Le bonheur négatif et l’extinction du désir (Schopenhauer, 1788-1860)

Après la plénitude rayonnante du spinozisme et son affirmation d’une félicité concrète accessible dans notre existence même, le kantisme et son scepticisme critique nous sont apparus comme une chute dans l’austérité tragique.

Pourtant, la doctrine de Kant reste encore comme malgré elle attachée à l’idée du bonheur: elle en diffère la réalisation, elle en spiritualise la définition, mais elle n’en conteste pas la pertinence : on l’a vu, pour lui, le bonheur comme souverain bien est désiré et désirable par tout être raisonnable fini.

Il en va tout autrement avec Schopenhauer. La critique radicale qu’il construit contre Kant ne conteste pas seulement le formalisme vide du devoir et la référence à la chose en soi, il conteste jusqu’à l’idée qu’un bonheur positif soit possible. Ce pessimisme radical est pourtant paradoxal puisque le propos philosophique de Schopenhauer est explicitement d’établir les conditions d’un accès à la délivrance et au salut, c’est-à-dire une morale concrète qui soit l’objectif unique et final de sa doctrine ontologique.

Comme les philosophes classiques, Schopenhauer cherche à définir un souverain bien, un Summum Bonum qui puisse valoir comme but suprême et constituer le fondement d’une sagesse. De plus (et cela semble rapprocher Schopenhauer de Spinoza), le philosophe allemand définit l’Absolu, ou Chose en soi, comme Vouloir-vivre, tandis que Spinoza place à la racine de tout être « l’effort pour persévérer dans son être ».

Sans qu’il soit possible ici d’approfondir la comparaison entre les philosophies de Spinoza et de Schopenhauer, nous devons au moins constater que, chez Spinoza, le Désir est certes l’essence de l’homme, mais non pas l’essence de la Substance, la Substance étant seule l’Absolu. Chez Schopenhauer, au contraire, si le désir est également l’essence de l’homme, il exprime en outre le mouvement même de l’absolu, ou Chose en soi qui est un seul Etre, uniquement défini comme Vouloir-vivre ou Volonté. Certes, à partir de là, Schopenhauer aurait pu élaborer une doctrine de l’affirmation de la vie et du caractère positif de la Volonté. Le philosophe a fait un autre choix, situé aux antipodes de cette possibilité: sa morale, on le sait, prône la négation du Vouloir-vivre et propose une forme de vie rigoureusement ascétique et le renoncement total à la recherche du bonheur. Ce n’est donc pas par ses conclusions, exclusivement négatives, que la doctrine de Schopenhauer peut nous intéresser, c’est par son rôle : elle fut le commencement de la philosophie tragique en Europe, et son influence fut telle qu’elle a constitué l’obstacle majeur à l’épanouissement et à la modernisation de la réflexion sur le bonheur. Si nous voulons surmonter cet obstacle, nous devons tenter de comprendre les raisons doctrinales de cette influence, avant d’en contester la validité et la cohérence. Cette tâche est d’autant plus urgente que l’on s’accorde en général à reconnaître le rôle de la pensée de Schopenhauer dans la formation de celle de Nietzsche (qui cependant critique fermement Schopenhauer), et qu’on pourrait trouver une telle incidence dans la pensée « tragique » d’un Heidegger, ce philosophe de la mort et de la déréliction comme déchéance, ou dans l’approche pessimiste du désir chez Freud, Sartre ou Lacan.

Il nous semble que l’influence considérable et ouvertement reconnue de l’œuvre de Schopenhauer tient au fait qu’elle véhicule une doctrine de la souffrance universelle, proche à la fois des religions chrétienne et bouddhiste, et qu’elle se présente pourtant comme une conception laïque. Cette doctrine ne heurte donc pas le sentiment populaire du caractère douloureux de la condition humaine, mais elle ne heurte pas non plus la culture européenne dominante : chrétienne en ses traditions fondamentales et en outre marquée, au début du XIX° siècle, par la découverte du pessimisme bouddhiste et de la sagesse indienne. Le prestige de Schopenhauer tient en même temps au fait qu’il propose une morale destinée précisément à surmonter cette souffrance, et que cette morale (violemment ascétique, négative et opposée au bonheur) ne heurte pas non plus l’opinion populaire accoutumée à considérer, avec le christianisme, que le mal réside dans la jouissance. C’est ce préjugé culturel que favorise la doctrine de Schopenhauer qui cite toujours, avec la plus grande admiration, des mystiques comme Madame Guyon ou Maître Eckhart. Pour combattre ce préjugé, nous devons mieux connaître cette philosophie qui a contribué à dresser de si nombreux barrages contre la pensée du bonheur.

