », de « responsabilité » et de « mesure », c’est en termes éthiques (traditionnels) qu’il décrit l’attitude responsable : aussi est-il cohérent lorsqu’il parle d’une « éthique de la responsabilité ». Mais cette cohérence formelle repose sur une incohérence fondamentale, puisqu’il affirme en chaque politique un « démon » injustifiable, que personne ne saurait valablement critiquer .

On retrouve ici l’ambiguïté : dans un style qui est parfois celui des moralistes et des professeurs de morale (« soyez, en politique, responsables, lucides, passionnés, mesurés »), Max Weber dit à la lois sa nostalgie de la morale chrétienne (se justifiant ainsi) et le contenu de sa nouvelle éthique politique : il revendique pour chaque responsable politique et pour chaque groupe social le droit de suivre son démon, c’est-à-dire, en fait, la poursuite de sa propre victoire, sans autre justification que les fins mêmes fixées par ce « démon ».

Mais séparer l’éthique et la politique, puis décrire ce dernier domaine avec des termes moraux, constitue une pétition de principe. En réalité, parce qu’il n’amène pas de nouvelle définition du politique qu’il souhaite opposer à l’éthique tout en le définissant en termes moraux, Max Weber fait simplement régner la confusion.

A cette confusion théorique (incapable de définir l’éthique et la politique de façon à tenir compte du champ de la croyance, de la valeur, et des intérêts qui les englobe toutes deux), s’ajoute l’impuissance pratique (puisqu’il n’a su ni prévoir ni agir sur son temps).

Car la morale, chez lui, reste la forme de l’action politique : tout en pressentant qu’une politique est une éthique, Max Weber ne dit rien des finalités de la politique et ne prend jamais parti : ce n’est pas en elles qu’il situe l’éthique mais seulement dans une forme universelle et traditionnelle, c’est-à-dire kantienne, de la responsabilité et du devoir. Quant aux finalités concrètes, il en fait des forces impersonnelles et des démons qui s’opposent dans un perpétuel conflit aussi injustifiable que nécessaire.

Ainsi, le dernier paradoxe n’est pas le moindre : le nietzschéisme de Max Weber se double d’un kantisme qui aurait renoncé à ses illusions mais non à ses déhnitions. La morale est toujours pour lui la forme universalisable de l’action, mais l’action est toujours la contingence démoniaque et singulière de la violence.

(Éthique Politique et Bonheur par Robert Misrahi)

Spinoza (1632-1677)

1. Pour une éthique de la joie : l’esprit humain comme idée du corps, comme désir et comme réflexion

1.1. La signification éthique et subversive du rationalisme de Spinoza

C’est avec Spinoza que s’instaure, au XVIIe siècle, une philosophie authentiquement et radicalement neuve. La doctrine est d’abord le premier grand système qui, englobant une ontologie, une théorie de l’homme, de la connaissance et des affects, et enfin une éthique de la joie, se présente comme une totalité organique et bien structurée, construite avec la rigueur des démonstrations « mathématiques », et ramassée en un seul ouvrage, L’Ethique. Cette doctrine est ensuite le développement d’une conception unitaire de la philosophie dans laquelle la connaissance de la nature et la connaissance de l’homme sont explicitement destinées à fonder une éthique, c’est-à-dire des principes pour l’existence et pour la joie.

C’est en raison de sa visée éthique que le rationalisme de Spinoza n’est pas, comme on l’a cru, un intellectualisme abstrait, mais une philosophie rigoureuse, techniquement élaborée et consacrée cependant à la libération des esprits et à la recherche des conditions d’une existence à la fois concrète et heureuse. En effet, tout l’objet de la philosophie est de « rechercher s’il [n’existe] pas un bien véritable et qui [puisse] se communiquer, quelque chose enfin dont la découverte et l’acquisition me procureraient pour l’éternité la jouissance d’une joie suprême et incessante » (Traité de la réforme de l’entendement, prg. 1).

Assigner à la philosophie l’accès à un bien véritable qui soit une joie parfaite est une entreprise apparemment classique mais qui, mise en œuvre par Spinoza, va s’avérer tranquillement et radicalement subversive.

En effet, le cadre dans lequel cette philosophie va se déployer, et le fondement de cette éthique qui deviendra une sagesse de la béatitude, sont constitués par la doctrine du Dieu-Nature. Or, il s’agit là d’un monisme explicite qui identifie clairement Dieu et tous les aspects possibles de la Nature les attributs inconnus et les deux attributs de l’Étendue et de la Pensée): un tel monisme est à bon droit interprété au XVIIe siècle comme un athéisme, et condamné par les philosophes aussi bien que par l’église et la Synagogue. Spinoza fut d’ailleurs excommunié par la communauté juive d’Amsterdam en 1656, avant même qu’il n’ait publié aucun ouvrage. L’excommunication fut prémonitoire puisqu’en 1670 paraît sous l’anonymat l’ouvrage qui suscita toute la haine des métaphysiciens du XVIIe siècle, et toute l’admiration clandestine des philosophes du XVIIIe siècle : le Traité théologico-politique, dans lequel notre philosophe récuse le caractère divin des Écritures et considère la Bible comme une œuvre humaine contenant essentiellement une morale de justice et de charité, une législation nationale pour l’ancien État des Hébreux, et une sagesse universelle prônant la connaissance et la joie, c’est-à-dire « la vraie vie de l’esprit ».

C’est sur la base de cette critique de la religion monothéiste, que Spinoza développera dans L’Ethique la critique d’un dieu personnel imaginairement conçu comme un monarque, un juge ou un père, et construira sa théorie de la Nature. Celle-ci est une Substance unique, c’est-à-dire la somme infinie de tous les attributs infinis, et de tous les modes finis : seuls existent en acte la Substance et les modes, c’est-à-dire les « choses singulières ».

Ce monisme est subversif parce qu’il est en réalité un humanisme : pour Spinoza, c’est l’homme qui est le but de la philosophie, et c’est lui qui, par son esprit et sa raison, peut construire une philosophie qui soit en effet au service de la liberté et de la béatitude et non au service d’un Monarque ou d’un Dieu.

Certes, L’Ethique se termine par la description de « l’amour intellectuel de Dieu », mais cet « amor Dei intellectualis » n’est en rien une mystique (impossible dans le Système). Il s’agit d’un rapport réfléchi à soi, à la Nature et aux autres, rapport qui permet le dépassement des affects et l’accès à la félicité, c’est-à-dire au sentiment d’être et de plénitude. En outre, « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même » : la plus haute vertu, pour Spinoza, est en effet le fait même d’être dans la joie extrême et permanente, appelée traditionnellement « béatitude », mais décrite d’une façon neuve comme joie humaine et active. C’est que la dimension fondamentale de cette joie n’est pas, comme on l’a souvent pensé, la seule sérénité issue de la connaissance de la nécessité universelle, mais la conscience « adéquate » de sa propre autonomie et de l’affirmation joyeuse de son être. En elle réside le véritable « salut ».

On le voit, pour mieux comprendre le sens véritable de la « béatitude » et du « vrai bien », il est indispensable d’examiner ce qui les fonde et les rend possibles : nous devons examiner la doctrine spinoziste de l’homme, c’est-à-dire cette anthropologie qui est une description de l’esprit humain.

1.2. L’homme unifié

C’est la théorie de l’unité de la substance

(« Dieu, c’est-à-dire la Nature », Eth., IV, 4, Démonstration) qui rend d’abord possible la théorie de l’unité de l’homme. Parce que, pour Spinoza, il n’existe plus de monde transcendant intelligible qui entraînerait le dualisme de l’âme et du corps au milieu du monde matériel, il devient possible de comprendre autrement l’unité de l’être humain.

Celui-ci, comme chose singulière, appartient à la Substance infinie et il en est l’expression sous la forme de deux de ses attributs (l’Étendue et la Pensée). Plus précisément, en prenant les choses à partir de l’homme lui-même (et non à partir de la Substance où il s’inscrit), l’homme est un individu singulier et limité qui comporte deux aspects. Ainsi l’homme est un corps singulier, unifié comme totalité organique (un mode fini de l’étendue infinie) et il est en même temps l’idée de ce corps : c’est « l’esprit humain » que nous appellerions aujourd’hui « la conscience » et qui n’est plus une substance comme « l’âme » traditionnelle encore présente chez Descartes. Comme « idée du corps », l’esprit humain est « un mode fini de la Pensée », c’est-à-dire de l’attribut infini de la Pensée, lui-même étant l’une des expressions de la Substance, c’est-à-dire de la Nature.

L’homme n’est donc plus l’union mystérieuse d’une âme spirituelle et d’un corps matériel, mais l’unité fonctionnelle d’un Corps qui a l’idée de lui-même et qui est ainsi le corps individuel d’un esprit individuel. Cette réalité unifiée s’inscrit tout naturellement dans le système de la Substance unique, c’est-à-dire de la Nature unique au nombre infini d’aspects, c’est-à-dire d’attributs. De même que, dans l’absolu, Pensée et Étendue ne sont pas deux êtres infinis mais deux des aspects infinis d’un seul Être (Dieu, c’est-à-dire la Nature), de même le corps humain et l’esprit humain ne sont pas deux réalités distinctes qu’il faudrait réunir, mais les deux aspects contemporains d’une seule réalité : l’individu humain. Et, s’il en est ainsi, c’est que : « L’homme n’est pas un empire dans un empire » (Ethique, III, Préface). Il est un être de la Nature, il obéit aux mêmes lois que la Nature et, comme tous les êtres naturels, il exclut la transcendance. Mais, comme être fini singulier il se relie à tous les aspects infinis de la Nature et, comme eux, il est l’expression singulière d’une seule Substance, c’est-à-dire l’expression simultanée et finie, d’une part de la Pensée – l’homme est « idée » du corps propre, et « idée » des choses singulières et d’autre part de l’Étendue – l’homme est un corps fini et individué.

Pensons aux deux faces d’une feuille de papier, ou à deux versions d’un même texte en deux langues.

Cette doctrine (appelée ultérieurement doctrine du « parallélisme ») présente plusieurs avantages considérables. D’abord l’homme y est conçu comme un être naturel, qu’il sera donc possible de connaître et d’éduquer sans avoir recours à des mystères, à des puissances occultes, à des actes de foi ou de soumission.

Ensuite le problème de l’union de l’âme et du corps est dépassé, puisque l’homme est déjà par lui-même un corps conscient de lui-même, c’est-à-dire un corps et un esprit; dans cette perspective est également dépassée la question artificielle des rapports de l’âme et du corps en tant qu’action de l’âme sur le corps, ou du corps sur l’âme. Cette action hypothétique, posée par tous les dualismes, crée plus de difficultés qu’elle n’en résout puisque l’action d’un esprit sur un corps (ou d’un corps sur un esprit) reste mystérieuse et, à vrai dire, impossible. Pour Spinoza il existe un déterminisme rigoureux dans la Nature, mais il s’exerce toujours horizontalement et dans le cadre d’un même attribut : les corps agissent sur les corps, et les idées agissent sur les idées. Le déterminisme est rigoureux mais il est spécifique et non pas transversal.

L’esprit ne peut agir sur le corps ni le corps sur l’esprit; mieux : cette interaction est non seulement impossible en raison de la spécificité de chaque domaine de la Nature, mais elle est en outre inutile. En effet, chacun des deux aspects de l’individu correspond à un seul événement; chaque aspect (c’est-à-dire une « idée » comme mode de la Pensée, un « corps » comme mode de l’étendue) exprime dans son registre un seul et unique événement. C’est ainsi qu’un « affect » est simultanément un mouvement du corps et un contenu de conscience, une « idée ».

Nous y reviendrons.

Le dernier avantage de cette doctrine unitaire est de rendre possible une libération par rapport à la « servitude » des passions. Il ne sera plus question d’agir spirituellement sur le corps pour le maîtriser ou le réprimer, mais de transformer par l’esprit la conception et la vie même de l’esprit humain. À cet événement de la réflexion correspondra un événement du corps, c’est-à-dire une transformation réflexive et non pas volontariste de la vie du corps et de l’esprit.

Mais il ne suffit pas de dépasser les faux problèmes et les solutions fallacieuses. Il faut maintenant poursuivre l’examen direct de la nature de cet « esprit » qui n’est pas une « âme » mais qui est bien plus : la conscience unitaire de son propre corps. Nous attirons l’attention sur un problème de traduction simple mais décisif :

Appuhn traduit le terme spinoziste latin mens par « âme », créant ainsi l’occasion d’un contresens. Nous proposons de traduire ce terme par « esprit », plus fidèle, pensons-nous, à l’inspiration humaniste de Spinoza. Mais qu’en est-il de cet « esprit humain » ?

1.3. L’individu comme Désir, et la théorie des Affects

« L’esprit humain » est d’abord, on l’a vu, réalité individuée, à la fois corps et idée du corps. Pour mieux le connaître, il convient d’éviter aussi bien le divorce entre l’âme et le corps, tel qu’on peut le constater chez Descartes, que la réduction de l’âme à des mouvements corporels, telle qu’on peut l’apercevoir chez Hobbes. Bien au contraire, il convient de respecter la spécificité. de chacun des deux domaines qui constituent l’individu, et par conséquent de décrire l’esprit en termes d’idées, et le corps en termes de mouvements. En outre, cette spécificité des deux domaines n’empêchera pas leur unité foncière, puisque ces deux domaines sont respectivement l’expression d’un seul événement, d’une seule réalité.

Quelle est cette réalité qui fait l’essence simultanée de l’esprit et du corps ? C’est ici que la pensée de Spinoza accomplit le progrès et la synthèse les plus significatifs de toute la philosophie du XVIIe siècle : l’esprit humain (que l’on désignera ultérieurement comme sujet et comme conscience) est non seulement « l’idée du corps », mais encore « la tendance à persévérer dans l’être ».

« L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose » (Eth. III, 7).

Cet effort, ce conatus est l’origine et le fondement du mouvement même de la vie et, à ce titre, il se nomme cupiditas, c’est-à-dire non pas convoitise mais Désir. Le regard de Spinoza sur l’individu humain est ainsi totalement neuf et concret. L’homme n’est pas d’abord un être spirituel destiné à la connaissance, mais un être synthétique destiné à l’existence. Car le Désir est inséparable de l’activité même de l’individu, il est très exactement sa puissance d’agir. Spinoza identifie « effort », « activité », « existence » et « force d’exister » (« vim existendi »).

C’est pourquoi il peut écrire : « Le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée par une quelconque affection d’elle-même à accomplir une action » (Eth. III, déf. des Affects I).

Ainsi l’homme est un être concret et dynamique dont toute l’essence est de déployer activement un effort existentiel. Cette vérité est universelle, puisque tout homme est Désir et activité, mouvement de la vie vers la vie; mais elle est également singulière puisque tout individu a une essence singulière (ce que nous appellerions un « moi » ou une « personnalité ») et que cette essence singulière n’est pas une force occulte ou inconsciente, mais la somme des actions effectives de l’individu.

L’essence de l’homme, comme puissance singulière d’agir et d’exister est simultanément puissance du corps et puissance de l’esprit, c’est-à-dire « existence en acte » (Eth. IV, 21).

On peut aller plus loin : la puissance existentielle n’est pas un mouvement absurde ou une force vide mais au contraire une puissance qualitative. L’effort pour exister, c’est-à-dire le Désir, se déploie non seulement comme une puissance intérieure mais encore comme une puissance qualifiée, ou qualitativement donnée à elle-même : et le contenu qualitatif du conatus et du Désir est la joie.

Plus précisément, la joie est le sentiment (Spinoza dira : affect) ou la conscience d’un accroissement de la puissance d’exister : si la puissance d’exister, le Désir en acte, sont définis comme « perfection », alors « La Joie est le passage d’une perfection moindre à un plus grande perfection » et « la Tristesse est le passage d’une plus grande perfection à une perfection moindre » (Eth. III, Déf. des Affects II et III).

Ainsi, parce que le Désir est dynamique il est toujours qualifié ou comme Joie ou comme Tristesse, selon que la densité d’être est vécue comme puissance qui s’accroît ou comme puissance qui se réduit. L’esprit (et le corps avec lui) se saisit comme enveloppant « plus ou moins de réalité qu’auparavant ».

Le sujet humain est donc persévérance active dans l’être, c’est-à-dire Désir, et celui-ci est toujours saisi qualitativement ou comme Joie ou comme Tristesse. Mais il est clair que le mouvement spontané, c’est-à-dire la vérité du Désir, consiste à poursuivre l’accroissement de sa puissance intérieure, c’est-à-dire la Joie.

A partir de là, Spinoza pourra définir les Affects et ce que nous appellerions la vie affective. Avant d’examiner celle-ci, insistons sur la signification de la démarche spinoziste.

Le Désir (qui est la source des actions et des passions) n’est pas « un vice de la nature humaine » (ibid., III, Préf.). La morale ne peut consister à accabler et à mépriser l’homme et ses passions. Il faut au contraire commencer par situer l’homme dans la Nature, et poursuivre l’étude de l’essence de l’homme au moyen de la raison et selon les mêmes principes qu’on utilise pour la nature : lois générales, intelligibilité, rationalité des événements pour l’observateur, sinon pour l’intéressé. En fait, Spinoza propose une véritable anthropologie.

Il faut remarquer en outre que cette philosophie de l’homme est ouverte, « optimiste » et généreuse : Spinoza met en évidence le Désir et la joie et combat les idées de péché et de perversion. Il souhaite l’homme non pas coupable et soumis, mais heureux, libre et vivant: « Personne ne peut désirer être heureux, bien agir, et bien vivre, qu’il ne désire en même temps être, agir et vivre, c’est-à-dire exister en acte » (Eth. IV, 21).

Nous pouvons maintenant poursuivre notre analyse.

Le Désir est pour Spinoza source d’activité et puissance existentielle, et non pas origine des seules passions. Précisons cette idée. Le Désir n’est pas en lui-même un manque ou une souffrance, ou une déchéance, ou une perversion, il est un dynamisme existentiel, une « activité » et non une « passivité ». En outre, cette activité est toujours qualifiée : le Désir est à ce titre la source des « affects », ceux-ci étant le contenu du Désir : « J’entends par Affect les affections du Corps par lesquelles sa puissance d’agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées » (Eth., III, Déf. III).

La puissance d’agir est le contraire de la passion puisqu’elle est activité : et pourtant on peut parler d’affect. Celui-ci, chez Spinoza, peut être actif: il est alors le sentiment d’un accroissement de puissance, présent dans tout contenu affectif dérivé de la Joie (amour, admiration, amitié, etc.). Mais il peut être passif : il est alors le sentiment d’une réduction de la puissance intérieure, sentiment présent dans toutes les « passions » dérivées de la Tristesse (haine, jalousie, colère, etc.).

La position de Spinoza est donc fort claire : le Désir produit ou des actions ou des passions. Il n’y a donc pas lieu de le combattre en tant que Désir et source de joie, mais de le comprendre en tant qu’il est la source et de la Joie et de la Tristesse. La tâche est donc de comprendre pourquoi et comme le Désir peut être parfois la source des « passions » et de la « Tristesse » et à rechercher s’il n’existe pas un « remède » aux passions qui ne soit pas une condamnation moralisatrice et superstitieuse.

1.4. Servitude et liberté : de la vie passive à l’existence active

La connaissance rationnelle des Affects (par le philosophe) permet effectivement de comprendre la nature des « passions » : elles sont les « affects passifs ». Elle ne sont pas identiques au Désir et à l’ensemble des affects, puisque ceux-ci peuvent être des « affects actifs », c’est-à-dire des actions. Les passions sont identiques aux seuls affects passifs.

Mais quelle est la différence entre ces deux sortes d’affects, c’est-à-dire entre les actions du Désir et les passions de ce même Désir ?

Pour cerner cette différence, il faut faire intervenir la notion de causalité « adéquate » et de causalité « inadéquate ». Ce qui distingue l’action et la passion n’est pas, pour Spinoza, le pseudo-caractère rationnel de l’action et le pseudo-caractère affectif des passions : ce qui est issu du Désir peut aussi bien être actif que passif. Ce qui distingue alors l’action et la passion est le degré d’autonomie de l’affect et par conséquent du Désir. Toute notre activité est issue du Désir et se saisit donc comme affect : celui-ci est toujours conscient car il est « une affection du corps » accompagnée de « l’idée de cette affection » (Eth., III, 9).

Mais dans ces affects, et donc dans la vie du Désir, nous pouvons être ou ne pas être la cause suffisante de nos actes : nous sommes actifs et libres lorsque nous sommes la cause « adéquate », c’est-à-dire autonome et suffisante des actes du Désir, et nous sommes passifs, c’est-à-dire soumis à la servitude des passions, lorsque nous ne sommes que la cause partielle et insuffisante de ces actes. Et notre Esprit est nécessairement actif lorsqu’il a des « idées adéquates », c’est-à-dire vraies et totalisatrices, et nécessairement passif lorsqu’il n’a que des idées inadéquates, c’est-à-dire partielles, fausses et imaginaires.

La servitude des passions n’est donc pas issue du Désir en tant que tel, mais du manque de connaissance qui nous réduit à n’être que la cause partielle de nos actes. La véritable liberté n’est pas l’indifférence ou la toute-puissance de la « volonté » : celle-ci, en tant que pseudo-faculté, n’est qu’une abstraction et une fiction. La liberté ne saurait être le libre arbitre exercé par une faculté de l’âme, aussi fictive qu’abs-traite. Bien plutôt la liberté réelle consiste en l’autonomie de nos actions.

Cette autonomie est le lien qui existe entre notre essence (et donc notre Désir) et nos actes : nous sommes libres lorsque nos actes découlent de notre seule essence et que nous connaissons cette relation. Il en est ainsi lorsque nous connaissons et comprenons, par des idées vraies, la cause entière de nos actes. Si, au contraire, nous ne connaissons pas notre être ni nos actes, ceux-ci se produisent aussi bien sous l’effet de causes intérieures (nous-même) que sous l’effet de causes extérieures (le monde). Etre libre, ce n’est donc pas « lutter » contre nos « passions », mais développer une telle conscience de nous-même que nous serons la cause suffisante de nos actions parce que nous les ferons résulter de notre être et non pas du monde ou de valeurs imaginaires.

Si la connaissance adéquate est l’origine de notre liberté c’est qu’elle seule nous donne la conscience de ce qu’est réellement notre Désir, et de ce qu’il peut réellement. Son pouvoir et son action sont à la fois plus étendus que ne le pense le dogmatisme des valeurs, et moins étendus que ne l’imagine souvent l’individu.

C’est ici qu’intervient une analyse si audacieuse qu’elle en est exactement subversive, analyse aux termes de laquelle Spinoza renverse et inverse les rapports traditionnels entre le Désir et le désirable, c’est-à-dire entre le Désir et les biens qu’il poursuit : « Il ressort donc de tout cela que nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons » (Eth. III, 9, sc.).

La connaissance adéquate consiste d’abord (mais pas seulement) à prendre conscience de ce pouvoir créateur du Désir et à nous libérer d’une emprise extérieure : celle-ci (comme dans l’ambition qui torture certains esprits) résulte d’une illusion de l’imagination qui attribue une « valeur » objective à un but (pouvoir, richesses, honneurs) qui, en réalité, n’a pas d’autre valeur que celle que lui accorde notre Désir. Ainsi, dans la passion, celui-ci s’enchaîne-t-il lui-même par ignorance de sa propre causalité, et par négation de fait de son autonomie.

Il existe donc un lien entre connaissance et liberté : mais ce lien ne réside pas dans la répression des passions par la raison, il réside dans la prise de conscience de l’essence véritable du Désir. La liberté est la réalisation consciente de soi-même.

Cette prise de conscience, cette connaissance, est à la fois la conscience de l’autonomie de l’esprit dans la création de ses buts et de ses valeurs, et la conscience de la spécificité personnelle et individuelle. Seule une telle conscience réflexive saura poursuivre exclusivement les buts et déployer exclusivement les actions qui expriment l’essence de chaque Désir, c’est-à-dire de chaque individualité.

Alors, mais alors seulement, l’individu déploiera une existence active, c’est-à-dire à la fois autonome et joyeuse, joyeuse parce qu’autonome.

C’est une véritable sagesse qui sera dès lors atteinte : l’individu ne se sentira pas exister seulement lorsqu’il souffre ou lorsqu’il a des passions, mais il vivra constamment avec le sentiment positif d’accéder à l’être, dans le temps même où il accède à la joie » (Eth., V, 43, sc.).

Pour mieux comprendre ce passage de la vie passive à l’existence active, nous devons maintenant esquisser la théorie spinoziste de la connaissance. Elle nous permettra aussi de compléter la doctrine même de l’esprit humain, en tant qu’il est non seulement Désir, mais encore Réflexion.

1.5. La théorie spinoziste de la connaissance et le rôle de la réflexion. La béatitude

L’ordre d’exposition de cette théorie ne correspond pas à l’ordre de sa découverte. C’est en se référant à celui-ci que l’on comprendra la nature et la fonction réelles de la connaissance dans la théorie spinoziste de l’homme.

C’est la première page du Traité de la reforme de l’entendement qui définit exactement la démarche spinoziste : après avoir constaté la fragilité et la relativité de tous les biens poursuivis spontanément (plaisirs, honneurs, richesses), après avoir compris que leur valeur ne venait que de sa propre attitude (de son Désir), Spinoza s’est décidé à « réfléchir » en profondeur et à rechercher « un vrai bien » qui puisse conférer une joie permanente, extrême et communicable.

Il apparaît donc clairement que le projet existentiel et éthique est premier : la nécessité de « réformer l’entendement » sera une conséquence de ce projet, puisqu’il faut disposer d’une théorie solide de la connaissance pour être en mesure de réformer notre entendement, réforme indispensable pour définir et atteindre le vrai bien, c’est-à-dire la joie.

Pour établir cette théorie, la méthode sera « réflexive ». C’est précisément comme théorie réflexive de la connaissance que les résultats de la première démarche de Spinoza sont repris, synthétisés et élaborés dans L’Ethique (Eth., II, 32 à 49). Cette théorie réflexive n’est pas destinée à définir une arme contre les « affects passifs » mais à rendre possible le déploiement du Désir comme série des affects actifs. En effet : « un affect ne peut être ni réprimé ni supprimé si ce n’est par un affect contraire et plus fort que l’affect à réprimer » (Eth., IV, 7).

La tâche consiste donc à disposer d’une théorie de la connaissance qui puisse fonder l’autonomie, et d’une théorie des affects qui puisse intégrer ceux-ci à une connaissance. Or, nous savons déjà que « l’affect » est une affection du corps, ainsi que l’idée de cette affection. L’affect est donc conscient, c’est pourquoi il pourra toujours faire l’obiet d’une connaissance redoublée, c’est-à-dire d’une réflexion. Celle-ci est en effet « l’idée de l’idée » (idea ideae). La vie affective est donc par elle-même susceptible de faire l’objet d’une connaissance, et celle-ci sera réflexive. Elle n’aura pas pour but de combattre l’affect, mais de le connaître et, ainsi de le rapporter à la totalité de « l’essence individuelle », de le comprendre et de le situer. Par cette opération, l’esprit peut distinguer ce qui dépend de lui et ce qui dépend du monde, et ne poursuivre désormais que les fins qui, pour leur plus grande part, dépendront de l’individu et de son essence. La libération par la connaissance est la mise en place des moyens de la réalisation authentique de soi-même.

Encore faut-il que l’esprit soit en mesure de distinguer le vrai du faux, aussi bien dans l’ordre des affects que dans l’ordre de la connaissance en général. S’impose alors, pour des raisons existentielles, la nécessité de disposer d’une théorie de la connaissance et de la vérité.

Spinoza distingue d’abord trois formes, trois genres de connaissance, selon l’origine des « notions communes », c’est-à-dire des concepts que nous formons par l’acte de la pensée (Eth. II, 40, sc. II). Le « premier genre de la connaissance » est appelé « opinion » ou « imagination ». Il s’agit de la connaissance par « expérience vague » qui présente les choses singulières d’une manière « mutilée » et « confuse », sans ordre valable pour l’entendement; il s’agit aussi de la connaissance reçue à travers le langage les « images » et les « mots »). Cette première connaissance est donc empirique, c’est-à-dire factuelle, extérieure, incomplète et sans fondements. Elle correspond à la vie spontanée et « passive », elle ne fournit aucune vérité, et elle ne constitue pas une force en elle-même.

Au contraire, la connaissance du second genre est la Raison proprement dite. Elle met en œuvre les « idées adéquates » et les « notions communes » que nous avons des choses : l’idée adéquate est le concept complet, ni tronqué ni amputé. Il faut préciser que l’idée adéquate n’est pas le simple accord de l’idée et de son objet, mais l’évidence intérieure d’une idée qui se pense elle-même : l’idée adéquate est « idée de l’idée », redoublement réflexif, en même temps que relation à l’objet pensé. D’autre part, ce sont ces idées adéquates (qu’elles soient innées ou acquises) qui permettent de constituer un raisonnement ordonné selon les exigences de l’entendement, c’est-à-dire un discours rigoureux et ordonné. Seules les idées adéquates, c’est-à-dire complètes et évidentes, sont en mesure d’étayer une connaissance discursive, démonstrative à la façon « des géomètres ». Seule une telle connaissance peut se communiquer par la force des démonstrations (qui sont « les yeux de l’esprit ») et entraîner chez autrui une libre adhésion, libérée des qualités occultes et des images superstitieuses. C’est un tel discours rationnel que le philosophe déploie dans L’Éthique.

Il reste que, aux yeux mêmes de Spinoza, ce discours universel est abstrait. Il doit être complété par le « troisième genre de connaissance ». Ce mode du connaître est encore rationnel, puisqu’il saisit la relation entre une chose singulière et l’attribut infini dont elle est un mode fini, mais cette saisie est intuitive. Le troisième genre de connaissance n’est pas mystique, il saisit simplement la relation des réalités singulières à ce Dieu infini qu’est la Nature. Par cette relation adéquate de la partie au tout, et de l’esprit humain à la Substance infinie (par la médiation des attributs), le philosophe accède à la béatitude, qui est la plus haute joie. La connaissance rationnelle et discursive, en permettant la conscience vraie de l’essence singulière, avait déjà permis l’accès à la liberté et par conséquent à la joie. C’est dans le prolongement de ce mouvement rationnel que la connaissance du troisième genre exprime notre plus grand pouvoir intérieur (toute connaissance vraie accroît notre puissance intérieure) et nous fait passer de la joie, toujours susceptible d’un accroissement, à la béatitude, qui est la joie parfaite et stable. L’individu « expérimente [qu’il est] éternel », et le sage « en tant que tel, est à peine ému, il est conscient de soi, de Dieu et des choses par une sorte de nécessité éternelle et, ne cessant jamais d’être » il jouit au contraire de la vraie satisfaction intérieure et de cette béatitude qui n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même (Eth., V, 42 et sc.)

La béatitude à laquelle parvient le sage est donc cette joie souveraine et permanente que Spinoza recherchait dès ses premiers ouvrages. Elle est le « vrai bien ». Il est donc impérieux d’en comprendre la signification si l’on veut saisir le génie du spinozisme et comprendre pleinement, c’est-à-dire adéquatement la théorie qu’il nous propose de l’individu humain, de ses pou-voirs, et de sa vraie vie.

Nous l’avons dit « l’amour intellectuel de Dieu » n’est pas mystique puisqu’il se rapporte à la Nature, adéquatement connue. De plus, notre sentiment d’éternité et notre béatitude s’accroissent avec les aptitudes du corps. Enfin, cette béatitude « n’est rien d’autre que la satisfaction de soi elle-même » (Eth. IV, Appendice, chap. IV).

C’est dire qu’elle est une expérience concrète et qu’elle exprime le rapport de l’individu à lui-même au terme d’un itinéraire philosophique définissable comme la recherche de la « felicité ».

Pour le dire autrement, la béatitude n’est pas séparable de l’existence concrète lorsqu’elle est fondée par le deuxième et le troisième genre de la connaissance. Ainsi, la béatitude est l’expression ultime d’une éthique, non pas son résultat (sa « récompense ») mais son expression (« la vertu même »). Il devient clair que, pour comprendre et vivre la béatitude, nous devons comprendre et vivre l’éthique spinoziste. Spinoza le dit lui-même : « la plus haute satisfaction de soi naît d’un juste principe de la conduite ».

En quoi consistent « ce juste principe » et cette éthique spinoziste?

1.6. L’éthique de la joie : « l’homme libre » et la félicité

Sur la base de cette conception de l’homme comme unité corps-esprit, mouvement existentiel du désir, et activité rationnelle de la réflexion, Spinoza élabore non seulement une sagesse de la béatitude, mais encore une éthique de la joie : elles s’impliquent réciproquement.

Cette éthique repose d’abord sur une critique de la morale traditionnelle, c’est-à-dire de la conception qu’on se fait de la morale. Pour Spinoza, les notions de « bien » et de « mal » n’ont pas d’existence objective, elles expriment seulement nos affects et notre imagination, et ne sont rien d’autre qu’une « connaissance inadéquate ». Il convient donc de reprendre toute la genèse des notions de « bien » et de « mal » et de rechercher un autre fondement pour la morale et par conséquent d’autres fins pour l’ac-tion. Reprenant les concepts traditionnels de « fondement », de « vertu » et de « perfection », mais en leur donnant un tout autre sens, Spinoza élabore une éthique radicalement neuve : c’est une éthique rationnelle qui est simultanément une « recherche de l’utile propre », spécifique de chaque individu, et une recherche de la joie d’être et d’exister. En outre, cette éthique est une description de l’esprit humain accédant au meilleur de lui-même et réalisant comme « un modèle de la nature humaine » la plus parfaite (cf. Eth., IV, 18 et Appendice).

Nous savons déjà que c’est le sujet lui-même (« l’esprit humain » comme désir) qui est à la source de la définition des biens : on ne désire pas une chose parce qu’elle est bonne, elle est au contraire bonne parce qu’on la désire et qu’elle est « utile » à notre existence. À partir de là, on peut définir le « fondement de la vertu » : il est l’effort pour vivre et exister (« persévérer dans l’être ») et, par conséquent, pour accroître sa puissance d’être et donc sa joie. Si le fondement de l’existence est le désir, son but est alors sa satisfaction et la joie.

Mais il existe des joies empiriques, confuses, à la fois passives et actives, d’origine extérieure et intérieure. Plus généralement, les affects passifs expriment une servitude et engendrent la Tristesse. Ne seront donc retenues que les joies actives : à la fois affectives (dirions-nous) et autonomes parce que connues, comprises et adéquates à notre essence et à celle d’autrui.

Deux inspirations animeront donc cette éthique : d’une part la recherche de la joie :

« Lorsque l’Esprit se considère lui-même, ainsi que sa puissance d’agir, il se réjouit, et cela d’autant plus qu’il s’imagine plus distinctement lui-même ainsi que sa puissance d’agir ». C’est pourquoi « …seule, en fait, une superstition farouche et triste peut interdire qu’on se réjouisse » (Eth., IV, 45, 2e sc.). Cette recherche de la joie, appuyée sur la raison et la connais-sance, n’est pas un hédonisme (philosophie du plaisir) mais un eudémonisme (philosophie du bonheur). L’éthique spinoziste se propose ainsi l’épanouissement du sujet, c’est-à-dire plus exactement, de « l’esprit humain » comme Désir et comme Réflexion.

La seconde inspiration de cette éthique de la joie est la recherche d’une relation positive à autrui : l’amitié est pour Spinoza une valeur fondamentale et son éthique appelle à la générosité : « …c’est aussi une part de ma félicité de travailler à ce que les autres, en grand nombre, comprennent comme moi, de sorte que leur intelligence et leur désir s’accordent avec mon intelligence et mon désir ». D’ailleurs, comme l’amitié, seuls les affects actifs et la raison unissent les hommes alors que les passions les divisent et les opposent.

A partir de là, on peut décrire une nouvelle forme d’humanité : « l’homme libre ».

Libéré de toute transcendance, de toute superstition et de toute passion, l’homme libre spinoziste est comme un modèle d’humanité proposé à l’existence et à la réflexion de chacun sans aucun recours aux notions de sanctions ni l’obligation, purement sociales.

L’homme libre désire pour les autres ce qu’il recherche pour lui-même. Il souligne leur puissance interieure et non leurs « vices » ou leur « impuissance ». Il sait que la haine est vaincue par l’amour, non par la haine. Il prône la Générosité et la « Fermeté d’âme ». Il condamne le remords et la pitié, qui expriment plus l’impuissance de l’esprit que sa force et sa « vertu ». De même la vertu de l’homme libre s’avère aussi grande à éviter les périls qu’à les surmonter.

D’une manière plus fondamentale « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie » (Eth., IV, 67).

En société, l’homme libre est généreux quoiqu’il refuse les bienfaits des ignorants, il ne vit pas selon l’opinion mais selon lui-même, il se lie d’amitié et n’agit jamais par ruse. Enfin, sans rechercher le pouvoir ni la gloire, il se sent plus libre dans la Cité où il vit selon le décret commun, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même (Eth., IV, 73). La meilleure des sociétés serait d’ailleurs la démocratie, fruit d’un Pacte social qui instaure une souveraineté collégiale et non pas monarchique.

S’il est vrai que seule une telle constitution démocratique permet le libre épanouissement des individus, il n’en reste pas moins que la tâche ultime du philosophe, et de tout homme poursuivant la liberté, est de déployer l’éthique concrète de la joie vers le sentiment de sa propre éternité : la félicité, c’est-à-dire l’épanouissement joyeux et réfléchi de la vie de l’homme libre, se saisit alors elle-même comme béatitude. L’éthique, conçue dans l’intégralité de son sens et de son extension, s’avère être le chemin qui mène de la servitude des passions à la liberté de la joie réfléchie, et de l’expérience de la fragilité à celle de l’intemporalité : l’homme libre est alors le sage qui accède à l’être.

2. Le sujet selon Spinoza

2.1. Bilan

L’action de Spinoza sur la pensée française du XVIIIe siècle est considérable. Le spinozisme est la source et l’expression de l’athéisme, du « matérialisme », et du mouvement des « libertins d’esprit », comme dit Bayle. Il est ensuite, au XIXe siècle, la source de « l’idéalisme » et du monisme dans la philosophie allemande.

Mais cette action résulte surtout de la lecture de l’ontologie du Dieu-Nature. On peut aujourd’hui apercevoir d’autres richesses, plus considérable encore.

Le spinozisme, on l’a vu, met en place une doctrine de l’homme comme unité corps-esprit.

Il élabore ensuite une théorie de l’individu défini essentiellement comme désir et tendance à persévérer dans l’existence, c’est-à-dire dans la joie et la poursuite de la joie.

Cet individu n’est pas un moi fait de passions, surmonté par un sujet moral et raisonnable, comme c’est le cas chez Descartes et, plus tard, chez Kant. Pour Spinoza, c’est un même désir (concret et qualitatif) qui se fait « passion » ou « action » selon qu’il met ou ne met pas en œuvre son pouvoir de connaître. Il peut ainsi passer de la servitude (issue de l’ignorance et de l’imagination) à la liberté (issue de la connaissance et de la réflexion).

De plus, cet individu est, comme désir, l’origine de la définition des biens et le fondement des valeurs. L’éthique est le déploiement de cette source, mais commandé par la raison. La joie est alors la suprême vertu et l’homme libre la désire pour autrui comme pour lui-même, sans se référer à aucune morale transcendante ni à aucune autorité extérieure.

De même l’esprit humain, comme activité de penser, est la source et l’origine de la vérité, puisque celle-ci n’est pas la chose, mais la réflexion sur la connaissance de la chose : l’idée de l’idée.

L’esprit humain accède ainsi à sa propre perfection, c’est-à-dire à la réalisation de son essence, lorsqu’il est à la fois un affect permanent de joie active, et une connaissance réflexive de soi, des autres et de la Nature. On peut appeler félicité (ou béatitude) cette existence de l’esprit qui est à la fois sentiment éternitaire de soi et sagesse de l’homme libre, c’est-à-dire accès à la joie d’être.

2.2. Difficultés

Nous sommes donc en présence d’une philosophie de l’esprit et de la béatitude, qui est en fait une philosophie eudémoniste de l’individu devenu maître de lui-même comme existence et comme sujet. Nous ne pouvons que souscrire à une telle inspiration.

Mais si l’on distingue cette inspiration (qualifiant somme toute un bilan positif) et la lettre des concepts à travers lesquels elle s’exprime, force est de reconnaître qu’un certain nombre de difficultés restent sans solution à l’intérieur du système spinoziste.

La première difficulté concerne l’anthropologie moniste. Ce n’est pas l’idée d’une unité corps-esprit qui est en cause ici : au contraire, elle marque une acquisition décisive et définitive. Ce qui est discutable et crée une difficulté, est la conception du « parallélisme ». Même si le terme n’est pas spinoziste, l’idée se trouve chez Spinoza : les idées de l’esprit et les mouvements (ou perceptions) du corps formeraient deux séries incommunicables, parce qu’elles n’exprimeraient que deux faces d’une seule réalité, la substance. Mais, dans ce cas, n’est-on pas renvoyé à une réalité lointaine, dont nous n’avons pas réellement l’expérience ? Une idée est un mode fini : comment passer de là à une réalité infinie et substantielle ?

D’autre part, si la connaissance et la réflexion philosophique ont un rôle véritable dans l’élaboration de l’éthique, c’est-à-dire d’une nouvelle vie, pourquoi ne pas reconnaître le privilège de l’attribut « Pensée » ? Il est en effet le seul à se connaître lui-même. Et si la philosophie change la vie, c’est que la pensée peut agir sur le corps. Nous ne disons pas qu’il s’agit de deux substances distinctes; nous disons seulement que le parallélisme ne rend pas compte de l’action réciproque de l’esprit sur le corps et du corps sur l’esprit. Il reste à mieux comprendre le rapport de l’organisme à la conscience qu’il produit : le déterminisme biologique (riche de contingence et caractérisé par un pouvoir d’autoconstitution) est cela qui est capable de produire la liberté.

Se dessine alors une autre difficulté fondamentale du spinozisme : c’est le problème du déterminisme.

Certes, le souci de Spinoza est de libérer la connaissance en lui assignant la tâche de connaître les lois de la nature et en la reconnaissant capable d’assumer une telle tâche : cartésien à l’extrême, Spinoza récuse toutes les forces occultes et tous les mystères.

Mais le déterminisme est alors conçu d’une façon si rigoureuse que l’on ne comprend plus comment une action de l’esprit sur l’état de choses passé et présent est encore possible. Si l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses, et si ces ordres sont rigoureux et nécessaires, on ne comprend pas d’où pourrait provenir une pensée critique ou une activité de l’esprit qui soit neuve.

Il semble bien, ici, que le système spinoziste ne soit pas en mesure de rendre compte de l’action de Spinoza lui-même, action à la fois novatrice et contingente.

Cette difficulté du déterminisme, issue de la difficulté du parallélisme, entraîne à son tour une autre obscurité : comment la pensée de l’éternité peut-elle rendre compte d’une réalité historique ? Il n’est certes pas question de nier la validité de l’expérience de ce qui ne dépend pas du temps : ici, Spinoza nous éclaire et nous éveille. Mais il reste à comprendre comment se relie ce qui dépend du temps (individuel et social) et ce qui n’en dépend pas. Comment se situent les contenus culturels présents dans l’histoire, par rapport aux structures de l’esprit individuel ? Comment les individus se rapportent-ils à l’histoire des sociétés où ils vivent ? Et l’accès à la conscience de soi et à la félicité peut-il se concevoir en dehors d’une référence à l’histoire ? N’est-il pas alors impérieux de définir de plus près le rapport du sujet à l’histoire et la signification du dépassement qu’il peut en opérer ?

