Kant (1724-1804)

Le travail de l’entendement et le durcissement du dualisme

Ce qui opposait Rousseau et les « philosophes » était, on s’en souvient, une conception de l’individu. En première analyse, les philosophes insistaient sur le rôle de la raison et de la connaissance, fondant ainsi l’optimisme scientifique du « siècle des Lumières » ; Rousseau privilégiait le cœur, la conscience et le bonheur, fondant ainsi une véritable philosophie de l’existence. Il semblait n’y avoir là qu’une différence d’accent et de perspective puisque Rousseau souhaitait aussi fonder la société sur une nouvelle rationalité, tandis que les philosophes recherchaient aussi les conditions du plaisir et du bonheur. En réalité, une seconde analyse révèle une opposition radicale entre les deux perspectives : pour les « philosophes » la connaissance de l’homme et la construction de la morale sociale devaient se soumettre au déterminisme : l’homme est une machine et les lois sociales et morales doivent être du même ordre que les lois du comportement ou du fonctionnement des organismes. L’homme est un déterminisme et le progrès vers le bonheur s’obtient par la connaissance de ce déterminisme. Pour Rousseau, au contraire, l’homme est liberté. C’est celle-ci qui peut utiliser la raison, mais raison et liberté sont au service de la jouissance existentielle et, par conséquent, de l’individu comme intériorité. C’est sur cette libre intériorité que se fonde alors la morale : celle-ci est le sentiment immédiat d’autrui, le fait de souffrir de sa souffrance et de se réjouir de sa joie. Mais pitié, amour et bonheur seraient impossibles sans la liberté, ils sont la forme concrète de la liberté.

Ce sont ces deux mouvements de pensées qui définissent le XVIIIe siècle dans une sorte de tension et de conflit, et ce sont ces deux mêmes mouvements dont la philosophie de Kant va tenter de faire la synthèse. L’influence de Rousseau sur Kant, notamment à travers la Profession de foi du vicaire savoyard, fut considérable ; mais la conscience des progrès et du travail de la science fut, chez Kant, non moins considérable. Une opposition semblait donc devoir s’instaurer, opposition douloureuse entre la certitude du déterminisme scientifique et la certitude de la conscience de la liberté. La sortie hors de cette opposition fut constituée par ce que Kant lui-même appelle un réveil : c’est le scepticisme de Hume qui réveilla Kant de son « sommeil dogmatique ». Et c’est à la fois contre le dogmatisme et pour la science déterministe, contre le déterminisme et pour la liberté de la conscience que Kant allait construire toute sa doctrine, définie comme « criticisme », et constituée comme théorie du sujet transcendantal.

En quoi consiste cette doctrine kantienne du sujet ?

Kant consacre son effort principal à l’élaboration d’une théorie de la connaissance : elle est développée dans la Critique de la raison pure (1781, seconde édition, importante par sa Préface : 1787). Mais cette élaboration répond à une triple tâche : établir l’impossibilité d’une connaissance véritable de l’absolu par l’esprit humain; montrer que cette connaissance ne peut dépasser le monde sensible tout en étant valable dans ce monde; et enfin ménager la possibilité d’une place pour la liberté et pour une future morale. Nous allons voir que ces trois tâches, qui se réalisent par l’élaboration d’une théorie de la connaissance, se déploient par là même comme une théorie du sujet « transcendantal ».

Pour Kant, il importe avant toute chose de poser l’idéalité de l’espace et du temps. Contre tous les philosophes sensualistes, de Locke à Condillac et Hume, Kant pense que la connaissance des objets n’est pas le fruit des sensations, et que l’espace et le temps ne sont pas le résultat des impressions externes ou internes. Espace et temps ne sont pas le résultat des perceptions sensibles, mais leurs conditions de possibilité.

Cette critique, cette démarche qui, au-delà de l’évidence sensible, remonte en arrière vers les conditions (logiques ou intuitives) de cette évidence, constituent proprement le « criticisme ». À ce premier stade de l’analyse (appelée « esthétique transcendantale ») les conditions de possibilité de la perception sont constituées par « les formes a priori de la sensibilité ». Espace et temps ne sont que des « formes », des écrans ou des cadres grâce auxquels et à travers lesquels les diverses sources sont saisies et mises en forme. Espace et temps sont des intuitions, c’est-à-dire des opérations immédiates de la conscience, ces opérations étant à la fois passives et conditionnantes. C’est le sujet qui commence à être décrit. Mais il s’agit d’un sujet théorique: il ne s’agit pas d’une conscience de soi (par exemple, expérience de l’espace ou du temps). Le sujet, pour Kant, n’est pas une donnée d’expérience interne, mais le fruit d’un raisonnement épistémologique : pour comprendre que le « divers » soit unifié et toujours saisi dans un seul espace et un seul temps (ceux d’Euclide et de Newton), il faut supposer cette activité d’un sujet. On dira qu’il s’agit d’un « sujet transcendantal » parce qu’il est déduit, et parce qu’il est la condition de possibilité de la connaissance, et d’abord de la connaissance sensible.