1. La signification de l’ontologie et la théorie de la souffrance

Esquissons les grandes lignes de cette doctrine (développée dans Le Monde comme volonté et comme représentation).

Nous avons vu que la morale de Schopenhauer repose d’abord sur une ontologie moniste. Précisons cette idée. Pour Schopenhauer, qui reprend explicitement un ancien thème indien, le monde que nous percevons n’est qu’une illusion, Maya, recouvrant de son voile la réalité ultime, véritable et absolue. Cette illusion (le monde des objets) est produite par notre Intelligence, faculté qui se met au service de notre Volonté qui est en nous le Désir. Derrière cette illusion de l’Intelligence, l’intuition, dit Schopenhauer, peut saisir l’absolu véridique et un : la Chose en soi des métaphysiciens. Et cette Chose en soi est le Vouloir-vivre, ou Volonté, c’est-à-dire volonté de vivre. Ce Vouloir-vivre, selon Schopenhauer est aveugle, c’est-à-dire sans conscience et sans concept, c’est-à-dire sans but ni justification. Toute pensée, ou but, serait de l’ordre de l’Intelligence, mais celle-ci n’est qu’une faculté humaine et pragmatique. L’absolu, quant à lui, est pur Vouloir-vivre, c’est-à-dire génération éternelle, indéfinie et sans but. Ici, selon Clément Rosset (Schopenhauer; un philosophe de l’absurde et La Philosophie tragique) se trouve l’origine des philosophies modernes de l’absurde. Mais poursuivons.

Non seulement le Vouloir-vivre est aveugle, sans conscience et sans but, sans raison ni raison d’être, mais il est en outre nécessaire. Son déploiement dénué de sens est pourtant nécessaire et implacable. Et cet indestructible Vouloir-vivre s’exprime et s’incarne, ou plutôt se manifeste dans tous les mouvements vitaux qui constituent la nature. Électricité et forces physico-chimiques, mouvement de la vie à travers la génération des espèces et des individus, mouvement du désir dans la conscience humaine, tous ces éléments sont des manifestations d’un seul et immense Vouloir-vivre, force aveugle, cosmique et inéluctable, force qui emporte tout sur son passage et est capable de tout pour vivre, vivre encore et se reproduire indéfiniment. Si « tout homme est capable de graisser ses bottes avec la graisse du mort », sa victime, si les chiens sauvages dévorent vivantes les tortues qu’ils ont d’abord renversées sur le dos, c’est en raison du Vouloir-vivre aveugle et implacable dont ces actes cruels ne sont que la manifestation.

Comment cette vision cosmique d’un monde absurde, tragique et cruel, se répercute-t-elle sur la condition humaine ?

C’est ici qu’intervient, chez Schopenhauer, la doctrine de la souffrance.

L’élément fondamental qui commande cette souffrance et en explique la signification est ici le désir. Celui-ci est conçu comme une force aveugle et autonome, totalement distincte de la faculté de l’Intelligence. Il est en effet l’expression individuée du Vouloir-vivre ontologique et en soi. Le désir est donc commandé par une force qui dépasse son expression individuelle et qui se déploie comme sa cause transcendante, alors qu’en réalité elle en est la substance et l’être. Vouloir-vivre cosmique et multiplicité des désirs individuels sont en fait rigoureusement identiques : derrière la Maya, tout est un. Si le principe moral de la pitié, chez Schopenhauer, découle de cette unité (« Tat twam asi », dit une formule sanscrite reprise par le philosophe : « tu es cela »), en découle aussi la structure du désir : comme le Vouloir-vivre qu’il exprime, il est insatiable, aveugle et nécessaire. Son seul but est la reproduction indéfinie de son existence et la poursuite de son intérêt égoïste. Sur le plan empirique des phénomènes il ne peut donc en être autrement : le désir est en nous une force incoercible qui nous emporte ou, tout au moins, qui emporte la majorité des humains.