2.3. Conclusion

Ces difficultés, non résolues dans le système spinoziste, n’enlèvent rien à la portée novatrice de ce système, et n’atténuent pas la vigueur et l’exigence de cette éthique de la joie qui est en même temps, et paradoxalement, une philosophie de l’homme libre. C’est dans le prolongement du spinozisme que devrait se constituer aujourd’hui une philosophie du sujet qui soit en même temps une philosophie de la liberté. Mais il s’agira toujours de déployer l’inspiration fondamentale du spinozisme dans laquelle le sujet, c’est-à-dire l’homme libre, est à la fois Désir et Réflexion.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

La théorie psychanalytique

1. Le « moi » comme censure et le « sujet » comme inconscient : de Freud (1856-1939) à Lacan (1901-1981)

Il y avait un paradoxe dans la philosophie de Sartre: une ontologie de la conscience comme présence à soi et comme liberté se présentait farouchement comme n’étant pas une philosophie du sujet, tout en s’opposant explicitement à la psychanalyse et en s’efforçant d’identifier « l’inconscient » et la mauvaise foi.

Si cette doctrine sartrienne recélait tant de confusions et d’obscurités, c’est qu’elle tentait à la fois de reprendre l’enseignement fondamental de la psychanalyse (qui est l’ignorance de l’individu sur lui-même) et d’en critiquer la doctrine fondamentale (qui est l’existence d’un inconscient), sans s’être donné le moyen d’une telle synthèse, moyen qui aurait consisté en une théorie nouvelle du sujet et du désir.

Pour être en mesure au moins d’esquisser une telle conception neuve du sujet, nous devons auparavant examiner cette théorie psychanalytique dont la prégnance est telle qu’elle incite des auteurs comme Heidegger et Sartre, mais aussi comme Lévinas et Ricœur, à clamer haut et fort que leurs philosophies ne sont pas des philosophies du sujet.

1.2 Freud

Parce que Freud en est le fondateur, on peut dire que la psychanalyse est née à la fin du XIXe siècle, son âge classique s’étendant des années 1920 aux années 1950. L’âge moderne de cette psychanalyse commence dans les années 1960 avec l’œuvre et l’influence de Lacan (bien que sa thèse de psychiatrie sur la paranoïa et la personnalité date de 1932).

Disons d’abord ce qu’il en est du corpus classique de la psychanalyse, tel qu’il se dégage des œuvres de Freud comme l’Introduction à la psychanalyse, les Essais de psychanalyse, La Science des rêves ou les Cinq Psychanalyses.

À travers une expérience clinique considérable, et une construction théorique constamment remise en doute et restructurée, Freud élabore une doctrine de l’individu qui se présente d’abord comme une « économie » des forces, puis comme une « topique » des lieux qui constituent le « psychisme ».

Ici, le progrès considérable de la psychanalyse par rapport à la plupart des philosophies qui l’ont précédée (sauf celle de Spinoza que Freud semble ignorer, ou celle de Schopenhauer qui l’influence en profondeur), ce progrès consiste dans la place primordiale accordée à la vie affective et à la sexualité dans la constitution de la personnalité humaine, et cela à partir de l’observation et de la thérapeutique des névroses.

À partir de là, le psychisme est ainsi conçu par Freud. Le désir sexuel est l’énergie fondamentale qui anime le psychisme et l’action. Il s’agit bien d’une énergie puisque sa racine est biologique et constituée par l’énergie nerveuse. Mais ce lien n’est pas encore suffisamment clair pour la science, et celle-ci doit se borner à l’analyse des contenus psychologiques du désir, l’action thérapeutique consistant d’ailleurs à éclairer ce psychisme et non pas à le soigner par une chimiothérapie médicamenteuse.

Non seulement la psychanalyse met au centre de la personnalité le désir sexuel (nommé du terme latin libido), mais elle dégage une nouvelle notion, appelée à d’immenses développements, et qui est celle de sens : les actions humaines ne sont pas de simples comportements utilitaires, elles poursuivent des buts qui ont un sens, et elles sont ainsi elles-mêmes revêtues d’un sens.

C’est ici que « l’économie », qui décrit le psychisme en termes d’énergie, va s’enrichir d’une description des lieux psychiques et devenir une « topique ». Il nous semble qu’économie et topique sont ici indissociables.

Voici en effet l’affirmation fondamentale de la psychanalyse classique : les actions humaines ont un sens puisqu’elles sont le résultat d’une pulsion qui est la libido, celle-ci étant le désir de la satisfaction sexuelle ; mais ce sens peut fort bien être ignoré par l’individu. Et c’est pour comprendre cette ignorance de la libido par l’individu qui la porte (et cela notamment dans les névroses) que Freud élabore la topique suivante (la seconde topique selon les spécialistes) : la conscience de l’individu n’est qu’une partie de son psychisme. Cette conscience est plus précisément le moi, le moi conscient, et ce moi est principalement constitué par les affects, c’est-à-dire des contenus affectifs et des désirs. Le moi est l’individu conscient en tant qu’il a des désirs et en tant qu’il est désir.

Mais le moi n’est pas un réceptacle inerte: il comporte des « mécanismes » ou, si l’on préfère, une sorte d’activité qui consiste à filtrer et à sélectionner les pulsions; le moi ne laisse parvenir au niveau de sa propre conscience que les pulsions et les désirs qu’il considérera comme licites ou autorisés. Au contraire, il maintiendra ou repoussera dans une zone inconsciente tous les désirs qui éveillent en lui un sentiment de culpabilité ou de honte. Cette zone, ce domaine de l’interdit, fait partie du psychisme, non plus cette fois comme moi conscient, mais comme inconscient. La libido est ainsi parfois repoussée dans l’inconscient, c’est-à-dire refoulée par un acte de censure, et cet acte est opere par le moi.

Ce qui est ainsi interdit et refoulé est le domaine des pulsions. Ce domaine est multiple. Freud distingue d’abord des instincts (ou pulsions) du moi, et des instincts sexuels : les premiers visent la conservation du moi, ce sont les instincts de vie, et les seconds, ou libido proprement dite, visent la reproduction. À ce groupe dualiste d’instincts, s’ajoute un autre binôme : tous les instincts de vie (qui rassemblent désormais instincts du moi et libido) s’opposent aux pulsions de mort : Thanatos s’oppose à Éros, l’instinct de mort s’oppose constamment à l’instinct de vie.

Jusqu’ici, le psychisme est divisé en deux : les instincts (ou pulsions) résident dans l’Inconscient, les affects autorisés résident dans la Conscience (ou Moi). Il reste à comprendre l’origine et les raisons de ce refoulement qui morcelle le psychisme : elles résident dans ce que Freud appelle le Sur-moi. Il s’agit de la conscience collective en tant qu’elle est intériorisée par le moi. Cette conscience collective agit surtout par son aspect moral : la culture et la civilisation résultent d’une action de moralisation effectuée par la société sur l’individu, et cette action se réalise par la médiation du Sur-moi. Celui-ci est la part non consciente du psychisme en tant qu’elle se fait le médiateur de la collectivité et que, à ce titre, elle impose au Moi les normes qui lui permettront d’exercer sa propre action de censure. Ainsi, le Moi, éclairé par le Sur-moi, rejette dans l’Inconscient les affects qui seraient source de culpabilité et ne laisse émerger à la claire conscience que ce que le Sur-moi autorise.

Cette description du psychisme en trois lieux, certes métaphoriques, est désignée par Freud et ses disciples comme le système Ics, Inconscient, conscience, Sur-moi.

Cette description est souvent considérée par les psychanalystes comme une simple hypothèse utile et comme un instrument de clarification. Les voies et les méthodes, par lesquelles Freud est parvenu à élaborer cette hypothèse, revêtent à leur yeux une importance au moins égale à celle des conclusions qu’elles semblent justifier.

C’est ainsi que l’opération même de la censure est riche d’enseignement. Le moi déguise et masque ses désirs en les exprimant dans les images trompeuses du rêve ou dans les gestes manqués du comportement, de la parole ou de l’écriture. Ces masques sont d’ailleurs ambigus puisqu’ils dévoilent et révèlent le désir autant qu’ils l’occultent et le cachent. C’est d’une façon masquée, certes, que le rêve ou le lapsus expriment un désir, mais en tout cas le sens du rêve ou du lapsus est précisément le désir qui s’y cache.

D’une façon plus précise encore, le processus de déguisement est lui-même riche d’enseignement. Le rêve procède, par exemple, par identification (d’un personnage à un autre), par condensation de plusieurs personnages en un seul) ou par inversion (d’un affect en son contraire). Sont ainsi éclairés les procédés de l’imagination et des fantasmes, c’est-à-dire les modalités de l’opération imaginaire par laquelle un Moi travestit son désir tout en l’exprimant.

Et ce sont ces processus mêmes qui seront utilisés dans la cure comme instruments thérapeutiques. C’est par la parole du patient (l’analysant) que se déploient la cure et son efficacité, mais cette parole elle-même met en œuvre un processus fondamental : le patient opère un « transfert » de son désir sur son analyste. Cela signifie qu’il identifie cet analyste à l’objet de son désir, que cet objet soit fictif, ou qu’il corresponde à une personne réelle anciennement ou actuellement aimée (ou haïe) par le patient. Le transfert est le report d’un mouvement affectif du patient sur l’analyste, celui-ci étant identifié à un « objet » d’amour ancien ou contemporain, réel ou fictif, mais de toute façon distinct de la réalité effective du psychanalyste. C’est sur ce report transférentiel, c’est-à-dire sur une dialectique imaginaire de l’affectivité sexuelle, que repose toute la cure analytique. C’est par cet amour fictif de l’analysant pour l’analyste que peuvent se mettre en place, par le discours, un éclairement et une redistribution des désirs du Moi, et que finalement, selon de mot de Freud, « le Je advient où le ça était » : le sujet émerge à la place de la confusion et de l’obscurité des affects inconscients, le « ça ». Le Je accède ainsi à la lumière de la conscience par « le travail de la parole » (the talking work).

2 Lacan

C’est sur la base de ce corpus doctrinal que s’élabore la doctrine de Lacan. Car il s’agit bien d’une doctrine propre. Tout en se réclamant constamment de Freud, et tout en défendant la « cause » de Freud et en préconisant le retour à Freud et à l’orthodoxie freudienne, Lacan met en place une pensée personnelle qui se réfère plus aux doctrines de philosophes comme Platon, Kant, Hegel ou Heidegger qu’à l’expérience clinique, présente surtout dans sa thèse sur la paranoïa (dont l’exergue est d’ailleurs une proposition de L’Éthique de Spinoza). Le délire paranoïaque (de grandeur et de persécution) provient de l’écart entre le désir du moi et le contenu imaginaire que le moi attribue à l’autre et à la société, contenu qui revient à constituer imaginairement en l’autre une image du moi où celui-ci est nié dans sa vie, sa place, sa valeur et ses droits. C’est par l’analyse du cas d’Aimée (qui tente d’assassiner une actrice inconnue qui était censée la persécuter et prendre « sa place » comme le faisait, croyait-elle, sa propre sœur, introduite au foyer pour assumer les responsabilités trop lourdes qui lui étaient à charge), c’est donc par cette analyse que Lacan commence l’élaboration de sa pensée. Cette malade se dit « guérie » dès qu’elle fut « punie » par un internement en asile (1932).

Si l’on ajoute à cette étude de la personnalité, l’étude de ce que Lacan appela le « stade du miroir » (à la suite de Wallon, mais en un autre sens) on comprend que, pour Lacan, la personnalité, c’est-à-dire le moi affectif et conscient de l’individu, ait toujours une structure paranoïaque. En effet, le « stade du miroir » est, chez l’enfant de dix-huit mois, non pas un stade biologique (comme chez Wallon) ou psychologique (comme chez Piaget) dans une évolution anonyme, mais une expérience fondamentale, à la fois fondatrice et révélatrice de la véritable signification du moi : l’enfant ne se borne pas à reconnaître sa propre image dans un miroir, il joue avec cette image, et il éprouve à la fois jubilation et angoisse à constater qu’il commande lui-même les mouvements de l’image et à croire qu’il est lui-même cette image sans l’être de l’intérieur. Le stade du miroir révélerait donc la structure imaginaire du moi, ou la tension et l’écart qui existeraient nécessairement entre le sentiment du moi et l’image que se fait de lui-même ce même moi. Comme dans la paranoia, le stade du miroir révélerait que le moi est nécessairement déchiré entre lui-même et son image idéale, c’est-à-dire entre lui-même et l’image de lui-même qu’il désire être celle que les autres ont de lui.

Ce sont ces analyses et cette double inspiration (étude de la paranoïa et du stade du miroir) qui vont ensuite nourrir toute l’œuvre de Lacan. C’est à partir d’elles qu’il va construire peu à peu sa doctrine du sujet, et cela à travers discours, communications, interventions et polémiques diverses, fondations d’écoles variées et souffrance-recherche aussi bien de l’exclusion et de l’échec que de la maîtrise et de la parole enseignante.

C’est cette pensée personnelle de Lacan que nous allons tenter d’esquisser car, reposant sur l’intangible doctrine de l’inconscience, et devant être lue dans le prolongement de la psychanalyse freudienne, elle constitue cependant un approfondissement et un élargissement de la théorie classique de l’inconscient.

Les transformations apportées au freudisme valent en fait comme élargissement de la doctrine et constitution d’une doctrine neuve. C’est ainsi que, tout d’abord, la « personnalité » est conçue par le psychiatre Lacan comme le résultat d’un écart (ou discrépance) entre la visée du moi, tel qu’il voudrait être perçu et reconnu par la société, et l’image que cette société renvoie au moi sous forme de « punition » et de sanction.

Car c’est bien une théorie du sujet qui va émerger de tout le discours lacanien, quelles que soient l’obscurité volontaire et parfois la confusion involontaire de ce discours.

Mais ce sujet n’est pas, selon les affirmations réitérées de Lacan, un cogito. Il a certes pris la place de l’ancien « moi » des psychologues et des psychanalystes classiques, mais il n’est pas pour autant une conscience claire ni une substance pleine. Ce sujet lacanien est tout entier désir, mais ce désir est dépossédé de lui-même.

Il ne comporte pas d’autre significations que d’être une « chaîne signifiante » attachée au désir de l’autre. Plus précisément, le désir (qui constitue tout le sujet) est la suite significative de tous les discours et de tous les gestes qui expriment le désir de reconnaissance, c’est-à-dire le désir que l’autre éprouve pour le sujet concerné, un désir qui, en effet, l’affirme et le constitue. Ainsi le désir n’a pas d’autre contenu que d’être le désir du désir de l’autre. C’est donc par essence et d’une manière structurelle que le sujet n’existe que comme aliénation, c’est-à-dire dépendance à l’égard du désir de l’autre et, par conséquent, à l’égard de sa propre image telle qu’elle est figée dans le désir et le regard de l’autre.

C’est pour cette raison que le sujet, chez Lacan, n’est que vide et béance : il n’a pas de contenu et il n’est constitué que par la référence au désir d’un autre. Cette « béance » ou cette « refente » sont donc aliénation essentielle et angoisse. Le désir est en effet désir impossible puisque l’autre ne peut combler le désir du moi idéal, tout en possédant pourtant les clefs du sens du sujet. Le désir, qui définit le sujet, est l’impossible désir de l’impossible, puisque ce qui est désiré est un autre idéal, le grand Autre, ou A, moi parfait qui reconnaîtrait le suiet en sa plénitude; ce grand Autre est en effet impossible puisqu’il n’a pour médiateur qu’un médiocre individu réel, petit autre, ou a, qui est bien incapable de combler la béance et le trou constitutifs du sujet. Toutes ces descriptions sont rassemblées dans la fameuse affirmation selon laquelle « il n’y a pas de rapport sexuel ».

Même si, aux yeux de Lacan, le malentendu, l’écart et la solitude forment l’essence incontournable des relations humaines, et notamment de l’amour, nous devons éviter ici un malentendu : les implications et les significations dont nous venons de voir qu’elles constituent le suiet (comme béance, comme solitude et comme imaginaire), ces significations, aux yeux de Lacan, ne sont pas conscientes. Le sujet est sujet de désir, ou sujet du désir, mais, en tant que tel, il est inconscient. Plus précisément, Lacan construit une nouvelle théorie de l’inconscient aux termes de laquelle celui-ci est le sujet du désir en tant que ses implications ne sont pas conscientes, et en tant qu’il est pourtant lui-même constitué comme un langage. « L’inconscient est structuré comme un langage. » Mais ce langage, avec toute sa syntaxe et ses possibilités, notamment de métonymies et de métaphores, est le contenu même (ou la forme) du sujet du désir. C’est comme langage d’abord inconscient, et ensuite « conscient » mais ignorant de son sens, que le sujet s’affirme dans la dépossession de lui-même et de son désir. Cette situation de vide et de dépossession est indépassable puisqu’elle est constitutive du désir, toujours conçu comme manque et comme désir de l’autre. Dans le déploiement de la chaîne signifiante peuvent certes se marquer des différences, telles celles qui distinguent le « réel », l’« imaginaire » et le « symbolique »; cependant ces différences, une fois pensées, ne conduisent pas à la guérison mais à la connaissance.

Lacan ne se propose pas essentiellement de soigner les névroses ou les psychoses mais, à partir de leur examen, d’élaborer une connaissance de l’homme. Celle-ci est très précisément la connaissance, c’est-à-dire la conscience de l’inconscient en tant qu’il est le langage bien structuré mais inconscient de lui-même d’un sujet qui est un désir et qui parle. La psychanalyse n’a pas pour but de guérir les humains de leur angoisse, mais de les placer consciemment devant leur désir comme devant le désir imaginaire de l’autre et le désir réel de son propre vide et de sa propre mort, et cela à travers l’ordre symbolique du langage. La psychanalyse met donc en évidence les structure béantes du sujet en général comme impossible désir de l’impossible, et elle accomplit ce travail en élucidant le fait originel et impersonnel que « ça parle en nous », et que le ça est le véritable sujet du désir comme pulsion de mort, comme béance et comme parole jamais entendue.

2 Du dogmatisme doctrinal généralisé à l’efficacité thérapeutique de certaines cures

2.1. Critique de la psychanalyse classique

Le succès et la diffusion de la pensée lacanienne, quelle que soit la violence des polémiques au milieu desquelles elle s’est déployée, sont l’indice ou l’accompagnement d’une crise de la psychanalyse traditionnelle. Celle-ci s’interroge d’ailleurs elle-même et il est nécessaire que la philosophie examine de son propre point de vue la validité et les titres de la doctrine psychanalytique. Celle-ci était fière, avec Freud, de déloger l’homme de sa position de maîtrise et de centralité, l’humiliant ainsi pour une troisième fois après Copernic et Darwin : mais qu’en est-il de cette présomption humiliatrice elle-même ?

Le point doctrinal le plus important, le plus décisif quant à ses conséquences, et le plus constamment présent dans toutes les écoles de psychanalyse, est l’affirmation d’un inconscient radical.

Cet inconscient, conçu comme inconnaissable en lui-même et par lui-même, est posé en fait comme un objet x, semblable à la chose-en-soi chez Kant et chez Schopenhauer. Il est posé à la fois comme inaccessible et comme support de tous les affects et de toutes les contradictions. Tout se passe donc en réalité comme si l’inconscient était le résultat d’une construction a posteriori, c’est-à-dire d’une hypothèse rétroactive destinée à éclairer toutes les difficultés de la vie psychologique consciente. L’inconscient a réponse à tout, il est insensible au temps mais il se souvient des traumatismes et des paroles de l’autre, il est insensible à la contradiction mais il est structuré comme un langage, il oppose une résistance à la cure parlée mais il est situé hors de la conscience, il désire la mort mais il désire aussi le plaisir, il pousse à la répétition mortelle mais il pousse aussi à la répétition du plaisir passé. Il est hors de la conscience mais il raisonne, il imagine, il identifie, il oppose, il masque, il dévoile, il s’exprime et se cache : bref, il parle et, par là même, il est en relation avec autrui, avec le monde, avec les normes, avec l’action et la société.

On le voit: cet inconscient n’est rien d’autre que la conscience elle-même, et les opérations qu’on attribue à l’inconscient sont les opérations mêmes de la conscience quotidienne. Mais, par un préjugé qui identifie conscience et conscience claire, on a rejeté dans les ténèbres de l’inconscient ces activités obscures, affectives et contradictoires qui sont bien pourtant celles de la conscience elle-même dès lors qu’elle est reconnue comme Désir et comme pouvoir d’imaginer.

C’est ce report en arrière, dirons-nous, qui éclaire une nouvelle difficulté fondamentale. Si l’inconscient n’est rien d’autre que la projection, dans le passé de l’individu, de l’activité de la conscience qu’on a dépouillée de son seul caractère de conscience de soi, on comprend que les enseignements de l’inconscient sur la conscience du sujet proviennent en réalité de la conscience elle-même. C’est une pétition de principe qui est ici en cause. Lorsque le sens d’un acte conscient (mais inconscient de son sens) est révélé par la référence au désir antérieur et caché, c’est-à-dire par la référence à l’inconscient, on oublie de dire que ce sont les événements conscients rapportés par le patient dans sa parole qui éclairent ce désir : ce sont les associations de la parole libre, les commentaires sur les rêves et les rêves eux-mêmes, s’ils sont remémorés, les paroles reprises ou tronquées (lapsus), les récits sur la vie affective et pratique, ce sont tous ces éléments, donnés par le sujet lui-même, qui permettent d’éclairer et de définir le désir « inconscient », ce désir étant ensuite chargé par l’analyste d’éclairer les actes et les paroles qui l’ont en réalité éclairé. L’idée de sens repose ainsi, en psychanalyse, à la fois sur une pétition de principe et sur un appauvrissement: le sens des actes est supposé être éclairé par le désir (et donc par le mouvement sexuel vers un autre, fictif ou réel), alors que ce sont ces actes qui révèlent (à travers les récits du patient et les interprétations de l’analyste) l’existence, la nature, le contenu et le sens de ce désir. Loin que le désir inconscient livre le sens des actions, ce sont ces actions (parlées par le patient et « entendues » par l’analyste) qui livre le sens du désir.

Réduite à sa lettre, l’affirmation de la psychanalyse, selon laquelle le sens des actes réside dans un désir inconscient, risque fort de rester bien abstraite. Car la régression explicative qui prétend remonter des actes du moi à leur source inconsciente et éclairante, cette régression logique rencontre finalement un principe plus pauvre que les actions à expliquer : ce principe est en effet le désir comme pulsion, celle-ci pouvant être ou sexuelle ou meurtrière, ou simultanément sexuelle et meurtrière. La pulsion n’est alors rien de plus que le mouvement nécessaire et inconscient vers la jouissance ou vers la mort. Mais la jouissance sexuelle est tenue pour universellement identique à elle-même, que l’objet du désir soit du même sexe ou non, et qu’il soit autorisé ou interdit; les « mécanismes » singuliers de la substitution ou de la transgression, les vécus d’angoisse ou de culpabilité ne sont que la mise en place d’un seul mouvement vers un seul plaisir : le plaisir sexuel. On est donc bien en présence d’un principe universel et uniforme qui serait chargé d’éclairer la multiplicité des actions humaines à travers tous les individus et toutes les cultures.

Ainsi, non seulement l’affirmation d’un désir inconscient n’est qu’une pétition de principe (puisque c’est la conscience parlée qui éclaire l’inconscient et non l’inverse), mais cette pétition de principe n’aboutit qu’à un facteur explicatif abstrait (puisque ce sont les mêmes pulsions, mécaniques et simples, qui sont censées expliquer les actions complexes et variées de individus). Certes, l’abstraction est souvent évitée par le recours à l’histoire singulière des individus et aux contenus singuliers de leurs désirs (par exemple : fétichisme, sado-masochisme, obsession, hystérie). Mais ce recours ne fait que renforcer la pétition de principe : ce sont décidément les récits circonstanciés des patients qui permettent de définir ces désirs inconscients qui sont ensuite, par un remarquable oubli, censés éclairer et individualiser les comportements.

C’est par la même illusion universaliste et abstraite que, parfois, la psychanalyse s’efforce d’« expliquer » soit les œuvres d’art, soit les événements politiques. Qu’il s’agisse de Moïse, de Michel-Ange ou de la psychologie des foules, la psychanalyse classique expliquait les œuvres et les actes par des principes si abstraits qu’ils manquaient la réalité singulière des objets, ou ne la rejoignaient que par la même pétition de principe mise en œuvre dans les cures.

Une critique de l’explication des actes, avec leur signification et leur singularité, par le recours à un inconscient hypothétique et abstrait, c’est-à-dire une critique comme celle que nous proposons ici, se heurtera toujours au point de vue de la psychanalyse. En effet, le recours à « l’inconscient » et à ses « résistances » peut toujours annuler toute critique : il suffit de se référer à un inconscient plus inconscient encore, et à un domaine plus inaccessible que tout domaine pensable. À la critique réfléchie de l’interprétation par l’inconscient, l’analyse peut toujours opposer l’interprétation réitérée par l’inconscient du critique : et nul ne semble pouvoir trancher ce débat, puisque l’inconscient est précisément posé par l’analyste comme ce qui échappe à toute prise, et que les critiques réfléchies sont posées par lui comme l’expression même de cet inconscient. Karl Popper avait raison : une discipline qui n’est pas une science échappe toujours à l’interrogation critique, et à la « vérificabilité ». C’est qu’elle n’est qu’une croyance. Le recours ultime à l’inconscient de l’interlocuteur, pour annuler sa parole, ne fait que mettre en évidence la structure épistémologique de ce non/dialogue critique : il n’est qu’un dogmatisme.

Mais les choses ne sont pas si simples : il n’est guère possible d’étouffer la parole critique et d’ignorer le souci de cohérence et de clarté qui est celui de la connaissance rationnelle.

C’est ainsi que l’existence même des cures analytiques pose deux graves questions qui ne sauraient être évacuées par un simple procès d’intention à l’égard des critiques : il s’agit de l’unité de la personnalité, d’une part, et de la liberté du sujet d’autre part.

En premier lieu, c’est tout le système Ics qui est ici en cause. Comment comprendre l’activité de censure exercée par le « moi » à l’égard des pulsions, si ce moi n’est pas en mesure de les reconnaître pour les filtrer ? Mais les reconnaître c’est les connaître et en avoir conscience: le moi doit donc comporter une certaine conscience de l’inconscient, et celui-ci n’est plus un domaine radicalement séparé de la conscience, mais une forme moins claire et plus obscure de cette même conscience.

De la même façon, si le patient exerce contre son analyste une « résistance », c’est d’une part qu’il pressent les vérités sur lesquelles on attire son attention et, d’autre part, qu’il souhaite se maintenir encore un temps dans l’état qui est le sien. Comme on le sait, il existe un « bénéfice de la maladie », de même qu’il existe un bénéfice des cures longues (protection, maternage, amour de transfert, complaisance) et aussi des cures brèves (choc, dit-on, rupture, prise de conscience…).

À l’égard de la « censure », la théorie analytique est d’ailleurs hésitante : parfois c’est le moi qui exerce cette censure, mais parfois c’est le sur-moi. En d’autres textes, c’est l’inconscient lui-même qui censure ses propres pulsions et leur interdit le passage à la conscience : c’est ainsi que la sexualité serait coupable par elle-même et non par le sur-moi. Mais, si c’est l’inconscient qui censure les pulsions, c’est qu’il les reconnaît et les interdit ou les autorise : le voici investi d’une capacité de juger, de choisir et de décider, capacité qui est celle-là même de la conscience.

La censure est ainsi un acte « moral » exercé par une conscience, et cette conscience est à la fois conscience et discernement, choix et valorisation, légitimation ou interdiction. Que cette activité moralisatrice et, comme disent les analystes, civilisatrice, soit exercée par telle ou telle « instance » du système les (« moi », « surmoi » ou « inconscient ») elle n’en reste pas moins une activité de jugement et de conscience qui ne saurait être effectuée que par une conscience qui est un sujet.

La cure ne présuppose pas seulement qu’une circulation soit possible entre les divers «lieux » du système les, et qu’ils soient ainsi unifiés au sein d’une personnalité plus ou moins cohérente mais douée de mémoire et du sentiment de l’identité personnelle : le sentiment de vide ou d’angoisse n’empêche pas que ce soit un sujet qui émette la plainte de n’être personne, et qui décide de conduire une cure, la sienne. Cette cure présuppose aussi la liberté.

En effet, cette entreprise qu’est une cure suppose qu’on lui accorde une certaine efficacité. On affirme donc qu’une parole thérapeutique peut entraîner des modifications dans le sentiment de soi et dans la conduite de la vie. Lorsque la guérison n’est pas envisagée par le thérapeute comme fin principale, il suppose cependant des effets de connaissance et, même s’il affirme comme Lacan un déterminisme psychique rigoureux, il n’en traite pas moins ses patients comme s’il s’agissait d’êtres autonomes qui viennent librement à leurs séances, aussi courtes ou traumatisantes fussent-elles.

La contradiction majeure est là. La psychanalyse affirme dans sa théorie un déterminisme psychique appuyé sur les mécanismes de refoulement et de déguisement des pulsions, ces mécanismes étant censés être l’œuvre d’instances chosistes et distinctes, telles les pulsions, le psychisme inconscient, le moi illusoire, le sur-moi répressif; mais dans sa pratique, la psychanalyse doit reconnaître que si une cure est efficace c’est en raison du travail et donc du libre désir du patient. De même, tous les patients ne sont pas acceptés pour une cure. L’analyste souhaite auparavant vérifier l’authenticité de la « demande » d’analyse : elle doit venir du sujet et non de l’entourage. N’est-ce pas la définition même de la liberté ?

Ces vues sont confirmées par l’allusion au Je, faite par Freud : si l’émergence du Je n’était que celle d’un mécanisme, quel sens cela aurait-il de parler de guérison ou de restauration de la personnalité?

Mais la psychanalyse ne reconnaît pas volontiers la liberté du sujet. Cette position déterministe (et intenable, puisqu’on suppose que l’efficacité de la cure dépend du travail et donc de la volonté et du désir du patient) explique une autre difficulté : il s’agit de l’incertitude de la psychanalyse quant à ses véritables buts.

Souhaite-t-elle, comme dans l’école lacanienne, seulement connaître l’esprit humain et non pas guérir l’angoisse ? Elle traiterait alors les névroses et les psychoses comme du matériel clinique et feraient des patients des cobayes pour la science : mais en ce cas il y aurait distorsion entre l’intention de l’analyste et celle de l’analysant qui vient toujours en cure pour lever une angoisse ou, tout au moins (dans les analyses « didactiques »), pour préparer sa propre vie professionnelle et donc un accroissement de son bien-être et de sa liberté.

Souhaite-t-elle, comme dans les écoles classiques, obtenir une véritable guérison ? Dans ce cas, ce qui reste obscur est le rapport du sujet à la société, c’est-à-dire de la liberté à la société. S’agit-il d’adapter l’individu aux normes collectives ? En ce cas l’affirmation du déterminisme psychologique est cohérente, mais elle contredit le sentiment du sujet qui souhaite au contraire se sentir désormais libre dans son groupe social. Le but de la psychanalyse reste aussi obscur que sa position sur le déterminisme.

Ces difficultés se cristallisent sur la question éthique. La psychanalyse, sur ce problème, n’est pas au clair avec elle-même.

Souhaite-t-elle instaurer une éthique de la liberté sexuelle ? On sait qu’il n’en est rien, puisqu’elle vise à justifier le sacrifice du principe du plaisir au bénéfice du principe de réalité et de son œuvre civilisatrice. La morale reste pour la psychanalyse l’obéissance à la Loi, aussi dure soit-elle. Lacan rapproche Kant et Sade, mais maintient la dure nécessité de l’obéissance à la Loi et de la déconstruction des désirs dits imaginaires.

On pourrait supposer que la tâche de la psychanalyse consiste à restaurer l’unité et l’autonomie du sujet et à le rendre capable, à partir de là (une sorte d’étage 0), de construire lui-même sa vie, sa joie et son bonheur. On sait que cet optimisme dynamique n’est pas partagé par la psychanalyse qui est, chez Freud, un pessimisme (commandé par la référence à l’instinct de mort) et, chez Lacan, un tragisme (commandé par la référence à l’impossible du désir).

2.2. L’efficacité thérapeutique

De nos critiques, ne retenons que leur seul résultat positif. En effet, prise dans la lettre de sa doctrine classique, la psychanalyse semble un tissu de contradictions et de sophismes ; et, cependant, il est indéniable qu’elle déploie une relative efficacité à travers les cures : certaines d’entre elles conduisent à une « guérison », d’autres permettent d’atténuer l’angoisse et de rendre la vie au moins possible, d’autres enfin nourrissent et renforcent le projet professionnel d’accéder au statut d’analyste et, par conséquent, à une vie qui a trouvé son sens.

Cette efficacité relative de certaines cures n’est pas en contradiction avec nos critiques doctrinales : il devient seulement clair que l’efficacité thérapeutique ne repose pas sur les bases dogmatiques du réalisme analytique traditionnel. Nous pouvons même aller plus loin : l’efficacité thérapeutique des cures étant celle de la parole et, l’ancien système d’interprétation paraissant bien fragile, il devient évident que le domaine pratique de la psychanalyse, c’est-à-dire la parole et le langage, doit aussi devenir son domaine théorique : dans le sujet, ce qui se rapporte au malheur, à la souffrance ou à l’angoisse doit être d’abord référé à un domaine qui est non pas celui des compartiments du psychisme (Ics) mais celui-là même de la parole et du langage. C’est là que se joue le sens, c’est là que doit se jouer la psychanalyse.

2.3. Critique de la psychanalyse lacanienne

Mais n’est-ce pas cela même qu’a tenté de réaliser Lacan ? Nous connaissons sa doctrine : le sujet, comme sujet du désir, est l’inconscient, et celui-ci fonctionne comme un langage. C’est cette doctrine que nous devons à son tour examiner puisque, sous le masque de l’allégeance à Freud, elle en est peut-être la critique discrète, celle qui a su remplacer l’Ics par le langage.

Qu’en est-il de cet inconscient qui parle ?

Bien qu’il soit difficile, de l’aveu même de la psychanalyse lacanienne, de séparer la théorie analytique, la conduite de la cure et le désir de l’analyste, nous écarterons les considérations sur la personnalité même de Lacan, ou sur les « causes » psychologiques ou culturelles de son comportement ou de sa doctrine. Nous ne nous référerons qu’à cette doctrine elle-même.

Ce qui apparaît dès l’abord est la question du langage : comment l’inconscient peut-il être structuré comme un langage s’il est réellement, c’est-à-dire totalement inconscient ? S’il est par lui-même un langage et s’il parle, il doit organiser des rapports syntaxiques et signifiants à partir d’un centre qui est nécessairement un sujet Je, c’est-à-dire actif et conscient. C’est ainsi que, dans le rêve, est donné un sentiment diffus du moi : pour nous, le Je peut être obscur, la conscience peut être confuse, ils n’en sont pas moins conscience et sujet s’ils parlent, c’est-à-dire s’ils organisent un langage autour d’un sujet grammatical appuyé sur un sentiment d’existence.

S’il en est bien ainsi, c’est donc que l’inconscient ne précède pas, mais au contraire suit la conscience à titre de mémoire confuse ou au titre d’une hypothèse retroactive émise par l’analyste.

Si l’on veut dire que l’inconscient ne parle pas vraiment par lui-même mais est seulement structuré comme un langage, la question se pose de savoir par quels critères et par quels moyens se fait la comparaison entre un langage et les opérations de l’inconscient : qui opère la comparaison ? Qui donc peut détenir le double savoir de ce qu’est un langage et de ce qu’est un inconscient ? Nous connaissons ces difficultés : elles concernent la circulation de la conscience entre les differents compartiments du psychisme (si l’on adopte le point de vue topologique), et elles ne sont pas levées par la nouvelle formulation de la psychanalyse (qui adopte le point de vue linguistique). Si l’inconscient « parle », c’est parce qu’il n’est rien d’autre que la reproduction théorique de la conscience (mais amputée de la conscience de soi), ou la réitération étouffée et assombrie de cette même conscience.

Ce que la psychanalyse ne voit pas, c’est que la conscience n’est pas nécessairement claire et réflexive; c’est pourquoi, face à l’obscurité, à la confusion et à l’absence de réflexion, le psychanalyste postule qu’il n’y a pas conscience. Il substitue l’inconscient à une conscience affective obscure, confuse ou ambiguë.

Une autre difficulté doit attirer notre attention.

Qu’on soit dans le domaine fictif de l’inconscient, ou dans le domaine réel (mais certes obscur) de la conscience, l’individu est simultanément caractérisé comme sujet et comme désir. C’est le sens de cette conception que nous devons maintenant examiner.

On a vu que, pour Lacan, si le sujet et le désir sont inconscients, ils n’en sont pas moins définissables : le sujet n’est rien d’autre que désir (et non pas conscience, qu’elle soit obscure, claire ou réflexive), et ce désir n’est rien d’autre que désir de l’autre. Le désir est le désir du désir de l’autre désir. Sartre disait la même chose en termes simples : aimer, c’est vouloir être aimé.

Si l’on s’en tient là, il est clair que le désir ou l’amour sont voués à l’échec, puisqu’ils ne sont que le croisement de deux narcissismes voulant simplement se faire « aimer » par la médiation de l’autre. Désir et amour sont impossibles ici parce qu’ils sont captatifs (comme le montre Sartre) et formels ou vides (comme l’affirme Lacan). Mais il n’y a aucune raison de s’en tenir là et d’estimer suffisantes ces descriptions du désir. Ne considérons que le point de vue de Lacan. Pourquoi faudrait-il séparer le désir de reconnaissance et le désir de la jouissance ? Celle-ci peut être réelle et réciproque, et elle peut révéler en outre qu’elle est elle-même une des modalités de la reconnaissance. Cette reconnaissance elle-même peut être réelle et réciproque. De plus, la reconnaissance se déploie non seulement comme jouissance commune mais encore comme action commune et comme parole commune. Or, celles-ci ont un contenu.

Ainsi le formalisme lacanien, dans la question du désir (celui-ci étant considéré à tort comme n’étant qu’un cercle vicieux et vide) provient d’un étrange oubli : ces contenus concrets de l’amour sont évacués en même temps qu’est évacué le langage concret de la vie quotidienne ou de la vie amoureuse. Etrangement, le langage n’est invoqué que lorsqu’il éclaire les structures syntaxiques des délires ou des rêves, et jamais lorsqu’il est le « milieu » concret d’une communication affective ou rationnelle. Au contraire, l’amour est tourné en dérision : dans l’un de ses séminaires, Lacan parle de « l’âmur », opérant un rapprochement dépréciatif entre les mots « âme » et « amour ». Tout se passe comme si Lacan, dans ses textes, se proposait d’enfermer définitivement le sujet dans sa solitude, et comme si la moindre possibilité d’une relation réciproque et heureuse était immédiatement à ses yeux un danger à exorciser.

Cette conception formaliste et logicienne du désir comme impossible désir de l’autre repose en fait, et plus profondément, sur une conception « tragique » du désir : mais celle-ci se fonde sur un oubli ou une occultation (obscurément volontaire) d’une part importante de l’expérience humaine.

Sur la base de l’examen du stade du miroir, et sur la base de sa critique du transfert et de l’amour imaginaire, Lacan élabore une théorie du désir tout entière constituée par le manque.

Tourné vers un autre, pourtant vide de toute substance réelle, le désir n’est qu’un mouvement illusoire quant à son objet, et un mouvement vide quant à lui-même puisqu’il est, lui aussi, dépouillé de toute substance. Le sujet, c’est-à-dire le désir, n’est qu’une « fonction » et non une expérience. Celle-ci livre plutôt le désir comme « béance », c’est-à-dire vide constitutionnel que nul ne saurait combler : ni a, réel mais sans consistance, ni A, consistant mais sans réalité. Cette béance du désir, ce manque irrémédiable vaut comme « castration » essentielle, mais aussi comme « refente », c’est-à-dire comme réitération du vide. À partir de là, le désir se heurte au fait « qu’il n’y a pas de désir sexuel » et que, derrière la béance du désir de l’autre, se profile le désir de la mort, seule digne d’être poursuivie.

Cette analyse n’est guère recevable à nos yeux, et cela pour deux raisons complémentaires. Tout d’abord, l’expérience ainsi décrite correspond dans ses grandes lignes à l’expérience du délire paranoïaque ou de la dépression, c’est-à-dire à l’expérience angoissée de ces sujets qui doutent de leur identité et qui, n’étant « rien », sont en effet incapables d’aimer ou de recevoir un amour, incapables d’entrer dans une relation concrète qu’il y a lieu de construire dans le temps, dans la parole et dans l’action.

Mais la connaissance des pathologies du désir ne permet pas d’affirmer qu’elle est la connaissance de l’essence du désir. La connaissance du diabète et de ses causes ne permet pas d’affirmer que la fonction essentielle du pancréas est de ne pas produire d’insuline : c’est l’inverse qui est vrai.

La confusion entre le normal (sans connotation morale) et le pathologique fait délirer l’humanité entière. Mais, par là, la psychanalyse passe aussi sous silence une part importante de l’expérience humaine. C’est la seconde difficulté que nous évoquions à propos du désir. Or le désir n’aurait pas de sens s’il n’était à la fois tourné vers l’avenir et sa propre satisfaction, et conscient de sa propre satisfaction passée. Le sens du désir réside d’abord dans ce mouvement temporel vers une jouissance à venir et dans l’expérience effective de cette jouissance dans le passé ou le présent.

C’est cette présence et cette positivité de la jouissance qui sont ignorées par le pessimisme lacanien.

2.4. Le sens et la joie

Allons plus loin. La jouissance, dans la relation à autrui, n’est pas réductible au plaisir sexuel comme semble le croire la psychanalyse. Ce plaisir s’intègre à un ensemble « signifiant » (justement…) constitué par le sens issu d’une parole commune et construit par elle. Au-delà de la sexualité se profile l’amour comme sens, et au-delà de ces créations érotiques du désir se profile l’existence dans la totalité de ses aspects : or, cette existence est le lieu où se déploie en fait les joies et les satisfactions de tous ordres, joies qui peuvent nourrir et symboliser la joie même de vivre, d’aimer et de créer.

Bien entendu, il n’appartient ni au psychanalyste ni au médecin d’indiquer les voies qui peuvent conduire à la joie par-delà les malheurs et les difficultés de l’existence. Mais il leur appartient de « soigner » suffisamment le corps et l’esprit pour que ceux-ci soient restaurés dans la plénitude de leurs potentialités. Les malheurs ou la difficulté d’être ne sont pas supprimés par là, mais déployés enfin par un sujet en pleine possession de lui-même et de son pouvoir. C’est à ce point « zéro » que les thérapeutes doivent conduire leurs patients. C’est à ceux-ci, ensuite, de construire leur existence en construisant leur éthique. Il serait difficilement acceptable qu’un thérapeute décrète l’inexistence du sujet chez le patient qui en appelle à lui, cette inexistence ou cette impotence valant comme un interdit jeté sur tout désir futur et sur toute signification accessible.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Jean-Paul Sartre (1905-1980)

1 L’ontologie phénoménologique et le pour-soi comme « néantisation »

Dans son œuvre majeure (L’Etre et le Néant, 1943), Sartre exprime clairement son propos : il s’agit pour lui de s’interroger sur l’être, c’est-à-dire sur la nature de l’être. Cette question est précisée pour devenir l’examen des relations que l’homme entretient avec l’être. Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, son propos est donc de constituer une ontologie, c’est-à-dire une étude de la réalité en général, et non pas seulement de l’homme.