Mais en même temps qu’on a là une sorte d’épistémologie (théorie de la science) on a une métaphysique (théorie de l’être en tant qu’être). En effet, la critique de l’espace et du temps est en même temps une critique de la métaphysique traditionnelle : le monde absolu (l’Être) n’est pas constitué par l’espace ni par le temps, la connaissance sensible « constitue » ceux-ci comme des idéalités et, en organisant les impressions spatio-temporelles, elle manque ou n’atteint en rien l’objet x qui est l’origine réelle de la diversité sensible. Kant rassemble ces premiers résultats en opposant radicalement le monde des noumenes (ou Absolu) et le monde des phénomènes (ou Apparences). Reprenant les termes du dualisme platonicien, il oppose le noumène (du grec noumenon, ce qui est pensé) au phénomène (de phanomenai, apparaître), comme Platon opposait le monde intelligible et absolu des Idées au monde sensible, simplement apparent et passager. Mais, tandis que, pour Platon, la philosophie pouvait accéder à la connaissance des Idées, c’est-à-dire de l’absolu, pour Kant, la métaphysique doit renoncer à la connaissance de la Chose-en-soi, ou absolu, ou Être suprême : on doit seulement y « croire », grâce à la moralité que nous retrouverons plus loin (Kant affirme clairement : « j’ai substitué la croyance à la connaissance »).

Chez Kant, le dualisme métaphysique est radical : l’homme ne peut connaître l’absolu.

C’est que la connaissance est œuvre de l’entendement (non de la raison, qu’on retrouvera). Or, l’entendement n’est rien d’autre que la mise en relation logique des données sensibles de l’espace et du temps. Mais, comme celles-ci sont simplement des formes a priori, internes au sujet humain, leur simple mise en relation ne permet pas de dépasser le plan des phénomènes, c’est-à-dire le monde sensible.

Mais comment s’opère cette mise en relation qui est une sorte de seconde mise en forme ? La connaissance (c’est-à-dire la science, mais aussi pour Kant la simple perception) utilise ici les « concepts purs de l’entendement » ou catégories. Ce sont les cadres logiques, c’est-à-dire plus précisément les conditions logiques de la possibilité même de tout jugement. Il existe selon Kant douze catégories de l’entendement. Quatre groupes de trois formes se répartissent selon le tableau des catégories :

• Catégories de quantité : unité, pluralité, totalite.

• Catégories de qualité : réalité, négation, limitation.

• Catégories de relation : inhérence, causalité, communauté.

• Catégories de modalité : possibilité, existence, nécessité.

Conditions de tout jugement théorique, c’est-à-dire relatif à la connaissance empirique des phénomènes, ces catégories sont donc les conditions de la science. Elles ne résultent pas de l’action du monde sur l’esprit mais de l’action de l’esprit sur le monde. Elles sont en effet les conditions mêmes de la pensée : elles sont d’une part principes nécessaires, c’est-à-dire universels et a priori, valables pour tout esprit humain avant même que la science n’existe, et conditions de cette science; et elles sont, d’autre part, les conditions même de « l’expérience ». Les catégories sont les formes selon lesquelles la science et les jugements vrais se constituent, mais elles sont aussi en même temps les conditions de possibilité qui, en organisant le divers de l’espace et du temps, constituent un monde de l’expérience qui est le monde empirique de la perception, c’est-à-dire le monde phénoménal.

Les formes a priori de l’intuition (espace et temps) et les concepts purs de l’entendement (catégories) sont présentés et « déduits » par Kant comme s’il s’agissait de cadres formels statiques, mais ils correspondent en réalité à une véritable activité constituante. Aussi bien l’espace et le temps, comme intuitions de la succession ou de la simultanéité, que les jugements de réalité (ou de possibilité) concernant un ou plusieurs objets selon leur mode d’être, leur nombre et leur mode d’action, sont des opérations actives qui construisent à la fois le monde phénoménal et la science des phénomenes. Et Kant l’affirme avec force : tout jugement est une synthèse. Certes, il insiste sur le caractère donné, c’est-à-dire « a priori » des jugements nécessaires (qui sont des synthèses inéluctables et non construites, comme le postulat d’Euclide). Mais ces jugements nécessaires mettent des éléments en relation, et c’est cette relation synthétique qui nous permet de parler d’activité.

Mais Kant emploie un autre vocabulaire qui va lui permettre de rassembler tous ces résultats, en fixant clairement sa doctrine du sujet. Pour lui, la conditions même de l’appréhension d’un jugement à travers la multiplicité et la diversité des éléments qui le compose est la « synthèse originaire de l’aperception ». Or, cette synthèse est opérée par le « sujet transcendantal ». Il s’agit de l’Ego transcendantal.

D’abord il s’agit d’un sujet, c’est-à-dire d’un acte d’identité opéré par un être identique : « tout jugement doit pouvoir être accompagné de la représentation le », c’est-à-dire d’une affirmation d’identité en première personne. Ensuite, il ne s’agit pas d’une intuition personnelle, intérieure ou existentielle, comme chez Descartes, Spinoza ou Rousseau : il s’agit d’une représentation, c’est-à-dire d’un concept déduit qui doit pouvoir accompagner tout jugement pour le rendre possible et cohérent. L’Ego est alors transcendantal : il désigne une opération originaire de synthèse logique, mais cette activité originaire est déduite indirectement par le philosophe à partir de sa réflexion sur la science et l’expérience. L’Ego transcendantal est la simple condition de possibilité de la perception et de la science, en tant que, comme activité de synthèse originaire, il est la mise en œuvre et comme l’animation des formes de la sensibilité et des catégories de l’entendement.