Pratiquement instinctif, mécanique et aveugle, c’est le désir qui est l’origine de toutes les souffrances. Malgré toutes les distorsions que Schopenhauer a pu faire subir au spinozisme et au bouddhisme, on comprend, par son exemple, que l’on ait pu rapprocher ces deux doctrines. Mais l’on comprend aussi que l’attitude du bouddhisme et de Schopenhauer à l’égard du désir, expression d’un Être cruel, et l’attitude de Spinoza à l’égard du désir, expression d’un mouvement vers la joie et la plénitude de l’Ètre, sont aux antipodes. Ce n’est pas l’aire geographique qui spécifie les doctrines, ce sont les choix culturels. Evoquons à ce propos la comparaison, développée par Schopenhauer, de sa propre doctrine avec celle de Spinoza qu’il accuse d’être « un optimiste » et un « Juif » (Le Monde comme volonté et comme

représentation, supplément au livre IV, L, Épiphilosophie, p. 1419). En effet, comme le dit Schopenhauer « la volonté [c’est-à-dire le Vouloir-vivre] doit se nourrir d’elle-même, puisque hors d’elle il n’y a rien et qu’elle est une volonté affamée. De là cette chasse, cette anxiété, et cette souffrance qui la caractérisent » (ibid., liv. II, § 28, p. 202). Et ce qui vaut pour le Vouloir-vivre universel et en soi, vaut pour le désir humain singulier qui en est l’expression. C’est pourquoi tous les êtres individuels sont en concurrence pour posséder cette part de matière qui rendra possible leur subsistance vitale. Et c’est pourquoi aussi, selon Schopenhauer, « nous ne pouvons les concevoir que dans un état de perpétuelle douleur » (liv. IV, §56 « La souffrance est le fond de toute vie », p. 392). « Tout désir naît d’un manque » (ibid.), c’est-à-dire d’un état qui ne nous satisfait pas et qui est donc source de souffrance tant qu’il dure. Mais lorsqu’est atteinte la satisfaction (moment sur lequel Schopenhauer ne s’arrête pas), celle-ci ne dure pas. Elle n’est que le point de départ d’un nouveau désir et donc, pense Schopenhauer, d’une nouvelle souffrance. Si la satisfaction surgit, c’est l’horreur : « Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà la bête et l’homme tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui » (L. IV, §57 ;

« La vie humaine est la plus douloureuse forme de la vie. Elle va de la souffrance à l’ennui. Une seule consolation : la douleur n’est pas accidentelle, mais inévitable. De cette pensée peut naître la sérénité stoïque. », p. 394). Ainsi, l’individu humain (et tout être) est ballotté par son désir entre la souffrance et l’ennui. Tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur. Le désir est donc « cet effort incessant » qui est « comme une soif inextinguible ». Ainsi l’homme est-il « placé sur la terre, abandonné à lui-même, incertain de tout, excepté de ses besoins et de sa misère » (p. 395).

2 La conversion et la délivrance

La condition humaine, pour Schopenhauer, est donc tout entière souffrance. C’est à partir de ce point de départ que nous allons pouvoir comprendre la véritable nature de la morale qu’il propose, c’est-à-dire la véritable nature du souverain bien qu’elle permettrait d’atteindre.

Schopenhauer définit lui-même ce souverain bien comme « résignation absolue » (liv. IV, § 68, p. 493). Il s’agit ainsi d’accéder à un état de « délivrance », comme dit la sagesse indienne ou bouddhiste, et le chemin de cet accès est constitué par ce que Schopenhauer nomme une « conversion ». Précisons le contenu de ces deux moments, étroitement liés. La délivrance consiste ici dans la « suppression […] totale, la négation du vouloir, le néant véritable de toute volonté, bref, cet état unique où tout désir s’arrête et se tait, ou se trouve le seul contentement qui ne risque pas de passer, cet état qui seul délivre de tout… » (8 65, p. 456). Seul ce renoncement total à tout désir est « le remède radical et unique à la maladie, tandis que tous les autres biens sont purs palliatifs de simples calmants » (ibid.).

Le bien véritable, qui était pour Spinoza la joie souveraine et parfaite à laquelle accède le Désir conduit par la raison et atteignant l’être, est au contraire pour Schopenhauer l’absence de tout désir, l’arrêt de la vie et le « néant véritable ». Si toute souffrance vient du désir, il convient de supprimer le désir pour supprimer la souffrance. Mais, en prononçant ce décret, Schopenhauer ne s’avise pas du fait que la souffrance pourrait bien provenir non de l’essence du désir, mais de sa passivité contingente, issue quant à elle de l’ignorance et de l’imagination. Nous reviendrons plus loin sur cette critique de la conception schopenhauérienne de la

souffrance.