Mais, à la différence de Heidegger (par lequel il est cependant marqué d’une façon très forte), il ne choisit pas une méthode herméneutique qui s’opposerait à la phénoménologie. Au contraire, il se réclame explicitement de la méthode phénoménologique de Husserl. Pour Sartre, comme pour le fondateur de la méthode, l’être d’une chose n’est pas distinct de son apparition pour nous, c’est-à-dire de toutes les perspectives que nous pourrions prendre sur lui. La métaphysique traditionnelle est ainsi nettement récusée et, à la différence de la doctrine de Jaspers, la transcendance n’est pas un être situé au-delà du monde empirique, mais l’acte de perpétuel dépassement opéré par la conscience : Sartre retient donc de Jaspers l’idée que la conscience se définit comme acte de transcender.

Prenant donc au sérieux la phénoménologie et considérant que la réalité et la vérité sont toujours dans un rapport pensable à la conscience (et non plus dans un rapport de la conscience à un être caché et impensable), Sartre va transformer la question traditionnelle de l’être et la méthode pour la traiter : c’est à partir de la conscience elle-même qu’il va examiner la question de l’être. D’une part, l’être se donne dans « le phénomène d’être », c’est-à-dire comme la subsistance et la consistance de tous les phénomènes qui nous apparaissent et sont saisis par nous; d’autre part, l’être est défini comme l’essence même de chaque phénomène, c’est-à-dire comme « être du phénomène ».

Ces abstractions et ces définitions ne sont pas inutiles. Elles permettent à Sartre de formuler la question de l’être d’une façon neuve, à partir de la seule conscience. Et la question devient : comment la conscience se rapporte-t-elle à l’être, et pourquoi ? donnons la réponse de Sartre avant d’examiner ses analyses, et cela afin de mieux comprendre sa démarche : pour Sartre, la signification profonde de la conscience consiste à chercher à se fonder en accédant à l’être. Mais l’être au sens plein, c’est-à-dire l’Etre absolu, est non seulement inaccessible mais impossible : c’est pour établir cette doctrine que Sartre va faire le détour par la description phénoménologique de la conscience et de ses diverses tentatives pour se fonder.

L’Être et le Néant est le récit dramatique des vaines tentatives de la conscience pour se fonder.

Mais qu’est-ce donc que la conscience pour Sartre?

Elle est pure « présence-à-soi». Elle n’est pas un être substantiel (ni une âme, ni un moi), car elle est le mouvement même par lequel elle se nie et la conscience de ce mouvement. La présence-à-soi est une conscience, et cette conscience est un mouvement.

Comme conscience, la présence à soi est simultanément consciente d’elle-même et consciente du monde. Mais cette conscience n’est pas une réflexion. Sartre exprime ce fait en disant que la conscience est « pour-soi » ; mais ce pour-soi (qu’est l’individu) n’est pas une réflexion explicite ni un retour sur soi, mais la simple conscience du monde extérieur accompagnée d’une présence à soi-même. Sartre répercute cette description dans son écriture : le « pour-soi », comme « présence-à-soi », est conscience non thétique (de) soi et conscience thétique du monde. Dans sa présence, le pour-soi pose le monde (c’est le sens du mot « thétique », position d’une thèse, d’un objet explicite). Mais il ne se pose pas lui-même : il est simplement présent, conscient (de) soi, sans acte explicite ni réflexion.

Pour Sartre, le pour-soi n’est donc pas un sujet. Nous reviendrons plus loin sur cette négation, explicitement formulée aussi bien dans La Transcendance de l’ego, que dans la Critique de la raison dialectique. Auparavant, nous devons poursuivre l’analyse des « structures du poursoi ».

Le pour-soi, qui n’est pas une réflexion mais une présence à soi, est en outre un mouvement. Il est le mouvement perpétuel d’une double négation : il se nie par rapport au monde et il se nie par rapport à lui-même, mais ce sont ces négations qui le constituent comme être-pour-soi. Le pour-soi « est l’être qu’il n’est pas », puisqu’il se définit par la négation du monde auquel il s’oppose et duquel il se distingue, ainsi que par la négation de son passé (qu’il n’est plus) ou de son avenir (qu’il n’est pas encore). Mais, de plus, le pour-soi « n’est pas l’être qu’il est », puisqu’il se définit aussi comme la négation de ce que pourtant il est : son passé, ses entours, sa situation.

Le mouvement de double négation n’est pas une abolition ou une destruction réelle. Il est une relation d’intériorité négative du pour-soi par rapport à lui-même et au monde : Sartre exprime ce fait en appelant « neantisation » cet acte par lequel le pour-soi se pose en se niant et de soi et du monde.

Le pour-soi est donc présence-à-soi comme neantisation. Ces structures ne désignent pas une pure intériorité, mais au contraire la signification de l’activité concrète de la conscience en tant qu’elle s’inscrit dans le monde : le pour-soi est projet.

La conscience est projet perpétuel, mouvement perpétuel de projection de soi dans le monde (en-soi) et de réalisation de « projets » qui expriment tous le dynamisme, ou plutôt la « transcendance » de la conscience comme néantisation objectivante.

Le projet suppose une distance de soi à soi : c’est le « néant », le « rien » qui sépare le poursoi de lui-même et rend possible l’acte de trans-cendance. C’est cette distance à soi qui donc rend possible la liberté, en même temps que, et par là même, le temps.

En effet, le projet est l’activité-passivité qui, par la distance à soi, peut se constituer comme mouvement de négation de soi dans le présent (et le passé) et affirmation de soi dans l’avenir. Comme néantisation et distance à soi, le pour-soi est dépassement de tous les déterminismes de choses, et il se constitue à la fois comme projet, comme transcendance, comme temporalité et comme liberté.

Les descriptions sartriennes de la liberté sont parmi les plus belles et les plus fortes analyses de son œuvre. La liberté, pour Sartre, n’est pas un caractère ou une propriété de la conscience, elle est la conscience elle-même. Le pour-soi, parce qu’il est l’être qu’il n’est pas et n’est pas l’être qu’il est, peut être exactement identifié à la liberté. Celle-ci, pourrait-on dire en termes simples, est l’être même du pour-soi, si le pour-soi pouvait avoir un être. C’est parce que le pour-soi est pur mouvement de néantisation, comme projet et transcendance temporelle, qu’il est la liberté elle-même. Celle-ci ne peut être que totale ou nulle et, chez Sartre, elle est totale, puisque par sa définition même elle est l’arrachement à toute choséité, à toute situation et, par conséquent, à toute détermination. Le pour-soi existe (« ek-siste »), il est situé dans le temps hors de soi, en avant de soi-même et, ainsi, loin d’être une chose ou un être, il « a à être » ce qu’il est, il se fait lui-même projet et temps : c’est lui-même, par conséquent, qui décide du contenu et du sens de ses projets. Ainsi naît la « situation ». Le pour-soi est toujours en situation, mais celle-ci, singulière et historique, est toujours l’œuvre du pour-soi.

C’est par la liberté que le pour-soi crée les valeurs. Mais cette création des valeurs se déploie sur fond de manque. En effet, Sartre souhaite montrer que la valeur, comme objet poursuivi et désiré, est ce qui manque au pour-soi pour accéder à l’être, c’est-à-dire pour devenir un être qui soit une plénitude sans manque et sans vide. En évoquant rapidement le désir, Sartre affirme que celui-ci prouve que le pour-soi est essentiellement manque : la valeur serait ce qui pourrait combler le manque constitutif du pour-soi (et du désir). Ainsi pourrait être réalisé, non pas seulement la valeur (qui est le « manquant », ce qui manque), mais la Valeur absolue. Celle-ci serait un être complet, c’est-à-dire précisément l’être recherché depuis le début par le pour-soi, et constitué à la fois comme conscience et comme chose, comme présence à soi et comme opacité dense et immuable, c’est-à-dire enfin comme en-soi-pour-soi.

Cet être-en-soi, cette chose permanente, opaque et identique à soi, serait aussi un être-pour-soi, distant de soi, conscient et temporel. La synthèse de la conscience et de la substance serait alors un Etre-en-soi-pour-soi, et cet Être serait Dieu.

Mais ce concept est contradictoire. L’être-en-soi-pour-soi est impossible et irréalisable : voilà pourquoi, bien que la liberté soit infinie, le pour-soi ne peut être son propre fondement : il faudrait qu’il existe avant d’exister, et qu’il soit causa sui, sa propre cause. Cette liberté infinie ne peut donc devenir ni nécessité rationnelle (cause de soi) ni plénitude significative et justifiée. la liberté est infinie mais elle est injustifiable, le pour-soi est infiniment libre mais incapable de réaliser l’être qu’il poursuit. Il est lui-même injustifiable. Il est donc infiniment et absolument responsable, mais il existe « pour rien » : le pour-soi, par son injustifiable et totale liberté, est « condamné à la liberté » et ainsi l’existence humaine est une « passion inutile ». Le pour-soi est l’être qui, dans l’angoisse de la liberté infinie, se sacrifie en vain pour faire exister Dieu, c’est-à-dire l’impossible synthèse de l’en-soi-pour-soi.

Ne pourrait-on penser que par la connaissance ou la réflexion, la liberté pourrait acquérir un sens et réaliser des valeurs ?

Il n’en est rien, du moins dans l’œuvre de Sartre, et notamment dans L’Etre et le Néant.

D’une part, en effet, toutes les valeurs sont équivalentes : elles n’ont pas de fondement ontologique et elles sont issues du « choix originel » opéré sans motif, sans mobile et sans volonté par la liberté infinie. Toutes les valeurs particulières seront définitivement injustifiables et la Valeur absolue définitivement impossible.

D’autre part, la connaissance dont il s’agit ici serait une connaissance de soi, seule habilitée à justifier la responsabilité absolue. Mais cette connaissance de soi est impossible. Sartre distingue en effet deux sortes de réflexion, c’est-à-dire de retour sur soi, et aucune de ces deux réflexions ne peut produire un fondement ou une justification. D’abord, la réflexion pense produire une connaissance de la vie psychologique et intérieure. Mais, selon Sartre, cette connaissance n’atteint pas une vie affective réelle : elle constitue un domaine chosifié de forces et réactions que l’auteur appelle « la Psyché ». Cette connaissance est alors désignée comme « réflexion impure ». Elle n’est que la connaissance illusoire du « reflété » par le « reflétant », connaissance qui, en réalité, fabrique son objet, puisque le pour-soi n’est rien d’autre que « reflété-reflétant », chaque aspect passant dans l’autre dès qu’on le situe comme aspect du pour-soi. La Psyché, toute artificielle et mécanisée, subit la même critique de la part de Sartre, que l’Ego de la philosophie de Husserl dans le livre : l’ego transcendantal. Sartre, on s’en souvient, y montre que un tel Ego, c’est-à-dire le sujet transcendantal, n’a pas d’existence: il n’est qu’une reconstruction a posteriori et rétroactive opérée par la conscience actuelle. Pour Sartre, ni le « sujet transcendantal » ni le suiet comme « Je » ne sont des réalités effectives : ils ont le même statut que la psyché et sont, comme elle, le fruit arbitraire d’une « réflexion impure ».

Seule est pure la réflexion qui ne mêle aucun élément à la présence-à-soi, c’est-à-dire à la conscience actuelle. Mais cette « réflexion pure » n’est pas plus en mesure de fonder la liberté que la réflexion impure, puisqu’elle n’est rien d’autre que la conscience (de) soi devenue « conscience thétique de soi-même » : or, cette conscience n’est rien que la néantisation par laquelle le pour-soi se fait être comme n’étant pas ce qu’il est et étant ce qu’il n’est pas. Cette pure neantisation se retournant sur elle-même ne peut saisir que son acte de négation, c’est-à-dire sa liberté infinie et injustifiable.

Ni la réflexion pure ni la réflexion impure ne peuvent donc fonder la liberté : c’est pourquoi celle-ci est injustifiable, mais c’est pourquoi aussi elle est inconnaissable par la conscience elle-même. La liberté du pour-soi est sa propre transcendance et non un objet de connaissance.

Ne pouvant se fonder ni se connaître lui-même de l’intérieur, le pour-soi va poursuivre sa quête de l’être en tentant de se fonder par autrui : celui-ci n’est-il pas l’être qui peut connaître le pour-soi de l’extérieur et qui pourrait, par conséquent, le fonder ? De cette hypothèse vont découler toutes les descriptions de « l’être-pour-autrui ». Pas plus que dans son rapport à lui-même, le pour-soi ne trouvera dans le rapport à autrui un fondement pour son être. Mais au moins une nouvelle dimension de la conscience sera-t-elle étudiée et de nouvelles composantes de la liberté seront-elles mises en évidence.

Pour Sartre, la relation à autrui commence par une certaine manière de s’appréhender soi-même : devant autrui et son regard, l’individu, c’est-à-dire le pour-soi, se saisit tel qu’il est objectivé par autrui. Le pour-soi saisit sa propre extériorité telle qu’elle est vue par autrui, et c’est cette conscience de soi sous le regard d’autrui que Sartre désigne comme « être-pour-autrui ». Mais, selon Sartre, cet être-pour-autrui est toujours le résultat d’une sorte de réification : sous le regard d’autrui, je deviens comme une chose, et je me saisis comme chose, à la fois figée et contingente.

Pourtant, Sartre n’arrête pas là sa description de la relation. L’être-pour-autrui (dans la honte, par exemple) n’est, pour Sartre, qu’une médiation pour établir, contre le solipsisme, la certitude de l’existence d’autrui. Il poursuit son propos en décrivant le rapport à autrui comme la tentative du pour-soi pour fonder son être par autrui : concrètement, le pour-soi est alors engagé, sous le nom de l’amour, dans la dialectique de deux libertés.

La liberté du pour-soi tente en effet de capter l’attention, l’admiration et la fascination de l’autre : seule une telle fascination pourrait conférer un sens à l’existence du pour-soi, puisqu’il deviendrait la valeur suprême de l’autre et comme un dieu pour cet autre. Le pour-soi, dans son mouvement d’amour, désire l’amour de l’autre, « aimer, c’est vouloir être aimé », c’est-à-dire vouloir être justifié dans son existence par l’amour de l’autre, c’est-à-dire l’amour que l’autre a pour le pour-soi.

Cette recherche de la justification par l’autre implique que l’autre soit une liberté et que sa fascination admirative soit une liberté fascinée. Le pour-soi désire donc que l’autre soit une liberté captée, une liberté captive.

Mais cette tentative est vouée à l’échec puisque l’autre reste en effet une liberté qui, d’une part, peut se défaire de la fascination et, d’autre part, se propose à son tour d’être le dieu de l’autre. L’amour, c’est-à-dire la relation à autrui, conduit donc toujours, selon Sartre, à un conflit des libertés, puisque deux dieux ne peuvent exister. L’amour tourne toujours à une dialectique hégélienne de la domination et de la servitude. Il se transforme alors en haine, selon Sartre. Mais la haine est un nouvel echec car le pour-soi doit contradictoirement désirer l’existence de celui dont il veut la destruction et cela pour confirmer sa propre liberté par l’abaissement de l’autre.

Ainsi, Sartre peut-il écrire que « le conflit est l’essence des relations à autrui » et conclure à l’échec de cette deuxième tentative pour trouver un fondement au pour-soi. La liberté du pour-soi est pour lui un « insaisissable » que seul l’autre saisit, mais en tentant de la capter et de la chosi-fier. En outre, l’être du pour-soi est par lui « inconnaissable » et connaissable seulement par autrui, comme dans le cas de « l’être-juif » : mais la connaissance que l’autre a du pour-soi le fige et le réduit à sa contingence et à sa « facticité ».

Non seulement la liberté, lorsqu’elle est entière, ne peut trouver de fondement par la liberté de l’autre, mais encore elle est menacée dans son être par la société capitaliste. La Critique de la raison dialectique (1960) tente en effet de montrer le nécessaire renversement de la liberté en aliénation, c’est-à-dire finalement en nécessité. La « structure des ensembles pratiques » (c’est le sous-titre de la Critique de la raison dialectique) est telle que l’individu est nécessairement une « totalité détotalisée », et que sa « praxis » se fige nécessairement en « pratico-inerte », machines, institutions et logiques objectives. L’individu, c’est-à-dire ici le travailleur, n’est donc jamais un sujet : dans la Critique de la raison dialectique, il n’y a de sujet que comme « praxis-sujet », c’est-à-dire action politique collective, mais celle-ci tombe toujours dans le pratico-inerte comme « praxis-objet ».

En fin de compte, la philosophie politique de Sartre semble aussi désespérée que sa morale : on passe d’une assomption gratuite de la responsabilité infinie et sans justification à l’assomption historique d’une aliénation inévitable en notre société.

Certes, L’Etre et le Néant annonce une « conversion » qui seule permettrait de fonder une « morale de la délivrance et du salut »; certes, la Critique de la raison dialectique pose la question du sens de l’histoire et de la lutte pour la liberté. Mais en fait Sartre n’étudie ni la « conversion » de l’individu qui permettrait d’établir d’autres relations à autrui, ni l’action politique qui permettrait de mettre fin à l’aliénation. Le pour-soi ou le travailleur, qui ne sont jamais des sujets au sens plein du terme, et ne sont pas non plus des individualités concrètes, caractérisées par une affectivité ou une existence, sont perpétuellement renvoyés à leur angoisse ou à leur aliénation; ils sont perpétuellement condamnés au vide de la liberté et à l’inertie de l’aliénation.

2. Questions à l’œuvre de Sartre : philosophie de la conscience et dénégation du sujet

Par cette philosophie, tragique il faut bien le dire, nous sommes placés devant un paradoxe : l’action concrète de Sartre fut toujours une action généreuse qui, par exemple, luttait contre le colonialisme, contre l’aliénation ouvrière ou contre l’antisémitisme. Peu lucide sur le gouvernement totalitaire de l’ancienne Union soviétique, Sartre souhaitait cependant servir « la cause du peuple » (titre d’un journal de la « mouvance » dite maoïste, c’est-à-dire d’extrême gauche). Nous ne voulons pas, ici, discuter les enjeux politiques de toutes ces luttes : nous voulons seulement mettre en évidence ce paradoxe qui consiste à mener un combat précis, avec des fins et des valeurs précises, pour défendre des libertés concrètes, tout en récusant l’idée que la liberté soit aujourd’hui possible ou que les valeurs puissent recevoir une quelconque justification. Sartre n’est pas marxiste son action devrait donc trouver son fondement dans son œuvre. Or, nous l’avons vu, cela n’est pas possible. L’œuvre de Sartre ne justifie pas l’action de Sartre, c’est-à-dire sa disponibilité, sa générosité, son appel permanent à l’action et à la responsabilité concrète. L’œuvre de Sartre ne permet de choisir ni de justifier aucune valeur, aucun contenu de préférence à une autre valeur ou à un autre contenu : pourquoi l’indépendance des nations colonisées ? Pourquoi l’appropriation collective de l’industrie ?

C’est ce paradoxe qui va nous conduire à poser quelques questions à l’œuvre de Sartre.

Sartre récuse l’idée de sujet : mais l’on ne comprend plus, dès lors, comment la phénoménologie elle-même est possible. Si la réflexion sur les contenus affectifs est « impure », elle doit être bannie; mais si elle est « pure », elle est vide, puisqu’elle ne dit que le néant du pour-soi; elle devient inutile. S’il n’existe ni sujet, ni connaissance de soi, la phénoménologie devient impraticable: on ne comprend plus l’existence de L’Etre et le Néant car, pas plus que Hegel ou Marx, Sartre ne laisse une place dans son œuvre pour un individu qui aurait la possibilité d’écrire L’Etre et le Néant. L’énoncé ne rend pas compte de la possibilité même de l’énonciation.

Non seulement les dénominations et la distinction de la réflexion pure et de la réflexion impure sont arbitraires, mais elles sont des obstacles à la recherche : la phénoménologie n’est ni justifiée dans son émergence, ni fondée dans sa validité. Faute d’une théorie du sujet, la phénoménologie chez Sartre ne peut présenter les garanties de sa validité et de sa vérité.

Cette lacune est d’autant plus grave qu’elle compromet la description du désir. Reduite à n’être qu’un pur pour-soi, la conscience se trouve dépourvue de tout contenu. Toute qualité serait « impure », tout contenu affectif serait suspect ou arbitraire, aux yeux de Sartre. Mais l’on est alors en présence d’une conscience dont on ne comprend pas qu’elle ait des désirs. Or le désir, selon Sartre, fait bien partie de la conscience, puisque c’est lui qui prouverait qu’elle est un manque : mais comment le pour-soi peut-il désirer combler son manque si l’on exclut toute description qualitative, et si l’on évite, notamment, de décrire le plaisir ou la satisfaction ? Or, ceux-ci n’ont pas de place chez Sartre. Le désir, privé d’une référence au plaisir (chez le lecteur réfléchissant, ou chez le sujet concret), perd dès lors toute signification : on ne comprend plus le dynamisme du désir ni son mouvement vers l’avenir.

Or, la recherche de la satisfaction n’est pas seulement la recherche de la plénitude, elle est aussi celle du sens. C’est pourquoi le désir est lié à la question de la relation à autrui : c’est par le désir, et non pas seulement par la seule dialectique des libertés, que la conscience s’engage dans la relation à autrui, quelle que soit la forme de cette relation.

C’est donc aussi bien par sa conception négative du désir comme « manque », que par sa conception de la liberté « injustifiable » que Sartre s’interdit de comprendre la positivité affirmative des relations à autrui; celles-ci ne sont pas nécessairement conflictuelles dès lors qu’on fait une place au plaisir et à la joie d’être ou d’agir ensemble. Or, Sartre ne fait jamais aucune place à la réciprocité ni à la joie, expériences pourtant réelles que la phénoménologie doit donc décrire si elle prétend constituer une ontologie ou une anthropologie.

Privée du concept de réciprocité, c’est toute la doctrine sartrienne de la liberté qui se trouve compromise. En affirmant qu’elle est sans fondement et donc injustifiable, c’est-à-dire absurde et gratuite, Sartre n’échappe pas à la confusion de deux concepts : la création et la justification. Il appuie sa négation du sens sur la négation de la création substantielle de soi, en montrant que le pour-soi ne peut exister avant d’exister : c’est là définir le fondement par la création, et il est évident, en effet, que l’homme ne se donne pas l’existence, ne pouvant se précéder lui-même. Mais l’acte de fonder a aussi un second sens: donner une justification. Or, Sartre fait dépendre à tort ce deuxième acte du premier : il faudrait être Dieu pour se donner un sens, c’est-à-dire, selon Sartre, existence nécessaire et justification rationnelle. Mais cette confusion des deux actes est arbitraire. Le propre de la liberté est au contraire d’être donnée (sans autocréation de l’existence) et de se définir précisément comme ce qui se justifie soi-même : Sartre semble oublier que la liberté est la source de l’invention et l’origine des décisions et des valeurs. C’est pourquoi elle est en mesure ou de poser des actes qui sont justifiés par là même qu’elle les pose et qu’elle les décide, quelle que soit leur gratuité, ou de poser, en même temps que les actes, leur justification personnelle ou culturelle, affective ou rationnelle, c’est-à-dire les valeurs mêmes qui confèrent un sens à ces actes et au sujet qui les déploie.

À partir de là, on ne saurait affirmer dogmatiquement que « toute vie est l’histoire d’un échec », ni que « le conflit est l’essence des relations à autrui », ni que la liberté se retourne nécessairement en contre-finalité et en nécessité.

Bien au contraire, la liberté est précisément le pouvoir de se maintenir soi-même dans l’existence, puisque l’existence est acte et transcendance, sortie de soi par soi-même, et puisqu’elle est également pouvoir de décider soi-même des modalités de cette existence : c’est elle, en effet, qui définit les valeurs qui la justifient en lui donnant un sens, ou qui la rendent absurde par un manque dont elle est seule, en tant que liberté, le juge et l’origine. Seule la liberté donne ou refuse le sens : c’est dire qu’elle est en mesure ou de se fonder elle-même comme existence signifiante, ou de fonder elle-même l’absence du sens de son existence. Sartre disait que seule la liberté pouvait s’aliéner ; il nous faut dire maintenant que seule la liberté fondatrice peut affirmer ou nier qu’elle-même ait un sens, c’est-à-dire une justification.

Sartre n’a donc pas vu qu’il est possible de critiquer l’idée d’un fondement théologique et ontologique de l’existence, tout en affirmant la possibilité d’un fondement existentiel de la vie, c’est-à-dire d’une justification de l’existence. Son parti pris pessimiste est d’autant plus paradoxal qu’il se fait, à bon droit, le défenseur d’une responsabilité infinie que sa morale nous incite à assumer. Mais cette responsabilité est précisément la reconnaissance du pouvoir créateur de sens et inventeur de valeurs, lequel est pour nous la définition même de la liberté.

Seule une telle reconnaissance du fait que la liberté est donatrice de sens et, par conséquent, capable de se fonder elle-même, aurait permis d’élaborer une doctrine de la conversion au lieu de reporter celle-ci à plus tard. Et seul le lien entre liberté, sens et conversion aurait permis de fonder authentiquement une morale.

Mais la morale, chez Sartre, reste une réflexion sur la responsabilité : sa lacune fondamentale est qu’elle ne propose aucun contenu pour cette responsabilité, c’est-à-dire aucune valeur concrète. Sartre ne propose pas même, ni ne justifie dans son œuvre, les valeurs pour lesquelles il combat en fait dans sa vie personnelle, philosophique et politique. Or, l’idée d’une liberté significative et donatrice de sens, enrichie d’une réflexion sur une conversion philoso-phique, aurait permis d’envisager et de construire en effet de nouvelles relations à autrui. Il aurait alors fallu réfléchir sur la réciprocité, sur la joie et sur la liberté commune. Mais ces concepts sont absents de l’œuvre de Sartre, sinon de son action.

Il aurait fallu, notamment, qu’une place plus grande fût réservée à l’amour et au désir, et que ceux-ci soient conçus comme des relations signifiantes et créatrices, et non pas comme des luttes vaines et absurdes.

Considérée dans son ensemble, il semble bien que la pensée de Sartre soit hypothéquée et freinée par deux présuppositions : d’une part une conception vide, formelle et non qualitative du pour-soi, auquel il refuse les prérogatives d’un sujet concret tout en affirmant sa liberté et son désir et, d’autre part, une vision tragique de l’existence dont la liberté est conçue comme une condamnation inutile et angoissante, ou comme une fatalité historique indépassable.

Dans l’œuvre de Sartre, tout se passe d’ailleurs comme si le choix du tragique, c’est-à-dire l’affirmation de l’échec futur de toute tentative de justification de l’existence, commandait rétroactivement tout l’agencement des analyses et des concepts. Comme fasciné par la nécessité d’établir, à la fin, que la liberté est ou bien condamnée à la solitude et à l’angoisse, ou bien condamnée à s’inverser en aliénation et à disparaître, Sartre commence déjà, dans La Transcendance de l’ego et dans L’Être et le Neant, par décrire l’individu de telle sorte qu’il ne puisse jamais accéder au sens et à l’autonomie. Tout se passe donc comme si Sartre mettait en place une négation philosophique du sujet et du pouvoir de la réflexion pour contester ultérieurement qu’une « morale de la délivrance et du salut » soit possible. Pour combattre une éthique du sens, il défend une morale de la responsabilité, mais il laisse cette morale sans fondement ni contenu parce qu’il a décrit un pour-soi sans contenu ni pouvoir de justification. Si le pour-soi est ainsi pure déréliction, c’est qu’il n’est ni un sujet véritable ni un vrai désir d’exister : mais, en vérité, c’est pour être maintenu dans l’angoisse de la déréliction et la souffrance de l’aliénation que le pour-soi se voit refuser le statut de sujet. Chez Sartre, c’est la morale tragique qui commande la dénégation ontologique du sujet et du moi.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Descartes (1596-1650)

1 La révolution cartésienne et le sujet comme fondement

Le Discours de la methode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences parut en 1637, à Leyde (Pays-Bas), en langue française. Son influence fut telle qu’on peut faire partir de cette date la nouvelle ère philosophique qui allait être marquée par l’instauration d’une réflexion explicite sur le sujet. L’œuvre de Descartes, notamment par ce Discours de la méthode et par les Méditations métaphysiques (publiées en latin en 1641 et traduites en français en 1647) constitue une véritable révolution dans la pensée philosophique, et cette révolution est implicitement reconnue par Husserl, en 1929, à Paris, comme l’acte de naissance sinon de la phénoménologie elle-même, du moins de son inspiration (cf. Husserl, Méditations cartésiennes, Introduction à la phenomenologie).

En effet, le Discours de la méthode ne veut être qu’une introduction méthodologique à des traités scientifiques : la Dioptrique, les Meteores, la Géometrie. Le Discours est donc une manière d’épistémologie fondamentale et, plus précisément, une théorie de la connaissance : Descartes, en consommant définitivement et clairement la rupture avec le Moyen Age et l’aristotélisme scolastique, recherche les conditions d’une connaissance vraie qui soit certaine par elle-même et non pas par un recours à l’autorité ou à la coutume. Cette connaissance sera rationnelle et objective, ses instruments seront l’observation empirique et le raisonnement mathématique qui inspire sa réflexion méthodologique. L’attention prêtée, dans l’élaboration de la connaissance, à l’enchaînement rigoureux des concepts, des définitions et des conséquences, ainsi que le sentiment qu’il existe un ordre de vérités certaines et démontrables, cette attention et ce sentiment ont pour origine la réflexion sur les mathématiques et l’attachement à ce qui constitue leur principale signification.

De ce seul point de vue épistémologique, on pourrait dire que la pensée cartésienne est radicalement novatrice : c’est le mécanisme cartésien (qui est la théorie causale et déterministe du monde physique, c’est-à-dire de la nature), ainsi que la méthode mathématique comme instrument de ce mécanisme, qui portent à sa pleine conscience le mouvement rationaliste qui s’exprimait déjà chez Léonard de Vinci, Kepler ou Galilée. La théorie cartésienne de la connaissance affirme enfin clairement l’autonomie de la raison et les exigences de la méthode scientifique.

Pourtant, ce n’est pas dans cette prise de conscience de la connaissance rationnelle par elle-même que réside l’essentiel de la révolution cartésienne : celle-ci est bien plutôt constituée par l’élucidation des conditions et des fondements d’une telle connaissance. Et cette élucidation est la mise en évidence du sujet lui-même.

Certes, dans le Discours, aussi bien que dans les Méditations, Descartes s’efforce en première analyse, de définir les conditions d’une connaissance qui puisse échapper à la mise en question et à l’incertitude. Mais, sur ce chemin, il découvre non seulement les conditions logiques mais encore la condition ontologique de toute vérité et de toute certitude : le sujet lui-même.

Recherchant une vérité indubitable, il rencontre l’évidence comme critère d’une telle vérité. En effet, l’évidence (comme intuition intellectuelle immédiate) est le critère qui résulte du travail critique de destruction de toutes les connaissances, puisqu’elle accompagne la seule connaissance qui soit indestructible, à savoir : la conscience de sa propre existence.

Mais, à partir de là, s’opère un glissement ou un déplacement de l’intérêt philosophique.

Aussi bien Descartes lui-même que son lecteur orientent désormais leur attention non plus sur un résultat épistémologique (l’évidence intuitive et personnelle est le seul critère valable de la vérité d’une connaissance) mais sur le fondement de ce résultat : la conscience de soi, en première personne.

C’est cette conscience de soi qui va constituer la véritable révolution cartésienne, et marquer de son sceau le bouleversement que la philosophie connaîtra dans la nouvelle ère qui s’ouvre.

Déjà, chez Descartes, cette révolution est d’une richesse inépuisable.

Ce dont il est d’abord question, au-delà de la recherche épistémologique, c’est de l’âme. Dans les Méditations, Descartes s’efforcera de démontrer « l’immortalité de l’âme » et affirmera (nous y reviendrons) que l’âme est plus facile à connaître que le corps. Or, Descartes ne commence pas par poser l’âme en se proposant de l’étudier (selon la démarche traditionnelle). Il commence par une interrogation radicale et rencontre une évidence radicale : ce qui est remarquable est que cette évidence n’est pas celle de l’âme ou d’une chose quelconque, mais celle d’une conscience de soi : « je suis, j’existe ».

Simultanément, les démarches traditionnelles sont, ici, rendues caduques, et se met en place une expérience qui semble encore n’avoir pas de nom et qui est à la fois une conscience et une existence, ou plutôt, dans la perspective cartésienne, une conscience et un être. Seule l’expression Cogito permettra d’exprimer cette expérience surdéterminée. Elle est à la fois conscience présente et active (je doute, je pense, je suis), conscience en première personne (c’est moi qui pense et qui existe), et existence véritable (malgré mes doutes et à travers eux, je vois bien que je suis et que j’existe).

Ainsi, trois dimensions sont simultanément données en un seul acte de pensée, celui qui s’exprime par Cogito ergo sum : la conscience, la conscience de soi en première personne, la conscience personnelle comme existence.

Sont donc indissociables : la conscience, l’existence, la première personne. C’est précisément dans cette unité indissociable que consiste ce qu’on est désormais convenu d’appeler le sujet, et c’est cette unité indissociable qui constitue la véritable révolution, le bouleversement radical instauré par Descartes à propos de la connaissance de l’âme. Celle-ci n’est plus, comme dans l’Antiquité, une réalité spirituelle impersonnelle dont on pouvait parler et à propos de laquelle on pouvait échafauder des mythes ou qu’on pouvait analyser comme une chose. Elle n’est pas non plus, comme dans la Renaissance qui s’achève, une réalité certes individuelle et admirable mais constituée encore comme une chose dont il importerait surtout de savoir si elle est d’origine divine ou naturelle, et dont la propriété principale, la conscience, serait encore mal dégagée des autres propriétés, telles que l’immortalité ou la faculté rationnelle. Chez Descartes, au contraire, la conscience devient enfin la détermination essentielle de l’âme, et cette conscience est à la fois une existence et une conscience personnelle : après avoir imaginé d’abord que toutes ses anciennes idées ou opinions étaient fausses; et après avoir imaginé ensuite que tout était vrai mais qu’il avait cessé de penser, Descartes est en effet conduit à la conclusion décisive : « je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui. pour être, n’a besoin d’aucun lien, ni ne dépend d’aucune choses matérielle. En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait point d’être tout ce qu’elle est » (Discours de la méthode).

Ainsi, c’est bien de l’âme qu’il s’agit : mais elle est enfin identifiée à la conscience et cette conscience, ou activité de penser, est un moi. La distinction n’est pas encore faite entre le sujet et le moi (nous verrons plus loin que c’est cette distinction qui fait problème, et qu’en affirmant l’unité de la pensée, c’est Descartes qui anticipe une vérité fondamentale); mais le progrès décisif est accompli : à partir de l’expérience ultime, succédant à tous les doutes possibles, expérience évidente du « je pense donc je suis », le philosophe a cerné la vérité centrale et décisive. L’âme est certes une substance, mais l’intégralité de son être, c’est-à-dire de son essence, consiste en l’acte de penser. Quels que soient le « malin génie » ou le « trompeur très puissant » qu’on se plairait à imaginer, il reste que la proposition « je suis, j’existe », proposition à la fois ontologique (quant à l’être) et personnelle (quant au sujet qui la prononce) « est nécessairement vraie toute les fois que je la prononce (« Méditation seconde »).

Cette « proposition vraie », de même que la proposition « je pense donc je suis », ne sont pas un raisonnement, mais l’expression unitaire d’une expérience qui est une conscience de soi.

La dernière proposition est l’élucidation ou le développement d’une implication entre l’acte de penser et le fait d’exister, l’exercice de la pensée ne pouvant être accompli que par un être existant.

***

Cette vérité est décisive à plus d’un titre, et la révolution cartésienne comporte plusieurs significations qu’il importe de distinguer si l’on veut en évaluer pleinement la portée.

Nous sommes d’abord en présence d’un principe méthodologique : de cette expérience du Cogito, Descartes tire la règle de l’évidence intellectuelle comme critère ultime de la vérité. Les quatre « préceptes » du Discours découlent de ce principe : c’est à partir de ce critère (premier précepte) qu’il convient d’analyser, de dénombrer et de synthétiser soigneusement les difficultés d’un projet de connaissance, et surtout c’est grâce à ce critère qu’il est possible de conduire une connaissance discursive qui suive un ordre logique et rigoureux, allant du simple au complexe, en soumettant constamment à l’exigence d’évidence claire et distincte les enchaînements et les déductions.

Du point de vue méthodologique, la pensée cartésienne est donc à la fois subversive et prudente, puisqu’elle donne le moyen et la raison du rejet de toutes les idéologies (« opinion » et « coutumes ») traditionnelles, tout en se refusant à renverser l’ordre politique ou les croyances coutumières et pratiques.

Mais cette prudence n’est que l’expression d’une pensée qui se veut radicale et qui veut, en commençant par le commencement, commencer en effet d’une façon radicale. Toute la signification de cette méthodologie cartésienne réside en effet dans cette nouveauté : la pensée ne peut s’exercer valablement que si elle trouve un fondement pour appuyer son développement, et si elle commence effectivement à se déployer à partir de ce fondement.

La découverte du fondement est d’abord la découverte, effectuée clairement en une langue française qui est une langue moderne, de cette exigence pour la philosophie et la science de se donner des fondements. Le génie cartésien a consisté à prendre conscience de la nécessaire recherche d’un fondement pour une connaissance future, avant même qu’il n’ait défini et déterminé ce fondement. Et ce pressentiment, cette exigence première, cette recherche préliminaire et fondatrice, revêt chez Descartes une signification que nous pourrions dire existentielle.

En effet, la recherche cartésienne exprimée dans une langue littéraire et philosophique aussi pure que vive, aussi précise qu’elle est intense, se déploie dans un climat de tension ramassée qui exprime bien un enjeu existentiel. Tout se passe comme si la recherche de la vérité conditionnait l’existence même du philosophe, la consistance, la validité et la signification même de sa vie.

Et Descartes s’exprime en effet à la première personne : « La méditation que je fis hier m’a rempli l’esprit de tant de doutes, qu’il n’est plus désormais en ma puissance de les oublier […] et comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. » Sans la découverte, ou la rencontre d’un « fond » qui puisse valoir comme point d’appui ultime et solide, il semble bien que l’individu risque de se noyer et de se perdre. Et la découverte d’un tel fondement est d’autant plus urgente (au début de la « Méditation seconde ») que les doutes qui ont précédé ont fait perdre « le repos et la tranquillité » qu’on voit dans les songes des esclaves qui rêvent d’une « liberté imaginaire » (comme le dit la fin de la « Première Méditation »). Le dessein philosophique est « penible et laborieux » : la recherche du fondement n’en est que plus impérieuse, puisque seule la connaissance d’un tel fondement, valant à la fois comme critère indubitable et comme commencement fécond, permettrait d’accéder au repos de la certitude.

Le fondement de la vérité n’est pas seulement l’origine de la connaissance vraie, il est aussi le remède contre l’inquiétude.

D’autres images, sous la plume de Descartes, renforcent le sentiment sinon toujours d’inquiétude du moins de gravité, accompagnant la réflexion sur le fondement. Les images les plus fréquentes concernent l’architecture. A propos des sciences de son temps, Descartes juge « qu’on ne pouvait avoir rien bâti qui fût solide sur des fondements si peu fermes » (Discours de la méthode, Première partie). À propos des opinions en général : « Il est vrai que nous ne voyons pas qu’on jette par terre toutes les maisons d’une ville pour le seul dessein de les refaire d’autre façon… mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs pour les rebâtir, et que même, quelques fois ils y sont contraints quand elles sont en danger de tomber d’elles-mêmes et que les fondements n’en sont pas bien fermes. »

Ces images sont éloquentes : ce n’est pas par vaines futilité qu’il y a lieu de détruire, mais en raison du délabrement et de l’effondrement des édifices. Il y a lieu ensuite de reconstruire. Et il faut reconstruire un savoir comme on construit un nouvel édifice : sur des bases fermes et assurées qui puissent en effet supporter valablement toute la nouvelle construction, et la mettre à l’abri de tout risque d’effondrement.

Comme l’image de l’eau sans fond, celle de la maison effondrée exprime bien l’inquiétude cartésienne en même temps que la gravité et l’urgence de son projet de reconstruction : ce projet a valeur existentielle. Pourtant, Descartes est resté « neuf années » sans prendre « aucun parti touchant les difficultés qui ont coutume d’être disputées entre les philosophes » et sans qu’il eût « commencé à chercher les fondements d’aucune philosophie plus certaine » (Discours de la méthode, Troisième partie). Mais c’est bien d’une telle recherche qu’il s’agit : la recherche des fondements est le commencement de la vraie philosophie. Et le philosophe, à la fin, ne peut pas s’abstenir de se jeter dans l’eau profonde et inquiétante de cette recherche, comme il ne peut pas s’abstenir « d’en parler », « afin qu’on puisse juger si les fondements [qu’il a] pris sont assez fermes » (Ouatrième partie).

A l’horizon de cette recherche intense d’un fondement assuré se profile donc un enjeu existentiel: au-delà de la validité de la vérité, ce qui est en question pour Descartes est le contenu métaphysique de cette vérité; et ce contenu sera constitué par l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, comme le titre complet des Méditations le laisse entendre (Méditations touchant la Premiere philosophie, dans lesquelles l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’âme et le corps de l’homme sont démontrées).

Ainsi, le fondement de vérité que constitue le Cogito est à la fois, dès le principe, méthodologique et métaphysique, en d’autres termes, épistémologique et existentiel.

Avant de réfléchir sur ce contenu métaphysique (Dieu et l’immortalité) nous devons approfondir la signification « épistémologique » du Cogito.

Cette signification est multiple et comporte plusieurs aspects. Le Cogito n’est pas seulement (comme nous l’avons vu) la découverte d’un critère de validité, l’évidence. Il n’est pas non plus réductible à la seule recherche inquiète et « existentielle » d’une certitude pour la connaissance, pour la vie et pour la « sagesse ». Il est en outre le commencement à la fois doctrinal et méthodologique d’une doctrine du sujet, cette doctrine et ce commencement étant parfaitement neufs.

« Je pense, j’existe » est une proposition certes, mais elle exprime un acte de la pensée. Cet acte livre immédiatement deux verites : d’une part la nature et la valeur de l’évidence (elle est critère ultime, clair, distinct et irrécusable) et d’autre part le contenu même de cette évidence (le sentiment d’exister est donné dans l’acte même de penser, de même que, inversement, la pensée en acte implique l’existence en acte). Il se produit alors, dans le texte de Descartes (et c’est là un des aspects les plus frappants de son originalité) comme une dynamisation, ou comme une fécondation interne : en même temps que la pensée dit « je pense, j’existe » ou « je suis, j’existe » elle pose qu’elle peut valablement réfléchir sur elle-même et sur sa propre nature. Elle découvre à la fois un critère général de la vérité et le fait que ce critère s’applique à elle-même dans l’exacte mesure où il n’est rien d’autre qu’elle-même. En effet : penser, c’est être, et cette pensée dit à la fois la nature de l’être (et de la pensée) et la véracité de cet acte qui se saisit donc à bon droit comme pensée et comme existence.