Mais cet Ego, ce sujet, n’est pas lui-même une connaissance. On ne connaît que par entendement, c’est-à-dire par intuition et concept. « Sans intuition (d’espace et de temps) les concepts sont vides » dit Kant, et « sans concepts les intuitions sont aveugles ». Mais l’Ego n’est ni un concept ni une intuition : on ne le saisit qu’indirectement. Comme « sens externe », l’Ego rend possible la perception du monde et de l’espace, mais il n’est pas lui-même un objet du monde. Comme « sens interne », il permet la perception intérieure du temps, mais celui-ci n’est qu’une forme qui permet seulement d’affirmer l’hypothèse « psychologique » et anthropologique de « l’âme ». Mais celle-ci n’est pas l’Ego : elle en est la perception interne à travers la forme du temps, c’est-à-dire un simple « phénomène »; ce phénomène est intérieur au lieu d’être extérieur, il n’en reste pas moins une simple apparence. « L’âme » n’est pas l’Ego, mais cet Ego, comme sujet transcendantal est le fruit d’un raisonnement épistémologique, il est une condition universelle de toute connaissance en tant qu’il est censé opérer la synthèse originaire fondant tout jugement, mais il n’est ni l’objet d’une expérience empirique, ni l’objet d’une intuition métaphysique. Il n’est que le principe formel qui rend possible la mise en œuvre de toutes les formes possibles de la connaissance empirique. L’Ego, chez Kant, n’est donc pas l’objet d’une experience existentielle; mais il n’est non plus l’objet possible d’une connaissance. Il est comme un point aveugle qui rendrait possible tous les regards.

Au terme de cette théorie de la connaissance, nous pouvons commencer à saisir la signification du kantisme. Selon les propres termes de Kant, on voit s’opérer ici une véritable « révolution copernicienne » : ce n’est plus le sujet qui, pour le connaître, tourne autour de l’objet et en dépend, c’est au contraire l’objet qui, dans la connaissance, tourne autour du sujet et dépend de ce sujet, désormais central et constituant. Ainsi, le « criticisme », comme recherche critique des conditions encore inaperçues de toute connaissance, est la mise en évidence du monde caché des principes conditionnant le monde apparent des phénomènes. Ce criticisme est certes une révolution gnoséologique, mais il est aussi un dualisme métaphysique : si le monde est certain dans son ordre, celui-ci reste empirique et phénoménal, tandis que le monde nouménal et absolu reste inconnaissable et situé à la fois au-delà du monde empirique et au-delà de l’Ego transcendantal. Ainsi, Kant peut-il se réclamer à la fois d’un « réalisme empirique » (le monde apparent, constitué par nous, existe comme il apparaît dans la science) et d’un « idéalisme transcendantal » (le monde absolu n’est pas connaissable autrement que par les « idées », c’est-à-dire le rassemblement hypothétique de toutes les conditions de l’être, et l’ensemble du monde empirique n’est qu’un « phénomène », ce qui apparaît après la constitution de l’expérience par l’Ego transcendantal).

Face à ce dualisme ontologique, quelle est la position réelle du sujet, c’est-à-dire de cet Ego qui, condition de toute connaissance, n’est pas accessible à la connaissance ? Qu’en est-il, en particulier, de sa liberté, face à la nécessité des catégories, et à l’insurmontable déterminisme de la science et du monde phénoménal ?

C’est par sa philosophie pratique, c’est-à-dire sa morale, que Kant va tenter de répondre à cette question de la liberté.

Tout se passe (dans la Critique de la raison pratique, 1788) comme si le dualisme ontologique, qui opposait le noumène et le phénomène dans la théorie de la connaissance, allait permettre, dans la théorie de l’action, de sauver la liberté tout en conservant le déterminisme. Le monde empirique est régi par les lois nécessaires du déterminisme, tandis que le monde nouménal est le lieu où se déploie la liberté.

Précisons.

Dans le monde empirique l’homme est soumis aux lois de la nature aussi bien en tant qu’il est un corps qu’en tant qu’il est une « âme », c’est-à-dire le système des inclinations et des désirs qui constituent son affectivité et qui poursuivent leurs plaisirs et leurs intérêts. Comme intériorité et comme extériorité, l’homme est un être naturel qui obéit à des lois nécessaires et qui est ainsi objet de l’anthropologie et de la psychologie. Les passions humaines (et par conséquent les actions) appartiennent donc au domaine de la causalité, et leur connaissance est du ressort de la science. L’homme est un être de la nature qui, phénomène lui aussi, est semblable à tout autre phénomène. Ainsi est sauvegardée l’inspiration scientiste et déterministe du XVIIIe siècle sensualiste.

Mais, chez Kant, le dualisme ontologique ajoutera à cette inspiration empiriste une dimension spiritualiste qui permettra de sauver également la liberté. Pour Kant, en effet, l’homme appartient à deux mondes : le monde empirique lui impose ses lois et sa causalité, mais le monde nouménal lui ouvre la possibilité d’une action libre. La liberté n’est pas une connaissance du monde nouménal (on se souvient que celui-ci n’est pas connaissable) mais l’expérience par laquelle on connaît qu’un tel monde existe.

C’est par sa liberté que l’homme découvre qu’il appartient au monde intelligible et nouménal, c’est-à-dire à ce monde dont il ne sait pas ce qu’il est mais dont il est certain qu’il est : la liberté est « ratio cognoscendi » de l’absolu, c’est-à-dire manière de le saisir et de le poser, valant comme seule « connaissance » possible.

Mais comment se donne ou se présente la liberté ? Quel est le domaine où elle se déploie, quelle est son œuvre et son efficacité ? En d’autres termes, quel est son rapport au sujet?

Il convient de toujours se souvenir que le kantisme est un formalisme, celui-ci ayant plusieurs acceptions et plusieurs fonctions : forme du jugement par les catégories et les intuitions sensibles, forme de l’action, par la morale et la liberté.