Auparavant nous devons préciser la nature de la « conversion », puisque c’est celle-ci qui est censée conduire à la délivrance.

La « conversion » est la transformation radicale de tout l’être qui renonce au désirs par le choix de l’ascétisme le plus rigoureux. Schopenhauer se félicite d’avoir formulé pour la première fois « l’essence profonde de la sainteté, de l’abnégation, de la guerre à mort faite à l’égoïsme, de l’ascétisme enfin » (§ 68, p. 481). Il s’agit de « la négation de la Volonté de vivre quand une connaissance entière de toute son essence opère sur elle comme un sédatif de la volition » (ibid.). Pauvreté, privations, souffrances, abandon de toute propriété, recherche intentionnelle de ce qui déplaît et contrarie, tortures volontaires sont les manifestations de cet anéantissement de soi et de ce nihilisme passif dont Schopenhauer se fait le défenseur. Conversion et délivrance se rejoignent puisque la première est la décision de renoncer à la vie et aux désirs, tandis que la seconde est cet état sans désirs où l’individu a anéanti le Vouloir-vivre en lui. « Tel est le cours des choses le plus désirable : c’est l’euthanasie de la volonté »

(p. 456). Ce but final se concrétise déjà, pour Schopenhauer, par « une chasteté volontaire et parfaite » (ibid.) et lui permet d’écrire : « Je puis bien ici invoquer un passage du Veda :  » De même que dans ce monde les enfants affamés se pressent autour de leur mère, de même tous les êtres attendent l’holocauste sacré ». » (§ 68 « De la négation du Vouloir-vivre », p. 478).

On se souvient que, pour Schopenhauer, la vie est une « maladie » (p. 456), et que son remède radical est « l’extinction du désir », le nirvana. On s’aperçoit maintenant qu’il faut aller plus loin : Schopenhauer n’est pas loin de penser que « ce but de l’existence » qu’est « la conversion totale » (p. 1413) devrait permettre d’envisager la destruction même de tout l’univers phénoménal (p. 478).

* * *

Nous sommes en mesure, maintenant, de comprendre le sens que Schopenhauer confère au terme de bonheur. Tout d’abord il pense qu’« une joie secrète accompagne cette affliction » qui découle de la « disparition lente du vouloir » (p. 497). Cette « joie » n’est évidemment pas une plénitude positive : elle est « résignation » en tant que « délivrance » et « salut ».

Elle résulte donc d’une connaissance et n’a plus aucun rapport avec ce que l’on appelle couramment le « bonheur ». Pour Schopenhauer, celui-ci est purement « négatif […] la satisfaction, le contentement ne sauraient être qu’une délivrance à l’égard d’une douleur, d’un besoin » (liv. IV, § 58, p. 403 sqq.). Nous ne pouvons connaître qu’indirectement la satisfaction et la jouissance, en faisant appel au souvenir de la souffrance et de la privation passives qu’elles ont chassées.

Si Schopenhauer n’accorde aucune positivité à l’expérience empirique de la satisfaction, à laquelle il réduit le bonheur, il n’accorde pas pour autant une quelconque plénitude à la délivrance finale ni au salut qui constituent sa morale. Car ce salut n’est que négation du vouloir et, du point de vue affectif, marche vers le néant. Du point de vue de l’intelligence, cette délivrance résulte d’une conversion de la connaissance, c’est-à-dire d’une connaissance de l’essence véritable des choses, connaissance dénuée de tout contenu concret qui pourrait constituer une joie positive. En effet, il s’agit alors d’une contemplation. « Dans une telle contemplation, la chose particulière devient d’un seul coup l’idée de son espèce, l’individu devient sujet connaissant pur » (liv. III, § 34, p. 232).

Schopenhauer n’hésite pas ici à se référer encore à Spinoza et à citer minutieusement Ethique V (31, Sc.), ainsi que Ethique II (40, Sc. 2). Quel que soit le degré d’exactitude de son interprétation, il importe de noter que Schopenhauer s’autorise de Spinoza pour affirmer et mettre en évidence l’existence d’un « sujet pur ». Si Spinoza montrait bien que ce sujet est en même temps un Désir et une joie, Schopenhauer ampute le sujet de son désir. Et pourtant il revendique explicitement l’ultime conclusion spinoziste : ce sujet de la connaissance révèle sa propre éternité. L’individu, en s’élevant à cette contemplation, réalise l’identité de la Volonté dans l’objet et dans l’individu. Le monde et l’individu se « confondent ensemble » car ils ne sont que la « volonté qui se connaît elle-même »

(§ 34, p. 233). Mais alors « celui qui sent tout cela », comment pourrait-il, en contradiction avec l’immortelle nature, se croire absolument « périssable »?