Tout se passe donc comme si Descartes mettait en œuvre, pour la première fois, cette vérité que la phénoménologie de Husserl exprimera clairement et rapportera en effet à Descartes : le suiet est fondement de vérité parce qu’il exprime, par sa propre structure réflexive et connaissante, la proximité et même l’identité du sujet connaissant et de l’objet connu.

Cette identité n’est pas clairement formulée par Descartes, mais c’est bien elle que sa description met en œuvre.

Le Cogito est en effet non seulement critère mais commencement. L’appréhension de la pensée par elle-même, en tant qu’elle est la certitude d’exister et d’exister comme pensée, devient le commencement du déploiement d’une doctrine de la pensée. Après le Cogito, la pensée de Descartes poursuit son mouvement et peut, en toute sécurité épistémologique, continuer l’étude du sujet par lui-même. Alors que le déclenchement de la recherche était l’incertitude gnoséologique, la découverte d’un critère de certitude s’est manifestée en même temps comme le début de la connaissance elle-même. La recherche et la découverte d’une méthode (c’est-à-dire d’un critère et de ses préceptes d’application) se sont déployées elles-mêmes, sur la base de leur propre activité, comme la mise en place d’un commencement de connaissance et d’un début de doctrine. La recherche et la découverte d’un commencement pour une future connaissance se sont enrichies et transmutées elles-mêmes en commencement effectif de la connaissance. Écoutons Descartes :

« Je fermerai maintenant les yeux […] je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles […]; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. »

Si le dessein cartésien ne s’est pas étendu « plus avant que […] de bâtir dans un fonds qui est tout à moi », il s’avère maintenant que ce « fonds » est le moi lui-même et que la construction consiste à organiser rationnellement la connaissance de ce qu’est le fondement lui-même : la doctrine cartésienne se déploiera comme la connaissance de ce « moi-même ».

Ainsi la méthode rend possible la doctrine, et le principe de l’évidence permet de délimiter, de définir et de réaliser les tâches de la connaissance. Cette unité de la méthode et de la doctrine s’accomplit dans la pensée réflexive. Plus précisément, l’évidence intuitive du Je (ou Cogito : je pense) se fonde elle-même comme condition de possibilité d’une connaissance de ce même Je par lui-même. Le cartésianisme, comme doctrine fondatrice de la modernité qui émergera de nouveau avec Kierkegaard et Husserl, consiste à définir simultanément un fondement pour la connaissance et un objet pour cette connaissance, celle-ci se révélant comme la description réflexive de cette pensée qu’elle est elle-même en tant qu’elle connaît : la philosophie a donc pour principe et pour commencement la réflexion, et, plus précisément, la connaissance réflexive de la réflexion.

Comment s’opère maintenant cette réflexion ? Elle est, en termes cartésiens, la connaissance de la « pensée » par elle-même.

Précisons la signification et la portée de cette doctrine fondatrice. Arrivé jusqu’au « fond » qui permettra un nouveau départ (comme pour le nageur), le philosophe découvre que ce fond (qui se dynamisera comme fondement, c’est-à-dire condition de possibilité de la connaissance et déploiement de celle-ci) est la pensée elle-même. Les termes de réflexion ou connaissance réflexive ne sont pas prononcés. Mais le sens des descriptions cartésienne est bien celui-ci : la philosophie est le déploiement d’une connaissance en première personne (Descartes dit : Je, indiquant un universel concret), l’objet de cette connaissance étant le moi « lui-même » s’efforçant de se rendre plus « familier à moi-même » et n’ayant affaire qu’à son « intérieur ».

Ni le terme de réflexion, ni le terme de sujet ne sont donc prononcés; mais la tâche et l’objet sont clairement définis : pour construire une philosophie (et, ensuite, une science) il faut d’abord qu’une âme singulière se découvre comme un Je personnel, et que ce Je s’assigne la tâche de connaître par ses seules ressources ce moi qu’il est. Le « Je » est un « moi » qui peut et doit se connaître « lui-même » puisqu’il est tout entier défini comme « pensée ».

Ce qui est alors remarquable (et fortement souligné par Husserl) c’est que la connaissance du moi est désormais spécifique et autonome.

Ayant récusé les opinions (c’est-à-dire explicitement la scolastique, l’astrologie, l’alchimie et la magie), Descartes écarte ensuite de sa pensée, par une hypothèse méthodologique, toutes les images, les sensations et les données corporelles qui n’entrent pas nécessairement dans la définition de l’essence de l’âme, c’est-à-dire ici de la pensée en première personne : par cette variation imaginative des contenus de la pensée il isole l’essence de celle-ci et peut conclure qu’elle consiste exclusivement dans cette pensée même. La conséquence est considérable : en se proposant seulement de montrer l’indépendance de l’âme par rapport au corps, Descartes découvre ou rend possible la découverte de la nouvelle méthode et du nouvel objet de la philosophie : il s’agit pour celle-ci de décrire de l’intérieur, lentement (sans « précipitation ») et d’une manière rationnelle (selon un ordre et enchaînement rigoureux), avec les seuls moyens de la connaissance intérieure de la pensée par elle-même, cette pensée précisément.

Sur ce chemin, l’observation interne livre de nombreuses connaissance qui constitueront ce que nous pourrions déjà désigner comme « la sphère de l’Ego » pour parler comme Husserl, mais qui se présentent plus exactement comme les aptitudes de la pensée, aptitudes qui sont en même temps son « essence », c’est-à-dire son être, sa nature et sa définition.

Quel est cet être ? Descartes le dit clairement, dans une énumération apparemment confuse et littéraire, mais en réalité totalisatrice et programmatique. Je suis une chose qui pense, « c’est-à-dire » qui doute, affirme et nie : un pouvoir de connaître est ainsi défini. Cette pensée est aussi l’acte d’aimer, de haïr, de vouloir, d’imaginer et de sentir : une affectivité, une sensibilité, un pouvoir de décision, sont à leur tour définis, et considérés comme parties intégrantes et essentielles de « la pensée ».

Ainsi, contrairement à la vision strictement intellectualiste qu’on a pu donner du « Cogito » (comme on dit), l’âme n’est pas un simple pouvoir de connaître, le Je n’est pas un sujet abstrait dont la seule fonction serait de connaître le monde (comme plus tard chez Kant). Bien au contraire, la pensée est tout entière activité de penser et conscience de soi, et cette activité, cette conscience sont aussi bien gnoséologiques (connaissance) qu’affectives (amour, haine), aussi bien sensibles (sensations, perceptions) que volitives (affirmation, négation, vouloir). En termes plus ramassés nous pourrions dire que le domaine de la pensée est tout entier une conscience en première personne, et qu’il englobe tous les aspects de la vie du moi.

C’est donc bien « un champ Egologique » que Descartes a mis en place, et ce champ est une activité polyvalente déployée en première personne par un Ego qui est une pensée, c’est-à-dire aussi bien une connaissance de soi et du monde, qu’un moi intérieur et concret.

C’est précisément cette richesse du Cogito cartésien qui, au-delà de la fécondité indéfinie de l’affirmation du Je comme fondement de la vérité et premier objet de la connaissance, va entraîner d’insurmontables difficultés dues à l’intention métaphysique du cartésianisme.

2 Les difficultés doctrinales du dualisme cartesien

On se souvient de l’intention explicite des Méditations : il s’agit pour Descartes de démontrer l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. C’est ce double projet qui va hypothéquer la validité même, c’est-à-dire la « vérité » des contenus développés progressivement à partir du Cogito.

2.1. Dieu et la vérité : le cercle

La première difficulté réside dans la doctrine même de la vérité, doctrine qui « enveloppe » et implique un grave cercle logique. Alors que, au commencement de la réflexion cartésienne, le critère de la vérité repose sur la seule évidence intérieure et sur l’exigence autonome que les idées soient assez claires et distinctes pour entraîner une intuition intellectuelle d’évidence, la suite de cette réflexion s’appuie sur Dieu.

Comme l’affirment la « Quatrième » et la « Cinquième Méditation », les connaissances évidentes resteraient ponctuelles, momentanées, et pourraient se transformer en opinions fragiles s’il n’existait pas un Dieu qui puisse garantir la vérité de ces connaissances. C’est donc finalement sur Dieu et sur le fait qu’il est parfait et donc non trompeur que repose la vérité. Celle-ci dépend donc de la « véracité » divine et non plus de l’évidence du Cogito.

Ce glissement dans l’ordre des idées devient franchement un cercle ou une pétition de principe si l’on s’avise que l’existence de Dieu fut démontrée grâce au principe d’évidence, puisque toutes les preuves de son existence (par l’idée de perfection ou par la « preuve ontologique ») reposent sur l’évidence intellectuelle des enchaînements logiques mis en œuvre dans ces démonstrations. Ainsi : le Cogito permet de démontrer Dieu, mais c’est Dieu qui garantit la vérité du Cogito.

2.2. La connaissance de l’âme : le chosisme

Apparemment garantie par une métaphysique de la transcendance, la connaissance de l’âme va se déployer selon des voies traditionnelles et s’affranchir plus ou moins de la règle de l’évidence.

C’est ainsi, qu’après la découverte du « Cogito », Descartes s’interroge : « mais moi, qui suis-je… ? » et répond selon un style de pensée induit par la tradition. En effet, dans le Discours, il est « une substance » dont toute l’essence est de penser (4° Partie) ; dans les Méditations, il est « une chose qui pense (« Méditations Seconde et Troisième »).

Nous serions en présence d’une simple formulation approximative et provisoire si la suite des Méditations n’opposait pas radicalement l’âme et le corps, et cela afin de sauver l’immortalité de celle-ci. Mais dès lors qu’un dualisme substantialiste résulte de la première formulation, celle-ci s’avère une véritable prise de position doctrinale : l’âme est une chose. Elle est à ce titre sous-jacente aux qualités secondes, elle est une substance au sens strict, et cette substance n’est pas définie comme un acte, elle est posée comme une réalité indépendante et inerte.

Il y a là en fait une ambiguïté ou une incertitude. Car l’essence de cette chose indépendante du corps est semble-t-il, de penser, c’est-à-dire d’effectuer les actes énumérés plus haut (aimer, haïr, vouloir, douter, etc.). Mais, l’ambiguité tourne au profit de la choseité lorsque ces actes sont attribués à deux facultés, l’entendement et la volonté, qui sont exercées par la substance âme : celle-ci est alors une chose qui a le pouvoir de juger et de vouloir, mais elle reste une chose capable de vivre indépendamment du corps. C’est que celui-ci est aussi une chose : une « substance étendue », obéissant aux lois de la géométrie et de la mécanique.

Le chosisme substantialiste, destiné à sauver l’immortalité de l’âme, entraîne alors la doctrine dans de nouvelles difficultés, celles du dualisme.

2.3. L’âme et le corps : l’incompatibilité dualiste

Si l’âme est une « substance pensante » et si le corps est une « substance étendue », la relation de ces deux réalités distinctes qui constituent l’individu humain devient incompréhensible. Et c’est bien là le sort de toute théorie de l’âme : elle rend impossible ou mystérieux le rapport de l’âme et du corps.

Mais ce rapport est aussi essentiel que la distinction respective des substances lorsqu’elles sont posées comme autonomes. Aussi Descartes est-il conduit à utiliser les moyens du bord pour rendre compte de cette union de l’âme et du corps : c’est la doctrine des « esprits animaux », issue de la physique animiste de la Renaissance.

Ce sont des « vapeurs subtiles » qui circulent non plus dans le sang mais dans les nerfs, et qui se font le véhicule des impulsions venues du dehors et conduites vers l’âme et ainsi commandées aux esprits pour qu’ils meuvent les muscles. L’organe central de ce double mouvement des esprits est la « glande pinéale » (épiphyse): elle est le lieu d’ancrage de l’âme dans le corps, et l’organe de direction du corps par l’âme : celle-ci agit d’abord sur la glande pinéale et ses orientations, et ce sont les mouvements de cette glande qui commandent les mouvements du corps.

La solution, qui semble mécaniste, est en réalité animiste, et ne fait que déplacer un problème insoluble : comment une âme immatérielle peut-elle agir sur une vapeur subtile matérielle, ou même sur un organe matériel, telle une glande ?

Certes, la nouvelle approche mécaniste du corps et de ses mouvements souhaitait instaurer une rationalité scientifique à la place d’une vision magique et animiste des puissances du corps. Mais ce mécanisme lui-même est en contradiction avec la nature spirituelle de l’âme : le XVIIe siècle se libère de l’occultisme de la Renaissance, mais en choisissant des solutions extrêmes inspirées par une métaphysique chrétienne spiritualiste : d’un côté (« en haut ») se trouve l’âme, substance simple et pure pen-sée, – et de l’autre (« en bas ») se trouve le corps, substance composée et inerte.

L’opposition dualiste de cette âme et de ce corps est si forte, et si contraire à l’expérience vécue, que Descartes a dû inventer une troisième substance, l’homme lui-même : mais il s’agit de quelques remarques dans une lettre.

Le dualisme cartésien n’en est pas dépassé ni allégé et c’est à cet immense problème de l’unité organique entre le corps et l’esprit que s’efforceront de répondre Spinoza dès le XVIIe siècle, et la phénoménologie, à l’aube du XXe siècle avec, notamment, Maurice Merleau-Ponty.

2.4. L’entendement et la volonté : l’abstraction d’une âme sans Désir

Le dualisme de l’âme et du corps réitère, chez Descartes, le dualisme qui opposait Dieu, substance spirituelle, et le monde, substance matérielle. Il se redouble en aval sous la forme d’un nouveau dualisme : celui qui oppose les deux facultés de l’âme, l’entendement et la volonté.

Les descriptions de la volonté sont certes admirables. La faculté de vouloir réside d’abord essentiellement dans le pouvoir d’affirmer ou de nier et ce pouvoir est en l’homme infini, c’est-à-dire total et absolu, semblable à celui-là même de Dieu (dit Descartes). On peut entendre ici un écho, ou une prise de conscience réflexive de la radicalité de l’affirmation de la liberté par La Boétie. On peut également lire ici une belle anticipation des théories contemporaines de la responsabilité (comme celle de Sartre, par exemple), où celle-ci est infinie, comme est infini chez Descartes le pouvoir d’accepter ou de refuser un jugement, une connaissance proposés par l’entendement et toujours susceptibles d’être récusés ou admis par notre libre vouloir.

Mais cet élan et cet amour de la liberté, constitutifs désormais de la civilisation européenne, ne peuvent suffire à constituer valablement une doctrine du sujet libre.

En effet, la faculté de vouloir chez Descartes, reste abstraite: elle est sans contenu, sans motivation et, pour le dire d’un terme, sans Désir. Elle est la pure liberté d’indifférence, le pur « libre arbitre » capable de se déterminer (sans autre raison que le vouloir lui-même) à prendre une décision ou la décision contraire, un chemin ou son opposé. L’âme libre est alors comme suspendue. Fondement ultime de toutes les décisions, le libre arbitre reste en droit objectif, vide et « indifférent ». Descartes reconnaît certes que c’est là « le plus bas degré de la liberté » et souhaite que l’entendement fournisse à la liberté la « connaissance du bien » et, par conséquent, les raisons d’agir. Ce n’est que mieux souligner le caractère abstrait d’une liberté subjective qui ne serait rien d’autre que le pouvoir de nier ou d’affirmer. Cette liberté, plus que celle d’un « sujet » serait « subjective », abstraite et désincarnée.

La seule affirmation cartésienne que nous retiendrons ici comme décisive, est l’évocation explicite du sujet : le terme est simplement prononcé, mais sa fécondité philosophique sera indefinie et fondatrice lointaine de notre modernité : « …pour commencer, je considère que tout ce qui se fait et qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui fait qu’il arrive… » (Traité des passions, Art. 1. ; ).

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

De l’immanence métaphysique à l’immanence existentielle : Giordano Bruno et Michel de Montaigne. Étienne de La Boétie et la liberté

Giordano Bruno

Ce n’est qu’avec Giordano Bruno, que la Renaissance allait accomplir ce que nous appellerons sa conversion pleine et entière. Si Paracelse, thaumaturge et alchimiste, reste à la fois un catholique et un homme du Moyen Age, moins libéré qu’un esprit comme Nicolas de Cuse au début du siècle, Giordano Bruno représente au contraire l’émergence enfin cohérente et ferme d’une pensée délivrée de toute transcendance et de toute magie.

Bien que, dans l’œuvre de Bruno, on ne trouve pas d’éléments qui permettraient de constituer une doctrine approfondie du moi ou du sujet, il est nécessaire de se référer à son idée principale qui est une espèce de panthéisme : c’est par la défense de cette idée que Giordano Bruno a construit la philosophie la plus audacieuse, la plus neuve et la plus féconde en ce XVI° siècle si douloureusement déchiré par l’intervention toujours plus efficace de la raison, de l’individu et de sa liberté. En même temps, par sa lutte contre l’autorité ecclésiastique, par sa sortie hors de l’Église, et par sa fermeté et son courage lors de son emprisonnement à Venise en 1592, jusqu’à sa mort sur le bûcher où il fut brûlé vif en 1600 à Rome, Giordano Bruno représente la plus belle figure du philosophe combattant pour la liberté par sa seule pensée, fût-ce au prix de sa liberté et de sa vie.

Pour Giordano Bruno (1548-1600) le monde est un et Dieu est lui-même toutes choses et identique à ce monde. Plus précisément il est la Vie qui anime le monde et les êtres ; en même temps ce Dieu est esprit, substance, mais en tant précisément qu’il est le monde compris en profondeur. La connaissance du monde doit en outre se tourner vers ce monde et non pas se borner à la référence à Dieu. Car l’efficacité de celui-ci n’est pas séparable de la causalité interne des choses mêmes du monde.

En outre, Giordano conteste le géocentrisme d’Aristote et affirme un héliocentrisme qui n’exclut pas mais pose au contraire la pluralité des mondes.

Si l’on ajoute à cette vision unitaire et immanentiste du cosmos le rejet par Bruno des dogmes chrétiens comme la virginité de Marie ou même la divinité du Christ, on comprend la haine répressive qu’il suscita contre lui. Mais ses bourreaux n’ont pu faire disparaître ni sa pensée ni la fécondité de celle-ci : elle ouvre le XVII° siècle, c’est-à-dire, avec Spinoza, l’ère moderne de la philosophie immanentiste et radicale.

Montaigne

Mais l’immanentisme de G. Bruno concerne le monde et la seule Nature. C’est avec Montaigne que cette nouvelle vision du monde allait déployer ses conséquences existentielles.

On sait que la philosophie de la connaissance, chez Montaigne, consiste à mettre en doute les capacités de la raison à saisir l’essence intime des choses. Si la devise du philosophe était « Que sais-je? », son symbole préféré et, pourrait-on dire, le signe sous lequel il plaçait son existence était une balance équilibrée dont le fléau ne penchait ni à droite ni à gauche. C’est dans l’apologie de Raimond Sebond que Montaigne développe l’argumentation la plus rigoureuse pour établir son scepticisme, mais son attitude prudente, concernant aussi bien la connaissance que l’action, s’exprime tout au long des Essais (la première édition des Essais date de 1580, la seconde, de 1582. C’est l’édition posthume de 1595, préparée par MIle de Gournay, qui est la plus complète et comporte toutes les additions effectuées par Montaigne lui-même sur un exemplaire de 1588). Cette doctrine sceptique est bien connue et ce n’est pas elle qui nous retiendra ici. Notons seulement la prudence critique de Montaigne à l’égard de la religion : il affirme aussi bien sa foi chrétienne, que l’impossibilité, pour la raison humaine, de connaître Dieu ou de parler de Dieu tel qu’il est en lui-même, et indépendamment de l’imagination humaine ou des croyances inscrites en l’âme par l’éducation et la coutume. Sa prudence à l’égard de la politique est la même et l’on connaît le désir très vif de Montaigne de se retirer dans son domaine et dans sa bibliothèque pour se consacrer à lui-même : « Misérable à mon gré qui n’a chez soi où être à soi, où se faire particulièrement la cour, où se cacher » (cité par Marcel Conche, Montaigne, ou la conscience heureuse, Seghers, 1964, p. 97).

Le scepticisme de Montaigne semble donc laisser en place une transcendance divine, et rejoindre ainsi la position des penseurs du Quattrocento, position qui serait en retrait par rapport à celle de Giordano Bruno. En réalité, la pensée de Montaigne implique des audaces et des innovations qui la situent bien comme un humanisme ouvert de la fin du XVI° siècle, préparant une conception de l’homme entièrement libérée de la transcendance et des problèmes théologiques.

C’est à ce titre que la pensée de Montaigne nous concerne ici : loin d’être un système du monde, et sans se vouloir exclusivement une théorie de la connaissance, cette pensée est une sagesse, et cette sagesse repose sur une certaine conception de l’individu concret. À la fois morale personnelle et doctrine de l’individu, cette pensée pourrait être désignée comme une doctrine de l’immanence existentielle.

« Je m’estudie plus qu’autre subject. C’est ma métaphisique, c’est ma phisique » (Essais, III, XIII). En effet, si Montaigne récuse les pouvoirs transcendants de la raison et par conséquent la validité de toute métaphysique, il déplace aussi le centre d’intérêt de la méditation : pas plus que la métaphysique, la philosophie de la nature ne présente d’intérêt aux yeux de Montaigne. L’objet exclusif de son étude et de son intérêt, cet objet qu’il appelle « subject », est lui-même. Certes, il s’agit aussi par l’étude de soi, de connaître « l’humaine condition » et, comme il est dit dans l’Apologie, « l’humaine nature » (Essais, II, XII). Mais, ce qui est radicalement neuf dans l’entreprise de Montaigne, c’est que la connaissance de l’homme ne s’acquière que par la connaissance de l’individu, et que cet individu est précisément celui-là même qui déploie cette connaissance. La philosophie, en tant qu’elle est la connaissance de l’homme, devient à la lettre une connaissance réflexive, puisqu’elle est une connaissance en première personne.

Mais cette connaissance réflexive n’est pas celle d’une âme qui serait séparée du corps et du monde. La connaissance de l’individu Montaigne par lui-même est la connaissance concrète de la vie singulière d’un homme déployant son activité physique et spirituelle dans un monde réel, matériel et social, individuel et politique.

En décrivant cette vie qui est la sienne, Montaigne déploie donc non seulement une connaissance de la nature humaine, mais une conception précise de ce qu’est un individu lorsqu’il réfléchit sur lui-même, sur son être et sur sa vie. Nous assistons ainsi, tout au long des Essais à la mise en place non pas d’une théorie bien structurée du sujet, mais de la description libre d’un individu singulier, description à la fois multiple et unifiée, homogène et pourtant diversement rythmée selon les thèmes et l’inspiration du sujet qui se décrit.

Car cet individu qui expose ses sentiments et ses goûts, sa sagesse et ses désirs, ses actions et ses lectures, est un sujet : c’est en première personne qu’il s’exprime, et il revendique explicitement son activité réflexive et sa conscience de soi comme faisant partie à la fois et de son être et de son choix. Lisons cette page presque finale du dernier chapitre des Essais : « Les autres sentent la douceur d’un contentement et de la prosperité ; je la sens ainsi qu’eux, mais ce n’est pas en passant et glissant. Si la faut il estudier, savourer et ruminer (…]. Je consulte d’un contentement avec moy, je ne l’escume pas [….] y a-t-il quelque volupté qui me chatouille ? je ne la laisse pas friponer aux sens, j’y associe mon ame, non pas pour s’y engager, mais pour s’y agreer, non pas pour s’y perdre mais pour s’y trouver; et l’employe de sa part à se mirer dans ce prospere estat, à en poiser et estimer le bonheur et amplifier » (Essais, III, XIII).

Ainsi, ce que Montaigne déploie est une prise de position qui est simultanément une morale de la jouissance et une activité de réflexion. Est constituant de cette morale, selon Montaigne, le fait de « se plaire à vivre » comme il le dit une page plus haut, seule justification de « se déplaire à mourir ». Mais il y a « du mesnage à la jouyr » : la jouissance de la vie est un acte et cet acte est essentiellement réflexif. Seule la réflexion, c’est-à-dire très précisément ici, la prise de conscience du plaisir par lui-même, peut permettre l’élaboration d’une sagesse qui soit à la fois morale du bonheur et affirmation du primat de l’individu.

Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une doctrine du sujet, le développement concret de la méditation de Montaigne sur la sagesse digne d’être poursuivie, permet cependant d’esquisser les grands traits de ce qu’est pour lui l’individu humain.

L’âme comme pouvoir de réflexion et de raisonnement pratique, est ce qui fait de nous des hommes et non simplement des bêtes (même s’il faut reconnaître à celles-ci une certaine intelligence). Mais cette âme qui fait notre essence ne nous situe ni en dehors du monde ni en dehors du corps. La vie de l’âme est liée à la vie du corps, et nous ne pensons pas de la même façon en différentes circonstances physiques ou sociales. L’essentiel de la vie de notre corps est d’ailleurs la recherche légitime du plaisir. Mais si la volupté doit être intégrée à la conscience de nous-mêmes pour nous faire accéder à un plus grand bonheur, elle doit aussi être mesurée afin de ne pas tomber en l’excès qui cause le dégoût. La raison pratique et empirique doit toujours être présente, et elle est toujours efficace, à la différence de la raison théorique toujours trompeuse et illusoire.

C’est que la connaissance pure, chez l’individu, est toujours en réalité sous le joug de l’imagination. Celle-ci est source de superstition et de dogmatisme. Elle est également la source de la plus grande part de nos douleurs et de nos souffrances, car elle accroît le mal en l’anticipant et en l’imaginant. Tel est le cas pour la peur de la mort qui, selon la tradition épicurienne ne devrait pourtant pas nous concerner.

Ce sujet concret, fait de chair, de désirs et d’imagination, mais aussi de bon sens et de raison empirique, est en même temps un être social. La critique opérée par Montaigne montre assez la relativité des coutumes, des mœurs et des lois, mais elle vise aussi à éclairer le lien qui unit l’individu et son groupe social, l’individu et les autres. L’amitié se manifeste alors, comme c’est le cas pour la plupart des grandes idées de Montaigne, dans une double dimension : elle est à la fois une faculté ou une possibilité essentielle de la nature humaine, et une valeur d’excellence que recommande la sagesse eudémoniste la plus simple, celle qui est le plus sincèrement l’affirmation de l’amour de la vie.

On sait combien l’amitié avec La Boétie fut exemplaire et décisive, et l’on voit bien qu’elle est la meilleure illustration du lien indissoluble que Montaigne a toujours instauré entre sa vie d’individu libre, vivant et cultivé, et sa réflexion simultanément critique et constructive, intellectuelle et éthique. Le sujet, pour Montaigne, est toujours un individu singulier, conscient de soi, soucieux de son bonheur, et simultanément amoureux de la vie et de la liberté.

Étienne de La Boétie

Sans pouvoir décrire ici les conceptions du sujet impliquées par les différentes philosophies politiques qui se sont développées au XVIe siècle, nous devons cependant mentionner la doctrine de La Boétie dont l’amitié exemplaire et réciproque illumine toute l’œuvre de Montaigne par son inspiration et par son souvenir (à propos de la pensée politique à la Renaissance, cf. l’ouvrage fondamental de Pierre Mesnard, L’Essor de la philosophie politique au XVI° siècle, Vrin, 1977. L’ouvrage comporte une bibliographie considérable et un remarquable « Tableau de concordance chronologique » entre les œuvres et les événements historiques dans les différents États de l’Europe).

L’année même ou fut publié l’ouvrage de Jean Bodin, La République (en 1576), fut également publié (mais à Genève) le livre de La Boétie, Discours de la Servitude volontaire, également désigné par un titre qui n’est pas de La Boétie : le Contr’un (cf. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, avec chronologie, introduction, bibliographie, notes, par Simone Goyard-Fabre, Garnier-Flammarion, 1983).

Le « Discours » de La Boétie est beaucoup plus qu’une œuvre polémique de jeunesse qui aurait été dirigée contre la monarchie en des circonstances historiques données. Il s’agit en effet non seulement d’une critique politique de la monarchie et des tyrannies, mais d’une analyse philosophique des véritables fondements du pouvoir tyrannique. Or, cette analyse met en évidence la nature même de
l’individu humain comme porteur de la liberté. En termes modernes nous pourrions dire que, dans sa recherche critique des fondements injustes de la monarchie, La Boétie met en évidence la structure
fondamentale du sujet : et cette structure est la liberté même.

Certes, La Boétie décrit cette liberté en termes politiques, parlant de cette « franchise » qui appartient à l’homme par nature, et que le tyran ne peut nier ou opprimer que par le consentement et la complicité des sujets mêmes contre lesquels s’exerce sa tyrannie. Dans cette perspective politique il est remarquable que La Boétie décrive avant Hegel une dialectique de la servitude dans laquelle la domination du maître puise sa force et son autorité dans le seul consentement de l’esclave.

Il est également remarquable que La Boétie s’efforce de rendre compte de ce consentement des victimes par l’intérêt que quelques-uns d’abord croient tirer de leur soumission au tyran (« despote » de l’ère classique, et « dictateur » des temps modernes), et par l’enchaînement descendant et multiplié des dominations intéressées et des servitudes complices, concernant des cercles concentriques toujours plus vastes et des victimes consentantes toujours plus nombreuses.

Mais la profondeur de ces analyses dépasse le cadre de la seule réflexion politique. Nous sommes en présence d’une conception neuve et audacieuse de l’individu humain, conception aux termes de laquelle celui-ci dispose d’un pouvoir de décision absolument autonome et indépendant.

Que cette prise de conscience se soit déployée à l’intérieur du champ politique de la réflexion manifeste seulement le fait que la conscience de soi, dans l’individu, n’était pas parvenue à sa propre maturité et n’était pas encore en mesure de se poser explicitement comme telle. C’est seulement dans son rapport à l’institution politique et monarchique que l’individu, par la voix de La Boétie, est en mesure de cerner son propre pouvoir de décision. Il en a la conscience, mais il n’en a pas encore vraiment la connaissance explicite et réflexive. Or, c’est seulement par la connaissance réflexive de soi, comme pouvoir indépendant de penser et d’agir, que l’individu de la Renaissance aurait pu passer de l’affirmation de sa singularité et de son indépendance naturelle, à une conscience de soi plus claire et plus explicite. Seule une telle conscience d’être un sujet au sens plein, aurait été en mesure d’apercevoir le lien interne de la conscience et de la liberté, c’est-à-dire la consubstantialité de « l’âme » et de la liberté. Seule une telle identité substantielle entre conscience de soi et liberté permet d’accéder à la conscience de soi comme sujet.

Ce pas décisif de la réflexion, rendant simultanément possible et la pleine conscience de la liberté et la saisie de soi comme sujet, ce pas décisif allait être effectué par Descartes, soixante années seulement après le Discours de la servitude volontaire : le Discours de la méthode est publié en 1636.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Bergson (1858-1941)

La conversion philosophique et le « moi profond »

C’est dans le contexte scientifique de la fin du XIXe siècle que Bergson commence sa réflexion philosophique. Critiquant la philosophie de Kant (qui n’avait fait que l’épistémologie des sciences du XVIIe siècle prenant pour modèle le formalisme des mathématiques), Bergson se tourne vers les sciences biologiques et réfléchit sur l’évolutionnisme de Spencer. Un autre modèle scientifique s’impose alors, inspiré par la vie et non par l’objet étendu inerte.

Mais parce que, dans la philosophie de Spencer, la question du temps, dans l’évolution, était à la fois mise en évidence et non approfondie, Bergson se propose de décrire au plus près ce temps créateur qui sous-tend l’évolution des espèces (L’Évolution créatrice, 1907). Cette réflexion (bien antérieure à la publication de l’ouvrage) conduit Bergson vers la racine même du problème du temps : vers l’individu et sa conscience. C’est dans l’ouvrage fondamental, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), que Bergson décrit en profondeur l’origine du temps vécu, c’est-à-dire la manière dont le temps est vécu par le moi. Et c’est en déployant cette analyse que Bergson constitue la première grande description concrète et qualitative de la conscience à l’orée du XXe siècle.

Pour saisir la signification véritable de cette description (dont la célébrité a fini par masquer l’originalité), il convient de ne pas la séparer de son contexte: Bergson ne souhaite pas, comme un Hegel ou un Schopenhauer, opposer l’individu à la totalité, le moi à la nature ; il souhaite au contraire inscrire harmonieusement le moi au cœur (ou au terme) de cette totalité dynamique et en mouvement qu’est la nature entière comme évolution créatrice. Les mêmes caractères se retrouveront dans l’élan vital de la globalité de la nature et dans la durée qui est la marque du moi profond. Mais cette harmonie n’est pas statique : animée par l’élan vital, elle est à la fois créatrice et imprévisible, chaque espèce étant le fruit mais non pas le résultat prévisible de tout le mouvement qui l’a précédée; en outre, le moi humain porte à l’extrême ce mouvement créateur qui devient alors à la fois conscience et liberté. Ce qui, dans la nature, peut être décrit comme flot, onde, totalité et élan créateur devient, à son apogée, c’est-à-dire dans la conscience humaine, la liberté elle-même comme élan créateur « d’imprévisible nouveauté ». De plus, cette liberté créatrice est concrète en ce sens qu’elle ne s’exprime pas sous la forme d’une délibération mais sous la forme même de son mouvement créateur.

Et, pour Bergson, ce que crée la liberté humaine ce sont les contenus du moi : ici se situe la partie la plus importante de sa philosophie de la conscience.

Le « moi » n’est pas conçu par Bergson comme un assemblage de facultés ou comme l’expression de l’instinct vital en tant qu’instinct, mais au contraire comme une conscience qualitative qui, comme liberté consciemment créatrice, s’est arrachée à la pesanteur des habitudes. En opposition à l’instinct des insectes (si parfait en son genre, mais figé), la conscience a déployé l’élan vital comme intelligence.

Mais celle-ci, consubstantielle à la conscience humaine, exprime seulement sa dimension pratique et pragmatique, celle par laquelle l’homme est non plus homo sapiens mais homo faber; l’homme non pas connaissant, mais fabriquant.

C’est en se tournant vers l’action utilitaire et la fabrication des outils et des œuvres que la conscience humaine crée à la fois la civilisation et la société.

Il reste que ces activités n’expriment que l’aspect extérieur de la conscience, c’est-à-dire, dans le langage bergsonien, le « moi superficiel ». Intelligent, pragmatique et social, il accomplit bien sa fonction intégratrice et utilitaire, mais n’épuise certainement pas la réalité entière du moi.

La vérité de celui-ci réside dans le « moi profond ». Dès 1889, Bergson oppose donc à la vie en extériorité de l’être humain, sa vie en intériorité. Celle-ci n’est pas d’abord meditation ou contemplation, mais déploiement spontané et unique d’une vie qualitative profonde. Ce déploiement est la durée, concept fondamental de la psychologie et de la morale bergsoniennes, seul en mesure de rendre pleinement compte de la singularité et de la vérité d’un individu. Le « moi profond » est la véritable introduction à l’idée moderne d’authenticité, et il est remarquable qu’il soit en même temps la meilleure introduction à l’idée de temps vécu et de temps de la conscience.

Le moi, en sa profondeur, c’est-à-dire en sa vérité la plus personnelle et la plus singulière, n’est pas individualisé par un « caractère » (comme le croiront encore quelques penseurs du XX° siècle) mais par l’unicité d’un mouvement qualitatif qui est celui-là même de la durée intérieure. En effet, la « durée » n’est pas le fait que le moi serait plongé dans un temps qui l’emporterait (Heidegger a sans doute médité Bergson) mais le fait que le moi est par lui-même le temps. Plus encore : Bergson oppose le concept traditionnel de temps, lié au mouvement physique, au calcul mathématique et aux conventions sociales (c’est-à-dire le temps abstrait de la physique cartésienne et newtonienne), et la nouvelle idée d’un temps individuel et qualitatif vécu par le moi lorsqu’il déploie sa vie personnelle profonde. Ce temps qualitatif est précisément la durée.

Seule une conversion philosophique, c’est-à-dire un bouleversement radical de nos manières de penser, est en mesure de nous rendre attentif à cette réalité à la fois complètement neuve et déjà là qu’est la durée. Au lieu d’examiner toute réalité à travers le schéma traditionnel qui confond le temps avec l’espace pour en faire un objet, c’est-à-dire une quantité mesurable et extérieure, il convient de se tourner décidément vers le moi intérieur en inversant la direction de notre attention. C’est alors que le moi se révèle avec évidence comme une réalité qualitative.

La spécificité de cette qualité des données immédiates de la conscience réside précisément dans la durée. Le moi profond se révèle en effet à lui-même comme une réalité continue et fluente qui se saisit comme mouvement qualitatif et temporel. Le flux de la conscience n’est pas un spectacle mobile pour un spectateur immobile, mais l’évidence directe (« immédiate ») de soi-même comme mouvement qui « dure ».

Cette durée intérieure n’est ni impersonnelle ni destructrice. La durée est personnelle et singulière puisqu’elle a un contenu et que ce contenu est la vie affective et singulière d’un individu singulier qui se déploie en même temps qu’il s’invente et se construit. De plus, cette durée n’est pas un incessant mouvement de destruction comme dans la philosophie de Héraclite. La durée, bien au contraire, rassemble qualitativement, dans le présent, tout le passé du moi dans une conscience actuelle qui est la conscience identitaire d’un même moi (nous dirions aujourd’hui : d’un même sujet). Cette identité n’est pas abstraite ni réflexive, elle est la présence même d’une conscience qualitative qui s’individualise par le climat et la tonalité uniques de ses sentiments et de ses actions.

Comme fruit de tout le passé, le moi n’est pourtant pas un résultat mécanique : il est « jaillissement perpétuel d’imprévisible nouveauté ». Il est la liberté même. Celle-ci est durée créatrice parce que imprévisible (comparable à l’élan vital); et cette création est libre également si on la considère dans son rapport au futur : la durée présente est fruit de tout le passé, mais aussi « grosse de tout l’avenir ». La spontanéité continue de la conscience crée l’imprévisible et non l’absurde ou l’incohérent, elle invente son présent et son avenir à sa façon, mais cette façon comporte une unité et comme un style personnel.

C’est dire que la liberté ne réside pas dans l’acte gratuit et arbitraire d’une conscience universelle, mais dans la création spontanée d’un moi singulier qui s’invente lui-même en même temps qu’il se crée comme singularité spécifique. Le moi profond est donc simultanément l’œuvre imprévisible de lui-même comme liberté, et l’unité singulière de lui-même comme œuvre.

Il faut entendre ce dernier terme avec sa signification esthétique. L’image de la mélodie, si souvent évoquée par Bergson, exprime à la perfection toutes ces caractéristiques du moi profond : comme une mélodie, la durée instaure une unité synthétique qui englobe et dépasse chacun des instants qui, ainsi, ne sont plus des moments discontinus (comme ils le deviendront chez Bachelard dans L’intuition de l’instant, ou chez Jankélévitch dans Le je ne sais quoi et le presque rien). Chez Bergson, la discontinuité s’inscrit entre le temps social ou scientifique et la durée intérieure; celle-ci est pure continuité puisqu’elle est à la fois expression de tout le passé, sans rupture, et l’annonce de tout l’avenir, sans bond ni saut.

Non seulement la durée comporte l’unité mouvante d’une mélodie, c’est-à-dire l’unité dynamique d’un temps personnel en mouvement, mais encore cette unité est une œuvre comparable à l’œuvre d’art. La liberté est en effet pour Bergson un acte perpétuel de création et celle-ci, dans l’œuvre d’art, se définit comme l’évidente similitude de l’œuvre et de son créateur. Se réalise donc ainsi, à travers l’œuvre d’art comme à travers celle de la liberté spontanée du moi profond, une sorte de synthèse originale entre la cohérence d’un individu singulier, qui reste lui-même à travers le mouvement de sa durée intérieure, et l’imprévisibilité d’une conscience libre qui s’invente elle-même en se déployant, à la façon de l’artiste qui ne prévoit pas son œuvre avant de la réaliser, mais la réalise en l’inventant. Le moi, comme la liberté et comme l’œuvre d’art, est donc à la fois la durée fluente d’un temps créateur et imprévisible, et la permanence d’un style et d’une singularité qui durent à travers les actions et les œuvres. La description de la conscience par Bergson dépasse ainsi toutes les apories classiques : celle de l’immobilité de l’Être chez Parménide, et celle du flux destructeur de toutes choses chez Héraclite. Dépassant aussi le substantialisme cartésien et le dualisme kantien, c’est à la synthèse originale de l’être et de la liberté que travaille Bergson lorsqu’il décrit la conscience comme durée qualitative.

Quelques questions posées par l’œuvre de Bergson

Nous avons dit l’apport fondamental de la pensée bergsonienne. Par elle, le temps devient enfin l’objet d’une expérience intérieure, et cette donnée évidente et concrète permet de dessiner les nouveaux traits de l’existant humain : il est à la fois temps et liberté, personnalité singulière et création imprévisible, spontanéité immédiate et générosité.

De plus, cette doctrine s’exprime au moyen d’un langage qui sait à la fois opérer la critique des abstractions conceptuelles du langage savant et utiliser le langage courant pour communiquer à tous, à travers analyses et métaphores, une pensée très élaborée et une doctrine très structurée.

La profondeur de la vie temporelle (du moi, que déploiera somptueusement l’œuvre de Proust) et l’inversion du temps vécu dans le temps de l’Etre (que décriront de façon antithétique Heidegger et Jankélévitch) seront des sources d’inspiration pour le XXe siècle.

Mais en même temps, par un étrange paradoxe, les philosophies de l’existence reconnaîtront leur dette bergsonienne tout en se détournant de l’œuvre de Bergson. Seul l’ensemble de l’œuvre de Jankélévitch, axée pourtant sur l’expérience fulgurante et discontinue de l’instant, se voudra un hommage constant, fidèle et admiratif au philosophe de la continuité.

La désaffection du XX° siècle pour Bergson tient peut-être au fait que deux questions sont restées en suspens chez ce philosophe.

L’idée d’intuition métaphysique reste en effet obscure, sinon même privée de véritable justification. Le passage de l’expérience du moi par lui-même, dans la profondeur de son affectivité et de son mouvement intérieur, à l’affirmation d’une identité de ce moi avec la vie cosmique, l’élan vital et l’Être, reste une affirmation doctrinale. Les éléments qui permettraient de justifier un tel passage restent obscurs. L’affirmation selon laquelle l’œuvre de la nature est comparable à celle de l’artiste, et par conséquent à celle de la liberté, reste une simple métaphore. En effet, l’œuvre de la liberté est celle d’une conscience et d’une intention, et rien ne permet d’affirmer qu’une intention préside, dans la nature, aux « œuvres » de la nature : celles-ci ne sont pas des œuvres mais des déploiements de fait.

À travers les métaphores qui, bien souvent, se donnent pour des argumentations (telle la métaphore de la feuille de nénuphar sur l’eau superficielle cachant les tiges et les racines profondes, ou la métaphore du cône renversé pour exprimer la pointe du présent et le contenu de la mémoire), il semble bien qu’on soit en présence d’un parti pris, celui d’une métaphysique spiritualiste qui voudrait justifier Dieu et le mysticisme à partir de la science biologique nouvelle.