Celle-ci, en effet, n’est pas pour Kant une expérience du sujet transcendantal, puisque cet Ego n’est pas une intuition. La liberté n’est pas non plus une expérience du « sens interne » puisque celui-ci est soumis à la forme sensible du temps et par conséquent au déterminisme empirique. Les inclinations et les désirs sont soumis aux lois de l’intérêt et du plaisir et, par conséquent, à la causalité rigoureuse. La liberté, n’étant ni une expérience de l’Ego ni une expérience du sens interne, n’appartient donc ni au domaine de l’entendement, c’est-à-dire à la « faculté de connaître », ni au domaine de l’affectivité, c’est-à-dire à la « faculté de désirer ». Ni connaissance ni désir, où se situe dont la liberté kantienne ?

Elle réside dans la faculté de vouloir, c’est-à-dire dans la volonté.

L’homme est un être double : chose anthropologique et personne nouménale. Et cet être double est constitué de trois facultés : faculté de connaître, faculté de désirer et faculté de vou-loir. Seule cette dernière faculté relie l’homme à l’absolu nouménal : c’est par la volonté que l’homme est un être libre, spirituel et intelli-gible. Mais on doit préciser : la liberté de la volonté n’est pas la contingence (l’imprévisibili-té) d’un acte de l’Ego ou du sens interne, elle n’est pas la contingence ou l’énergie d’une expérience intérieure; elle n’est rien d’autre que la forme autonome d’une action. La volonté libre réside dans l’autonomie de l’action.

Mais comment faut-il entendre cette autonomie, dès lors qu’elle n’est ni une connaissance ou la conséquence d’une connaissance, ni un désir ou la connaissance d’un désir ?

C’est en définissant la conception qu’il se fait de la morale que Kant va préciser cette doctrine de la liberté comme autonomie. Par là même s’enrichira sa théorie du sujet

Dès l’abord de la question (dans les Fondements de la metaphysique des mœurs ou la Critique de la raison pratique), Kant affirme que la moralité ne saurait résider dans un contenu : le contenu d’une action est le désir qui la porte et l’intérêt qu’elle poursuit. Tout contenu se réfère aux inclinations et par conséquent à la poursuite du bonheur : pour Kant, la moralité ne doit pas poursuivre le bonheur, car celui-ci est à la fois particulier, intéressé et anthropologique. Il est d’ordre empirique et n’élève « l’agent moral » ni au-dessus des lois de la causalité, ni au-dessus de l’affectivité égoiste. L’agent moral doit seulement chercher à se « rendre digne du bonheur » et non pas à accéder directement au bonheur.

C’est ici qu’intervient la définition plus précise de la morale kantienne, c’est-à-dire la définition de cette autonomie de l’action qui constitue la liberté.

Pour Kant l’action est morale lorsqu’elle découle non pas d’un désir ou d’un intérêt, c’est-à-dire d’un contenu eudémoniste, mais d’une intention pure, c’est-à-dire de l’intention d’agir sans motifs affectifs. C’est la « pureté de l’intention » qui définira l’action méritante et par conséquent morale.

Mais quand donc l’action et l’intention sont-elles « pures » ? Lorsque l’agent n’a pas d’autre souci que d’agir par « respect pour la loi morale », c’est-à-dire par « devoir ». L’autonomie de l’action sera la forme d’une action dont le motif n’est pas un contenu affectif, une inclination ou un désir, mais la seule intention d’agir par devoir.

Mais comment agir par devoir et reconnaître son devoir puisque celui-ci n’est définissable par aucun contenu, et puisque le souci du respect de la loi morale découle exclusivement d’une évidence intérieure, non de l’entendement mais de la raison, évidence elle aussi formelle ? L’impératif catégorique (« Tu dois ») est cette évidence qu’on trouve « au fond du coeur » (comme la voûte étoilée au-dessus de nos têtes est l’évidence de la vérité et de la connaissance par entendement). Certes, le « Tu dois » est vide et forme : il demande qu’on agisse seulement par devoir mais il ne définit pas le devoir. Celui-ci est seulement la forme obligatoire d’une action qui découle non d’une causalité psychologique, mais d’une autonomie rationnelle. Comment dès lors reconnaître le devoir et l’instaurer comme action autonome ?

Kant répond par la doctrine des trois maximes. Il s’agit d’agir toujours comme si la maxime de notre action devait être une règle universelle. Il s’agit ensuite de toujours considérer autrui dans son humanité comme une fin et jamais comme un moyen. Il s’agit enfin d’agir toujours selon sa propre volonté autonome. Par l’application de ces trois maximes qui se réfèrent à la volonté, à l’universalité de l’action et au respect d’autrui comme fin, l’agent moral décide en effet par lui-même de la forme de son action.

Libéré des motivations empiriques, l’agent moral se réfère à une instance originale : la « raison ». Il y a là un élément fondamental de la théorie du sujet chez Kant.

C’est la raison en effet (et non plus l’entendement) qui se donne ainsi sa propre loi : en reconnaissant l’impératif catégorique, en posant ainsi comme règle de son action le seul respect de la loi morale (le « Tu dois ») présente dans l’évidence du cœur, l’agent moral met en œuvre et sa raison et son autonomie. Il se libère des « impératifs hypothétiques » qui l’enchaînent à la dépendance des fins par rapport à leurs moyens (qui deviennent impératifs) et décide lui-même de ne se soumettre qu’à sa propre loi, qui est, d’ailleurs, loi universelle du désintéressement absolu.