La sagesse préconisée par Schopenhauer est donc l’accès à la conscience de l’éternité par la connaissance contemplative dépouillée de tout désir et exercée par un sujet pur. Et cette sagesse s’acquiert selon l’auteur par la voie de la souffrance : celle du monde, que l’on connaît, et celle du sujet lui-même, qui l’éprouve. La délivrance ultime n’est donc pas un bonheur; elle est au contraire un « bien absolu » en tant que, par la voie de l’épreuve personnelle, ou par celle du « sort », elle s’oppose à toute forme de satisfaction. En unissant étroitement le « quiétisme, c’est-à-dire le renoncement à tout vouloir, l’ascétisme, c’est-à-dire la mortification préméditée de la volonté propre, et le mysticisme, c’est-à-dire la conscience de l’identité de son être propre avec celui de toues choses ou avec l’essence du monde » (Suppl. au liv. IV, XLVIII « Théorie de la négation du Vouloir-vivre », p. 1382), la morale de Schopenhauer est selon ses propres termes « assez visiblement dirigée vers la destruction de notre bonheur » (XLIX

« L’ordre de la grâce », p. 1412).

Ainsi, non seulement le bonheur n’est pour Schopenhauer rien de positif, mais il semble bien qu’il soit en outre comme l’incarnation du mal et comme le « péché originel » à dénoncer et à combattre. Nous sommes donc en présence d’une étrange doctrine qui, à l’inverse exact de celle de Spinoza, se donne comme non religieuse et se constitue en réalité comme une religion mystique de la douleur. « La vie se présente alors comme une opération purificative où le bain purifiant est la douleur » (p. 1413).

3. Examen critique de quelques contradictions

Il est temps pour nous de soumettre une telle doctrine à un examen critique. Pour accroître la rigueur de cet examen, nous nous bornerons à esquisser une critique interne.

La pensée de Schopenhauer nous paraît d’abord partielle et tendancieuse. Comme si elle était tout entière commandée par le désir d’établir le caractère désespéré de la condition humaine cf. Le Monde comme volonté et comme représentation, liv. IV, § 70, p. 511 ; ce paragraphe est le pénultième de l’ouvrage qui en comporte 71), les descriptions qu’elle opère du désir sont toujours consacrées à un aspect de manque et de souffrance, et jamais à un aspect positif de satisfaction et de plénitude.

Or cet aspect positif est essentiel et non pas secondaire ou accidentel. Si l’individu ne pouvait jamais se remémorer une expérience de joie ou de satisfaction, il ne pourrait jamais non plus l’anticiper, et ne pourrait donc pas même désirer. Il ne pourrait se constituer comme mouvement dynamique vers un avenir de jouissance (fût-elle intellectuelle, affective ou esthétique, et non pas seulement attachée aux besoins) s’il n’était en mesure d’évoquer implicitement une jouissance déjà effectivement vécue dans le passé. C’est donc par la plénitude et par son contentement que le désir se meut lui-même et se rend capable d’éprouver la joie de la satisfaction ou la tristesse de l’insatisfaction. Ainsi en rejetant hors de sa vue la joie et l’allégresse de l’amour ou de l’œuvre accomplie par exemple, Schopenhauer ne donne qu’une vision partielle de la vie du désir, et cette vision est partielle parce qu’elle est partiale. Elle est orientée a priori par ce qu’elle veut démontrer et n’hésite pas, pour ce faire, à amputer la réalité de l’élément même qui lui donne son sens. Car sans l’expérience du désir comblé, non seulement le désir ne saurait se porter vers l’avenir, mais il serait incapable d’éprouver la moindre souffrance. Celle-ci provient bien d’un manque ou d’une destruction, mais il s’agit précisément du manque et de la destruction de la joie, du plaisir ou de la satisfaction.

Tronquée de la partie qui lui donnerait seule un sens, la description schopenhauérienne du désir est donc tout simplement fausse.