Une distorsion s’établit en effet entre l’évidence des descriptions de la conscience et le caractère simplement poétique des analyses ontologiques et métaphysiques. Comme, en outre, la mystique ainsi mise en place se réfère simplement aux valeurs les plus traditionnelles de la spiritualité européenne, on a le sentiment que le long détour bergsonien, utile quant à la description du temps vécu, n’aboutit qu’à des résultats bien limités si l’on en considère les dimensions morales et métaphysiques.

La deuxième question qui nous paraît en suspens est celle de la reflexion. La lecture de Bergson nous convainc aisément que nous sommes en présence d’un très grand écrivain-philosophe. Elle nous convainc aussi que nous sommes en présence d’une remarquable puissance d’analyse, d’argumentation et de réflexion. Or Bergson n’examine jamais pour elle-même la question de la réflexion que le moi spontané est capable d’opérer sur lui-même.

Seule la raison conceptuelle avec son langage et son préjugé spatial sont l’objet d’un examen critique. Mais la réflexion comme acte de la spontanéité n’est jamais envisagée.

Le résultat de ce primat de la spontanéité est double. D’abord, Bergson ne rend pas compte de la possibilité même qu’il déploie en acte, et qui est la description réflexive d’une spontanéité non réflexive. Bergson, dans son œuvre, ne rend pas suffisamment compte de la possibilité et du surgissement de cette œuvre. Ensuite, Bergson ne décrit pas le moi profond dans son intégralité puisqu’il ne décrit pas les actes de la réflexion qui, dans le tréfonds du moi, peuvent surgir et modeler son propre mouvement intérieur.

Or la réflexion peut à la fois constituer un acte de la spontanéité et operer une rupture en elle. Ici surgit une troisième question qui est celle de la liberté comme discontinuité et comme réflexion.

En effet, la spontanéité de la durée, chez Bergson, est tellement caractérisée par la continuité qu’il reste difficile de comprendre le surgissement de la nouveauté. Il reste même difficile de comprendre comment une évolution continue peut produire autre chose que des résultats prévisibles. Si le moi n’est pas en mesure d’opérer des sauts, des bonds et des conversions, on ne comprend pas comment il peut être autre chose que le résultat du temps passé.

Non seulement il manque à la durée une discontinuité qui la dynamiserait sans ruiner son identité, mais il manque à la création une description de son pouvoir. Bergson se borne à constater l’acte de création en concluant seulement à la liberté par l’imprévisibilité. Mais il aurait peut-être été utile d’étudier le pouvoir même de création: or celui-ci est à la fois pouvoir constituant et action motivée. La « durée » était ainsi privée de sa motivation Bergson n’évoquant jamais le Désir), en même temps qu’elle était privée de son pouvoir constituant.

C’est précisément à cette tâche que se consacreront les philosophies phénoménologiques et existentielles du XX° siècle : décrire une conscience qui, par son pouvoir constituant soit un véritable sujet et, par sa motivation concrète, soit un véritable Désir.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Husserl (1859-1938)

Le rôle fondateur du sujet et la raison constituante

L’apport fondamental de Kierkegaard a consisté, on s’en souvient, à mettre au premier plan de la réflexion une conception de l’homme comme source fondatrice de lui-même : était ainsi posé un sujet réflexif qui était en même temps une existence concrète, paradoxale et passionnée.

Mais nous avons aussi constaté que cette description ne se déployait ensuite qu’à travers des affirmations, des expériences et une doctrine qui ne parvenaient pas toujours à présenter les fondements de leur vérité.

C’est précisément la tâche à laquelle va se consacrer le philosophe allemand Edmund Husserl, fondateur de la phénoménologie contemporaine. Au-delà des conceptions du « phénomène » chez Platon, Kant, Hegel et Schopenhauer, Husserl va en effet élever la phénoménologie au niveau d’une méthode de description valable de la conscience, et d’une analyse descriptive des critères de la vérité qui pourront fonder une nouvelle connaissance de l’homme et du monde.

Pour nous orienter dans cette pensée riche et difficile, nous anticiperons le sens de notre étude : nous montrerons que Husserl met bien en évidence la nature du sujet et son rôle fondateur dans l’élaboration de la connaissance, mais qu’il a négligé sa dimension concrète, ces contenus que Kierkegaard avait commencé à éclairer sous le nom « d’existence ».

Non que Husserl soit un spectateur indifférent: il est personnellement concerné, comme homme juif converti au protestantisme, par l’histoire de l’Allemagne depuis la République de Weimar jusqu’à la montée du nazisme et au IIIe Reich.

De plus, Husserl est un penseur de la crise : autour de 1935, il réfléchit sur la crise des sciences européennes (qui manquent de fondement aussi bien comme sciences de l’esprit que comme sciences de la nature) et sur la crise de l’humanité européenne (dont le rationalisme se pervertit en technocratie et en nationalisme, devenant incapable de fonder une communauté culturelle attachée à la recherche de la vérité).

Cependant, cette inquiétude historique et concrète, cette préoccupation qui est une angoisse, ne sont pas répercutées dans les réflexions qui vont concerner la phénoménologie du sujet.

C’est ce que nous allons constater en examinant de près la doctrine husserlienne de la conscience.

Face à la crise des sciences et de la culture, Husserl se propose de rechercher les conditions d’une connaissance qui soit certaine, réitérant ainsi la démarche cartésienne : il s’agit en effet de trouver le fondement de la certitude. C’est dans cette perspective qu’il entreprend la description des actes de la conscience par elle-même, c’est-à-dire par une méthode réflexive et descriptive à la fois. Est ainsi posée la méthode phénoménologique, puisque celle-ci consiste, pour Husserl, à décrire les contenus et les significations qui « apparaissent » dans la conscience, c’est-à-dire pour elle. Seule une telle description par la conscience elle-même de cela qui lui est directement donné en elle-même, est en mesure d’accéder à une connaissance cer-taine. La distance est donc abolie entre le sujet qui connaît et le contenu qu’il connaît et qui, en tant qu’il « apparaît » à ce sujet, est en effet un phénomène.

Cette méthode permet de découvrir la signification la plus fondamentale de la conscience elle-même: elle est d’abord un acte (et non pas, comme le pensait Descartes, une chose, ou une substance). Cet acte est décrit par Husserl comme une intentionnalité : la conscience n’est pas un miroir ou un écran statique sur lequel viendraient se refléter ou s’imprimer des données exterieures : elle est au contraire une activité qui est un mouvement dirigé vers un « objet » extérieur à lui, cet objet recevant de ce mouvement son être et son sens. L’intentionnalité est donc un mouvement du suiet vers un objet, et ce mouvement est à la fois dirigé vers l’objet et constitutif de son sens.

En décrivant ce qui s’effectue en elle-même dans l’acte de connaissance, la conscience se révèle donc à elle-même comme une activité orientée à la fois vers un objet et vers un sens : l’intentionnalite est une activité « donatrice de sens ». Elle ne reçoit pas un objet tout constitué, elle constitue le sens de cet objet dans le mouvement même par lequel elle se dirige vers lui et le pose comme objet de perception, ou comme objet imaginaire, ou comme signification logique ou encore comme contenu affectif ou moral. Ces dernières dimensions ne sont guère décrites par Husserl qui s’attache surtout à fonder la connaissance rationnelle.

Dans ce but, il opère un détour. Laissant de côté, d’une manière provisoire, la question de l’existence ou de la non-existence objective des objets que connaît la conscience, il s’efforce d’approfondir la description de cela qui apparaît à la conscience comme telle, c’est-à-dire plus précisément de cela qu’elle effectue. La phénoménologie consiste donc à approfondir la signification, c’est-à-dire les différentes « couches » inscrites dans un acte de connaissance en tant que cet acte est la position intentionnelle (active et orientée) d’un contenu objectif par un sujet connaissant. Cette suspension de la question de l’existence objective de « l’objet » permet de consacrer une meilleure et une plus grande attention aux opérations logiques qu’effectue la conscience dans tout acte de connaissance. Cette suspension est désignée par Husserl comme « epochè », « mise entre parenthèses, » et elle rend possible la démarche suivante : « l’intuition des essences » ou intuition « eidétique ».

Cette nouvelle démarche consiste en une description des « essences ». Il ne s’agit pas d’une intuition métaphysique qui, comme chez Platon, contemplerait les essences absolues, Formes ou Idées, lesquelles, dans le monde intelligible, se présenteraient comme les modèles spirituels et éternels de tous les objets singuliers donnés dans le monde sensible. Pour Husserl, au contraire, l’intuition eidétique est la connaissance épurée de cela qui constitue en fait et en acte l’essence d’un corrélat de la conscience c’est ainsi que « l’espace » est la condition et donc l’essence fondamentale de toute couleur perçue, ou que « la protension » et la « rétention » sont les dimensions temporelle nécessairement contenues dans tout acte de connaissance (qui doit au minimum s’étendre du passé immédiat au futur immédiat pour constituer un contenu cernable de connaissance).

Cette description des essences est donc à la fois la position d’un contenu significatif (l’essence) et la position d’une manière d’être de l’objet connu (perception, image ou relation logique). L’intuition eidétique permet donc d’enrichir la connaissance des activités nombreuses et complexes qui entrent dans le mouvement même de l’intentionnalite. On aperçoit alors une nouvelle signification de l’acte de connaissance, c’est-à-dire un nouveau contenu (ou une nouvelle strate) de l’intentionnalité : elle constitue, c’est-à-dire elle pose et construit, à l’intérieur de la conscience, c’est-à-dire d’elle-même, les deux sphères distinctes de la « noèse » et du « noème ». Plus précisément, l’intentionnalité est cette activité par laquelle une conscience se pose comme contenu de pensée (« noese ») et pose par là même un objet pensé (« noème »). L’intentionnalité est active et donatrice de sens en tant qu’elle est l’opération constituante d’un noème par une noèse, c’est-à-dire l’affirmation d’un contenu de conscience qui est à la fois et corrélativement affirmation d’un objet significatif et référence de ce sens à la conscience qui le pose.

Au-delà de la position intentionnelle du noeme par la noese, se dessine une nouvelle démarche de la phénoménologie, ou plutôt la mise en évidence d’une nouvelle dimension de l’intentionnalité : il s’agit de la position du « monde de la vie ». La conscience intentionnelle ne pose des contenus significatifs et les modalités existentielles de ces contenus (choses, images ou relations) que pour constituer le monde concret de la vie dans laquelle est plongée la conscience. Ce monde est son œuvre : c’est du moins ce que le phénoménologue est en mesure de mettre en évidence, allant ainsi à l’encontre de la croyance commune. Celle-ci, comme pensée immédiate, n’est, selon les termes employés par la phénoménologie, qu’une « conscience naïve ». Ignorante de sa propre activité constituante, elle croit recevoir un monde tout constitué, alors qu’en fait elle est la source fondatrice de toutes les significations qui lui sont « données ».

Nous pouvons maintenant dire le principal résultat, aux yeux de Husseri, de ces analyses phénoménologiques de la conscience intentionnelle. Toutes les opérations que nous avons schématisées sont le fait d’un « sujet transcendantal ». C’est ce sujet qui, au cœur des activités singulières de l’intentionnalité, est le fondement de la connaissance vraie, parce qu’il est l’origine non seulement des significations concrètes des objets, mais de la signification même de l’idée de vérité et de certitude rationnelle. Ce sujet transcendantal, cet Ego, est source non seulement du sens des essences singulières des objets, mais encore des lois logiques qui permettront d’affirmer des relations et une certitude.

On peut saisir par là en quoi consiste l’apport fondamental de Husserl : il appelle à une véritable conversion gnoséologique. Cette « révolution copernicienne » que Kant se vantait d’avoir réalisée dans l’ordre de la connaissance, il semble bien que ce soit Husserl qui l’ait réellement effectuée. Il met en évidence non seulement le primat du sujet sur l’objet, mais le fait que ce sujet est une activité. À la différence des catégories ou des formes a priori de la sensibilité que Kant dénombre, l’intentionnalité est, chez Husserl, une activité effective, évidente et déployée par la conscience qui cesse ainsi de recevoir passivement les contenus sensibles et leur ordre, pour constituer elle-même les significations et les relation de ces contenus.

Non seulement la conscience intentionnelle est personnellement active, mais encore elle constitue la culture. Seule une « communauté des chercheurs » peut en effet acquérir toutes les connaissances concernant l’humanité, et c’est cette recherche commune et active qui constitue la culture.

La révolution copernicienne est donc chez Husserl une véritable conversion gnoséologique : non seulement elle donne le primat au sujet, qui devient réellement et activement fondateur, mais encore elle donne le primat à un sujet rationnel. La conversion gnoséologique est chez Husserl une conversion à la rationalité. Ainsi, par la recherche de critères de vérités qui soient à la fois immanents et objectifs, en même temps qu’intelligibles et évidents, Husserl semble bien résoudre toutes les questions qui avaient ete laissées en suspens non seulement par Descartes et Kant (arrêtés dans leur recherche par les concepts statiques d’innéisme et d’a priori) mais aussi par Kierkegaard (livrant à l’incertitude proclamée de la foi le résultat des découvertes sur la subjectivité).

Un doute subsiste cependant : le « monde de la vie » est-il un réel progrès sur « l’existence » ?

La raison constituante sans désir ni liberté

On peut en effet se demander si les descriptions que Husserl donne de la conscience ne sont pas trop abstraites. La relation de la conscience au monde n’est pas une simple relation cognitive, même si elle implique effectivement des opérations intellectuelles qui sont d’authentiques opérations de jugement.

Il semble bien que le pouvoir constituant du sujet (pouvoir mis en évidence par Husserl avec une force exceptionnelle) déborde de toutes parts le strict domaine de la rationalité. Ce que décrit Husserl est la raison constituante : la connaissance est bien le déploiement d’un acte de conscience qui pose elle-même ses exigences, ses critères et ses objets. Mais cet acte de connaissance rationnelle permet de décrire en effet la raison si on le réfléchit et si on se retourne sur lui : mais il ne permet pas de décrire le tout de la conscience. Celle-ci ne se réduit pas à la seule raison, et l’on doit attendre de la phénoménologie qu’elle décrive l’intégralité des actes de la conscience. Comment pourrait-on reconnaître et décrire la spécificité des actes de croyance ou d’imagination mythologique, d’angoisse ou de joie, par exemple, si l’on réduisait toute l’activité intentionnelle à une activité rationnelle ?

La vérité est que Husserl néglige d’étudier les motivations concrètes de l’action en tant qu’elles sont extérieures ou antérieures à la raison. La dimension intentionnelle dont on doit déplorer l’absence est donc ici le désir : la description du mouvement de la conscience comme mouvement du désir (et de l’affectivité qu’il fonde) manque entièrement chez Husserl.

C’est de cette absence du désir dans la phénoménologie que découle les deux difficultés suivantes.

D’abord, on ne comprend pas pourquoi la conscience intentionnelle déploie un « monde de la vie » dès lors qu’elle est en fait réduite à n’être qu’une pure raison; on ne comprend ni la vie affective, ni les contenus qualitatifs de la perception, ni les contenus affectifs ou existentiels de la relation à l’autre.

Sur ce dernier point Husserl décrit bien la conscience qu’on a de l’autre en tant qu’alter ego, mais il fait abstraction des dimensions et des contenus concrets de cette relation, c’est-à-dire des affects et des actions communes.

La deuxième difficulté découle de cette première abstraction. On ne comprend pas comment est possible la phénoménologie elle-même, c’est-à-dire en premier lieu l’entreprise de Husserl lui-même. Pourquoi le philosophe décide-t-il de connaître et de connaître précisément la conscience humaine ? Husserl réduit la philosophie à la recherche de la vérité, mais en l’appauvrissant : ainsi il n’explique ni son existence historique dans la culture, ni sa propre démarche réflexive. Si le philosophe ne reconnaît pas que sa démarche cognitive est un désir et que ce désir vise à changer la vie du sujet et les relations entre les hommes, il ne parviendra jamais à rendre compte de sa propre démarche ni de ses propres motivations. Il ne pourra pas même montrer comment la philosophie est possible.

On le voit, une phénoménologie qui serait non pas abstraite mais intégrale pourrait seule rendre compte à la fois de toute la vie de la conscience et de l’émergence de la philosophie.

Une telle phénoménologie devrait alors intégrer le Désir lui-même dans les structures du sujet, et cela en tant que ce sujet est constituant. Nous évoquerons une telle phénoménologie dans notre dernier chapitre.

Mais si le Désir est constituant au même titre que la Raison, c’est la question de la liberté qui est posée.

Ici surgit une nouvelle difficulté du système husserlien. Pour s’en tenir à la Raison constituante telle qu’elle est décrite par Husserl, on peut constater qu’elle implique un pouvoir d’invention, de choix et de décisions qui suppose une liberté de création : or Husserl ne fait pas allusion à cette implication du pouvoir constituant qu’est la liberté. Les sciences, qu’elles concernent la nature ou l’homme, inventent pourtant leurs concepts, leurs méthodes et leurs critères tout au long d’une histoire qui est celle de la raison constituante.

Si Husserl avait pris le désir en considération, l’absence d’une description de la liberté eût été certes plus dommageable. Mais il n’est pas certain qu’une conscience réduite à son intentionnalité rationnelle puisse mieux se concevoir en dehors de la liberté. La nécessité des relations de sens et de cohérence que pose la raison n’empêche pas que cette position soit un acte de la liberté, puisque la connaissance sans liberté n’est pas une conscience de connaître mais un fait arbitrairement affirmé. Par cette affirmation, qui dépasse la littéralité de la doctrine, nous sommes en réalité fidèle à l’inspiration husserlienne: en effet, c’est par une sorte d’analyse eidétique, par une sorte de description de l’essence de l’acte de constitution (qu’il soit logique ou existentiel, partiel ou intégral) que nous « explicitons » un contenu significatif intrinsèquement lié à cet acte, et qui est la liberté même.

Seule la liberté, conçue comme le pouvoir constituant aussi bien du désir que de la réflexion en un sujet concret, permettrait de rendre compte de l’intégralité de son acte, l’acte de ce sujet, c’est-à-dire de l’intégralité de sa vie et de son rapport au monde.

À ce moment, mais à ce moment seulement, on serait alors en présence non pas seulement d’un sujet de la connaissance, mais d’un sujet qui serait une existence.

C’est précisément à cette tâche que se consacreront les philosophies phénoménologiques et existentielles du XX° siècle : décrire une conscience qui, par son pouvoir constituant soit un véritable sujet et, par sa motivation concrète, soit un véritable Désir.

(Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »)

Heidegger (1889-1976)

La « question de l’être », la critique du sujet et l’existant comme « être-là »

La philosophie de Heidegger, considérée du point de vue de l’œuvre principale (L’Etre et le Temps, 1927) et déployée dans toute la production ultérieure, semble prendre la succession de la phénoménologie de Husserl, comme Heidegger lui-même, après avoir été l’assistant de Husserl, fut à son tour nommé à un poste de professeur dans la même université de Frigourg-en-Brisgau en 1928. La philosophie de Heidegger, se présentant à nos yeux comme une philosophie de l’existence, semble donc répondre aux difficultés issues de l’intellectualisme husserlien. Il semble alors que l’on devrait pouvoir dégager de l’œuvre de Heidegger une doctrine de l’existence individuelle qui permettrait de donner au sujet husserlien un contenu plus proche du véritable « monde de la vie ».

Examinons donc cette doctrine avant de répondre à la question de savoir si elle répond effectivement à une problématique du sujet.

Or, on peut constater dès l’abord que le propos explicite de Heidegger, loin d’être la constitution d’une philosophie du sujet, est l’élaboration d’une philosophie de l’être. Pour l’auteur de L’Etre et le Temps, Descartes a eu le tort de ne rien dire du sum (dans le cogito ergo sum), c’est-à-dire de l’être. Le sujet cartésien ne serait pourtant qu’un « subjectum », c’est-à-dire une substance « placée sous la conscience » et pourvue du statut réaliste de la chose. Quant à l’évidence phénoménologique du Je chez Husserl, elle est également récusée par Heidegger. Celui-ci s’élève explicitement contre l’évidence du sujet et propose, pour échapper au risque de reification, d’intégrer ce sujet à un être antérieur qui puisse le fonder. Cet être, ne pouvant être saisi directement, Heidegger se propose de le connaître par une « méthode herméneutique », c’est-à-dire par un détour. Heidegger ne se propose donc pas de connaître le sujet mais l’être plus vaste qui, selon lui, le fonde. Pour ce faire, il utilisera le détour herméneutique, c’est-à-dire l’étude de l’existence quotidienne de l’individu, étude à travers laquelle le « penseur » pourra parler de l’être et, sinon le connaître comme un « philosophe » ou un théologien, du moins « le penser ».

Mais, pour nous, l’herméneutique de Heidegger est intéressante en elle-même, puisqu’elle nous livre en fait une doctrine de l’existence quotidienne. Certes, Heidegger construit cette doctrine pour répondre à sa propre question, qui est « la question de l’être », c’est-à-dire la question ontologique de la signification de « l’être », en tant que celui-ci dépasse, englobe et fonde les réalités singulières. Mais son propos se déploie comme description de l’existence, et plus précisément comme description de cet « étant » particulier qu’est l’homme : ce qui nous intéresse d’abord est cette description de l’homme en tant que « être-là » (Dasein ne signifie ni réalité humaine, ni existant).

Il sera toujours temps de revenir à « la question de l’être » et de nous demander si, loin d’avoir été éclairée par le détour herméneutique, elle n’a pas au contraire obscurci l’approche de «l’être-là ».

Quoi qu’il en soit, dégageons d’abord les principaux traits de cette doctrine de l’existence.

Définissons d’abord la méthode heideggerienne. Tout en procédant à des descriptions de contenus vécus, il ne désigne pas sa méthode comme phénoménologie, puisqu’il récuse l’évidence du sujet : ce faisant, il conteste que le sujet soit une donnée évidente, et il conteste aussi que les données qu’on dit évidentes soient effectivement telles. La véritable portée de l’herméneutique est donc, pour Heidegger, le fait qu’elle se situe au-delà de la phénoménologie: il souhaite explicitement construire une ontologie.

Son propos n’est donc pas de conduire une réflexion éthique : il souhaite fermement construire une ontologie sans lien avec l’éthique ou la morale, et reposant sur un autre fondement que l’évidence phénoménologique.

Certes, il reconnaît que la tâche n’est pas simple en affirmant explicitement que tout ce qui concerne l’être est « obscur et caché », « voilé » comme il dit ailleurs. La « pensée » est en effet « le dévoilement de l’être » et c’est bien en cela que consiste l’herméneutique : une pensée détournée, passant par la réflexion sur l’être-là, pour constituer non pas une psychologie phénoménologique ou une éthique existentielle, mais une ontologie de l’être en tant qu’il est voilé.

Ni éthique ou psychologique, ni phénoménologique au sens strict, quelle sera, concrètement, la méthode de cette pensée de l’être ? Hors le fait qu’il s’agit d’une herméneutique, elle sera précisément constituée par « l’analyse existentiale ». Si le propos fondamental de Heidegger est de construire une ontologie, ce propos ne peut se réaliser que par une « ontologie de l’existence ». Mais, pour qu’un tel but soit réalisable, il faut faire les deux distinctions méthodologiques suivantes : d’une part, il est nécessaire de distinguer, selon Heidegger, l’ordre ontologique (ce qui est fondamental et donc caché), et l’ordre ontique (les objets singuliers qui ne sont pas être, “sein“, mais étant, “seiende“); d’autre part, il convient de distinguer cet étant particulier qu’est l’homme, c’est-à-dire le Dasein, l’être-là, et les dimensions essentielles de cet être-là, les « existentiaux ».

Ces distinctions étant faites, la tâche de Heidegger peut être ainsi précisée : pour constituer une ontologie, il convient de faire une ontologie de l’existence, c’est-à-dire du Dasein. Mais le Dasein n’est qu’un étant : il convient donc, si l’on veut faire une ontologie de l’existence, d’étudier non pas l’étant (et le Dasein) mais l’essence de cette existence qu’est le Dasein. Il faut donc partir (dans le détour herméneutique) non pas du Dasein comme existence, mais de son « existentialité » : elle seule permettra de définir l’essence de l’existence et donc, au-delà, l’être lui-même. Il s’agit par conséquent d’étudier l’être (ou essence) de l’étant, c’est-à-dire l’essence de l’existant pour parvenir à l’être de l’être (au-delà du simple étant particulier).

Mais, pour étudier l’être de l’étant, il faut étudier, comme on l’a vu, son « existentialité ». Plus précisément, il faut étudier les « existentiaux », c’est-à-dire les dimensions fondamentales et essentielles de la vie de l’être-là.

Sur la base de cette méthode et de ces distinctions, nous pouvons maintenant décrire ces existentiaux, c’est-à-dire les dimensions essentielles de l’existence individuelle.

Ce que Heidegger va se proposer de décrire n’est donc qu’un détour méthodologique : mais l’étendue de la description va constituer celle-ci en corps principal de la réflexion heideggerienne. Cependant, on doit encore préciser l’objet de cette réflexion : Heidegger choisit explicitement de décrire (comme exemples d’existentiaux) non pas le Dasein en général ou dans la totalité de ses dimensions principales, mais seulement le Dasein de la « banalité quotidienne ». Il souhaite en effet décrire « quelque chose qui apparaît de prime abord » : ce quelque chose sera « l’être ordinaire moyen », et cet être moyen, commun à la grande majorité des existences singulières, est, selon Heidegger, « la banalité quotidienne ». Quels sont, maintenant, les existentiaux de cette existence ?

Quelle est donc l’essence de cette existence (qui est l’essence de l’être) ?

Heidegger va notamment distinguer et étudier, dans l’existant individuel, ou être-là, trois existentiaux : la « préoccupation » (Besorgen), la « sollicitude » (Fürsorge) et le « souci » (Sorge).

Toutes ces dimensions expriment, pour Heidegger, l’essence de l’individu humain en tant qu’il est une existence donnée, particulière. L’être-là n’est donc pas un sujet, puisqu’on est passé du sujet transcendantal de Husserl à l’existence singulière de chacun, telle qu’elle est donnée dans la banalité quotidienne. L’existence est la vie de chacun, le contenu essentiel de sa vie. Mais, si l’existant individuel n’est pas un sujet, il n’est pas non plus un moi : ce n’est pas pour des raisons (ou des causes) psychologiques, ce n’est pas non plus en raison d’une histoire affective singulière que l’être-là est préoccupation, sollicitude et souci. Ce sont là des dimensions essentielles et fondamentales et non des contenus psychiques, personnels, contingents et secondaires : ce sont des « existentiaux ».

La « préoccupation » comporte une structure analysable en trois moments. Parce qu’elle est le fait que l’être-là a toujours à se diriger vers une tâche, on peut en effet distinguer trois moments ou attitudes impliquées dans la préoccupation.

Tout d’abord, elle est antérieure à l’objet : ce ne sont pas les structures ou les exigences de l’objet qui créent la préoccupation, celle-ci est donnée avant celle-là. De plus, il ne peut se faire que l’être-là n’ait aucune préoccupation, puisque c’est là un trait essentiel de son être. En second lieu, la préoccupation est perspectiviste : elle se situe comme en un centre et elle déploie autour d’elle un « monde environnant » (Umwelt). Il appartient à l’essence de l’être-là, à l’essence même de l’existant humain singulier, de déployer autour de lui un « monde », ou de se situer d’emblée dans un monde qu’il déploie autour de lui. L’être-là n’est pas une monade isolée qui pourrait ne pas se rapporter à un monde, c’est au contraire par essence et par nature qu’elle se trouve dans un monde environnant, dans un monde organisé selon des lignes de signification qui partent de l’être-là et reviennent vers lui. C’est de là que découle le troisième caractère de la « préoccupation » : elle est par essence pragmatique. L’être-là, comme préoccupation, est par essence antérieur à un mode environnant qu’il constitue et déploie autour de lui dans et par le mouvement pragmatique qui réalise son intérêt. Le rapport au monde est toujours utilitaire parce que l’existant individuel est toujours, et par essence, préoccupation.

Par sa structure, la préoccupation revêt une importance considérable et l’on doit insister sur sa portée.

Tout d’abord, elle révèle que « l’ustensilité » est une donnée fondamentale du rapport entre l’existant et le monde. Heidegger procède ainsi à l’établissement d’une ontologie phénoménologique de l’objet en montrant que le monde (par la préoccupation) n’est qu’un système pragmatique de rapports utilitaires.

Mais la préoccupation révèle par là même que l’être-là est toujours le déploiement ou la mise en œuvre d’un possible : par essence, comme le révèle le contenu existentiel qu’est la préoccupation, l’être-là est « projet ».

L’ustensilité et le projet, à travers la préoccupation, se révèlent donc comme étant les manifestations de cette structure fondamentale qu’est « l’être-dans-le-monde » (in-der-Welt-sein). Cet être-dans-le-monde est intelligible, mais seulement par le détour de l’action. Ce sont les actions utilitaires, les anticipations du possible et la réalisation des projets qui révèlent l’être-dans-le-monde et son sens, ainsi que son essentialité pour l’être-là. Il faut dire de plus que l’être-là est, par essence, puissance d’interprétation et qu’il peut donc élucider sa propre intelligibilité (seulement ontique, il est vrai) à partir du monde et des actions qu’il y déploie.

Pour Heidegger, la préoccupation comporte une ultime signification : elle révèle la possibilité d’un mouvement de transcendance déployé par l’être-là, mouvement qui ne semble pas réductible à la seule préoccupation utilitaire.

Le deuxième existential décrit par Heidegger est la « sollicitude ». Aussi fondamentale que le rapport d’ustensilité au monde, est la relation de sollicitude à autrui : il s’agit alors du Mitsein, l’être-avec.

C’est le monde environnant, défini dans l’existential précédent, qui implique l’être-avec : le travail, utilitaire, nous met cependant en relation avec les autres existences. Cette relation est essentielle et fondamentale : l’être-avec, révélé par la sollicitude qui est la préoccupation pour autrui et avec autrui dans le monde environnant, revêt alors une dimension ontologique. L’être-avec est même la structure ontologique du Dasein, la relation à autrui comme sollicitude est l’expression même de l’être de l’étant, lorsque cet étant est un homme, c’est-à-dire un être-là singulier conscient de sa « présence », ou plutôt donné comme « présence ».

Mais l’être-avec ouvre sur le « On » : le “Mitsein” débouche sur le “Man”. La sollicitude nous révèle l’essentialité de notre relation à l’autre, mais cette essentialité nous entraîne dans l’anonymat du On, dans l’anonymat du rapport impersonnel à quelqu’un et à tous.

Le On n’est pas seulement la foule anonyme qui nous entoure ou la culture impersonnelle qui nous envahit, il est une dimension intrinsèque de l’être-là; le On découle du fait même de la sollicitude, il est impliqué par elle et s’exprime par le comportement même de l’être-là individuel.

Il s’exprime d’abord dans et par l’anonymat des fonctions et des responsabilités, c’est-à-dire, en fait, l’irresponsabilité. Il s’exprime aussi et surtout par le « bavardage ». Celui-ci est la dimension la plus révélatrice, la plus significative de l’être-là, en tant qu’il existe dans la dimension anonyme du On. Par le bavardage, aucune personnalité singulière ne s’exprime, mais seulement une parole anonyme qui circule à travers tous les existants et qui répète les mêmes choses, c’est-à-dire en fait l’absence de toute parole. Il y a là, réunies dans le bavardage qui est une donnée fondamentale de la banalité quotidienne, à la fois une conscience collective et une structure intime.

De plus, le bavardage est un divertissement qui prend sa place à côté de tous les autres divertissements qui détournent l’individu de ce qu’est l’être pour l’absorber dans la contingence de l’ontique, c’est-à-dire dans l’anonymat et le pragmatisme de la banalité quotidienne.

Bavardage, anonymat, irresponsabilité, divertissement réduisent finalement l’être-là à n’être plus qu’une chose parmi les choses.

Synthétiquement, il s’agit donc d’une « déchéance ». L’être-là est jeté, ou tombé parmi les choses et les outils, dans l’anonymat et l’irresponsabilité. Et la vérité de son être, révélée par la banalité quotidienne, dévoilée par « l’ustensilité » de son rapport au monde de la technique et l’anonymat de son rapport aux autres, cette vérité est la « déréliction ». L’être-là est jeté dans le monde, abandonné dans le monde vide du bavardage et de la préoccupation, le monde vide de toute responsabilité personnelle.

Et cette déréliction est une fuite : fuite devant la finitude et la mort, fuite devant la vacuité.

Ces deux existentiaux (« préoccupation » et « sollicitude ») révèlent une nouvelle opposition : le monde de la banalité quotidienne est celui de l’inauthenticité et, à celle-ci, s’opposera l’existence authentique. Pour définir et instaurer cette authenticité, il est nécessaire d’étudier un troisième existential, le plus décisif : il s’agit du « souci ».

Celui-ci, comme objet d’étude, n’est pas atteint immédiatement. Il convient auparavant de passer par le moment où l’Umwelt et le Man se sont écroulés, où l’être-dans-le-monde et le On se sont effondrés, manifestant leur inauthenticité : il s’agit de « l’angoisse ».

C’est, selon Heidegger, dans l’angoisse que s’exprime dans toute sa force la signification de l’existence « déchue » : elle est le contenu qualitatif de la déréliction, et celle-ci résulte de la contingence et de l’absurdité émergeant du bavardage et du pragmatisme enfin conscients de leur inanité.

L’angoisse n’est pas seulement le vécu de la déréliction : elle est aussi le vécu de la culpabilité. L’être-là se découvre comme n’ayant pas choisi d’exister et comme devant cependant assumer son existence. Ainsi, l’angoisse, comme sentiment d’abandon doublé d’un sentiment de culpabilité, est l’expression de la vérité profonde de l’existant : il est dépaysement, solitude et vacuité.

Toutes ces structures, ou plutôt ces significations, reposent sur un fondement ultime, sur une base ontologique à la fois déterminante et logiquement antérieur : le « souci ».

Le souci est l’être même du Dasein, l’être-là se dévoile dans son être comme souci. Celui-ci est ontologique et non pas ontique, il constitue l’essence profonde de l’existant et non pas un événement contingent qui lui « arriverait » et pourrait ne pas lui « arriver ». L’essence de l’étant est l’essence de l’être-là (ou existant individuel) et l’essence de cet être-là, c’est-à-dire son être même, est le souci.

L’homme n’« a » pas des soucis, en telle ou telle circonstance, il « est » souci, par essence et par nécessité: il est en effet une modalité finie (limitée) singulière, solitaire et abandonnée dans le monde de la technologie et de l’anonymat, de l’Etre caché qui devrait être notre seule préoccupation et notre seul souci. L’existant individuel est nécessairement angoisse parce qu’il est nécessairement souci, et le souci est son être même parce qu’il est une finitude « déchue » et « abandonnée », jetée hors de l’Être.

Ainsi, le souci rassemble toutes les structures de l’être-là, structures révélées par la préoccupation et l’angoisse. On doit donc approfondir l’analyse de ce souci.

Sa structure fondamentale est l’anticipation de soi, l’activité proversive, c’est-à-dire la temporalité. L’être-là se déploie comme la succession permanente des trois « ekstases » temporelles, c’est-à-dire le passé, le présent et l’avenir. Mais le passé est ordinairement vécu comme « l’oubli de l’être » et inauthenticité, le présent se donne comme « présence », trop souvent marquée par le pragmatisme et l’anonymat; seul l’avenir exprime notre véritable structure projective de transcendance.

C’est seulement dans ce vécu de l’avenir qu’est le souci, que peut s’exprimer l’anticipation de soi comme choix du sens de son existence, et comme remise en question. Seul le souci et sa puissance anticipatrice de libre choix de soi-même peuvent révéler que dans l’être-là. « il y va de son être ». L’être est l’enjeu, la question et la visée de l’être-là.

Mais en même temps, le souci exprime la déréliction de l’existant : par le souci, il s’aperçoit en effet qu’il est déjà « jeté » et « embarqué », projeté, abandonné et pris dans le mouvement de la temporalité. Se saisissant aussi comme déjà envahi par le « monde-environ-nant », l’être-là prend conscience de soi comme « chute », « échéance » et « (d)échéance ».

Ces structures du souci (l’ultime et le plus important, le plus révélateur des « exisentiaux ») permettent d’en préciser la signification et la portée : par le souci, l’être-là se manifeste à la fois comme « inachèvement » et comme source indirecte d’ipséité. Par essence, l’existant humain est inachevé; il ne peut saisir lui-même sa propre totalité existentielle et temporelle puisqu’il a toujours devant lui projet, anticipation et « a-venir ». Or, seul un achèvement de lui-même par une totalisation temporelle serait susceptible de lui conferer un sens. Le caractère ontologique du souci révèle l’être-là comme inachèvement et absurdité. Par ailleurs, cette nécessaire et constante anticipation de soi dans les projets et le souci ont pour résultat de conférer à l’être-là une sorte d’unité; mais l’unité du Je ne lui vient que par « ses corrélatifs transcendantaux » c’est-à-dire par le monde environnant et les actions que l’existant y projette. On se souvient que le Je ne saurait être l’objet d’une intuition évidente. L’être véritable est « caché », qu’il s’agisse de l’Être même qui englobe ou dépasse tous les étants, ou de l’être de l’être-là. L’herméneutique, ici, consiste à passer par l’action dans le monde : ce sont les actions, les « transcendantaux », qui permettent de dire et qui constituent, en fait, l’unité de l’existant comme « ipséité ».

Poursuivant cette explicitation des significations du souci, Heidegger le décrit finalement comme révélateur de l’essence ultime du Dasein : le souci, à travers l’angoisse de la déréliction et de l’inachèvement, révèle que l’être-là, l’essence de « l’être-là » (l’existant individuel), c’est-à-dire l’être de l’étant, est « l’être-pour-la-mort » (Sein-zum-der-Todt).

La mort n’est pas un événement extérieur, un événement qui adviendrait de l’extérieur à un existant : elle est le caractère propre et constitutif de l’être-là. En en faisant un événement extérieur et social, le On ne fait en réalité que « fuir » la mort et la nier. La fuite est alors fuite de la condition humaine elle-même, et c’est cette fuite devant la mort qui constitue l’essentiel de l’inauthenticité (comme on l’a vu à propos de la sollicitude et du bavardage).

Or, la mort est la « possibilité » la plus personnelle de l’existant, elle en est donc la plus authentique. Elle isole l’existant et le place devant son choix et son paradoxe : être responsable sans avoir choisi d’exister, poser la question du sens de son être sans pouvoir se fonder. La mort assumée comme la possibilité la plus intime est en même temps la révélation de l’inachèvement et de l’absurdité : la mort interrompt toujours une action en cours et manifeste ainsi l’absurdité de l’existence. Et Heidegger cite Shakespeare : « La vie est une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot.»

Enfin, la mort est insurmontable et révèle ainsi avec force que l’être-là est jeté au monde pour rien, si ce n’est pour y mourir. Là réside la signification ultime de l’angoisse.

Par le souci et son angoisse de mort, se précisent donc les caractéristiques du paradoxe existentiel.

« Anticipation » de soi et « pouvoir-être » sont révélés par la mort comme possible et par le choix ouvert d’assumer ou de refuser cette mort. « Déréliction » et « déjà-existant » sont révélés par le fait que je suis mortel dès ma naissance et sans choix. « Chute » et « déchéance » sont révélées par le fait que la plupart des hommes ne « meurent » pas, mais disparaissent sans connaître le vrai sens de la mort.

Ainsi, la mort a son fondement dans le souci, et le souci est un perpétuel et ontologique être-pour-la-mort. L’être-là n’a donc pas de « fin » en tant que but et sens, il est « en raison de sa fin » : c’est la mort qui donne un sens au Dasein, à l’être-là.

C’est donc par la réflexion sur la mort, et par l’attitude face à la mort que, selon Heidegger, on peut définir l’authenticité et, par conséquent, l’être véritable de l’existant, « l’être de l’être-là », l’essence ontologique de l’existence.

L’anticipation de la mort n’est pas la réalisation de ce possible, c’est-à-dire le suicide. Elle réside dans une attente de ce possible, non pas attente inactive, mais conscience active du « néant » et de la « vacuité » de toutes les actions. L’attitude qui exprime le mieux cette attente active et lucide est l’amor fati, l’amour du destin, préconisé par les stoïciens et par Nietzsche. La finitude et l’impuissance peuvent en effet, par la conscience, se transformer en culpabilité, c’est-à-dire en acceptation de son « être-de-trop ». De là découle une « hyperpuissance », mais celle-ci s’accompagne de « tolérance » : l’existence authentique en commun consiste à laisser chacun être ce qu’il est.

L’authenticité n’est pas seulement l’assomption de l’être-pour-la-mort, elle est aussi existence authentique : comme telle, elle est « l’existence résolue ». Elle est une « réponse à l’appel » du souci, une assomption ferme du « destin » (aussi bien celui de l’être-là singulier que du « peuple allemand »), et se fait ainsi « éveil » de la conscience morale et lucidité.

Plus précisément, « l’existence résolue » est acceptation silencieuse et angoissée de la culpabilité et de la vacuité. Cette acceptation s’exprime dans le fait de vivre sa propre « situation » à la lumière de la mort quotidienne. S’impose alors la nécessité perpétuelle du choix, de la remise en question, dans une perspective de tolérance et de liberté. Certes, cette « existence résolue », cette « décision résolue » sont des conquêtes précaires. Elles sont d’autant plus difficiles que, finalement, l’existence authentique de l’être-là, son être le plus profond et le plus proche de l’être, consistent en l’acceptation intégrale du néant et de la faute sans rémission possible.

L’être contre l’ipséité: le parti pris de la déchéance et de la mort

On voit donc que, chez Heidegger, la description de l’individu humain, aussi bien celle de sa nature propre que celle de sa place dans le monde et du sens de son existence, repose essentiellement sur la « banalité quotidienne ». C’est à partir de cette « existence moyenne » que Heidegger élabore sa philosophie dont les grandes lignes sont inscrites dans ces idées :

« oubli de l’être », « déréliction », « souci », « angoisse », « être-pour-la-mort ».

Mais la figure de l’existence humaine ainsi dessinée est tellement pesante et tragique qu’elle exige d’être solidement justifiée avant d’être retenue ou récusée. Or, la réflexion à laquelle nous sommes invités va découvrir les difficultés les plus graves.

La première difficulté concerne le rapport que Heidegger établit entre l’être et l’étant. Si les mots du langage de Heidegger ont un sens, l’être est à la fois affirmé comme ce qui englobe ou dépasse l’étant singulier, comme ce qui le fonde et comme ce qui, en cet étant, en constitue le noyau, le cœur ou « l’essence » : l’être est l’être de l’étant, c’est-à-dire son essence. Or, dans le même temps, l’être est affirmé comme ce qu’il y a « de plus caché et de plus obscur ». En outre, l’évidence intérieure du cogito est récusée par Heidegger, la phénoménologie est remplacée par l’herméneutique, et l’ipséité, c’est-à-dire la conscience de sa propre identité comme sujet en première personne, ne vient à l’individu que par le monde. La question est donc celle-ci : comment, dans ces conditions d’obscurité de l’être et de non-évidence de la conscience, Heidegger peut-il affirmer quoi que ce soit de l’être ? Comment peut-il affirmer que l’être est l’essence de l’étant, puisqu’il ne connaît ni l’être (obscur en soi) ni le sujet qui pourrait le connaître (cogito sans certitude) ? Comment Heidegger sait-il tout ce qu’il sait à propos de l’être ?