Cette morale de l’autonomie rationnelle, obtenue par le souci exclusif de l’accomplissement du devoir et non par la poursuite de fins particulières, nous permet de mieux saisir maintenant la figure du moi et la conception du sujet, telles qu’on les trouve chez Kant.

L’individu est d’abord un être anthropologique constitué d’un corps et d’un sens interne soumis aux lois de la causalité. Ce sens interne est un « moi », c’est-à-dire le système affectif des inclinations et des désirs qui poursuivent égoïstement leur intérêt et leur bonheur. C’est la « faculté de désirer » qui anime tout ce système à la fois naturel, immoral et déterminé.

La moralité exige, selon Kant, que la première place soit au contraire conférée soit à la « faculté de connaître » (l’entendement qui fonde la science et la perception), soit à la « faculté de vouloir ».

Le sujet n’est pas seulement l’Ego transcendantal (qui soutient les formes de l’intuition et les catégories ou concepts purs de l’entendement), c’est-à-dire le sujet de la connaissance par entendement et sensation. Il est aussi l’agent moral qui déploie une faculte de vouloir éclairée non plus par l’entendement, mais par la Raison.

Kant n’oppose plus le corps et l’âme, mais d’un côté le corps, le sens interne et la faculté de désirer, qui constituent le moi, et de l’autre l’entendement et la raison, c’est-à-dire la faculté de connaître et la volonté comme raison, qui constituent le sujet. Celui-ci est donc, limitativement, activité de connaissance, comme sujet transcendantal, et action pratique, comme agent moral.

Mais il n’existe aucune expérience intuitive ni du sujet transcendantal, puisqu’il est pure possibilité de représentation, ni de sujet moral, puisqu’il est pure forme de l’obéissance à la Loi morale sans motivation concrète.

On peut dire cependant que l’Ego transcendantal déploie l’activité d’entendement (connaître l’expérience par concepts), tandis que le sujet moral déploie l’activité pratique du devoir, c’est-à-dire l’activité de la Raison.

Celle-ci est ambigué. Elle est pure forme, mais également « intérêt » spirituel pour les grandes questions, fussent-elles des apories insolubles (comme le commencement du temps ou la création du monde). Selon Kant, il existe un « désir de la raison », c’est-à-dire un désir d’absolu et d’inconditionnel qui, sans pouvoir aboutir à une connaissance du monde métaphysique, nous situe cependant de plain-pied avec l’absolu et avec notre destination finale.

C’est ainsi que, en remplaçant la connaissance par la croyance, le sujet rationnel affirmera, mu par son désir rationnel : d’abord l’existence de Dieu, ensuite l’immortalité de l’âme, et enfin la liberté de la volonté. Ce sont des postulats car il ne s’agit pas de vérités démontrables. Mais ils ont une fonction d’une importance considérable : ils répondent, à leur manière, au désir d’immortalité qui habite chaque esprit, ainsi qu’à son désir de bonheur : l’existence de Dieu est affirmée car lui seul pourrait faire la synthèse (quasiment impossible ici-bas) entre le bonheur et la vertu, c’est-à-dire le plaisir et le devoir, si radicalement antithétiques dans l’existence empirique. La vertu ayant rendu le sujet digne du bonheur, Dieu pourra éventuellement réaliser la synthèse suprême dont l’agent moral ne saurait que se rapprocher asymptotiquement au cours de sa vie. Enfin, puisque la liberté est la condition de possibilité de la responsabilité et donc de l’imputabilité de nos fautes et de nos actions, nous devons la poser comme troisième postulat, bien qu’elle ne fasse l’objet ni d’une expérience, ni d’une connaissance dans ce monde du déterminisme qu’est notre monde phénoménal.

Et certes ce dernier postulat est comme une croyance paradoxale. Il est la condition de validité de toute la morale du devoir et de l’autonomie formelle, bien qu’il s’oppose en apparence à la doctrine du « mal radical ». Il existe un mal originel qui est le péché, et qui révèle que la liberté humaine ne saurait être qu’une « liberté pour le mal ». Mais l’affirmation de la moralité et de l’obligation nous contraint de poser à la fois la doctrine du péché originel comme libre choix, et de la liberté rationnelle comme responsabilité entière dans un monde et en des sujets totalement déterminés.

Les difficultés doctrinales du dualisme kantien

La contradiction manifeste, où se jette ainsi la doctrine kantienne de la liberté, nous incite à nous interroger: il n’est pas certain que Kant ait réussi la synthèse qu’il se proposait d’opérer entre déterminisme et liberté. En fait, cette synthèse est rendue impossible par la doctrine même de Kant, et plus précisément par la conception dualiste de l’individu humain.

C’est en effet la relation interne de la conscience avec elle-même qui est rendue obscure, sinon même impossible, par la théorie de l’Ego transcendantal.

On ne comprend pas comment ce Je peut être en relation avec le « sens interne » puisque celui-là n’est jamais une intuition (une expérience intérieure évidente) tandis que celui-ci est toujours une intuition des inclinations à travers la forme du temps. Cette impossibilité empirique de la conscience du Je par lui-même, impossibilité pourtant accompagnée du sens interne, c’est-à-dire de la conscience des inclinations, résulte d’un dualisme radical. Celui-ci oppose un sujet de la connaissance qui n’est que le fruit d’une déduction, à une personne psychologique qui n’est qu’une conscience affective, celle des désirs et des inclinations. Ainsi, le sujet s’oppose-t-il au moi. Le fossé est infranchissable puisque le moi n’est jamais un acte de connaissance, mais un déterminisme égoïste, tandis que le sujet n’est jamais un acte de désir, mais un principe abstrait de la connaissance, la position d’une identité formelle au cœur de tout jugement. En fait, ce sujet est vide, tandis que le moi est aveugle.