Cette doctrine n’est pas seulement fausse parce qu’elle est partielle, elle est également fausse parce qu’elle est contradictoire. C’est l’ensemble même de la doctrine et de l’ontologie schopenhauérienne qui interdit de comprendre la morale que propose l’auteur, parce qu’elle en interdit la possibilité même. La « rédemption » par la douleur d’abord, et par la négation du Vouloir-vivre ensuite, est tout simplement impossible à réaliser dans le système du Vouloir-vivre.

La première contradiction réside dans l’affirmation simultanée d’un monde en soi nécessaire (Le Vouloir-vivre inéluctable) et d’une négation du Vouloir-vivre en l’homme. Le recours à l’opposition de l’absolu et du phénomène n’est qu’un leurre puisque, on l’a vu, Schopenhauer affirme l’identité ontologique de la volonté et de l’individu. En fait, Schopenhauer réintroduit subrepticement un dualisme entre le monde de la vie, et le sujet pur, mais son système interdit que ce sujet puisse nier le Vouloir (en lui et dans le monde) puisque ce Vouloir-vivre aveugle et vital est l’essence nécessaire de toute chose et donc de l’individu lui-même.

Une deuxième contradiction va découler de cette affirmation (non pertinente ici) selon laquelle la contemplation peut « délivrer » l’in-dividu, c’est-à-dire annihiler le désir en lui. Cette deuxième contradiction réside dans le recours à l’intelligence. C’est en effet l’intelligence (ainsi nommée par l’auteur) qui peut seule déployer une connaissance et, en saisissant la vérité du monde, délivrer l’individu de ce désir qui est la cause de toute douleur. Mais Schopenhauer affirme contradictoirement que le Vouloir-vivre est, comme Volonté, étranger à l’Intelligence. Celle-ci (selon une inspiration kantienne ouvertement revendiquée) n’est qu’un instrument phénoménal qui pose illusoirement l’idée d’objet et de causalité; par rapport au désir, elle ne peut que lui fournir des buts et des fins, puisque le désir est une force vitale sans concept. Ce qui est alors contradictoire est de proposer une philosophie contemplative, œuvre de l’intelligence, pour combattre un désir qui n’a en fait aucun rapport à l’intelligence.

Comment le désir comprendrait-il les injonctions de l’intelligence, lui qui n’est, dans le système, que pure volonté aveugle ?

Cette contradiction est aggravée par le fait que ce que l’intelligence prétend imposer au désir est son propre anéantissement, alors que l’essence du désir est la reproduction perpétuelle de son mouvement. Ici encore, pour masquer une insurmontable contradiction, Schopenhauer introduit subrepticement un dualisme : il ne s’agit plus de l’opposition (pourtant impossible) entre la chose en soi et l’individu qui veut la nier et la détruire, il s’agit de l’opposition, au sein de cet individu, entre un désir aveugle et une intelligence libératrice. Cette opposition est à la fois impossible et nécessaire dans le système de Schopenhauer. Impossible : désir et volonté sont la seule essence vraie des choses ; l’intelligence, n’étant qu’un outil qui pose la multiplicité des individus là où n’existe qu’un seul grand être, ne saurait donc avoir une efficacité ontologique en s’opposant à l’être. Nécessaire : cette opposition dualiste de deux facultés est pourtant indispensable, puisque seule l’intelligence peut, par la connaissance, libérer l’individu de sa souffrance en annihilant son désir et son vouloir. En fait le schopenhauérisme est l’éloge spiritualiste d’un ascétisme opposé au monde et à la vie, mais cet éloge prétend se déployer dans un système où le monde (qui n’est pourtant que ma représentation phénoménale) est conçu comme pur mouvement nécessaire et inéluctable de la vie, c’est-à-dire de la Volonté sans Intelligence.

Nous entrevoyons dès lors une troisième contradiction : il s’agit de l’affirmation de la connaissance possible de l’absolu (le Vouloir-vivre est la chose en soi, cosmique et ontolo-gique) et de l’affirmation simultanée de la fonction purement phénoménale de l’intelligence. Celle-ci n’est que la source formelle et illusoire de la notion d’individu et de la notion de causalité. Elle n’atteint donc que la Maya. Comment pourrait-elle connaître l’absolu, si elle n’est que forme vide au service du désir ? La contradiction est d’autant plus grave que l’œuvre de Schopenhauer est évidemment le fruit de l’intelligence, c’est-à-dire de la réflexion de l’auteur.