Cette difficulté résulte d’une position archaïque du problème de la connaissance : Heidegger oppose encore l’être, seul vrai et absolu, au phénomène, simplement apparent, oublieux et trompeur. L’opposition de l’être et du phénomène inspire Platon, Kant et Schopenhauer, mais elle est déjà mise en doute par Hegel et, avec Husserl, elle ne résiste pas à l’examen. Heidegger n’est pas phénoménologue, il est en régression par rapport à la pensée phénoménologique de Husserl ou de Sartre.

En réalité, nous sommes en présence d’affirmations sans preuves, dont le climat et le sens implicite sont théologiques.

De cette inaccessibilité d’un être, qui est non seulement « caché » mais « oublié », va découler une seconde difficulté : comment Heidegger peut-il s’efforcer de construire une ontologie, alors qu’il sépare radicalement l’être en tant que tel et l’etant (fût-il l’homme comme être-là) ? Comment une ontologie non dogmatique serait-elle possible, dès lors que l’évidence phénoménologique est rejetée et que l’être est ce qui n’apparaît pas ?

La vérité est que, n’ayant aucun moyen gnoséologique de connaître l’être, Heidegger va nous en présenter un ersatz, c’est-à-dire un substitut. Ce qu’il affirme être une ontologie est en réalité une théorie de la vie du Dasein comme « banalité quotidienne ». Mais cette description de la vie banale pose deux problèmes fondamentaux qui vont affaiblir encore cette impossible ontologie.

D’abord il s’agit d’une morale, alors que Heidegger présente explicitement son analyse comme étant une ontologie et non pas une morale. Pourtant, toute la description de la vie quotidienne tourne autour de l’opposition entre la vie inauthentique (qui est déréliction, chute, déchéance comme le montrent le pragmatisme et l’anonymat) et l’existence authentique (qui est, à travers le souci, la conscience de l’angoisse et l’assomption de l’être-pour-la-mort). Mais sur quels critères repose cette opposition ? Le parti-pris moral est d’autant plus contradictoire dans la préférence qu’il donne à ce qu’il croit être « l’authenticité », que l’étude de la banalité quotidienne (c’est-à-dire « l’inauthenticité ») a été explicitement fondée par Heidegger sur l’analyse des « existentiaux » (« préoccupation », « sollicitude » et « souci »), ces existentiaux permettant d’accéder à l’essence de « l’existence ». Ainsi, Heidegger présente comme « ontologiques » le souci, la sollicitude et la préoccupation : mais s’ils sont « ontologiques », comment seraient-ils « inauthentiques » ?

D’autre part, comment l’appel de l’être pourrait-il être le critère de l’authenticité si l’être est inconnaissable ? Et si l’être est caché et d’abord inconnu, comment peut-on savoir que la chute dans l’anonymat est oubli de l’être, et que la conscience de la déréliction avec son angoisse est un existential qui révèle l’être ?

En réalité, nous sommes bien en présence d’une « morale », et non pas d’une « ontologie ». Mais, dans cette morale à prétention ontologique, ni l’être n’est décrit pour lui-même (puisqu’on lui a substitué une étude morale de la déchéance et de l’authenticité), ni la morale n’est justifiée, puisqu’elle postule un être distinct de l’être-là, un être qui est censé la fonder mais qui est inaccessible, indicible autrement que par la poésie de Hölderlin, et dogmatiquement affirmé derrière la seule description ayant un contenu : la description même de la banalité, simultanément élevée au niveau supérieur d’un « existential » et condamnée comme chute dans l’inauthentique.

Nous disions que la description de la vie quotidienne pose deux problèmes qui affaiblissent « l’ontologie » heideggerienne : nous venons d’examiner la première de ces difficultés en montrant que cette ontologie, déjà difficile en droit (puisque l’être est « caché »), est en outre impossible, impraticable en fait : Heidegger n’écrit pas une ontologie mais une morale.

La seconde difficulté réside en cette morale elle-même : sans véritable fondement ontolo-gique, elle reste arbitraire : les définitions de l’authenticité et de l’inauthenticité ne sont ici appuyées sur aucun critère. Il y a plus grave : à la décision arbitraire qui définit sans fondement ce qui est authentique et ce qui ne l’est pas, s’ajoute l’arbitraire d’une morale de l’authenticité qui n’a pas défini la morale elle-même.

Aucune justification n’est donnée de la décision de définir des actions meilleures que d’autres.

Aucune justification n’est donnée du choix de l’authenticité contre l’inauthenticite.

Ainsi l’ontologie heideggerienne n’est qu’une morale. Mais, pas plus que l’ontologie, la morale heideggerienne n’est justifiée comme morale et comme choix de la morale. Enfin, le contenu même de cette morale est arbitraire puisque l’auteur décide de ce qui est authentique (la vie pour la mort) et de ce qui ne l’est pas (les réalisations techniques, le choix d’une culture, la conversion).

Après les difficultés internes, attachées à l’ontologie, c’est-à-dire en fait à la morale heideggerienne comme description de la banalité quotidienne, nous sommes conduits à examiner une nouvelle difficulté. Sortant du système pour nous situer dans la perspective d’une critique externe, nous devons mettre en cause la pertinence de la description de la vie quotidienne, la pertinence de cette description qui fonde et synthétise toute la doctrine heideggerienne.

Notons d’abord que Heidegger opère un choix, c’est-à-dire une sélection du domaine de l’être-là qu’il se propose d’étudier. Il souhaite retenir « ce qui apparaît de prime abord », et il retient : la banalité de la vie quotidienne comme existence moyenne.

Mais sur quoi se fonde ce choix ? En admettant qu’il faille décrire des expériences significatives pour accéder à « l’essence de l’existence », pourquoi ces expériences seraient-elles constituées par les contenus les plus ordinaires et non par les contenus exceptionnels ? L’expérience de l’amour extrême, ou de l’admiration esthétique extraordinaire, ou de la joie rare de la création, ou du courage exceptionnel, ou de la découverte éblouie de certains êtres, ou de certaines œuvres, ou de certains lieux, pourquoi ces expériences uniques de l’unique seraient-elle moins expressives ou moins significatives de l’existence humaine ?

L’arbitraire du choix heideggerien des « existentiaux » (terme en fait aussi obscur et confus chez Heidegger que « l’être » ou « l’étant »), l’arbitraire de ce choix n’entraîne pas seulement l’ignorance de l’exceptionnel au bénéfice de la banalité, mais encore la gratuité de la description même de cette « banalité quotidienne ».

Sur quelles preuves, en effet, s’appuie l’auteur pour affirmer que la totalité de la vie quotidienne des gens ordinaires correspond aux descriptions qu’il en donne ? Tous les individus ne réduisent pas leur existence à l’intérêt pratique; nombreux au contraire sont ceux qui donnent la plus grande place à leur vie affective faite d’amour, d’amitié, de rencontres, de conflits également : Heidegger ignore la vie du désir. la place de la technique n’est ni exclusive, ni nécessairement négative.

De même, tous les individus ne réduisent pas leur culture à une répétition mécanique des idéologies environnantes, anonymes et coercitives; nombreux au contraire sont ceux qui vivent intensément les idées qu’ils partagent avec un grand nombre, ou qui partagent avec joie et plaisir les activités caractéristiques d’une société donnée.

De même, tous les individus ne sont pas des bavards impénitents et inconsistants, ou des brailleurs de discours vides constitués comme simples appels et réponses à la violence pour masquer l’ennui, l’impuissance ou la peur de la mort : nombreux au contraire sont ceux qui, dans la parole quotidienne, s’efforcent non pas de transmettre un message mais d’exprimer une présence réciproque et chaleureuse. Nulle « fuite de la mort » dans ces bavardages heureux de compagnons, d’amis ou d’amants, de voisins ou de partenaires.

Tout cet arbitraire des descriptions de la vie quotidienne par Heidegger révèle, par son évidence même, son caractère tendancieux : ces descriptions sont sélectives parce qu’elles sont orientées. Heidegger exclut de ses descriptions de la vie quotidienne, aussi bien les grandes expériences exceptionnelles (que tous peuvent vivre) que les expériences ordinaires et fréquentes dont le contenu est positif, créateur ou joyeux. Et ce choix sélectif est motivé par la destination finale de la pensée de Heidegger : la mort.

En effet, toute la description de la banalité quotidienne, présentée comme le détour indispensable pour accéder à l’essence de l’existence individuelle, est destinée en réalité à justifier une vision pessimiste et tragique de cette existence. D’une part, l’humanité moyenne est décrite (avec mépris ?) comme déchue, inauthentique et coupable et, d’autre part, la seule issue qui lui soit offerte est de réaliser « son destin » en se destinant à la mort.

En vue de la réalisation entiere de cet être-pour-la-mort, le Dasein abandonné n’aurait d’autre ressource que d’« habiter le monde poétiquement » en « attendant le dieu qui vient », c’est-à-dire en lisant Hölderlin. Plus prosaïquement, Heidegger a participé au destin « du peuple allemand » en entendant « l’appel » de Hitler, en s’inscrivant au Parti nazi et, après la guerre, en « oubliant » de parler des camps de concentration, de l’holocauste et de la question de la responsabilité. Il semble bien que, en fait, « la décision résolue » se soit réduite, dans l’œuvre de Heidegger, à en appeler à la préparation de la mort et, dans sa vie, à oublier la mort des autres.

Mais une telle perspective tendancieuse, une telle « stratégie » de lecture partielle, ne saurait résister à l’évidence de la vérité, c’est-à-dire, ici, de l’existence quotidienne du plus grand nombre: les expériences de plénitude et de joie, la conscience du sens, le sentiment de la responsabilité et de la création sont aussi nombreux que les expériences négatives de l’inanité et du néant de la vie. La réalité prégnante du travail, de la souffrance ou de la société économique n’empêche pas, mais justifie au contraire, la lutte effective, simple et courageuse que les individualités « ordinaires » mènent pour la liberté et le bonheur du plus grand nombre.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Le bonheur négatif et l’extinction du désir (Schopenhauer, 1788-1860)

Après la plénitude rayonnante du spinozisme et son affirmation d’une félicité concrète accessible dans notre existence même, le kantisme et son scepticisme critique nous sont apparus comme une chute dans l’austérité tragique.

Pourtant, la doctrine de Kant reste encore comme malgré elle attachée à l’idée du bonheur: elle en diffère la réalisation, elle en spiritualise la définition, mais elle n’en conteste pas la pertinence : on l’a vu, pour lui, le bonheur comme souverain bien est désiré et désirable par tout être raisonnable fini.

Il en va tout autrement avec Schopenhauer. La critique radicale qu’il construit contre Kant ne conteste pas seulement le formalisme vide du devoir et la référence à la chose en soi, il conteste jusqu’à l’idée qu’un bonheur positif soit possible. Ce pessimisme radical est pourtant paradoxal puisque le propos philosophique de Schopenhauer est explicitement d’établir les conditions d’un accès à la délivrance et au salut, c’est-à-dire une morale concrète qui soit l’objectif unique et final de sa doctrine ontologique.

Comme les philosophes classiques, Schopenhauer cherche à définir un souverain bien, un Summum Bonum qui puisse valoir comme but suprême et constituer le fondement d’une sagesse. De plus (et cela semble rapprocher Schopenhauer de Spinoza), le philosophe allemand définit l’Absolu, ou Chose en soi, comme Vouloir-vivre, tandis que Spinoza place à la racine de tout être « l’effort pour persévérer dans son être ».

Sans qu’il soit possible ici d’approfondir la comparaison entre les philosophies de Spinoza et de Schopenhauer, nous devons au moins constater que, chez Spinoza, le Désir est certes l’essence de l’homme, mais non pas l’essence de la Substance, la Substance étant seule l’Absolu. Chez Schopenhauer, au contraire, si le désir est également l’essence de l’homme, il exprime en outre le mouvement même de l’absolu, ou Chose en soi qui est un seul Etre, uniquement défini comme Vouloir-vivre ou Volonté. Certes, à partir de là, Schopenhauer aurait pu élaborer une doctrine de l’affirmation de la vie et du caractère positif de la Volonté. Le philosophe a fait un autre choix, situé aux antipodes de cette possibilité: sa morale, on le sait, prône la négation du Vouloir-vivre et propose une forme de vie rigoureusement ascétique et le renoncement total à la recherche du bonheur. Ce n’est donc pas par ses conclusions, exclusivement négatives, que la doctrine de Schopenhauer peut nous intéresser, c’est par son rôle : elle fut le commencement de la philosophie tragique en Europe, et son influence fut telle qu’elle a constitué l’obstacle majeur à l’épanouissement et à la modernisation de la réflexion sur le bonheur. Si nous voulons surmonter cet obstacle, nous devons tenter de comprendre les raisons doctrinales de cette influence, avant d’en contester la validité et la cohérence. Cette tâche est d’autant plus urgente que l’on s’accorde en général à reconnaître le rôle de la pensée de Schopenhauer dans la formation de celle de Nietzsche (qui cependant critique fermement Schopenhauer), et qu’on pourrait trouver une telle incidence dans la pensée « tragique » d’un Heidegger, ce philosophe de la mort et de la déréliction comme déchéance, ou dans l’approche pessimiste du désir chez Freud, Sartre ou Lacan.

Il nous semble que l’influence considérable et ouvertement reconnue de l’œuvre de Schopenhauer tient au fait qu’elle véhicule une doctrine de la souffrance universelle, proche à la fois des religions chrétienne et bouddhiste, et qu’elle se présente pourtant comme une conception laïque. Cette doctrine ne heurte donc pas le sentiment populaire du caractère douloureux de la condition humaine, mais elle ne heurte pas non plus la culture européenne dominante : chrétienne en ses traditions fondamentales et en outre marquée, au début du XIX° siècle, par la découverte du pessimisme bouddhiste et de la sagesse indienne. Le prestige de Schopenhauer tient en même temps au fait qu’il propose une morale destinée précisément à surmonter cette souffrance, et que cette morale (violemment ascétique, négative et opposée au bonheur) ne heurte pas non plus l’opinion populaire accoutumée à considérer, avec le christianisme, que le mal réside dans la jouissance. C’est ce préjugé culturel que favorise la doctrine de Schopenhauer qui cite toujours, avec la plus grande admiration, des mystiques comme Madame Guyon ou Maître Eckhart. Pour combattre ce préjugé, nous devons mieux connaître cette philosophie qui a contribué à dresser de si nombreux barrages contre la pensée du bonheur.

1. La signification de l’ontologie et la théorie de la souffrance

Esquissons les grandes lignes de cette doctrine (développée dans Le Monde comme volonté et comme représentation).

Nous avons vu que la morale de Schopenhauer repose d’abord sur une ontologie moniste. Précisons cette idée. Pour Schopenhauer, qui reprend explicitement un ancien thème indien, le monde que nous percevons n’est qu’une illusion, Maya, recouvrant de son voile la réalité ultime, véritable et absolue. Cette illusion (le monde des objets) est produite par notre Intelligence, faculté qui se met au service de notre Volonté qui est en nous le Désir. Derrière cette illusion de l’Intelligence, l’intuition, dit Schopenhauer, peut saisir l’absolu véridique et un : la Chose en soi des métaphysiciens. Et cette Chose en soi est le Vouloir-vivre, ou Volonté, c’est-à-dire volonté de vivre. Ce Vouloir-vivre, selon Schopenhauer est aveugle, c’est-à-dire sans conscience et sans concept, c’est-à-dire sans but ni justification. Toute pensée, ou but, serait de l’ordre de l’Intelligence, mais celle-ci n’est qu’une faculté humaine et pragmatique. L’absolu, quant à lui, est pur Vouloir-vivre, c’est-à-dire génération éternelle, indéfinie et sans but. Ici, selon Clément Rosset (Schopenhauer; un philosophe de l’absurde et La Philosophie tragique) se trouve l’origine des philosophies modernes de l’absurde. Mais poursuivons.

Non seulement le Vouloir-vivre est aveugle, sans conscience et sans but, sans raison ni raison d’être, mais il est en outre nécessaire. Son déploiement dénué de sens est pourtant nécessaire et implacable. Et cet indestructible Vouloir-vivre s’exprime et s’incarne, ou plutôt se manifeste dans tous les mouvements vitaux qui constituent la nature. Électricité et forces physico-chimiques, mouvement de la vie à travers la génération des espèces et des individus, mouvement du désir dans la conscience humaine, tous ces éléments sont des manifestations d’un seul et immense Vouloir-vivre, force aveugle, cosmique et inéluctable, force qui emporte tout sur son passage et est capable de tout pour vivre, vivre encore et se reproduire indéfiniment. Si « tout homme est capable de graisser ses bottes avec la graisse du mort », sa victime, si les chiens sauvages dévorent vivantes les tortues qu’ils ont d’abord renversées sur le dos, c’est en raison du Vouloir-vivre aveugle et implacable dont ces actes cruels ne sont que la manifestation.

Comment cette vision cosmique d’un monde absurde, tragique et cruel, se répercute-t-elle sur la condition humaine ?

C’est ici qu’intervient, chez Schopenhauer, la doctrine de la souffrance.

L’élément fondamental qui commande cette souffrance et en explique la signification est ici le désir. Celui-ci est conçu comme une force aveugle et autonome, totalement distincte de la faculté de l’Intelligence. Il est en effet l’expression individuée du Vouloir-vivre ontologique et en soi. Le désir est donc commandé par une force qui dépasse son expression individuelle et qui se déploie comme sa cause transcendante, alors qu’en réalité elle en est la substance et l’être. Vouloir-vivre cosmique et multiplicité des désirs individuels sont en fait rigoureusement identiques : derrière la Maya, tout est un. Si le principe moral de la pitié, chez Schopenhauer, découle de cette unité (« Tat twam asi », dit une formule sanscrite reprise par le philosophe : « tu es cela »), en découle aussi la structure du désir : comme le Vouloir-vivre qu’il exprime, il est insatiable, aveugle et nécessaire. Son seul but est la reproduction indéfinie de son existence et la poursuite de son intérêt égoïste. Sur le plan empirique des phénomènes il ne peut donc en être autrement : le désir est en nous une force incoercible qui nous emporte ou, tout au moins, qui emporte la majorité des humains.

Pratiquement instinctif, mécanique et aveugle, c’est le désir qui est l’origine de toutes les souffrances. Malgré toutes les distorsions que Schopenhauer a pu faire subir au spinozisme et au bouddhisme, on comprend, par son exemple, que l’on ait pu rapprocher ces deux doctrines. Mais l’on comprend aussi que l’attitude du bouddhisme et de Schopenhauer à l’égard du désir, expression d’un Être cruel, et l’attitude de Spinoza à l’égard du désir, expression d’un mouvement vers la joie et la plénitude de l’Ètre, sont aux antipodes. Ce n’est pas l’aire geographique qui spécifie les doctrines, ce sont les choix culturels. Evoquons à ce propos la comparaison, développée par Schopenhauer, de sa propre doctrine avec celle de Spinoza qu’il accuse d’être « un optimiste » et un « Juif » (Le Monde comme volonté et comme

représentation, supplément au livre IV, L, Épiphilosophie, p. 1419). En effet, comme le dit Schopenhauer « la volonté [c’est-à-dire le Vouloir-vivre] doit se nourrir d’elle-même, puisque hors d’elle il n’y a rien et qu’elle est une volonté affamée. De là cette chasse, cette anxiété, et cette souffrance qui la caractérisent » (ibid., liv. II, § 28, p. 202). Et ce qui vaut pour le Vouloir-vivre universel et en soi, vaut pour le désir humain singulier qui en est l’expression. C’est pourquoi tous les êtres individuels sont en concurrence pour posséder cette part de matière qui rendra possible leur subsistance vitale. Et c’est pourquoi aussi, selon Schopenhauer, « nous ne pouvons les concevoir que dans un état de perpétuelle douleur » (liv. IV, §56 « La souffrance est le fond de toute vie », p. 392). « Tout désir naît d’un manque » (ibid.), c’est-à-dire d’un état qui ne nous satisfait pas et qui est donc source de souffrance tant qu’il dure. Mais lorsqu’est atteinte la satisfaction (moment sur lequel Schopenhauer ne s’arrête pas), celle-ci ne dure pas. Elle n’est que le point de départ d’un nouveau désir et donc, pense Schopenhauer, d’une nouvelle souffrance. Si la satisfaction surgit, c’est l’horreur : « Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà la bête et l’homme tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui » (L. IV, §57 ;

« La vie humaine est la plus douloureuse forme de la vie. Elle va de la souffrance à l’ennui. Une seule consolation : la douleur n’est pas accidentelle, mais inévitable. De cette pensée peut naître la sérénité stoïque. », p. 394). Ainsi, l’individu humain (et tout être) est ballotté par son désir entre la souffrance et l’ennui. Tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur. Le désir est donc « cet effort incessant » qui est « comme une soif inextinguible ». Ainsi l’homme est-il « placé sur la terre, abandonné à lui-même, incertain de tout, excepté de ses besoins et de sa misère » (p. 395).

2 La conversion et la délivrance

La condition humaine, pour Schopenhauer, est donc tout entière souffrance. C’est à partir de ce point de départ que nous allons pouvoir comprendre la véritable nature de la morale qu’il propose, c’est-à-dire la véritable nature du souverain bien qu’elle permettrait d’atteindre.

Schopenhauer définit lui-même ce souverain bien comme « résignation absolue » (liv. IV, § 68, p. 493). Il s’agit ainsi d’accéder à un état de « délivrance », comme dit la sagesse indienne ou bouddhiste, et le chemin de cet accès est constitué par ce que Schopenhauer nomme une « conversion ». Précisons le contenu de ces deux moments, étroitement liés. La délivrance consiste ici dans la « suppression […] totale, la négation du vouloir, le néant véritable de toute volonté, bref, cet état unique où tout désir s’arrête et se tait, ou se trouve le seul contentement qui ne risque pas de passer, cet état qui seul délivre de tout… » (8 65, p. 456). Seul ce renoncement total à tout désir est « le remède radical et unique à la maladie, tandis que tous les autres biens sont purs palliatifs de simples calmants » (ibid.).

Le bien véritable, qui était pour Spinoza la joie souveraine et parfaite à laquelle accède le Désir conduit par la raison et atteignant l’être, est au contraire pour Schopenhauer l’absence de tout désir, l’arrêt de la vie et le « néant véritable ». Si toute souffrance vient du désir, il convient de supprimer le désir pour supprimer la souffrance. Mais, en prononçant ce décret, Schopenhauer ne s’avise pas du fait que la souffrance pourrait bien provenir non de l’essence du désir, mais de sa passivité contingente, issue quant à elle de l’ignorance et de l’imagination. Nous reviendrons plus loin sur cette critique de la conception schopenhauérienne de la

souffrance.

Auparavant nous devons préciser la nature de la « conversion », puisque c’est celle-ci qui est censée conduire à la délivrance.

La « conversion » est la transformation radicale de tout l’être qui renonce au désirs par le choix de l’ascétisme le plus rigoureux. Schopenhauer se félicite d’avoir formulé pour la première fois « l’essence profonde de la sainteté, de l’abnégation, de la guerre à mort faite à l’égoïsme, de l’ascétisme enfin » (§ 68, p. 481). Il s’agit de « la négation de la Volonté de vivre quand une connaissance entière de toute son essence opère sur elle comme un sédatif de la volition » (ibid.). Pauvreté, privations, souffrances, abandon de toute propriété, recherche intentionnelle de ce qui déplaît et contrarie, tortures volontaires sont les manifestations de cet anéantissement de soi et de ce nihilisme passif dont Schopenhauer se fait le défenseur. Conversion et délivrance se rejoignent puisque la première est la décision de renoncer à la vie et aux désirs, tandis que la seconde est cet état sans désirs où l’individu a anéanti le Vouloir-vivre en lui. « Tel est le cours des choses le plus désirable : c’est l’euthanasie de la volonté »

(p. 456). Ce but final se concrétise déjà, pour Schopenhauer, par « une chasteté volontaire et parfaite » (ibid.) et lui permet d’écrire : « Je puis bien ici invoquer un passage du Veda :  » De même que dans ce monde les enfants affamés se pressent autour de leur mère, de même tous les êtres attendent l’holocauste sacré ». » (§ 68 « De la négation du Vouloir-vivre », p. 478).

On se souvient que, pour Schopenhauer, la vie est une « maladie » (p. 456), et que son remède radical est « l’extinction du désir », le nirvana. On s’aperçoit maintenant qu’il faut aller plus loin : Schopenhauer n’est pas loin de penser que « ce but de l’existence » qu’est « la conversion totale » (p. 1413) devrait permettre d’envisager la destruction même de tout l’univers phénoménal (p. 478).

* * *

Nous sommes en mesure, maintenant, de comprendre le sens que Schopenhauer confère au terme de bonheur. Tout d’abord il pense qu’« une joie secrète accompagne cette affliction » qui découle de la « disparition lente du vouloir » (p. 497). Cette « joie » n’est évidemment pas une plénitude positive : elle est « résignation » en tant que « délivrance » et « salut ».

Elle résulte donc d’une connaissance et n’a plus aucun rapport avec ce que l’on appelle couramment le « bonheur ». Pour Schopenhauer, celui-ci est purement « négatif […] la satisfaction, le contentement ne sauraient être qu’une délivrance à l’égard d’une douleur, d’un besoin » (liv. IV, § 58, p. 403 sqq.). Nous ne pouvons connaître qu’indirectement la satisfaction et la jouissance, en faisant appel au souvenir de la souffrance et de la privation passives qu’elles ont chassées.

Si Schopenhauer n’accorde aucune positivité à l’expérience empirique de la satisfaction, à laquelle il réduit le bonheur, il n’accorde pas pour autant une quelconque plénitude à la délivrance finale ni au salut qui constituent sa morale. Car ce salut n’est que négation du vouloir et, du point de vue affectif, marche vers le néant. Du point de vue de l’intelligence, cette délivrance résulte d’une conversion de la connaissance, c’est-à-dire d’une connaissance de l’essence véritable des choses, connaissance dénuée de tout contenu concret qui pourrait constituer une joie positive. En effet, il s’agit alors d’une contemplation. « Dans une telle contemplation, la chose particulière devient d’un seul coup l’idée de son espèce, l’individu devient sujet connaissant pur » (liv. III, § 34, p. 232).

Schopenhauer n’hésite pas ici à se référer encore à Spinoza et à citer minutieusement Ethique V (31, Sc.), ainsi que Ethique II (40, Sc. 2). Quel que soit le degré d’exactitude de son interprétation, il importe de noter que Schopenhauer s’autorise de Spinoza pour affirmer et mettre en évidence l’existence d’un « sujet pur ». Si Spinoza montrait bien que ce sujet est en même temps un Désir et une joie, Schopenhauer ampute le sujet de son désir. Et pourtant il revendique explicitement l’ultime conclusion spinoziste : ce sujet de la connaissance révèle sa propre éternité. L’individu, en s’élevant à cette contemplation, réalise l’identité de la Volonté dans l’objet et dans l’individu. Le monde et l’individu se « confondent ensemble » car ils ne sont que la « volonté qui se connaît elle-même »

(§ 34, p. 233). Mais alors « celui qui sent tout cela », comment pourrait-il, en contradiction avec l’immortelle nature, se croire absolument « périssable »?

La sagesse préconisée par Schopenhauer est donc l’accès à la conscience de l’éternité par la connaissance contemplative dépouillée de tout désir et exercée par un sujet pur. Et cette sagesse s’acquiert selon l’auteur par la voie de la souffrance : celle du monde, que l’on connaît, et celle du sujet lui-même, qui l’éprouve. La délivrance ultime n’est donc pas un bonheur; elle est au contraire un « bien absolu » en tant que, par la voie de l’épreuve personnelle, ou par celle du « sort », elle s’oppose à toute forme de satisfaction. En unissant étroitement le « quiétisme, c’est-à-dire le renoncement à tout vouloir, l’ascétisme, c’est-à-dire la mortification préméditée de la volonté propre, et le mysticisme, c’est-à-dire la conscience de l’identité de son être propre avec celui de toues choses ou avec l’essence du monde » (Suppl. au liv. IV, XLVIII « Théorie de la négation du Vouloir-vivre », p. 1382), la morale de Schopenhauer est selon ses propres termes « assez visiblement dirigée vers la destruction de notre bonheur » (XLIX

« L’ordre de la grâce », p. 1412).

Ainsi, non seulement le bonheur n’est pour Schopenhauer rien de positif, mais il semble bien qu’il soit en outre comme l’incarnation du mal et comme le « péché originel » à dénoncer et à combattre. Nous sommes donc en présence d’une étrange doctrine qui, à l’inverse exact de celle de Spinoza, se donne comme non religieuse et se constitue en réalité comme une religion mystique de la douleur. « La vie se présente alors comme une opération purificative où le bain purifiant est la douleur » (p. 1413).

3. Examen critique de quelques contradictions

Il est temps pour nous de soumettre une telle doctrine à un examen critique. Pour accroître la rigueur de cet examen, nous nous bornerons à esquisser une critique interne.

La pensée de Schopenhauer nous paraît d’abord partielle et tendancieuse. Comme si elle était tout entière commandée par le désir d’établir le caractère désespéré de la condition humaine cf. Le Monde comme volonté et comme représentation, liv. IV, § 70, p. 511 ; ce paragraphe est le pénultième de l’ouvrage qui en comporte 71), les descriptions qu’elle opère du désir sont toujours consacrées à un aspect de manque et de souffrance, et jamais à un aspect positif de satisfaction et de plénitude.

Or cet aspect positif est essentiel et non pas secondaire ou accidentel. Si l’individu ne pouvait jamais se remémorer une expérience de joie ou de satisfaction, il ne pourrait jamais non plus l’anticiper, et ne pourrait donc pas même désirer. Il ne pourrait se constituer comme mouvement dynamique vers un avenir de jouissance (fût-elle intellectuelle, affective ou esthétique, et non pas seulement attachée aux besoins) s’il n’était en mesure d’évoquer implicitement une jouissance déjà effectivement vécue dans le passé. C’est donc par la plénitude et par son contentement que le désir se meut lui-même et se rend capable d’éprouver la joie de la satisfaction ou la tristesse de l’insatisfaction. Ainsi en rejetant hors de sa vue la joie et l’allégresse de l’amour ou de l’œuvre accomplie par exemple, Schopenhauer ne donne qu’une vision partielle de la vie du désir, et cette vision est partielle parce qu’elle est partiale. Elle est orientée a priori par ce qu’elle veut démontrer et n’hésite pas, pour ce faire, à amputer la réalité de l’élément même qui lui donne son sens. Car sans l’expérience du désir comblé, non seulement le désir ne saurait se porter vers l’avenir, mais il serait incapable d’éprouver la moindre souffrance. Celle-ci provient bien d’un manque ou d’une destruction, mais il s’agit précisément du manque et de la destruction de la joie, du plaisir ou de la satisfaction.

Tronquée de la partie qui lui donnerait seule un sens, la description schopenhauérienne du désir est donc tout simplement fausse.

Cette doctrine n’est pas seulement fausse parce qu’elle est partielle, elle est également fausse parce qu’elle est contradictoire. C’est l’ensemble même de la doctrine et de l’ontologie schopenhauérienne qui interdit de comprendre la morale que propose l’auteur, parce qu’elle en interdit la possibilité même. La « rédemption » par la douleur d’abord, et par la négation du Vouloir-vivre ensuite, est tout simplement impossible à réaliser dans le système du Vouloir-vivre.

La première contradiction réside dans l’affirmation simultanée d’un monde en soi nécessaire (Le Vouloir-vivre inéluctable) et d’une négation du Vouloir-vivre en l’homme. Le recours à l’opposition de l’absolu et du phénomène n’est qu’un leurre puisque, on l’a vu, Schopenhauer affirme l’identité ontologique de la volonté et de l’individu. En fait, Schopenhauer réintroduit subrepticement un dualisme entre le monde de la vie, et le sujet pur, mais son système interdit que ce sujet puisse nier le Vouloir (en lui et dans le monde) puisque ce Vouloir-vivre aveugle et vital est l’essence nécessaire de toute chose et donc de l’individu lui-même.

Une deuxième contradiction va découler de cette affirmation (non pertinente ici) selon laquelle la contemplation peut « délivrer » l’in-dividu, c’est-à-dire annihiler le désir en lui. Cette deuxième contradiction réside dans le recours à l’intelligence. C’est en effet l’intelligence (ainsi nommée par l’auteur) qui peut seule déployer une connaissance et, en saisissant la vérité du monde, délivrer l’individu de ce désir qui est la cause de toute douleur. Mais Schopenhauer affirme contradictoirement que le Vouloir-vivre est, comme Volonté, étranger à l’Intelligence. Celle-ci (selon une inspiration kantienne ouvertement revendiquée) n’est qu’un instrument phénoménal qui pose illusoirement l’idée d’objet et de causalité; par rapport au désir, elle ne peut que lui fournir des buts et des fins, puisque le désir est une force vitale sans concept. Ce qui est alors contradictoire est de proposer une philosophie contemplative, œuvre de l’intelligence, pour combattre un désir qui n’a en fait aucun rapport à l’intelligence.

Comment le désir comprendrait-il les injonctions de l’intelligence, lui qui n’est, dans le système, que pure volonté aveugle ?

Cette contradiction est aggravée par le fait que ce que l’intelligence prétend imposer au désir est son propre anéantissement, alors que l’essence du désir est la reproduction perpétuelle de son mouvement. Ici encore, pour masquer une insurmontable contradiction, Schopenhauer introduit subrepticement un dualisme : il ne s’agit plus de l’opposition (pourtant impossible) entre la chose en soi et l’individu qui veut la nier et la détruire, il s’agit de l’opposition, au sein de cet individu, entre un désir aveugle et une intelligence libératrice. Cette opposition est à la fois impossible et nécessaire dans le système de Schopenhauer. Impossible : désir et volonté sont la seule essence vraie des choses ; l’intelligence, n’étant qu’un outil qui pose la multiplicité des individus là où n’existe qu’un seul grand être, ne saurait donc avoir une efficacité ontologique en s’opposant à l’être. Nécessaire : cette opposition dualiste de deux facultés est pourtant indispensable, puisque seule l’intelligence peut, par la connaissance, libérer l’individu de sa souffrance en annihilant son désir et son vouloir. En fait le schopenhauérisme est l’éloge spiritualiste d’un ascétisme opposé au monde et à la vie, mais cet éloge prétend se déployer dans un système où le monde (qui n’est pourtant que ma représentation phénoménale) est conçu comme pur mouvement nécessaire et inéluctable de la vie, c’est-à-dire de la Volonté sans Intelligence.

Nous entrevoyons dès lors une troisième contradiction : il s’agit de l’affirmation de la connaissance possible de l’absolu (le Vouloir-vivre est la chose en soi, cosmique et ontolo-gique) et de l’affirmation simultanée de la fonction purement phénoménale de l’intelligence. Celle-ci n’est que la source formelle et illusoire de la notion d’individu et de la notion de causalité. Elle n’atteint donc que la Maya. Comment pourrait-elle connaître l’absolu, si elle n’est que forme vide au service du désir ? La contradiction est d’autant plus grave que l’œuvre de Schopenhauer est évidemment le fruit de l’intelligence, c’est-à-dire de la réflexion de l’auteur.

Son recours fréquent à l’intuition n’est lui aussi qu’une solution de circonstance dès lors que cette intuition métaphysique reste fort mal définie, et ne fait qu’ouvrir la voie à de nouvelles contradictions : si l’intuition connaît l’absolu (comme le dit Schopenhauer) et si la volonté et l’individu sont identiques (comme l’affirme l’auteur), il faut conclure que dans le Vouloir-vivre réside une possibilité de conscience de soi qui est une intuition capable de connaître et de délivrer, c’est-à-dire de nier le Vouloir-vivre ; mais si le Vouloir-vivre comme absolu non phénoménal pouvait s’intuitionner pour se délivrer de lui-même, il faudrait qu’il vise sa propre des-truction. Or nous avons vu que, dans le système de Schopenhauer, c’est le contraire qui est vrai : le Vouloir-vivre vise sa perpétuation, il est éternel, et seul le philosophe schopenhauérien aspire, comme on l’a vu, à la destruction et à l’anéantissement de ce Vouloir-vivre.

4 La question de la contemplation et l’exercice de la philosophie

Toutes ces contradictions mettent en évidence la signification de la pensée de Schopenhauer. Sur la base d’un système confus et contradictoire du triple point de vue moral, psychologique et ontologique, Schopenhauer défend une visée irréalisable : la destruction de l’essence vitale du monde par la seule pensée d’un sujet pur, sujet qui n’est pourtant que « l’incarnation » de ce monde vital.

Ce qu’il est finalement impossible de comprendre, dans le système de Schopenhauer, c’est l’existence même de l’entreprise philosophique conçue comme une contemplation. L’auteur affirme à l’évidence la supériorité de la vie contemplative sur la vie du désir tel qu’il l’entend. Mais cette supériorité est en réalité une préférabilité, et il est clair que, pour Schopenhauer, le philosophe préfère la connaissance à la vitalité : mais cette préférence est un désir, et Schopenhauer combat pour la diffusion de ses idées. Or un tel désir n’a pas de place dans son système : le désir, quel qu’il soit, est le péché originel. Ce que Schopenhauer semble ignorer c’est que la vie philosophique est une vie de désir et une vie désirable qui se situe bien au-delà des dialectiques empiriques de la satiété et de l’insatisfaction, et qui sait parfaitement intégrer le désir de vivre en connaissant et le désir de connaître en vivant. Chez Schopenhauer la vie contemplative est dénuée de toute épaisseur existentielle : si elle est située hors du désir, on ne comprend pas qu’elle puisse être aimée, désirée et préférée à toute autre forme de vie, comme le font pourtant tous les mystiques et tous les ascètes malgré leurs déclarations sublimes et spiritualistes. Il semble bien que chez eux, comme chez Schopenhauer, l’intention fondamentale soit non seulement de combattre et de réprimer les désirs charnels mais encore de détruire l’existence même du monde matériel dans son ensemble. À ce qu’ils croient être l’illusion des sens, ils ajoutent l’illusion réelle de pouvoir subsister seuls, vertueux, purs et désincarnés, dans un univers fantomatique qui émergerait des ruines de « l’holocauste sacré ». En vérité, il conviendrait de parler, avec Hegel critiquant le moralisme, d’un « délire de la présomption ».

Ainsi, le détournement du monisme spinoziste et la résurgence du monisme catastrophique de l’Inde n’ont permis que de mettre en évidence le caractère inévitable de la question du bonheur face au problème de la souffrance. On ne dépasse pas cette souffrance par une métaphysique de la douleur mais par une réflexion qui garde constamment présente à l’esprit l’idée spinoziste selon laquelle la béatitude, c’est-à-dire la joie issue de la délivrance et du salut, n’est pas la récompense d’une vertu ascétique mais la vertu elle-même, en tant qu’elle est véritable, c’est-à-dire affirmation cohérente et réfléchie de la vie et de la joie. Et cette éthique eudémoniste n’est elle-même possible que si l’on se souvient aussi que « personne ne peut désirer être heureux, bien agir et bien vivre, qu’il ne désire en même temps être, agir et vivre, c’est-à-dire exister en acte » (Spinoza, Ethique, IV, 21). »

Robert Misrahi , « Qu’est-ce que l’éthique?

https://www.placedeslibraires.fr/livre/9782200016432-qu-est-ce-que-l-ethique-robert-Misrahi

Kant (1724-1804)

Le travail de l’entendement et le durcissement du dualisme

Ce qui opposait Rousseau et les « philosophes » était, on s’en souvient, une conception de l’individu. En première analyse, les philosophes insistaient sur le rôle de la raison et de la connaissance, fondant ainsi l’optimisme scientifique du « siècle des Lumières » ; Rousseau privilégiait le cœur, la conscience et le bonheur, fondant ainsi une véritable philosophie de l’existence. Il semblait n’y avoir là qu’une différence d’accent et de perspective puisque Rousseau souhaitait aussi fonder la société sur une nouvelle rationalité, tandis que les philosophes recherchaient aussi les conditions du plaisir et du bonheur. En réalité, une seconde analyse révèle une opposition radicale entre les deux perspectives : pour les « philosophes » la connaissance de l’homme et la construction de la morale sociale devaient se soumettre au déterminisme : l’homme est une machine et les lois sociales et morales doivent être du même ordre que les lois du comportement ou du fonctionnement des organismes. L’homme est un déterminisme et le progrès vers le bonheur s’obtient par la connaissance de ce déterminisme. Pour Rousseau, au contraire, l’homme est liberté. C’est celle-ci qui peut utiliser la raison, mais raison et liberté sont au service de la jouissance existentielle et, par conséquent, de l’individu comme intériorité. C’est sur cette libre intériorité que se fonde alors la morale : celle-ci est le sentiment immédiat d’autrui, le fait de souffrir de sa souffrance et de se réjouir de sa joie. Mais pitié, amour et bonheur seraient impossibles sans la liberté, ils sont la forme concrète de la liberté.

Ce sont ces deux mouvements de pensées qui définissent le XVIIIe siècle dans une sorte de tension et de conflit, et ce sont ces deux mêmes mouvements dont la philosophie de Kant va tenter de faire la synthèse. L’influence de Rousseau sur Kant, notamment à travers la Profession de foi du vicaire savoyard, fut considérable ; mais la conscience des progrès et du travail de la science fut, chez Kant, non moins considérable. Une opposition semblait donc devoir s’instaurer, opposition douloureuse entre la certitude du déterminisme scientifique et la certitude de la conscience de la liberté. La sortie hors de cette opposition fut constituée par ce que Kant lui-même appelle un réveil : c’est le scepticisme de Hume qui réveilla Kant de son « sommeil dogmatique ». Et c’est à la fois contre le dogmatisme et pour la science déterministe, contre le déterminisme et pour la liberté de la conscience que Kant allait construire toute sa doctrine, définie comme « criticisme », et constituée comme théorie du sujet transcendantal.

En quoi consiste cette doctrine kantienne du sujet ?

Kant consacre son effort principal à l’élaboration d’une théorie de la connaissance : elle est développée dans la Critique de la raison pure (1781, seconde édition, importante par sa Préface : 1787). Mais cette élaboration répond à une triple tâche : établir l’impossibilité d’une connaissance véritable de l’absolu par l’esprit humain; montrer que cette connaissance ne peut dépasser le monde sensible tout en étant valable dans ce monde; et enfin ménager la possibilité d’une place pour la liberté et pour une future morale. Nous allons voir que ces trois tâches, qui se réalisent par l’élaboration d’une théorie de la connaissance, se déploient par là même comme une théorie du sujet « transcendantal ».

Pour Kant, il importe avant toute chose de poser l’idéalité de l’espace et du temps. Contre tous les philosophes sensualistes, de Locke à Condillac et Hume, Kant pense que la connaissance des objets n’est pas le fruit des sensations, et que l’espace et le temps ne sont pas le résultat des impressions externes ou internes. Espace et temps ne sont pas le résultat des perceptions sensibles, mais leurs conditions de possibilité.