On ne peut même pas dire que le sujet transcendantal est porteur de la liberté tandis que le moi est déploiement du déterminisme : en effet, l’Ego, principe de synthèse rendant possible les jugements, n’est pas une conscience de liberté mais la condition abstraite des catégories, c’est-à-dire de la nécessité de la connaissance. En revanche, le moi égoiste est effectivement déterminé : c’est l’anthropologie qui l’affirme, et cela à bon droit (selon Kant) puisque la loi de la causalité est la condition de toute connaissance et de toute science et, par conséquent, la condition de la « psychologie ». Celle-ci, pour Kant, ne saurait être qu’empiriste et donc déterministe.

On pourrait penser que « l’âme », quant à elle, est libre. Il n’en est rien. « L’âme » est un postulat, celui-là même qui est posé par la raison dans son « intérêt » pour l’absolu, et son « désir » d’immortalité. Cette immortalité est un postulat explicitement posé comme tel par Kant : aucune connaissance n’en est possible puisqu’elle est fruit d’une croyance, et aucune expérience de la liberté ne découle de ce postulat. On l’a vu, la liberté n’est objet ni d’une expérience ni d’une connaissance, mais seulement le fruit d’une déduction indirecte : la liberté est la « ratio essendi », la condition de possibilité du devoir, tandis que celui-ci, comme impératif catégorique est la ratio cognoscendi » de la liberté.

On le voit, le dualisme sujet-moi, qui était destiné à rendre possible la synthèse liberté-déterminisme, aboutit en fait à un résultat contraire : la liberté n’est jamais, ni dans le Je ni dans le moi, un objet d’expérience. Cette expérience, qu’elle soit externe (science et perception) ou interne (les désirs), est toujours le lieu du déterminisme, tandis que le sujet, étant seulement condition de cette expérience, n’est jamais expérience de la liberté et du vouloir libre, mais connaissance des objets ou des affects.

Ainsi le dualisme psychologique n’oppose pas, ici, l’âme et le corps, mais d’un côté le sujet connaissant, et de l’autre le corps (extérieur) et l’affectivité (intérieure). En fait, ce dualisme oppose un Ego totalement abstrait, et un moi, psycho-physiologique, certes concret, mais totalement déterminé.

Comme dans la tradition platonicienne, cependant, le dualisme psychologique reproduit et reconduit un dualisme ontologique. Chez Kant, celui-ci oppose le sujet transcendantal et toute l’expérience (externe et interne) à un monde transcendant, c’est-à-dire à un objet x.

Mais cet objet n’est pas connaissable, puisque toute connaissance dépend du sujet, lequel déploie des formes a priori et des catégories nécessaires qui réorganisent la diversité du monde et la chose-en-soi mais ne les expriment pas dans leur être et leur essence.

Ici aussi se produit une insurmontable contradiction au sein du système kantien : comment le sujet peut-il affirmer l’existence d’un absolu, d’une chose-en-soi, s’il est contraint de ne connaître le réel qu’à travers ses propres catégories ? En fait, la coupure qui opposait le sujet et le moi, reproduit la coupure qui oppose ici l’absolu au monde empirique, c’est-à-dire le noumène au phénomène.

Tout se passe donc comme si le sujet s’opposait au moi, comme le noumène inconnaissable s’oppose au phénomène. Le sujet est comme le noumène du moi : le noumène, mais aussi le sujet transcendantal sont inconnaissables mais indispensables à la connaissance, tandis que le phénomène comme le moi sont connaissables comme apparences et comme systèmes déterminés.

De ces deux dualismes (l’ontologique et le psychologique) la liberté est absente.

Or Kant souhaite à la fois sauver l’existence de l’absolu et celle de la liberté. Croyant avoir établi l’absolu comme noumène, inconnaissable mais certain, il va s’efforcer d’établir une liberté, elle aussi inconnaissable mais certaine. Ce sera la tâche de la philosophie pratique, ou morale : mais les contradictions et les obscurités qui vont s’accumuler rendront cette tâche impossible.

La première contradiction de la morale kantienne réside dans ce que Hegel (dans la Phénoménologie de l’esprit, 1807) appellera « l’équivoque » de la morale. Kant préconise en effet une morale qu’il définit de telle sorte qu’elle est en fait impossible et impraticable selon le contenu même de la doctrine : il n’est pas certain, dit Kant, qu’une seule action faite par le seul sentiment du devoir ait jamais pu être accomplie. L’intention en devrait être pure, c’est-à-dire dépouillée de tout intérêt; or toute action est le résultat de désirs intéressés au bonheur. Ainsi, l’agent n’est vertueux que s’il accomplit une action dont on dit par ailleurs qu’elle est impossible.

Cette contradiction concerne le fondement même de la morale kantienne. Mais elle atteint aussi sa signification. Puisque seule importe la forme de l’action (l’obéissance au devoir) quel que soit son contenu, et puisqu’il est avéré qu’un contenu désintéressé est inaccessible, il apparaît que la préoccupation essentielle de l’agent moral (et surtout de Kant lui-même) est l’estime de soi et non pas le résultat de l’action.