Son recours fréquent à l’intuition n’est lui aussi qu’une solution de circonstance dès lors que cette intuition métaphysique reste fort mal définie, et ne fait qu’ouvrir la voie à de nouvelles contradictions : si l’intuition connaît l’absolu (comme le dit Schopenhauer) et si la volonté et l’individu sont identiques (comme l’affirme l’auteur), il faut conclure que dans le Vouloir-vivre réside une possibilité de conscience de soi qui est une intuition capable de connaître et de délivrer, c’est-à-dire de nier le Vouloir-vivre ; mais si le Vouloir-vivre comme absolu non phénoménal pouvait s’intuitionner pour se délivrer de lui-même, il faudrait qu’il vise sa propre des-truction. Or nous avons vu que, dans le système de Schopenhauer, c’est le contraire qui est vrai : le Vouloir-vivre vise sa perpétuation, il est éternel, et seul le philosophe schopenhauérien aspire, comme on l’a vu, à la destruction et à l’anéantissement de ce Vouloir-vivre.

4 La question de la contemplation et l’exercice de la philosophie

Toutes ces contradictions mettent en évidence la signification de la pensée de Schopenhauer. Sur la base d’un système confus et contradictoire du triple point de vue moral, psychologique et ontologique, Schopenhauer défend une visée irréalisable : la destruction de l’essence vitale du monde par la seule pensée d’un sujet pur, sujet qui n’est pourtant que « l’incarnation » de ce monde vital.

Ce qu’il est finalement impossible de comprendre, dans le système de Schopenhauer, c’est l’existence même de l’entreprise philosophique conçue comme une contemplation. L’auteur affirme à l’évidence la supériorité de la vie contemplative sur la vie du désir tel qu’il l’entend. Mais cette supériorité est en réalité une préférabilité, et il est clair que, pour Schopenhauer, le philosophe préfère la connaissance à la vitalité : mais cette préférence est un désir, et Schopenhauer combat pour la diffusion de ses idées. Or un tel désir n’a pas de place dans son système : le désir, quel qu’il soit, est le péché originel. Ce que Schopenhauer semble ignorer c’est que la vie philosophique est une vie de désir et une vie désirable qui se situe bien au-delà des dialectiques empiriques de la satiété et de l’insatisfaction, et qui sait parfaitement intégrer le désir de vivre en connaissant et le désir de connaître en vivant. Chez Schopenhauer la vie contemplative est dénuée de toute épaisseur existentielle : si elle est située hors du désir, on ne comprend pas qu’elle puisse être aimée, désirée et préférée à toute autre forme de vie, comme le font pourtant tous les mystiques et tous les ascètes malgré leurs déclarations sublimes et spiritualistes. Il semble bien que chez eux, comme chez Schopenhauer, l’intention fondamentale soit non seulement de combattre et de réprimer les désirs charnels mais encore de détruire l’existence même du monde matériel dans son ensemble. À ce qu’ils croient être l’illusion des sens, ils ajoutent l’illusion réelle de pouvoir subsister seuls, vertueux, purs et désincarnés, dans un univers fantomatique qui émergerait des ruines de « l’holocauste sacré ». En vérité, il conviendrait de parler, avec Hegel critiquant le moralisme, d’un « délire de la présomption ».

Ainsi, le détournement du monisme spinoziste et la résurgence du monisme catastrophique de l’Inde n’ont permis que de mettre en évidence le caractère inévitable de la question du bonheur face au problème de la souffrance. On ne dépasse pas cette souffrance par une métaphysique de la douleur mais par une réflexion qui garde constamment présente à l’esprit l’idée spinoziste selon laquelle la béatitude, c’est-à-dire la joie issue de la délivrance et du salut, n’est pas la récompense d’une vertu ascétique mais la vertu elle-même, en tant qu’elle est véritable, c’est-à-dire affirmation cohérente et réfléchie de la vie et de la joie. Et cette éthique eudémoniste n’est elle-même possible que si l’on se souvient aussi que « personne ne peut désirer être heureux, bien agir et bien vivre, qu’il ne désire en même temps être, agir et vivre, c’est-à-dire exister en acte » (Spinoza, Ethique, IV, 21). »

Robert Misrahi , « Qu’est-ce que l’éthique?

https://www.placedeslibraires.fr/livre/9782200016432-qu-est-ce-que-l-ethique-robert-Misrahi

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