Cette critique, cette démarche qui, au-delà de l’évidence sensible, remonte en arrière vers les conditions (logiques ou intuitives) de cette évidence, constituent proprement le « criticisme ». À ce premier stade de l’analyse (appelée « esthétique transcendantale ») les conditions de possibilité de la perception sont constituées par « les formes a priori de la sensibilité ». Espace et temps ne sont que des « formes », des écrans ou des cadres grâce auxquels et à travers lesquels les diverses sources sont saisies et mises en forme. Espace et temps sont des intuitions, c’est-à-dire des opérations immédiates de la conscience, ces opérations étant à la fois passives et conditionnantes. C’est le sujet qui commence à être décrit. Mais il s’agit d’un sujet théorique: il ne s’agit pas d’une conscience de soi (par exemple, expérience de l’espace ou du temps). Le sujet, pour Kant, n’est pas une donnée d’expérience interne, mais le fruit d’un raisonnement épistémologique : pour comprendre que le « divers » soit unifié et toujours saisi dans un seul espace et un seul temps (ceux d’Euclide et de Newton), il faut supposer cette activité d’un sujet. On dira qu’il s’agit d’un « sujet transcendantal » parce qu’il est déduit, et parce qu’il est la condition de possibilité de la connaissance, et d’abord de la connaissance sensible.

Mais en même temps qu’on a là une sorte d’épistémologie (théorie de la science) on a une métaphysique (théorie de l’être en tant qu’être). En effet, la critique de l’espace et du temps est en même temps une critique de la métaphysique traditionnelle : le monde absolu (l’Être) n’est pas constitué par l’espace ni par le temps, la connaissance sensible « constitue » ceux-ci comme des idéalités et, en organisant les impressions spatio-temporelles, elle manque ou n’atteint en rien l’objet x qui est l’origine réelle de la diversité sensible. Kant rassemble ces premiers résultats en opposant radicalement le monde des noumenes (ou Absolu) et le monde des phénomènes (ou Apparences). Reprenant les termes du dualisme platonicien, il oppose le noumène (du grec noumenon, ce qui est pensé) au phénomène (de phanomenai, apparaître), comme Platon opposait le monde intelligible et absolu des Idées au monde sensible, simplement apparent et passager. Mais, tandis que, pour Platon, la philosophie pouvait accéder à la connaissance des Idées, c’est-à-dire de l’absolu, pour Kant, la métaphysique doit renoncer à la connaissance de la Chose-en-soi, ou absolu, ou Être suprême : on doit seulement y « croire », grâce à la moralité que nous retrouverons plus loin (Kant affirme clairement : « j’ai substitué la croyance à la connaissance »).

Chez Kant, le dualisme métaphysique est radical : l’homme ne peut connaître l’absolu.

C’est que la connaissance est œuvre de l’entendement (non de la raison, qu’on retrouvera). Or, l’entendement n’est rien d’autre que la mise en relation logique des données sensibles de l’espace et du temps. Mais, comme celles-ci sont simplement des formes a priori, internes au sujet humain, leur simple mise en relation ne permet pas de dépasser le plan des phénomènes, c’est-à-dire le monde sensible.

Mais comment s’opère cette mise en relation qui est une sorte de seconde mise en forme ? La connaissance (c’est-à-dire la science, mais aussi pour Kant la simple perception) utilise ici les « concepts purs de l’entendement » ou catégories. Ce sont les cadres logiques, c’est-à-dire plus précisément les conditions logiques de la possibilité même de tout jugement. Il existe selon Kant douze catégories de l’entendement. Quatre groupes de trois formes se répartissent selon le tableau des catégories :

• Catégories de quantité : unité, pluralité, totalite.

• Catégories de qualité : réalité, négation, limitation.

• Catégories de relation : inhérence, causalité, communauté.

• Catégories de modalité : possibilité, existence, nécessité.

Conditions de tout jugement théorique, c’est-à-dire relatif à la connaissance empirique des phénomènes, ces catégories sont donc les conditions de la science. Elles ne résultent pas de l’action du monde sur l’esprit mais de l’action de l’esprit sur le monde. Elles sont en effet les conditions mêmes de la pensée : elles sont d’une part principes nécessaires, c’est-à-dire universels et a priori, valables pour tout esprit humain avant même que la science n’existe, et conditions de cette science; et elles sont, d’autre part, les conditions même de « l’expérience ». Les catégories sont les formes selon lesquelles la science et les jugements vrais se constituent, mais elles sont aussi en même temps les conditions de possibilité qui, en organisant le divers de l’espace et du temps, constituent un monde de l’expérience qui est le monde empirique de la perception, c’est-à-dire le monde phénoménal.

Les formes a priori de l’intuition (espace et temps) et les concepts purs de l’entendement (catégories) sont présentés et « déduits » par Kant comme s’il s’agissait de cadres formels statiques, mais ils correspondent en réalité à une véritable activité constituante. Aussi bien l’espace et le temps, comme intuitions de la succession ou de la simultanéité, que les jugements de réalité (ou de possibilité) concernant un ou plusieurs objets selon leur mode d’être, leur nombre et leur mode d’action, sont des opérations actives qui construisent à la fois le monde phénoménal et la science des phénomenes. Et Kant l’affirme avec force : tout jugement est une synthèse. Certes, il insiste sur le caractère donné, c’est-à-dire « a priori » des jugements nécessaires (qui sont des synthèses inéluctables et non construites, comme le postulat d’Euclide). Mais ces jugements nécessaires mettent des éléments en relation, et c’est cette relation synthétique qui nous permet de parler d’activité.

Mais Kant emploie un autre vocabulaire qui va lui permettre de rassembler tous ces résultats, en fixant clairement sa doctrine du sujet. Pour lui, la conditions même de l’appréhension d’un jugement à travers la multiplicité et la diversité des éléments qui le compose est la « synthèse originaire de l’aperception ». Or, cette synthèse est opérée par le « sujet transcendantal ». Il s’agit de l’Ego transcendantal.

D’abord il s’agit d’un sujet, c’est-à-dire d’un acte d’identité opéré par un être identique : « tout jugement doit pouvoir être accompagné de la représentation le », c’est-à-dire d’une affirmation d’identité en première personne. Ensuite, il ne s’agit pas d’une intuition personnelle, intérieure ou existentielle, comme chez Descartes, Spinoza ou Rousseau : il s’agit d’une représentation, c’est-à-dire d’un concept déduit qui doit pouvoir accompagner tout jugement pour le rendre possible et cohérent. L’Ego est alors transcendantal : il désigne une opération originaire de synthèse logique, mais cette activité originaire est déduite indirectement par le philosophe à partir de sa réflexion sur la science et l’expérience. L’Ego transcendantal est la simple condition de possibilité de la perception et de la science, en tant que, comme activité de synthèse originaire, il est la mise en œuvre et comme l’animation des formes de la sensibilité et des catégories de l’entendement.

Mais cet Ego, ce sujet, n’est pas lui-même une connaissance. On ne connaît que par entendement, c’est-à-dire par intuition et concept. « Sans intuition (d’espace et de temps) les concepts sont vides » dit Kant, et « sans concepts les intuitions sont aveugles ». Mais l’Ego n’est ni un concept ni une intuition : on ne le saisit qu’indirectement. Comme « sens externe », l’Ego rend possible la perception du monde et de l’espace, mais il n’est pas lui-même un objet du monde. Comme « sens interne », il permet la perception intérieure du temps, mais celui-ci n’est qu’une forme qui permet seulement d’affirmer l’hypothèse « psychologique » et anthropologique de « l’âme ». Mais celle-ci n’est pas l’Ego : elle en est la perception interne à travers la forme du temps, c’est-à-dire un simple « phénomène »; ce phénomène est intérieur au lieu d’être extérieur, il n’en reste pas moins une simple apparence. « L’âme » n’est pas l’Ego, mais cet Ego, comme sujet transcendantal est le fruit d’un raisonnement épistémologique, il est une condition universelle de toute connaissance en tant qu’il est censé opérer la synthèse originaire fondant tout jugement, mais il n’est ni l’objet d’une expérience empirique, ni l’objet d’une intuition métaphysique. Il n’est que le principe formel qui rend possible la mise en œuvre de toutes les formes possibles de la connaissance empirique. L’Ego, chez Kant, n’est donc pas l’objet d’une experience existentielle; mais il n’est non plus l’objet possible d’une connaissance. Il est comme un point aveugle qui rendrait possible tous les regards.

Au terme de cette théorie de la connaissance, nous pouvons commencer à saisir la signification du kantisme. Selon les propres termes de Kant, on voit s’opérer ici une véritable « révolution copernicienne » : ce n’est plus le sujet qui, pour le connaître, tourne autour de l’objet et en dépend, c’est au contraire l’objet qui, dans la connaissance, tourne autour du sujet et dépend de ce sujet, désormais central et constituant. Ainsi, le « criticisme », comme recherche critique des conditions encore inaperçues de toute connaissance, est la mise en évidence du monde caché des principes conditionnant le monde apparent des phénomènes. Ce criticisme est certes une révolution gnoséologique, mais il est aussi un dualisme métaphysique : si le monde est certain dans son ordre, celui-ci reste empirique et phénoménal, tandis que le monde nouménal et absolu reste inconnaissable et situé à la fois au-delà du monde empirique et au-delà de l’Ego transcendantal. Ainsi, Kant peut-il se réclamer à la fois d’un « réalisme empirique » (le monde apparent, constitué par nous, existe comme il apparaît dans la science) et d’un « idéalisme transcendantal » (le monde absolu n’est pas connaissable autrement que par les « idées », c’est-à-dire le rassemblement hypothétique de toutes les conditions de l’être, et l’ensemble du monde empirique n’est qu’un « phénomène », ce qui apparaît après la constitution de l’expérience par l’Ego transcendantal).

Face à ce dualisme ontologique, quelle est la position réelle du sujet, c’est-à-dire de cet Ego qui, condition de toute connaissance, n’est pas accessible à la connaissance ? Qu’en est-il, en particulier, de sa liberté, face à la nécessité des catégories, et à l’insurmontable déterminisme de la science et du monde phénoménal ?

C’est par sa philosophie pratique, c’est-à-dire sa morale, que Kant va tenter de répondre à cette question de la liberté.

Tout se passe (dans la Critique de la raison pratique, 1788) comme si le dualisme ontologique, qui opposait le noumène et le phénomène dans la théorie de la connaissance, allait permettre, dans la théorie de l’action, de sauver la liberté tout en conservant le déterminisme. Le monde empirique est régi par les lois nécessaires du déterminisme, tandis que le monde nouménal est le lieu où se déploie la liberté.

Précisons.

Dans le monde empirique l’homme est soumis aux lois de la nature aussi bien en tant qu’il est un corps qu’en tant qu’il est une « âme », c’est-à-dire le système des inclinations et des désirs qui constituent son affectivité et qui poursuivent leurs plaisirs et leurs intérêts. Comme intériorité et comme extériorité, l’homme est un être naturel qui obéit à des lois nécessaires et qui est ainsi objet de l’anthropologie et de la psychologie. Les passions humaines (et par conséquent les actions) appartiennent donc au domaine de la causalité, et leur connaissance est du ressort de la science. L’homme est un être de la nature qui, phénomène lui aussi, est semblable à tout autre phénomène. Ainsi est sauvegardée l’inspiration scientiste et déterministe du XVIIIe siècle sensualiste.

Mais, chez Kant, le dualisme ontologique ajoutera à cette inspiration empiriste une dimension spiritualiste qui permettra de sauver également la liberté. Pour Kant, en effet, l’homme appartient à deux mondes : le monde empirique lui impose ses lois et sa causalité, mais le monde nouménal lui ouvre la possibilité d’une action libre. La liberté n’est pas une connaissance du monde nouménal (on se souvient que celui-ci n’est pas connaissable) mais l’expérience par laquelle on connaît qu’un tel monde existe.

C’est par sa liberté que l’homme découvre qu’il appartient au monde intelligible et nouménal, c’est-à-dire à ce monde dont il ne sait pas ce qu’il est mais dont il est certain qu’il est : la liberté est « ratio cognoscendi » de l’absolu, c’est-à-dire manière de le saisir et de le poser, valant comme seule « connaissance » possible.

Mais comment se donne ou se présente la liberté ? Quel est le domaine où elle se déploie, quelle est son œuvre et son efficacité ? En d’autres termes, quel est son rapport au sujet?

Il convient de toujours se souvenir que le kantisme est un formalisme, celui-ci ayant plusieurs acceptions et plusieurs fonctions : forme du jugement par les catégories et les intuitions sensibles, forme de l’action, par la morale et la liberté.

Celle-ci, en effet, n’est pas pour Kant une expérience du sujet transcendantal, puisque cet Ego n’est pas une intuition. La liberté n’est pas non plus une expérience du « sens interne » puisque celui-ci est soumis à la forme sensible du temps et par conséquent au déterminisme empirique. Les inclinations et les désirs sont soumis aux lois de l’intérêt et du plaisir et, par conséquent, à la causalité rigoureuse. La liberté, n’étant ni une expérience de l’Ego ni une expérience du sens interne, n’appartient donc ni au domaine de l’entendement, c’est-à-dire à la « faculté de connaître », ni au domaine de l’affectivité, c’est-à-dire à la « faculté de désirer ». Ni connaissance ni désir, où se situe dont la liberté kantienne ?

Elle réside dans la faculté de vouloir, c’est-à-dire dans la volonté.

L’homme est un être double : chose anthropologique et personne nouménale. Et cet être double est constitué de trois facultés : faculté de connaître, faculté de désirer et faculté de vou-loir. Seule cette dernière faculté relie l’homme à l’absolu nouménal : c’est par la volonté que l’homme est un être libre, spirituel et intelli-gible. Mais on doit préciser : la liberté de la volonté n’est pas la contingence (l’imprévisibili-té) d’un acte de l’Ego ou du sens interne, elle n’est pas la contingence ou l’énergie d’une expérience intérieure; elle n’est rien d’autre que la forme autonome d’une action. La volonté libre réside dans l’autonomie de l’action.

Mais comment faut-il entendre cette autonomie, dès lors qu’elle n’est ni une connaissance ou la conséquence d’une connaissance, ni un désir ou la connaissance d’un désir ?

C’est en définissant la conception qu’il se fait de la morale que Kant va préciser cette doctrine de la liberté comme autonomie. Par là même s’enrichira sa théorie du sujet

Dès l’abord de la question (dans les Fondements de la metaphysique des mœurs ou la Critique de la raison pratique), Kant affirme que la moralité ne saurait résider dans un contenu : le contenu d’une action est le désir qui la porte et l’intérêt qu’elle poursuit. Tout contenu se réfère aux inclinations et par conséquent à la poursuite du bonheur : pour Kant, la moralité ne doit pas poursuivre le bonheur, car celui-ci est à la fois particulier, intéressé et anthropologique. Il est d’ordre empirique et n’élève « l’agent moral » ni au-dessus des lois de la causalité, ni au-dessus de l’affectivité égoiste. L’agent moral doit seulement chercher à se « rendre digne du bonheur » et non pas à accéder directement au bonheur.

C’est ici qu’intervient la définition plus précise de la morale kantienne, c’est-à-dire la définition de cette autonomie de l’action qui constitue la liberté.

Pour Kant l’action est morale lorsqu’elle découle non pas d’un désir ou d’un intérêt, c’est-à-dire d’un contenu eudémoniste, mais d’une intention pure, c’est-à-dire de l’intention d’agir sans motifs affectifs. C’est la « pureté de l’intention » qui définira l’action méritante et par conséquent morale.

Mais quand donc l’action et l’intention sont-elles « pures » ? Lorsque l’agent n’a pas d’autre souci que d’agir par « respect pour la loi morale », c’est-à-dire par « devoir ». L’autonomie de l’action sera la forme d’une action dont le motif n’est pas un contenu affectif, une inclination ou un désir, mais la seule intention d’agir par devoir.

Mais comment agir par devoir et reconnaître son devoir puisque celui-ci n’est définissable par aucun contenu, et puisque le souci du respect de la loi morale découle exclusivement d’une évidence intérieure, non de l’entendement mais de la raison, évidence elle aussi formelle ? L’impératif catégorique (« Tu dois ») est cette évidence qu’on trouve « au fond du coeur » (comme la voûte étoilée au-dessus de nos têtes est l’évidence de la vérité et de la connaissance par entendement). Certes, le « Tu dois » est vide et forme : il demande qu’on agisse seulement par devoir mais il ne définit pas le devoir. Celui-ci est seulement la forme obligatoire d’une action qui découle non d’une causalité psychologique, mais d’une autonomie rationnelle. Comment dès lors reconnaître le devoir et l’instaurer comme action autonome ?

Kant répond par la doctrine des trois maximes. Il s’agit d’agir toujours comme si la maxime de notre action devait être une règle universelle. Il s’agit ensuite de toujours considérer autrui dans son humanité comme une fin et jamais comme un moyen. Il s’agit enfin d’agir toujours selon sa propre volonté autonome. Par l’application de ces trois maximes qui se réfèrent à la volonté, à l’universalité de l’action et au respect d’autrui comme fin, l’agent moral décide en effet par lui-même de la forme de son action.

Libéré des motivations empiriques, l’agent moral se réfère à une instance originale : la « raison ». Il y a là un élément fondamental de la théorie du sujet chez Kant.

C’est la raison en effet (et non plus l’entendement) qui se donne ainsi sa propre loi : en reconnaissant l’impératif catégorique, en posant ainsi comme règle de son action le seul respect de la loi morale (le « Tu dois ») présente dans l’évidence du cœur, l’agent moral met en œuvre et sa raison et son autonomie. Il se libère des « impératifs hypothétiques » qui l’enchaînent à la dépendance des fins par rapport à leurs moyens (qui deviennent impératifs) et décide lui-même de ne se soumettre qu’à sa propre loi, qui est, d’ailleurs, loi universelle du désintéressement absolu.

Cette morale de l’autonomie rationnelle, obtenue par le souci exclusif de l’accomplissement du devoir et non par la poursuite de fins particulières, nous permet de mieux saisir maintenant la figure du moi et la conception du sujet, telles qu’on les trouve chez Kant.

L’individu est d’abord un être anthropologique constitué d’un corps et d’un sens interne soumis aux lois de la causalité. Ce sens interne est un « moi », c’est-à-dire le système affectif des inclinations et des désirs qui poursuivent égoïstement leur intérêt et leur bonheur. C’est la « faculté de désirer » qui anime tout ce système à la fois naturel, immoral et déterminé.

La moralité exige, selon Kant, que la première place soit au contraire conférée soit à la « faculté de connaître » (l’entendement qui fonde la science et la perception), soit à la « faculté de vouloir ».

Le sujet n’est pas seulement l’Ego transcendantal (qui soutient les formes de l’intuition et les catégories ou concepts purs de l’entendement), c’est-à-dire le sujet de la connaissance par entendement et sensation. Il est aussi l’agent moral qui déploie une faculte de vouloir éclairée non plus par l’entendement, mais par la Raison.

Kant n’oppose plus le corps et l’âme, mais d’un côté le corps, le sens interne et la faculté de désirer, qui constituent le moi, et de l’autre l’entendement et la raison, c’est-à-dire la faculté de connaître et la volonté comme raison, qui constituent le sujet. Celui-ci est donc, limitativement, activité de connaissance, comme sujet transcendantal, et action pratique, comme agent moral.

Mais il n’existe aucune expérience intuitive ni du sujet transcendantal, puisqu’il est pure possibilité de représentation, ni de sujet moral, puisqu’il est pure forme de l’obéissance à la Loi morale sans motivation concrète.

On peut dire cependant que l’Ego transcendantal déploie l’activité d’entendement (connaître l’expérience par concepts), tandis que le sujet moral déploie l’activité pratique du devoir, c’est-à-dire l’activité de la Raison.

Celle-ci est ambigué. Elle est pure forme, mais également « intérêt » spirituel pour les grandes questions, fussent-elles des apories insolubles (comme le commencement du temps ou la création du monde). Selon Kant, il existe un « désir de la raison », c’est-à-dire un désir d’absolu et d’inconditionnel qui, sans pouvoir aboutir à une connaissance du monde métaphysique, nous situe cependant de plain-pied avec l’absolu et avec notre destination finale.

C’est ainsi que, en remplaçant la connaissance par la croyance, le sujet rationnel affirmera, mu par son désir rationnel : d’abord l’existence de Dieu, ensuite l’immortalité de l’âme, et enfin la liberté de la volonté. Ce sont des postulats car il ne s’agit pas de vérités démontrables. Mais ils ont une fonction d’une importance considérable : ils répondent, à leur manière, au désir d’immortalité qui habite chaque esprit, ainsi qu’à son désir de bonheur : l’existence de Dieu est affirmée car lui seul pourrait faire la synthèse (quasiment impossible ici-bas) entre le bonheur et la vertu, c’est-à-dire le plaisir et le devoir, si radicalement antithétiques dans l’existence empirique. La vertu ayant rendu le sujet digne du bonheur, Dieu pourra éventuellement réaliser la synthèse suprême dont l’agent moral ne saurait que se rapprocher asymptotiquement au cours de sa vie. Enfin, puisque la liberté est la condition de possibilité de la responsabilité et donc de l’imputabilité de nos fautes et de nos actions, nous devons la poser comme troisième postulat, bien qu’elle ne fasse l’objet ni d’une expérience, ni d’une connaissance dans ce monde du déterminisme qu’est notre monde phénoménal.

Et certes ce dernier postulat est comme une croyance paradoxale. Il est la condition de validité de toute la morale du devoir et de l’autonomie formelle, bien qu’il s’oppose en apparence à la doctrine du « mal radical ». Il existe un mal originel qui est le péché, et qui révèle que la liberté humaine ne saurait être qu’une « liberté pour le mal ». Mais l’affirmation de la moralité et de l’obligation nous contraint de poser à la fois la doctrine du péché originel comme libre choix, et de la liberté rationnelle comme responsabilité entière dans un monde et en des sujets totalement déterminés.

Les difficultés doctrinales du dualisme kantien

La contradiction manifeste, où se jette ainsi la doctrine kantienne de la liberté, nous incite à nous interroger: il n’est pas certain que Kant ait réussi la synthèse qu’il se proposait d’opérer entre déterminisme et liberté. En fait, cette synthèse est rendue impossible par la doctrine même de Kant, et plus précisément par la conception dualiste de l’individu humain.

C’est en effet la relation interne de la conscience avec elle-même qui est rendue obscure, sinon même impossible, par la théorie de l’Ego transcendantal.

On ne comprend pas comment ce Je peut être en relation avec le « sens interne » puisque celui-là n’est jamais une intuition (une expérience intérieure évidente) tandis que celui-ci est toujours une intuition des inclinations à travers la forme du temps. Cette impossibilité empirique de la conscience du Je par lui-même, impossibilité pourtant accompagnée du sens interne, c’est-à-dire de la conscience des inclinations, résulte d’un dualisme radical. Celui-ci oppose un sujet de la connaissance qui n’est que le fruit d’une déduction, à une personne psychologique qui n’est qu’une conscience affective, celle des désirs et des inclinations. Ainsi, le sujet s’oppose-t-il au moi. Le fossé est infranchissable puisque le moi n’est jamais un acte de connaissance, mais un déterminisme égoïste, tandis que le sujet n’est jamais un acte de désir, mais un principe abstrait de la connaissance, la position d’une identité formelle au cœur de tout jugement. En fait, ce sujet est vide, tandis que le moi est aveugle.

On ne peut même pas dire que le sujet transcendantal est porteur de la liberté tandis que le moi est déploiement du déterminisme : en effet, l’Ego, principe de synthèse rendant possible les jugements, n’est pas une conscience de liberté mais la condition abstraite des catégories, c’est-à-dire de la nécessité de la connaissance. En revanche, le moi égoiste est effectivement déterminé : c’est l’anthropologie qui l’affirme, et cela à bon droit (selon Kant) puisque la loi de la causalité est la condition de toute connaissance et de toute science et, par conséquent, la condition de la « psychologie ». Celle-ci, pour Kant, ne saurait être qu’empiriste et donc déterministe.

On pourrait penser que « l’âme », quant à elle, est libre. Il n’en est rien. « L’âme » est un postulat, celui-là même qui est posé par la raison dans son « intérêt » pour l’absolu, et son « désir » d’immortalité. Cette immortalité est un postulat explicitement posé comme tel par Kant : aucune connaissance n’en est possible puisqu’elle est fruit d’une croyance, et aucune expérience de la liberté ne découle de ce postulat. On l’a vu, la liberté n’est objet ni d’une expérience ni d’une connaissance, mais seulement le fruit d’une déduction indirecte : la liberté est la « ratio essendi », la condition de possibilité du devoir, tandis que celui-ci, comme impératif catégorique est la ratio cognoscendi » de la liberté.

On le voit, le dualisme sujet-moi, qui était destiné à rendre possible la synthèse liberté-déterminisme, aboutit en fait à un résultat contraire : la liberté n’est jamais, ni dans le Je ni dans le moi, un objet d’expérience. Cette expérience, qu’elle soit externe (science et perception) ou interne (les désirs), est toujours le lieu du déterminisme, tandis que le sujet, étant seulement condition de cette expérience, n’est jamais expérience de la liberté et du vouloir libre, mais connaissance des objets ou des affects.

Ainsi le dualisme psychologique n’oppose pas, ici, l’âme et le corps, mais d’un côté le sujet connaissant, et de l’autre le corps (extérieur) et l’affectivité (intérieure). En fait, ce dualisme oppose un Ego totalement abstrait, et un moi, psycho-physiologique, certes concret, mais totalement déterminé.

Comme dans la tradition platonicienne, cependant, le dualisme psychologique reproduit et reconduit un dualisme ontologique. Chez Kant, celui-ci oppose le sujet transcendantal et toute l’expérience (externe et interne) à un monde transcendant, c’est-à-dire à un objet x.

Mais cet objet n’est pas connaissable, puisque toute connaissance dépend du sujet, lequel déploie des formes a priori et des catégories nécessaires qui réorganisent la diversité du monde et la chose-en-soi mais ne les expriment pas dans leur être et leur essence.

Ici aussi se produit une insurmontable contradiction au sein du système kantien : comment le sujet peut-il affirmer l’existence d’un absolu, d’une chose-en-soi, s’il est contraint de ne connaître le réel qu’à travers ses propres catégories ? En fait, la coupure qui opposait le sujet et le moi, reproduit la coupure qui oppose ici l’absolu au monde empirique, c’est-à-dire le noumène au phénomène.

Tout se passe donc comme si le sujet s’opposait au moi, comme le noumène inconnaissable s’oppose au phénomène. Le sujet est comme le noumène du moi : le noumène, mais aussi le sujet transcendantal sont inconnaissables mais indispensables à la connaissance, tandis que le phénomène comme le moi sont connaissables comme apparences et comme systèmes déterminés.

De ces deux dualismes (l’ontologique et le psychologique) la liberté est absente.

Or Kant souhaite à la fois sauver l’existence de l’absolu et celle de la liberté. Croyant avoir établi l’absolu comme noumène, inconnaissable mais certain, il va s’efforcer d’établir une liberté, elle aussi inconnaissable mais certaine. Ce sera la tâche de la philosophie pratique, ou morale : mais les contradictions et les obscurités qui vont s’accumuler rendront cette tâche impossible.

La première contradiction de la morale kantienne réside dans ce que Hegel (dans la Phénoménologie de l’esprit, 1807) appellera « l’équivoque » de la morale. Kant préconise en effet une morale qu’il définit de telle sorte qu’elle est en fait impossible et impraticable selon le contenu même de la doctrine : il n’est pas certain, dit Kant, qu’une seule action faite par le seul sentiment du devoir ait jamais pu être accomplie. L’intention en devrait être pure, c’est-à-dire dépouillée de tout intérêt; or toute action est le résultat de désirs intéressés au bonheur. Ainsi, l’agent n’est vertueux que s’il accomplit une action dont on dit par ailleurs qu’elle est impossible.

Cette contradiction concerne le fondement même de la morale kantienne. Mais elle atteint aussi sa signification. Puisque seule importe la forme de l’action (l’obéissance au devoir) quel que soit son contenu, et puisqu’il est avéré qu’un contenu désintéressé est inaccessible, il apparaît que la préoccupation essentielle de l’agent moral (et surtout de Kant lui-même) est l’estime de soi et non pas le résultat de l’action.

Mais cette estime consiste à se considérer comme « digne du bonheur » : nous sommes dès lors en présence d’un amour de soi qui n’ose pas dire son nom. La vertu recherche le bonheur en feignant d’y renoncer, puisqu’elle poursuit à la fois le « mérite » en renonçant à ses désirs, et le bonheur futur en poursuivant dès maintenant le mérite. La moralité apparaît donc à la fois comme un narcissisme et comme un calcul intéressé. L’agent moral, chez Kant, est plus soucieux de sa propre « pureté », c’est-à-dire de son propre salut, que du résultat concret de ses actions. La contradiction réside cette fois non plus dans l’équivoque du devoir à la fois « obligatoire » et impossible, mais dans l’ambiguïté d’une recherche morale où autrui devrait être une « fin » et qui se renverse en amour de soi, celui-ci étant toujours coupable dans une telle morale idéaliste du désintéressement. Pour cette morale la vertu réside essentiellement dans l’obéissance à la « loi morale », c’est-à-dire dans l’obéissance : mais une telle vertu est contradictoire parce qu’elle prône le désintéressement alors qu’elle se soucie de son mérite, et aussi parce qu’elle prône un altruisme dont elle dit qu’il n’est pas possible et dont elle affirme que les contenus (le bonheur des autres) lui paraissent moins importants que sa propre pureté.

Hegel, mais aussi Schopenhauer ou Péguy, ont bien fait la critique de cette « belle âme » : soucieuse de pureté, la belle âme, c’est-à-dire l’agent moral qui se veut pur et admirable, refuse toutes les réserves ou toutes les interprétations concrètes de la Loi qui en affecterait la pureté. Ces interprétations neuves et singulières (telles la décision de mentir à la police pour cacher un fugitif) sont tenues par Kant pour d’intolérables compromissions, mais comme l’action est impossible sans qu’y prennent part le désir et les intérêts des uns ou des autres, la belle âme devrait refuser d’agir si elle était cohérente. L’agent moral a les mains pures, mais il n’a pas de mains, disait Péguy.

La signification de la morale kantienne est donc bien paradoxale : cette morale qui voudrait mettre en œuvre une « raison pratique » aboutit à l’impossibilité de l’action : d’une part toute action est intéressée (au désespoir de l’agent moral qui déplore l’irréalité du devoir), et d’autre part il convient de s’abstenir d’agir chaque fois que la pureté des intentions n’est pas certaine. Comme en fait cette pureté est impossible (comme le confirme aux yeux de Kant, la doctrine du « mal radical »), il apparaît que, étrangement, la moralité kantienne, c’est-à-dire sa théorie de l’action, fait plutôt penser à une doctrine du non-agir.

La moralité kantienne n’est pas seulement impossible, ambiguë et contradictoire, elle est en outre difficilement utilisable.

C’est la doctrine elle-même qui impose de reconnaître cette vérité. On sait en effet que l’impératif commande une forme, non un contenu. C’est dire que le moraliste n’indiquera jamais en quelle action réside le devoir : il préconise seulement qu’on agisse par devoir, c’est-à-dire toujours en fonction d’une obéissance obligatoire et dans la perspective d’une universalisation possible. Le moraliste ne propose pas même son propre choix concret puisqu’il affirme que tous, toujours, doivent simplement respecter la loi morale, quels que soient les contenus éventuels des actions. Le résultat de ce formalisme et de ce rigorisme est que l’action vertueuse est difficilement réalisable (comme on vient de le voir) et que, en outre, si l’agent moral se convainquait pourtant de la nécessité d’agir, il ne pourrait trouver aucun secours ni aucune inspiration concrète dans la doctrine kantienne puisque celle-ci se refuse explicitement à traiter des contenus, c’est-à-dire des désirs et des inclinations qui motivent les actes concrets.

Il apparaît donc maintenant que la moralité est non seulement impossible et ambiguë parce qu’elle est contradictoire dans les termes, mais elle est également abstraite et inutilisable parce qu’elle se veut elle-même formelle (comme pure obéissance morale) et rigoriste (comme exigence inconditionnelle d’universalité).

Concrètement cela signifie que dans l’action, le moi individuel est laissé à son désarroi et à son incertitude quant au contenu précis du devoir. Kant est obscurément conscient de l’insuffisance de cette abstraction (« tu dois », c’est tout), puisqu’il propose des « maximes » qui permettront, croit-il, de définir concrètement les actions qui découleront de la décision d’obéir au devoir. Mais, en fait, l’abstraction reste entière en vertu de la maxime de l’universalisation : si une action doit, avant d’être décidée, être envisagée comme l’action possible de tout individu, alors l’incertitude gagnera toute l’action et toute la moralité : une action universalisable ne se rencontrera jamais, ou toutes les actions seront contradictoires lorsqu’elles seront généralisées.

Faut-il combattre un agresseur au risque de le tuer ? Certainement pas : mais alors les agresseurs et les meurtriers deviendront le genre humain qui se détruira lui-même. Si le mal et la violence n’existaient pas, on pourrait valider la règle de l’universalisation : mais l’hypothèse suppose le problème moral résolu.

Or ce problème moral se pose toujours en des circonstances concrètes et en des situations singulières : les solutions, les diverses possibilités d’action, les différentes issues envisageables ne sauraient dont être définies par des maximes universelles. Dans la réalité concrète une armée conquérante et une armée defensive ne sont pas dans la même situation et n’ont pas la même signification ni les mêmes visées. C’est donc par une simple abstraction idéaliste qu’on se référerait à la maxime du respect universel de la vie : on aboutirait en fait à l’inaction et, par conséquent, à la complicité équivoque avec les agresseurs, et cela au nom de la pureté de ceux qu’on agresse. La raison kantienne ici ne définit pas la structure réelle d’un sujet existant, elle désigne plutôt un a priori spiritualiste transcendant par rapport à la réalité effective.

Un autre fait révele cette morale du devoir comme une pure abstraction : c’est la référence à l’accomplissement du devoir par des protagonistes dont les actions sont les plus contraires. Les combattants des deux armées en guerre, dans notre exemple, en appellent tous au « devoir ». Tous travaillent à la mort des autres, mais avec la bonne conscience du devoir accompli. L’universel, ici, est toujours partiel : tous les citoyens doivent accomplir leur devoir, qui est de défendre la patrie, mais les citoyens bleus et les citoyens rouges ont une conception du devoir exactement inverse. La verité est que la référence au devoir est en fait toujours abstraite et qu’elle fonctionne toujours en réalité comme un leurre ou une trop facile justification.

L’origine de toutes ces abstractions et de toutes ces contradictions réside, au-delà du dualisme et comme son inspiration, en une conception peccative du désir et, par conséquent, du moi. Les puissances du moi, c’est-à-dire les inclinations, les désirs et les intérêts sont, aux yeux de Kant, coupables par elles-mêmes, puisqu’elles visent toutes la défense d’un intérêt et l’expérience d’un plaisir. Tout se passe donc, chez Kant, comme si le moi était cette partie affective de la personne par laquelle elle recherche le bonheur, mais par laquelle, ipso facto, elle se place en dehors de la moralité. La poursuite du bonheur par le moi rend donc indigne du bonheur un agent moral défini par sa seule raison.

Mais celle-ci, pure aspiration à l’absolu, manque autant son autonomie que le moi manque sa liberté et son bonheur : car en cherchant à se rendre digne du bonheur, en se privant de sa poursuite concrète, la raison semble postuler à la fois que le bonheur est une valeur (puisqu’il faut s’en rendre digne) et n’est pas une valeur (puisqu’il ne doit pas inspirer l’ac-tion). Outre cette contradiction, la raison pro-duit, ici, non sa liberté autonome mais sa dépendance, puisqu’elle s’interdit de poursuivre un bien qu’elle désire cependant pour une autre vie après la mort physique du corps. Elle s’interdit de poursuivre ce qui est en réalité pour elle le bien suprême, puisque la tâche de ce Dieu postulé par cette même raison est précisément de réaliser la synthèse (impossible à l’homme seul) entre le plaisir et le devoir, c’est-à-dire entre le bonheur et la vertu.

Si le moi, toujours intéressé, est coupable par essence, sa vertu ne saurait provenir que d’une seconde instance, c’est-à-dire d’un autre aspect de la personne humaine, qui est la raison. Elle est le substitut kantien de l’ancien concept d’âme. Mais nous venons de voir qu’elle suscite une morale contradictoire et ambiguë reposant sur des faits arbitrairement affirmés (l’impératif catégorique est pour Kant un « fait de raison »), ou sur des postulats explicitement posés comme tels (existence de Dieu, immortalité de l’âme, liberté de la volonté). Mais c’est une bien étrange faculté que cette « raison » qui ne peut rien connaître et qui procède par affirmations et postulats : en fait, elle n’est pas une faculté de connaître, mais la « croyance » qui inspire toute l’action obéissant à une loi vide dont toute la vertu est de contraindre.

La vérité est que, loin de rendre possible l’autonomie du sujet, cette raison soumet au contraire le sujet à la croyance dans un Absolu inconnaissable, fondement de l’Être et source éventuelle d’un salut dans l’autre monde pour ceux qui, dans ce monde-ci, auraient su croire et obéir. La morale kantienne n’est si pleine de contradictions que parce qu’elle est un dualisme qui oppose une volonté, n’accédant à la pureté que par sa forme vide, à un moi empirique, intéressé par son essence même et donc toujours coupable. Mais ce dualisme n’est lui-même que l’expression d’une doctrine religieuse et métaphysique qui ne s’avoue pas comme telle. Et cette doctrine n’est peut-être elle-même, comme le dit Constantin Brunner dans Spinoza contre Kant, que l’élaboration intellectualiste des croyances populaires attachées aux idéals les plus dogmatiques et aux consolations les plus trompeuses.

Si bien que, à la fin, les abstractions de la morale kantienne révelent à la fois la méconnaissance de la liberté d’un sujet qui est simultanément pouvoir de connaître et pouvoir d’agir, et la valeur d’une personne qui est simultanément validité du désir et affirmation d’autrui. Il faudra attendre le XXe siècle pour avoir quelque chance d’apercevoir une authentique synthèse, non pas seulement entre le bonheur et la vertu, ou entre la liberté et de déterminisme, mais aussi et surtout entre le sujet et le moi, c’est-à-dire le sujet et son désir.

Conclusion

Quoi qu’il en soit, nous devons insister sur la valeur considérable de l’apport kantien. C’est grâce à la philosophie de Kant que se met en place une conscience explicite du pouvoir constituant du sujet. Si le problème de la relation entre le suiet et le moi ne trouve pas encore sa solution chez Kant, il n’en reste pas moins vrai que c’est à Kant que l’on doit l’affirmation inaugurale d’un sujet, c’est-à-dire d’une conscience qui est à la fois constituante – donc fondatrice -, autonome – donc libre.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Le bonheur immoral et la vertu sans désir (Kant, 1724-1804)

Toute la morale populaire que Spinoza avait critiquée vigoureusement pour lui substituer une philosophie de la liberté véritable, c’est-à-dire une éthique de l’autonomie et de la joie, Kant s’efforce de la restaurer dans une lumière spiritualiste.

L’inspiration kantienne est plus précisément protestante et piétiste : le christianisme réformé est en effet l’origine latente du rigorisme et du formalisme kantien. C’est cette perspective qui permet de comprendre que toute la morale kantienne (qui avoue explicitement avoir substitué la croyance à la connaissance en ce qui concerne la métaphysique) se constitue comme une dénégation de la validité de la recherche du bonheur.

Dans le système kantien de la morale, tout se passe comme si la façade était la théorie du devoir, et comme si le jardin était la tentation (et la condamnation) du bonheur.

*

On sait, tout d’abord, que la raison chez Kant n’est pas une faculté capable de connaître le monde empirique : c’est là le rôle de l’entendement. La raison, quant à elle, pose seulement des exigences idéales, métaphysiques, et n’a pas à constituer une connaissance du monde absolu; la transcendance de la chose en soi est inconnaissable.

C’est cependant cette raison qui, selon Kant, est seule efficace dans l’ordre pratique, c’est-à-dire dans l’ordre de l’action. Seule elle est en mesure de répondre à la question « que dois-je faire ? » (ainsi qu’à la question « que puis-je espérer » après la mort ?). L’entendement n’a affaire qu’à la première question : que puis-je connaître?

La raison pratique est donc la source et le fondement de l’action morale. Mais elle n’est pas fondement en ce sens qu’elle permettrait d’organiser hypothétiquement des fins et des moyens (si je veux la fin B, je dois réaliser ou utiliser le moyen A). Non : la raison est fondement en ce sens qu’elle fournit la loi morale absolue, c’est-à-dire impérative à la façon d’une loi physique sans être une loi physique.

Seule une telle loi morale peut, selon Kant, fonder la moralité. Mais, parce qu’il s’agit de fonder le bien en général (non le bon et l’agréable, mais le moralement bien), cette loi doit être a priori, c’est-à-dire antérieure à toute expérience empirique du monde, et antérieure à tout désir et à tout penchant affectif.

Ainsi, il reproche aux Anciens d’avoir cherché à définir d’abord le souverain bien et à découvrir ensuite les moyens de le réaliser (Cri-tique de la raison pratique?, I, I, II, « Du concept d’un objet de la raison pure pratique »). C’est que, pour Kant, la loi morale ne doit pas découler des désirs, sa tâche est de « soumettre la diversité des désirs à l’unité de la conscience d’une raison pratique qui ordonne dans la loi morale, ou d’une volonté pure a priori » (p. 67).

De là découle simultanément le formalisme et la théorie du devoir.

Pour Kant, en effet, la loi morale (qui est une « loi de la liberté », et donc de la volonté), ne peut être pure que si elle est motivée par elle-même et non par un élément extérieur à la raison, comme le serait, selon Kant, un désir. La volonté morale, pour être pure, doit être sans motif empirique, elle ne doit découler ni d’un penchant ni d’un désir, elle doit résulter du seul « respect pour la loi morale », c’est-à-dire d’elle-même. Pour être pure, la volonté doit être dénuée de tout désir concret, elle doit donc être autonome. Mais, réduite à elle seule, la loi morale (ou loi autonome de la liberté) est une pure forme : ainsi sera-t-elle a priori, universelle et désintéressée.

Il ne s’agit donc pas seulement « d’unifier » les désirs, comme pouvait le laisser croire certaines affirmations de Kant. Il s’agit bien plutôt d’agir sans eux, et même contre eux. On n’a pas prêté suffisamment d’attention à cette volonté kantienne d’humilier le désir, même si (avec Schopenhauer) on remarquait que Kant ignorait la dimension concrète de l’existence humaine, ou si (avec Lacan) on établissait un rapprochement entre Sade qui poursuivait le plaisir par la douleur et Kant qui poursuivait la vertu par la souffrance.

Constatons de plus près que la critique kantienne est fort violente : la loi morale est « en opposition » avec « le subjectif, à savoir, nos inclinations ». Et toujours elle lutte contre cette « présomption » que seraient les désirs. Lorsqu’elle se borne à « affaiblir la présomption », elle est « un objet de respect »; mais elle est l’objet d’un bien plus grand respect « lorsqu’elle la terrasse complètement, c’est-à-dire l’humilie » (ibid., I, I, III, « Des mobiles de la raison pure pratique », p. 77 ; c’est Kant qui souligne).