Mais cette estime consiste à se considérer comme « digne du bonheur » : nous sommes dès lors en présence d’un amour de soi qui n’ose pas dire son nom. La vertu recherche le bonheur en feignant d’y renoncer, puisqu’elle poursuit à la fois le « mérite » en renonçant à ses désirs, et le bonheur futur en poursuivant dès maintenant le mérite. La moralité apparaît donc à la fois comme un narcissisme et comme un calcul intéressé. L’agent moral, chez Kant, est plus soucieux de sa propre « pureté », c’est-à-dire de son propre salut, que du résultat concret de ses actions. La contradiction réside cette fois non plus dans l’équivoque du devoir à la fois « obligatoire » et impossible, mais dans l’ambiguïté d’une recherche morale où autrui devrait être une « fin » et qui se renverse en amour de soi, celui-ci étant toujours coupable dans une telle morale idéaliste du désintéressement. Pour cette morale la vertu réside essentiellement dans l’obéissance à la « loi morale », c’est-à-dire dans l’obéissance : mais une telle vertu est contradictoire parce qu’elle prône le désintéressement alors qu’elle se soucie de son mérite, et aussi parce qu’elle prône un altruisme dont elle dit qu’il n’est pas possible et dont elle affirme que les contenus (le bonheur des autres) lui paraissent moins importants que sa propre pureté.

Hegel, mais aussi Schopenhauer ou Péguy, ont bien fait la critique de cette « belle âme » : soucieuse de pureté, la belle âme, c’est-à-dire l’agent moral qui se veut pur et admirable, refuse toutes les réserves ou toutes les interprétations concrètes de la Loi qui en affecterait la pureté. Ces interprétations neuves et singulières (telles la décision de mentir à la police pour cacher un fugitif) sont tenues par Kant pour d’intolérables compromissions, mais comme l’action est impossible sans qu’y prennent part le désir et les intérêts des uns ou des autres, la belle âme devrait refuser d’agir si elle était cohérente. L’agent moral a les mains pures, mais il n’a pas de mains, disait Péguy.

La signification de la morale kantienne est donc bien paradoxale : cette morale qui voudrait mettre en œuvre une « raison pratique » aboutit à l’impossibilité de l’action : d’une part toute action est intéressée (au désespoir de l’agent moral qui déplore l’irréalité du devoir), et d’autre part il convient de s’abstenir d’agir chaque fois que la pureté des intentions n’est pas certaine. Comme en fait cette pureté est impossible (comme le confirme aux yeux de Kant, la doctrine du « mal radical »), il apparaît que, étrangement, la moralité kantienne, c’est-à-dire sa théorie de l’action, fait plutôt penser à une doctrine du non-agir.

La moralité kantienne n’est pas seulement impossible, ambiguë et contradictoire, elle est en outre difficilement utilisable.

C’est la doctrine elle-même qui impose de reconnaître cette vérité. On sait en effet que l’impératif commande une forme, non un contenu. C’est dire que le moraliste n’indiquera jamais en quelle action réside le devoir : il préconise seulement qu’on agisse par devoir, c’est-à-dire toujours en fonction d’une obéissance obligatoire et dans la perspective d’une universalisation possible. Le moraliste ne propose pas même son propre choix concret puisqu’il affirme que tous, toujours, doivent simplement respecter la loi morale, quels que soient les contenus éventuels des actions. Le résultat de ce formalisme et de ce rigorisme est que l’action vertueuse est difficilement réalisable (comme on vient de le voir) et que, en outre, si l’agent moral se convainquait pourtant de la nécessité d’agir, il ne pourrait trouver aucun secours ni aucune inspiration concrète dans la doctrine kantienne puisque celle-ci se refuse explicitement à traiter des contenus, c’est-à-dire des désirs et des inclinations qui motivent les actes concrets.

Il apparaît donc maintenant que la moralité est non seulement impossible et ambiguë parce qu’elle est contradictoire dans les termes, mais elle est également abstraite et inutilisable parce qu’elle se veut elle-même formelle (comme pure obéissance morale) et rigoriste (comme exigence inconditionnelle d’universalité).

Concrètement cela signifie que dans l’action, le moi individuel est laissé à son désarroi et à son incertitude quant au contenu précis du devoir. Kant est obscurément conscient de l’insuffisance de cette abstraction (« tu dois », c’est tout), puisqu’il propose des « maximes » qui permettront, croit-il, de définir concrètement les actions qui découleront de la décision d’obéir au devoir. Mais, en fait, l’abstraction reste entière en vertu de la maxime de l’universalisation : si une action doit, avant d’être décidée, être envisagée comme l’action possible de tout individu, alors l’incertitude gagnera toute l’action et toute la moralité : une action universalisable ne se rencontrera jamais, ou toutes les actions seront contradictoires lorsqu’elles seront généralisées.

Faut-il combattre un agresseur au risque de le tuer ? Certainement pas : mais alors les agresseurs et les meurtriers deviendront le genre humain qui se détruira lui-même. Si le mal et la violence n’existaient pas, on pourrait valider la règle de l’universalisation : mais l’hypothèse suppose le problème moral résolu.

Or ce problème moral se pose toujours en des circonstances concrètes et en des situations singulières : les solutions, les diverses possibilités d’action, les différentes issues envisageables ne sauraient dont être définies par des maximes universelles. Dans la réalité concrète une armée conquérante et une armée defensive ne sont pas dans la même situation et n’ont pas la même signification ni les mêmes visées. C’est donc par une simple abstraction idéaliste qu’on se référerait à la maxime du respect universel de la vie : on aboutirait en fait à l’inaction et, par conséquent, à la complicité équivoque avec les agresseurs, et cela au nom de la pureté de ceux qu’on agresse. La raison kantienne ici ne définit pas la structure réelle d’un sujet existant, elle désigne plutôt un a priori spiritualiste transcendant par rapport à la réalité effective.