Or cette loi formelle et a priori qui s’oppose vigoureusement à la vie des penchants et des désirs pour humilier leur présomption, cette loi est « l’impératif catégorique » : le devoir, en tant qu’il est la raison pour laquelle il y a lieu d’agir, c’est-à-dire la seule motivation de l’action. Sans contenu concret, le devoir est alors autonome, pur et désintéressé; soumis à sa propre loi formelle (n’agir que par devoir : ni amour, ni charité, ni enthousiasme, ni sympathie ne doivent intervenir) il fonde une action morale qui se définit tout entière comme obéissance à la loi (obéissance à la discipline, disait Ruyssen dans son livre sur Kant publié après la Première Guerre mondiale).

Parce que le devoir est vide et formel, quelques maximes permettront de le reconnaître: autonomie de la volonté, universalisation toujours possible, autrui considéré aussi comme une fin et jamais seulement comme un moyen.

Mais ces maximes sont au service de l’accomplissement du devoir : lui seul importe. Seule compte la loi.

N’y Aussi n’est-on pas peu étonné lorsqu’on constate que Kant se dit dans l’incapacité de fonder cette loi : « En effet, savoir comment une loi peut être, par elle-même et immédiatement, principe déterminant de la volonté (ce qui cependant est le caractère déterminant de toute moralité), c’est un problème insoluble pour la raison humaine et identique avec celui qui consiste à savoir comment est possible une volonté libre. Donc nous n’aurons pas à montrer a priori pourquoi la loi morale fournit en elle-même un mobile, mais ce que, en tant que mobile, elle produit (ou pour mieux dire, doit produire) dans l’esprit » (p. 76).

Une hypothèse se présente alors à nous : et si l’origine et la source de cette loi morale, dite a priori, étaient en réalité le discrédit jeté par Kant sur le bonheur, c’est-à-dire la condamnation rigoriste de la poursuite du bonheur ? Les textes eux-mêmes justifient une telle hypothèse.

Dans le chapitre « Des mobiles de la raison pratique », Kant s’efforce de montrer que l’action morale ne résulte pas d’un sentiment (ni d’un désir, ni d’un penchant) mais constitue cependant par elle-même un « sentiment de respects » pour la loi, ou « sentiment moral ».

À ce mystérieux sentiment moral (qui ne précède pas l’obéissance au devoir), Kant oppose tous les sentiments, désirs, inclinations et penchants : tous ces sentiments, toute cette part affective du moi, sont pour Kant pathologiques.

Puis il écrit : « L’ensemble des penchants (qui peut-être aussi peuvent être ramenés à un système supportable et dont la satisfaction s’appelle alors le bonheur personnel, forme l’égoisme (solipsismus) » (p. 76).

Ainsi, ce que la loi morale « humilie » lorsqu’elle « terrasse la présomption » est l’ensemble de ces inclinations qui recherchent le bonheur. Cette recherche n’est qu’égoïsme (croit Kant) et elle est constituée par l’amour de soi (philautia) et la satisfaction de soi-même, c’est-à-dire « l’amour propre » et la « présomption ».

Pour Kant, tous les sentiments sont pathologiques et tous ils poursuivent, par amour de soi et présomption, le bonheur. La moralité consiste précisément dans l’humiliation de ce moi qui serait pathologique, parce qu’il est affectif, et égoïste, parce qu’il s’estime lui-même. Ce dont Spinoza faisait l’éloge (la philautia, comme accord avec soi-même, et l’acquiescentia in se ipso, comme satisfaction de soi) est au contraire ce que condamne Kant. Et tandis que, pour Spinoza, la vertu véritable consistait à poursuivre la félicité en affirmant, avec autrui et à travers l’amitié, la plus grande affirmation de sa puissance d’exister et la plus légitime estime de soi, pour Kant, au contraire, le sommet de la vertu consiste à humilier le désir et les sentiments, c’est-à-dire à combattre et à condamner la recherche du bonheur.

On pouvait le pressentir : en préconisant une action faite purement par devoir, Kant condamnait tous les contenus concrets, affectifs et existentiels de l’action, tous ces contenus qui, par leur mouvement et leur satisfaction, constituent un bonheur. La moralité, comme forme vide, était donc nécessairement une négation du bonheur, et cette négation était en même temps celle du moi vivant puisque Kant reconnaît au passage que le moi se définit tout entier par la vie affective et que, à ce titre (comme égoïsme), il poursuit le bonheur.

Il est remarquable que, en ce qui concerne les Anciens ou Spinoza, Kant ne pose jamais la question de savoir si ces philosophes n’ont pas distingué un bonheur superficiel et fragile et un bonheur dense et permanent, substantiel, c’est-à-dire un bonheur illusoire et un bonheur véritable, celui-ci étant réalisable du vivant même des individus humains, et cela grâce à la philosophie.

Ne posant pas cette question, Kant se borne à opposer un bonheur humain, simplement matériel et immoral, et un bonheur synthétique, à la fois « matériel » et spirituel, mais irréalisable au sein de la condition humaine.

En effet, si l’individu poursuit la moralité, il doit se reconnaître comme sujet (soumis) et non souverain de la loi morale : « méconnaître notre position inférieure comme créature, rejeter présomptueusement l’autorité de la loi sainte, c’est déjà faire défection à la loi en esprit » (p. 87). Cette soumission à la loi entraîne la nécessité d’une intention pure (comme on l’a vu) mais cette nécessité est en même temps une impossibilité : il est à peine possible que l’individu agisse par pur devoir. S’il atteint son bonheur empirique et affectif, il n’atteint pas cependant le mérite moral ni la vertu parfaite. L’individu ne peut que « tendre » à obéir pleinement à la loi, et faire de l’accomplissement de son devoir « le but constant, bien qu’inaccessible, de ses efforts » (p. 88).

La vertu serait sainteté et perfection. Kant ne justifie pas le terme de « sainteté » et il l’emploie cependant dans l’Analytique, et non pas dans la Dialectique de la raison pratique. La motivation de cet emploi est l’intention d’opposer un bonheur humain, simplement matériel et égoiste, à une vertu faite de pureté et de sainteté. La morale (la philosophie de Kant) préconise la poursuite incessante de ce modèle de sainteté, et la condamnation, l’évitement de la recherche du bonheur. Que la vertu parfaite soit pratiquement impossible (qui agit sans désir ?) n’empêche pas Kant de présenter la loi morale comme un « ordre » auquel il faut obéir, comme une « coercition » à laquelle il faut se soumettre, comme une « contrainte » qu’il faut respecter. Seule cette obéissance conduit vers la sainteté, mais, de ce fait même, toute autre action est immorale et manque de valeur et de dignité : pratiquement la recherche empirique du bonheur est donc indigne, seule est digne la recherche de la vertu.

La contrainte morale produit donc (et doit produire, dit Kant) douleur et humiliation : la vertu parfaite est impossible, mais au moins subsiste la vertu de la douleur et l’humiliation du bonheur.

C’est donc par un singulier paradoxe que Kant affirme en même temps que seule l’action morale rend l’homme « digne du bonheur ». Selon lui, la « distinction du principe de bonheur et du principe de la moralité n’est pas pour cela une opposition et la raison pure pratique ne veut pas qu’on renonce à toute prétention au bonheur, mais seulement, qu’aussitôt qu’il s’agit du devoir, on ne le prenne pas du tout en considération » (p. 99 ; c’est Kant qui souligne).

C’est dans le chapitre intitulé « De la dialectique de la raison pure dans la détermination du concept de souverain bien » (I, II, II) que Kant développe la conception qu’il se fait de la relation de la morale et du bonheur. Il n’hésite pas à affirmer que « la faculté de désirer » le bonheur est constitutive des êtres raisonnables et finis : la raison, appartenant pourtant au monde intelligible et non pas empirique, « désire » que le bonheur « accompagne » la réalisation de la fin morale poursuivie par un tel être. Il reprend l’expression de souverain bien (qu’il avait critiquée chez les Anciens) et distingue en ce terme l’idée d’une condition absolue du bien, et l’idée d’une complétude et d’un achèvement du bien. Il affirme alors que c’est la vertu qui constitue la condition du bien suprême, et que c’est le bonheur qui constitue son achèvement. Pour Kant, la vertu, c’est-à-dire la souffrance issue de la contrainte et de l’humiliation des désirs par le devoir, constitue la condition du bonheur : non certes son achèvement, mais sa condition nécessaire. Seule la vertu nous rend « digne d’être heureux », et seule la vertu, par conséquent, permet d’accéder à la plénitude du bonheur qui, pour un être raisonnable, doit accompagner la réalisation de cette « fin en soi » qu’est la vertu.

Mais une telle visée du bien suprême, c’est-à-dire d’un souverain bien qui soit constitué et par la vertu (obéissance à la saintete de la loi) et par le bonheur (qualité de l’accès à la fin en soi), une telle visée présente des difficultés considérables (pour Kant) dans notre monde empirique. En effet, il est difficile pour un moi empirique et phénoménal, soumis à la causalité des déterminismes psychologiques, des inclinations et des penchants, d’agir d’une façon absolument désintéressée, sans référence aucune au désir ni à l’amour. Dans un autre ouvrage, Kant évoque avec sympathie l’idée d’un « mal radical », sorte de libre choix intelligible du mal par l’âme qui, en conséquence, déploie sa vie empirique comme s’il s’agissait d’une chute ou d’un péché : l’homme n’a plus réellement la possibilité d’agir par vertu et par devoir.

La situation concrète de la « créature » (terme kantien) est donc assez dramatique : contraint par « la sainteté de la loi » à n’agir que par devoir, il est en fait dans l’incapacité d’accéder à une telle vertu qui, cependant, reste la condition de possibilité de son bonheur. Si la vertu peut seule nous rendre digne du bonheur, mais si elle est pratiquement impossible, c’est le bonheur lui-même qui devient impossible. Voici donc que le bonheur acquiert le même statut contradictoire et paradoxal que la vertu : comme elle, il est une fin désirée et désirable par tout être raisonnable fini (l’homme), mais comme elle, il est irréalisable dans notre monde empirique, c’est-à-dire dans ce monde où vit pourtant cet être raisonnable fini. La vertu était absolument « obligatoire » mais pratiquement irréalisable : voici que sur son sillage déchiré elle entraîne le bonheur lui-même à être absolument désirable et empiriquement impossible. En effet, ou bien l’individu poursuit par égoïsme un bonheur qui n’est que la satisfaction de ses besoins, et ce bonheur est indigne et immoral, ou bien l’individu tente de se rendre digne du bonheur en poursuivant la vertu, et ce bonheur est, comme la vertu, à peine réalisable. Ainsi le bonheur est ou bien indigne et il faut le fuir (bien qu’on le désire) ou bien méritant, vertueux, et il faut le voir fuir. S’il est réel il est indigne, s’il est digne il est irréel.

La morale de Kant pose donc à la fois la validité et l’impossibilité du bonheur. Mais en posant la supériorité morale de la vertu en toute circonstance, il préconise la vertu et il combat et condamne le bonheur. Pour Kant, cependant, cette contradiction fondamentale qui consiste à imposer une fin morale qu’on dit inaccessible et à condamner un bonheur qu’on dit désirable n’est une contradiction que dans notre monde empirique.

Par la doctrine des postulats (existence de Dieu, immortalité de l’âme, liberté de l’homme), Kant pense pouvoir dépasser ce monde empirique et nous faire accéder au monde intelligible. Le respect de la « sainteté de la loi » est le véhicule de ce mouvement, et le choix de la croyance est sa condition de possibilité : « J’ai donc dû supprimer le savoir pour lui substituer la croyance » (Critique de la raison pure, préface de la seconde édition). Nous sommes donc en fait renvoyés à un dualisme métaphysique.

Ce dualisme est un spiritualisme d’essence religieuse (le christianisme est explicitement évoqué) et de signification tragique. En effet, Kant affirme que, sans disposer certes d’une connaissance de la chose en soi (par l’entendement), on peut néanmoins croire en la validité du désir profond de la raison : la sainteté serait ce stade final que la raison humaine est incapable d’atteindre par elle-même (elle ne fait que s’en rapprocher asymptotiquement) mais que Dieu peut rendre accessible par l’âme après la mort. Le postulat de l’immortalité se justifie par cette nécessité (purement pragmatique, on le voit) d’un temps infini pour accéder à la sainteté comme Modèle. Et le postulat de l’existence de Dieu se justifie par le fait que seul Dieu peut réaliser cette sainteté en l’âme, c’est-à-dire la synthèse de la vertu et du bonheur, synthèse qui constitue seule le véritable souverain bien et la véritable perfection.

Kant peut certes évoquer un « contentement de soi-même » et « une béatitude » (termes spinozistes ?) qui proviennent de la conscience de ne se déterminer que par devoir, mais il précise aussitôt que « cette jouissance est analogue à la propriété de se suffire à soi-même qu’on ne peut attribuer qu’à l’être suprême » (I, II, II, II). La sainteté elle-même n’existe pleinement qu’en Dieu, l’homme étant seulement capable d’un progrès indéfini : mais c’est alors le souverain bien lui-même, c’est-à-dire le bonheur avec la vertu, le plaisir avec le devoir, qui est renvoyé à ce deuxième monde suprasensible : « une telle liaison du conditionné [le bonheur] avec sa condition la vertu appartient entièrement au rapport suprasensible des choses et ne peut être donnée en aucune façon d’après les lois du monde sensible » (p. 128).

L’Aufklärung en Allemagne ne ressemble pas aux Lumières en France. Nous le constaterons en lisant ce qui semble bien, sous la plume de Kant, couronner toute sa réflexion sur la morale : « La morale n’est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute qu’entre en nous l’espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n’en être pas indigne » (1, Il, Il, V, p. 139). La raison morale désire le bonheur et, l’ayant condamné et combattu dans le monde qui est le nôtre, elle le récupère cependant pour l’autre monde en nous conjurant de nous tourner vers l’espérance par la religion. Mais, quoi qu’il en soit, l’homme ne sera pas Dieu, la sainteté est un idéal. On est conduit à se demander si la doctrine kantienne, qui représente ce que l’on entend couramment par morale, n’a pas rendu le bonheur impossible ici-bas pour le differer et le déporter vers l’autre monde et si, ensuite, elle n’a pas rendu ce bonheur définitivement impossible pour le soumettre à une sainteté accessible à Dieu seul, et le rapporter à une âme humaine déchue par le mal radical.

Mais l’on est aussi conduit à remarquer la place considérable qu’occupe la réflexion sur le bonheur dans une doctrine qui prétend s’y opposer radicalement. Cette force prégnante de l’expérience du bonheur et de l’interrogation angoissée sur son essence va se retrouver paradoxalement chez un critique rigoureux de la morale de Kant : Schopenhauer.

Robert Misrahi , « Qu’est-ce que l’éthique? »

https://www.placedeslibraires.fr/livre/9782200016432-qu-est-ce-que-l-ethique-robert-Misrahi

Kant avec Lacan

Illustration: Kim Loan Domingoh

Auparavant, nous devons faire la critique d'une autre opposition de l'institution et du désir, celle qui les affronte comme le « bien »› et le « mal ». Par cette antinomie, on accède à la forme la plus extrême de l'artifice, c'est-à-dire à la réification absolue de la puissance sociale, réification qui fait découler toute affirmation de valeur d'une action constitutive et répressive du groupe social considéré comme une entité en soi. Et pourtant c'est encore ce que l'on observe fort souvent dans la culture contemporaine.

A partir de divers travaux de psychanalystes contemporains, s'est diffusée dans la littérature analytique et philosophique (ainsi que dans les media) l'idée selon laquelle la morale serait essentiellement définissable comme obéissance à la Loi tandis que le principe et l'expérience du plaisir situeraient l'individu hors du champ de l'éthique : dans une zone neutre, ou « mauvaise », champ du mal et de la transgression, transgression de cette Loi précisément.

Dans la culture contemporaine, on observe à cet égard d'étranges rencontres : Lacan, Bataille, Sade et Kant (mais bien entendu aussi Blanchot et Klossowski) vont se rejoindre pour constituer peu à peu un tissu culturel qui vaut en réalité comme doctrine « morale » et qui repose tout entier sur l'affirmation du caractère peccateur du plaisir et du caractère moral de la Loi. En outre, du bien au mal, il y aurait (pour Bataille ou Klossowski) cet unique passage : la transgression. Et celle-ci fonderait la force principale de l'érotisme et sa définition essentielle. L'extrême plaisir serait l'extrême transgression, c'est-à-dire le mal extrême; opposé à ce mal, on ne pourrait rencontrer et définir le bien et le juste que comme la Loi, c'est-à-dire à lafois la Loi morale et l'Institution. Mais l'on songe surtout, dans cette perspective, à la Moralité. Considérons par exemple le texte de Lacan intitulé « Kant avec Sade », et que nous évoquions plus haut.

Curieusement, l'accent de cette étude porte sur le comparaison (originale, il est vrai) entre le tournant historique que représente l'œuvre de Sade et sa base implicite (rendue évidente par rétroaction) que représente l'œuvre de Kant. L'analyste écrivain met bien en évidence l'idée première de Sade (trouver le plaisir dans la souffrance) et il la retrouve dans l'œuvre antérieure de Kant. Chez celui-ci, en effet, la morale est identifiée au principe universel représenté par la Loi, et celle-ci a pour fonction de combattre et de nier les inclinations égoïstes, c'est-à-dire de refouler le plaisir. De même chez Sade le principe suprême du plaisir (possibilité de l'usage de tout corps par tous) vaut comme une Loi qui (dans un gouvernement révolutionnaire) doit pouvoir s'imposer aux autres individus qui devront sacrifier pour le sujet leur plaisir privé, Chez Sade comme chez Kant, « la morale » repose donc sur l'opposition radicale de la Loi et du Plaisir non refoulé. Plus précisément, la reprise de cette opposition par Sade fonctionne (aux yeux de Lacan) comme le révélateur de l'attitude profonde de Kant : celle-ci consiste en effet dans cette satisfaction morale que l'individu est censé trouver en humiliant son plaisir, en souffrant de le combattre pour le soumettre à l'hégémonie de la Loi, comme Loi Morale. Mais, comme nous le disions, cet accent porté sur la comparaison Sade-Kant peut paraître étrange : en effet, on n'y met jamais en question la définition kantienne de la morale. Celle-ci est toujours conçue comme la répression du plaisir par la Loi. Ici, le prestige et l'autorité de Kant dans le domaine moral restent entiers et intouchables. Tout se passe, sous la plume de l'écrivain analyste, comme si Kant avait dit le dernier mot en philosophie morale et comme si, à critiquer la morale de Kant, on critiquait la morale même. Pour Lacan, comme pour Max Weber ou Freud, la morale, c'est le kantisme. Et de ce fait, dans cet article sur Sade et Kant, tout se passe (croyons-nous) comme si la morale ne pouvait recevoir qu'une seule définition et comme si elle pouvait se réduire à une seule formulation, celles de Kant précisément. Il semble donc que, à travers même la critique que l'on formule de la morale kantienne, la seule conception que l'on puisse avoir aujourd'hui de la morale soit précisément cette doctrine de la Loi opposée au plaisir comme dans une alternative. Dans le Séminaire Encore, Lacan affirme que l'amour est amoral. Il se situerait dans un mouvement de l'âme qui le révèle précisément comme « amoral ». Ne discutons pas ici la question des jeux de langage : chaque auteur choisit sa voie (et sa voix) pour dire ce qu'il a à dire remarquons plutôt qu'ils convient d'établir un lien dans la psychanalyse lacanienne entre la négation que l'amour soit moral, et l'affirmation que la morale est proprement définie par la doctrine kantienne. Il y a cohérence entre ces deux affirmations, dès lors qu'on rappelle la doctrine kantienne et ce qu'en retient la psychanalyse : l'action morale se situe du côté de la volonté universelle et elle se constitue comme ce qui nie les inclinations, l'égoïsme, et les intérêts affectifs et particuliers. En termes plus simples, qui expriment fort bien en effet et l'inspiration kantienne et l'inspiration fondamentale d'une certaine psychanalyse, on dira que c'est par essence que la morale consiste dans l'opposition de la Loi et du Plaisir (nous reviendrons plus loin sur ce lieu d'essence entre le désir et la Loi). C'est ici que l'article « Kant avec Sade » nous livrera toute sa signification. L'auteur veut y établir que la doctrine sadienne est la manifestation de la vérité de la doctrine de Kant, puisque dans ces deux doctrines s'exprime en réalité la volonté universelle et impérative de réprimer tous les intérêts particuliers. Pour sa démonstration, l'auteur se réfère d'abord au texte de Sade « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » et, notamment, à cette maxime : « J'ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit, je l'exercerai sans qu'aucune limite ne m'arrête dans le caprice des exactions que j'ai le goût d'y assouvir...» C'est cette maxime qui permet à Lacan, à propos de Kant, d'affirmer: « Seulement, à force de dire du bien, ça aboutit à Kant, ou la moralité avoue ce qu'elle est. C'est ce que j'ai cru devoir avancer dans un article Kant avec Sade - elle avoue qu'elle est Sade, la moralité.» Quant à la sexualité en général, Lacan en affirme ceci, quelques lignes plus haut, à propos du pervers : « Il y a chez eux une subversion de la conduite appuyée sur un savoir-faire, lequel est lié à un savoir, au savoir de la nature des choses, il y a un embrayage direct de la conduite sexuelle sur ce qui est sa vérité, à savoir son amoralité.» La doctrine est claire : la sexualité non refoulée, c'est-à-dire le plaisir spontané, réside en un autre lieu que la moralité, c'est-à-dire en dehors de la Loi. Le plaisir et la Loi doivent d'ailleurs s'opposer ainsi puisque, on le sait, le « passage au symbolique » est à ce prix. La « castration » est d'ailleurs la désignation symbolique de ce sacrifice du plaisir que l'individu doit effectuer pour accéder au langage, c'est-à-dire à l'universel, c'est-à-dire à la Loi. La civilisation, ici, n'est plus considérée (à la façon de Marcuse ou de Freud) comme l'ensemble de la culture et des institutions, mais seulement et essentiellement comme la moralité : or cette moralité est toujours définie comme Loi et, aussi intériorisée soit-elle, elle est toujours destinée à s'opposer à la pulsion et au plaisir spontané, c'est-à-dire à l'individualité concrète. Nous avons montré, dans le chapitre précédent, combien cette opposition est artificielle et inopérante, lorsqu'on cherche la manifestation dans le réel. Nous voulions seulement montrer ici, par la référence à Lacan, que la pensée la plus récente rencontre les mêmes problèmes et les mêmes difficultés à les résoudre : au vrai, on ne le tente même pas. Car on ne sait pas, chez Lacan, ce qu'en fin de compte il convient de faire. Ce n'est sans doute pas l'objet de la psychanalyse de répondre à cette question. Mais, entre cette évidence et l'impossibilité de choisir précisément entre le plaisir spontané et la Loi, il y a une distance importante. Cette distance s'atténuerait si l'on pouvait affirmer clairement que, chez Lacan, on opte pour la Loi (condition du langage), tandis que, par exemple, chez Reich (que nous étudierons plus loin), on opte pour le plaisir, condition de l'équilibre et du bonheur. Mais cette clarification nous laisserait dans le domaine de l'abstrait, puisque l'opposition du plaisir et de la Loi ne correspond pas à la réalité, et ne recouvre pas toutes les possibilités logiques et existentielles du rapport entre ces deux concepts.

On peut en effet rencontrer les cas suivants :

a) le plaisir peut fonder la Loi, et s'y retrouver (par exemple les congés payés) ;

b) la Loi peut fonder le le plaisir et s'y retrouver (par exemple les obligations scolaires) ;

c) le plaisir peut se développer contre la Loi (transgression);

d) la Loi peut se déployer contre le plaisir (répression);

e) le plaisir peut se déployer à côté de la Loi, sans s'y opposer (par exemple le plaisir poétique) ni s'y réduire ;

f) la Loi peut se déployer à côté du plaisir, sans s'y opposer (par exemple la législation routière).

La culture contemporaine (y compris Jacques Lacan) se consacre à l'analyse de certains cas seulement, en ignorant tous les autres cas de figure possibles, et en s'interdisant par conséquent de travailler à la construction d'une éthique utilisable. On trouve certes chez Lacan l'affirmation réitérée d'un lien entre le désir et la Loi mais la conception de ce lien ne nous paraît pas fondée, et elle confirme de surcroît la critique générale que nous faisons des doctrines qui, aujourd'hui, opposent le bonheur et la Loi. Examinons ces points. Lacan n'oppose pas comme chez Kant la loi morale et le déploiement d'un désir de jouissance qui existerait dans un autre champ que le champ moral. Il faut aller plus loin : reconnaître que le désir est constitué par la Loi elle-même et qu'il y a entre eux un lien d'essence : « Freud nous révèle que c'est grâce au Nom du Père que l'homme ne reste pas attaché au service sexuel de la mère, que l'agression contre le Père est au principe de la Loi, et que la Loi est au service du désir par l'interdiction de l'inceste. » C'est la Loi elle-même qui institue le désir comme tel : « L'inconscient montre que le désir est accroché à l'interdit, que la crise de l'Œdipe est déterminante pour la maturation sexuelle elle-même. » La psychanalyse lacanienne établit donc bien un lien d'essence entre le désir et la loi, puisque la définition de celle-ci est d'être un interdit (une crainte de castration, une prohibition), tandis que le désir se constitue de cet interdit qui le frappe. « Le désir est désir, désir de l'Autre, avons-nous dit, soit soumis à la Loi. » Et encore : « La castration veut dire qu'il faut que la jouissance soit refusée, pour qu'elle puisse être atteinte sur l'échelle renversée de la Loi du désir. » Le lien est clairement établi entre le désir et la loi mais de quel lien s'agit-il sinon de celui-là même que nous avons observé jusqu'ici comme opposition et répression ? « C'est donc 'assomption de la castration qui crée le manque dont s'institue le désir. » L'opposition ne concerne certes pas deux entités déjà là qui seraient le désir d'un côté et la loi de l'autre elle se donne plutôt comme le déchirement interne (« la refente du sujet ») par lequel le désir se constitue d'être interdit et refoulé, d'avoir subi l'interdit et le refoulement.

En fait, nous retrouvons le schéma que nous avons critiqué dans ce chapitre : le désir doit être réprimé par un interdit dénommé Loi pour se constituer comme désir. Ce qu'apporte Lacan, c'est l'idée que la Loi, comme menace de castration (et par conséquent répression), n'est pas d'origine sociale mais d'origine subjective : « Car le gibet n'est pas la Loi, ni ne peut être ici par elle voituré. Il n'y a de fourgon que de la police, laquelle peut bien être l'État, comme on le dit du côté de Hegel. Mais la Loi est autre chose comme on le sait depuis Antigone. » C'est cette « autre chose » que nous ne comprenons pas, ou dont nous voyons plutôt qu'elle n'est en rien établie. Comme Lacan, qui, contre Kant, pense qu'une « voix intérieure » ne fonde pas vraiment une Loi morale et une universalité rationnelle, nous pensons que l'angoisse éprouvée devant la Loi menaçante ne fonde en rien cette menace de castration comme loi, mais la révèle seulement comme fait. C'est ce passage de l'angoisse (celle que métaphorise, selon Lacan, le lézard qui « dans la détresse » se tranche la queue) à la Loi (qui aurait prestige, autorité et pouvoir) qui reste obscur chez Lacan. Comment justifier que « l'Agression contre le Père est au principe de la Loi », comment comprendre le passage de la pulsion menaçante et menacée à un sentiment moral où l'interdit constitue simultanément et la Loi et le Désir, où la Loi se fait simultanément interdit respecté et désir respectueux ? Le fondement de la doctrine reste à nos yeux obscur. Il s'éclairerait, croyons-nous, par un examen plus approfondi du pessimisme de Lacan : se révélerait d'ailleurs non un véritable fondement, mais plutôt une signification philosophique, une attitude éthique, fort éloignées certes de nos propres options, mais suffisamment stimulantes pour « donner à penser », comme aurait dit Heidegger. Pour Jacques Lacan (et sans doute sur la base de son expérience clinique de la névrose), le désir prend tout son sens (c'est-à-dire son « peu de sens ») d'un signifiant qui le symbolise comme inaccessible : à propos d'un rêve de caviar évoqué par Freud, Lacan précise : « Le désir, s'il est signifié comme insatisfait, l'est par le signifiant : caviar, en tant que le signifiant le symbolise comme inaccessible, mais (...) dès lors qu'il se glisse comme désir dans le caviar, le désir du caviar est sa métonymie : rendue nécessaire par le manque à être où il se tient (...) (là) se produit le peu de sens qui s'avère au fondement du désir (...) le vrai de cette apparence est que le désir est la métonymie du manque à être. » Là se donne la signification ultime de la doctrine : le désir se soutient du manque, et se constitue même en réalité comme un vide : « La couleur sexuelle (de la libido) si formellement maintenue par Freud comme inscrite au plus intime de sa nature est couleur-de-vide : suspendue dans la lumière d'une béance. » Et ce vide qui caractérise le désir s'avère être, comme essence même du désir, l'image de l'impossible : « Cette béance est celle que le désir rencontre aux limites que lui impose le principe dit ironiquement du plaisir, pour être renvoyé à une réalité qui, elle, on peut le dire, n'est ici que champ de la praxis. C'est de ce champ justement que le freudisme coupe un désir dont le principe se trouve essentiellement dans des impossibilités. » On pourrait compléter la description de la doctrine en évoquant le fait que le phallus n'y est qu'un signifiant symbolique que personne n'a vraiment et qui, posé fantastiquement par le désir, le représente sans le constituer le désir n'a son vrai lieu que dans le rêve ou le fantasme ; la satisfaction du besoin n'est qu'un leurre, le désir ne se situe qu'entre le besoin et la demande ; le sujet « a à trouver la structure constituante de son désir dans la même béance ouverte par l'effet des signifiants chez ceux qui viennent pour lui à à représenter l'Autre, en tant que sa demande leur est assujettie ». La signification d'ensemble de tous ces faits n'est pas douteuse : le désir n'est, dans le sujet, que la présence béante de son manque à être, de son manque d'être, de son angoisse face au peu de sens et à l'impossible : « Si le désir est la métonymie du manque à être, le Moi est la métonymie du désir.» L'intention globale de la doctrine s'éclaire bien maintenant : c'est par sa structure même que le désir se donne comme le tragique ultime qui n'a pas à être fondé puisqu'il fonde le tout du sujet comme pure référence au Vide, à l'impossible et au néant.

Le tragique chez Lacan n'est pas le résultat d'une dialectique externe entre la société et la pulsion (comme le suggèrent les doctrines de Freud et de Marcuse prises dans leur littéralité), mais le sens même du désir, le sens du désir même. Mais ce n'est là, pensons-nous, qu'une des descriptions possibles de la sexualité telle qu'elle est vécue dans la névrose, description qui ne s'autorise que de l'identification entière du désir et de la loi, à quoi s'ajoute la définition de celle-ci comme pur interdit sexuel. Cette description laisse la discussion ouverte, puisqu'on ne voit pas comment une angoisse de castration (fût-elle symbolique) aurait le pouvoir d'engendrer une loi, c'est-à-dire un exigible à signification morale et universelle. Quoi qu'il en soit, l'œuvre de Lacan, avec celle de Heidegger (et, dans une moindre mesure, celle de Sartre), est l'une des plus remarquables réflexions sur le tragique que notre temps ait suscitées. Et l'on peut ici se souvenir : Cesare Pavese, par exemple, n'a-t-il pas illustré, par son suicide, comment le vide sexuel, l'impuissance peut être parfois tragiquement vécue ? Mais n'est-il pas vrai, également, que Pavese eut à faire aux communistes et à leur inquisition ? Qui dira jamais, en ce cas, d'où vient le tragique ? Du manque à être sexué, ou du manque à être social ? De l'impuissance ou de la solitude ? Du désir comme castration ou de la solitude comme loi Et pourquoi tous ne se suicident-ils pas Observons que, à lier de l'intérieur le désir-béance et la loi-interdit, Lacan a marqué le tragique d'un poinçon particulièrement acéré; mais observons aussi que, en ayant ainsi intégré ce désir et cette loi, il a certes évité la schématisation sociologique grossière, il n'en a pas moins voulu condamner avec la même rigueur que Freud l'illusoire prétention au bonheur. En ceci, cette pensée est encore plus austère que celle de Kant et de Sade. Chez Lacan, la Loi ne se borne pas comme chez Kant à interdire le bonheur visé par les pulsions et les sentiments, c'est-à-dire le désir ; elle ne se borne pas même, comme chez Sade, à imposer de poursuivre le bonheur dans la souffrance des Autres. Beaucoup plus rigoriste et austère, la Loi chez Lacan constitue le désir lui-même comme l'impossibilité de la la satisfaction vraie et par conséquent du bonheur. Le tragique, ici, comme exil du sujet loin du bonheur et de l'être, ne provient d'aucune autre instance que du sujet lui-même. C'est là une option philosophique et un système ouvert d'interprétation, mais non pas une vérité universelle. Nous savons bien que Lacan n'aurait pas retenu l'objection, mais il reste que l'on voudrait savoir ce qu'il en est, en tout cela, de la liberté. Le moi, le sujet ou le désir sont posés comme métonymie du manque à être partir de l'interdit œdipien : mais cet interdit remonte à l'enfance. Joue-t-il son rôle de la même manière et dans le même climat, en tous et définitivement ? Et qui joue ce rôle du censeur quand on a exclu la Société et l'État ? Il y là un paradoxe : la doctrine de Lacan exprime non seulement une option sur le sujet, mais peut-être aussi, malgré l'apparence, sur la société. Parce que nombreux sont les patients, les praticiens et les théoriciens qui s'y reconnaissent, elle exprime peut-être aussi le fonctionnement même de la société où elle se déploie. La question de la liberté reste dès lors entière ; tout sujet de cette société est-il nécessairement et définitivement marqué au sceau de l'Impossible et au poinçon du tragique ? Tous sont-ils interdits de désir et pour toujours ? S'il veut dépasser cet impossible où on l'enferme, une seule issue reste ouverte au désir lorsqu'il est décrit en termes quasi nécessaires de béance, de castration et d'interdit : la transgression de la Loi, fut-elle d'origine interne. Obtiendrons-nous ici une lumière et une voie nouvelles qui, au-delà de l'interdit, nous conduiraient vers quelque chose d'autre qui pourrait valoir comme un bonheur, comme une liberté, ou au moins comme leur annonce sympathisante ?

(Robert MISRAHI : Ethique, politique, bonheur)

PREMIÈRE PARTIE Les alternatives artificielles dans la détermination et l’interprétation des fins / B. LE DÉSIR OU L’INSTITUTION / 3 Le Plaisir ou la Loi

La transgression selon Georges Bataille : l’impasse

Illustration: [MASSON] — BATAILLE, Georges (1897-1962). Le Mort. [Paris:] Au vent d’Arles, [1964]

Avec ce dernier concept de transgression, l'impasse est en fait totale ; car, si la simple opposition entre la pulsion et l'institution (fût-elle définie comme scission interne), ou entre le plaisir et la loi, ne permet pas de construire des valeurs (incapable qu'elle est de répondre à la question de la liberté et à celle du préférable dans l'action), la référence à la transgression, quant à elle, limite radicalement et le choix pratique et la position théorique du problème de l'action. En effet, si la transgression est tenue pour l'acte fondamental d'une éthique de la souveraineté (comme c'est le cas chez Georges Bataille, par exemple), on devra poser au préalable un système de valeurs conçues comme le bien et l'on définira les actions issues de la transgression comme étant le mal : l'idée même de transgression suppose l'affirmation préalable d'un bien, ou de quelque chose qui soit tenu pour tel. Dans ces conditions, le contenu de ces valeurs sera donné d'avance ; le système du bien sera accepté et défini tel qu'il est proposé dans le contexte éthico-social où va s'effectuer la transgression, puisque, ce qui importe ici, c'est la transgression et non pas le bien. Le résultat paradoxal de cette attitude est qu'une philosophie de l'excès et de la transgression, dont les contenus concrets sont l'érotisme et l'ivresse, repose tout entière sur l'acceptation implicite d'une éthique du bien, conçu comme chasteté et raison. Sartre n'a pas eu de mal à montrer que la doctrine latente de Bataille est un mysticisme de la souffrance, qui repose sur le dégoût du corps en même temps que sur l'« érotisme » et le « supplice ». Car une telle érotisation de l'interdit accompagnée d'angoisse, de vomissure et de mort repose sur une condamnation latente du corps par la morale. Comme le reconnaissent tous les sociologues, et Bataille lui-même comme sociologue, la transgression, si elle doit s'accompagner d'ivresse et d'angoisse, suppose une reconnaissance latente de la valeur transgressée, c'est-à-dire de la Loi. Le paradoxe réside en ceci qu'une éthique de la transgression est la reconnaissance tacite des valeurs morales traditionnelles et que le plaisir extrême y résulte seulement de la négation d'une loi dont par ailleurs on a besoin et qu'on reconnaît pour ce qu'elle est. C'est sur fond d'un christianisme de la chasteté (ou d'un interdit religieux plus archaïque) que l'on peut définir un plaisir érotique comme essentiellement constitué par la transgression. Ce paradoxe est en fait une vérité simple et triviale par rapport aux ambitions du héros de la transgression : c'est la vérité logique selon laquelle le plaisir de la transgression suppose dialectiquement (nous dirions réflexivement) la position inverse de la Loi transgressée; mais cette vérité simple, que la littérature érotico-mystique d'un Bataille ou d'un Klossowski tente de masquer, comporte, une fois reconnue, des conséquences considérables. L'affirmation fondamentale de l'érotisme de transgression résidait dans l'opposition radicale du désir et de la Loi. Notre analyse d'implication logique et existentielle a mis en évidence la vérité, qui est une affirmation toute contraire : en réalité, l'érotisme de trangression ne peut pas opposer le désir et la Loi, il affirme seulement qu'il les oppose. Cet érotisme n'est pas, comme il le prétend, la démonstration que le plaisir et la Loi s'opposent dans la réalité sociale banale, et que l'individu « souverain » est celui qui choisit l'excès contre la Loi : il est plutôt la démonstration inverse. Car, si un individu ne trouve son plaisir érotique que dans la transgression, c'est que le plaisir pour lui résulte non de la relation concrète et immédiate avec un autre individu, mais d'une relation dont la signification fondamentale est d'être une transgression : la Loi est donc la médiation tierce, symbolique et transcendante qui, dans cet érotisme, est la condition de surgissement du plaisir, pourvu seulement qu'elle soit renversée. Le plaisir provient donc ici non pas de l'ignorance de la Loi, ou de la constitution effective d'une nouvelle valeur ou d'une nouvelle loi, mais de la subversion excitante de la Loi. Cela signifie en clair que l'érotisme de transgression n'est qu'un érotisme de perversion. Ce terme n'exprime pas pour nous un jugement moral de condamnation (fût-il masqué); il exprime seulement cette vérité que la transgression ne se situe pas, comme on le croit trop souvent, dans un domaine de plaisir qui serait l'au-delà de la Loi et qui commencerait au-delà d'une frontière délimitant deux régions dont l'une (dépassée) serait celle de la Loi et dont l'autre (enivrante) serait celle du plaisir, ces deux régions étant radicalement différentes l'une de l'autre. Au contraire (et c'est ce qu'exprime le terme psychanalytique de « perversion »), la transgression n'est que l'opération de renversement de signe de la Loi : la perversion est cette inversion de signe qui de la Loi affirmée fait une Loi niée et qui fait résider le plaisir dans cette inversion même. Mais, dans cette subversion perverse, on n'a pas réellement opposé le plaisir et la Loi, on a au contraire affirmé entre eux un lien interne d'implication inverse. Le plaisir et la Loi sont ici liés par leur essence même. A bien considérer ce fait, on doit conclure que la mystique de la transgression est beaucoup plus conformiste qu'elle ne le laisse croire : elle prend les lois et les idéologies pour simplement les renverser au lieu de réellement les dépasser. Sur le plan pratique, ce conformisme conduit en réalité au maintien des lois et des normes qu'on dit devoir être transgressées : c'est en réalité une impasse. Par ce terme d'impasse, nous ne prononçons pas un jugement moral sur la tradition et la modernité. Non que nous choisissions la tradition (c'est le contraire qui sera vrai) ; mais nous ne disposons pas encore des valeurs et des critères qui nous permettraient d'apprécier un système de fins. Tout au plus disposons-nous de l'idée de la plus haute finalité : le bonheur. Mais nous ne disposons encore d'aucune connaissance affirmative qui nous permettrait de reconnaître si telle ou telle éthique (tradition ou modernité, passé ou avenir) est un auxiliaire ou un obstacle dans l'instauration d'une telle fin. Ce n'est donc pas parce que les morales de la transgression sont en fait traditionalistes, que nous les considérons comme une impasse : c'est parce qu'elles expriment l'arrêt de l'invention dans le domaine éthique. En effet, puisqu'une éthique de la transgression n'est que l'inversion de la Loi, elle se borne à agir dans le champ de cette Loi, choisissant seulement le signe de son action non le sens direct, mais le sens inverse. Cela revient concrètement à désigner cette Loi comme la seule source possible d'inspiration de l'action, c'est-à-dire comme la seule source des valeurs et des normes. La définition du bien, quant à elle, reste ce qu'elle est, dogmatiquement arrêtée. La souveraineté de transgression n'est donc qu'une pseudo-souveraineté puisqu'elle trouve déjà là, avant elle, les normes, les concepts et les valeurs de son jeu. Mais, ce faisant, elle reste sur le même terrain de jeu elle a seulement changé les signes, inversé les camps, mais elle n'a pas le moins du monde défini un nouveau jeu.

Sur le plan théorique, l'impasse de la transgression consiste en ceci qu'elle est incapable de proposer, de fournir ou de constituer une finalité de l'action réellement neuve. En outre, elle n'est pas même en mesure de justifier son choix, c'est-à-dire le primat du mal sur le bien et du signe négatif sur le signe positif. Les morales de la transgression s'enferment en effet dans un système statique où l'on se borne à inverser ce qui est donné, et à redistribuer les qualificatifs moraux dans le même champ et le même système. Comme la Loi dite répressive, l'érotisme de transgression ne connaît qu'une définition du plaisir, c'est l'orgasme coupable. Que l'un choisisse ce que l'autre interdit ne fait pas avancer d'un pas la problématique de l'action ni la recherche de nouvelles valeurs, ou d'une nouvelle conception du plaisir et de la joie. C'est pourquoi nous parlons d'impasse : nous rencontrons là un mur qui, si nous le prenions au sérieux, bloquerait notre marche et la recherche de nouveaux principes qui, au-delà de toutes les oppositions artificielles, permettraient de fonder réellement une éthique concrète et neuve du bonheur. Avant de fonder valablement cette éthique, nous devons évoquer un autre penseur qui, tout en se référant à Freud et à Marx (comme le fait Marcuse), opère en réalité un dépassement des positions traditionnelles de ces deux auteurs. Il s'agit de W. Reich dont la pensée permettrait en outre de critiquer les positions de Lacan et de Bataille, puisque c'est sur la base d'une conception non coupable de l'orgasme qu'il tente de construire une nouvelle morale, une nouvelle éthique de la sexualité.

(Robert MISRAHI : Ethique, politique, bonheur / PREMIÈRE PARTIE Les alternatives artificielles dans la détermination et l’interprétation des fins / B. LE DÉSIR OU L’INSTITUTION / 3-Le Plaisir ou la Loi / b. La transgression selon Georges Bataille : l’impasse