Un autre fait révele cette morale du devoir comme une pure abstraction : c’est la référence à l’accomplissement du devoir par des protagonistes dont les actions sont les plus contraires. Les combattants des deux armées en guerre, dans notre exemple, en appellent tous au « devoir ». Tous travaillent à la mort des autres, mais avec la bonne conscience du devoir accompli. L’universel, ici, est toujours partiel : tous les citoyens doivent accomplir leur devoir, qui est de défendre la patrie, mais les citoyens bleus et les citoyens rouges ont une conception du devoir exactement inverse. La verité est que la référence au devoir est en fait toujours abstraite et qu’elle fonctionne toujours en réalité comme un leurre ou une trop facile justification.

L’origine de toutes ces abstractions et de toutes ces contradictions réside, au-delà du dualisme et comme son inspiration, en une conception peccative du désir et, par conséquent, du moi. Les puissances du moi, c’est-à-dire les inclinations, les désirs et les intérêts sont, aux yeux de Kant, coupables par elles-mêmes, puisqu’elles visent toutes la défense d’un intérêt et l’expérience d’un plaisir. Tout se passe donc, chez Kant, comme si le moi était cette partie affective de la personne par laquelle elle recherche le bonheur, mais par laquelle, ipso facto, elle se place en dehors de la moralité. La poursuite du bonheur par le moi rend donc indigne du bonheur un agent moral défini par sa seule raison.

Mais celle-ci, pure aspiration à l’absolu, manque autant son autonomie que le moi manque sa liberté et son bonheur : car en cherchant à se rendre digne du bonheur, en se privant de sa poursuite concrète, la raison semble postuler à la fois que le bonheur est une valeur (puisqu’il faut s’en rendre digne) et n’est pas une valeur (puisqu’il ne doit pas inspirer l’ac-tion). Outre cette contradiction, la raison pro-duit, ici, non sa liberté autonome mais sa dépendance, puisqu’elle s’interdit de poursuivre un bien qu’elle désire cependant pour une autre vie après la mort physique du corps. Elle s’interdit de poursuivre ce qui est en réalité pour elle le bien suprême, puisque la tâche de ce Dieu postulé par cette même raison est précisément de réaliser la synthèse (impossible à l’homme seul) entre le plaisir et le devoir, c’est-à-dire entre le bonheur et la vertu.

Si le moi, toujours intéressé, est coupable par essence, sa vertu ne saurait provenir que d’une seconde instance, c’est-à-dire d’un autre aspect de la personne humaine, qui est la raison. Elle est le substitut kantien de l’ancien concept d’âme. Mais nous venons de voir qu’elle suscite une morale contradictoire et ambiguë reposant sur des faits arbitrairement affirmés (l’impératif catégorique est pour Kant un « fait de raison »), ou sur des postulats explicitement posés comme tels (existence de Dieu, immortalité de l’âme, liberté de la volonté). Mais c’est une bien étrange faculté que cette « raison » qui ne peut rien connaître et qui procède par affirmations et postulats : en fait, elle n’est pas une faculté de connaître, mais la « croyance » qui inspire toute l’action obéissant à une loi vide dont toute la vertu est de contraindre.

La vérité est que, loin de rendre possible l’autonomie du sujet, cette raison soumet au contraire le sujet à la croyance dans un Absolu inconnaissable, fondement de l’Être et source éventuelle d’un salut dans l’autre monde pour ceux qui, dans ce monde-ci, auraient su croire et obéir. La morale kantienne n’est si pleine de contradictions que parce qu’elle est un dualisme qui oppose une volonté, n’accédant à la pureté que par sa forme vide, à un moi empirique, intéressé par son essence même et donc toujours coupable. Mais ce dualisme n’est lui-même que l’expression d’une doctrine religieuse et métaphysique qui ne s’avoue pas comme telle. Et cette doctrine n’est peut-être elle-même, comme le dit Constantin Brunner dans Spinoza contre Kant, que l’élaboration intellectualiste des croyances populaires attachées aux idéals les plus dogmatiques et aux consolations les plus trompeuses.

Si bien que, à la fin, les abstractions de la morale kantienne révelent à la fois la méconnaissance de la liberté d’un sujet qui est simultanément pouvoir de connaître et pouvoir d’agir, et la valeur d’une personne qui est simultanément validité du désir et affirmation d’autrui. Il faudra attendre le XXe siècle pour avoir quelque chance d’apercevoir une authentique synthèse, non pas seulement entre le bonheur et la vertu, ou entre la liberté et de déterminisme, mais aussi et surtout entre le sujet et le moi, c’est-à-dire le sujet et son désir.

Conclusion

Quoi qu’il en soit, nous devons insister sur la valeur considérable de l’apport kantien. C’est grâce à la philosophie de Kant que se met en place une conscience explicite du pouvoir constituant du sujet. Si le problème de la relation entre le suiet et le moi ne trouve pas encore sa solution chez Kant, il n’en reste pas moins vrai que c’est à Kant que l’on doit l’affirmation inaugurale d’un sujet, c’est-à-dire d’une conscience qui est à la fois constituante – donc fondatrice -, autonome – donc libre.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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