De l’immanence métaphysique à l’immanence existentielle : Giordano Bruno et Michel de Montaigne. Étienne de La Boétie et la liberté

Giordano Bruno

Ce n’est qu’avec Giordano Bruno, que la Renaissance allait accomplir ce que nous appellerons sa conversion pleine et entière. Si Paracelse, thaumaturge et alchimiste, reste à la fois un catholique et un homme du Moyen Age, moins libéré qu’un esprit comme Nicolas de Cuse au début du siècle, Giordano Bruno représente au contraire l’émergence enfin cohérente et ferme d’une pensée délivrée de toute transcendance et de toute magie.

Bien que, dans l’œuvre de Bruno, on ne trouve pas d’éléments qui permettraient de constituer une doctrine approfondie du moi ou du sujet, il est nécessaire de se référer à son idée principale qui est une espèce de panthéisme : c’est par la défense de cette idée que Giordano Bruno a construit la philosophie la plus audacieuse, la plus neuve et la plus féconde en ce XVI° siècle si douloureusement déchiré par l’intervention toujours plus efficace de la raison, de l’individu et de sa liberté. En même temps, par sa lutte contre l’autorité ecclésiastique, par sa sortie hors de l’Église, et par sa fermeté et son courage lors de son emprisonnement à Venise en 1592, jusqu’à sa mort sur le bûcher où il fut brûlé vif en 1600 à Rome, Giordano Bruno représente la plus belle figure du philosophe combattant pour la liberté par sa seule pensée, fût-ce au prix de sa liberté et de sa vie.

Pour Giordano Bruno (1548-1600) le monde est un et Dieu est lui-même toutes choses et identique à ce monde. Plus précisément il est la Vie qui anime le monde et les êtres ; en même temps ce Dieu est esprit, substance, mais en tant précisément qu’il est le monde compris en profondeur. La connaissance du monde doit en outre se tourner vers ce monde et non pas se borner à la référence à Dieu. Car l’efficacité de celui-ci n’est pas séparable de la causalité interne des choses mêmes du monde.

En outre, Giordano conteste le géocentrisme d’Aristote et affirme un héliocentrisme qui n’exclut pas mais pose au contraire la pluralité des mondes.

Si l’on ajoute à cette vision unitaire et immanentiste du cosmos le rejet par Bruno des dogmes chrétiens comme la virginité de Marie ou même la divinité du Christ, on comprend la haine répressive qu’il suscita contre lui. Mais ses bourreaux n’ont pu faire disparaître ni sa pensée ni la fécondité de celle-ci : elle ouvre le XVII° siècle, c’est-à-dire, avec Spinoza, l’ère moderne de la philosophie immanentiste et radicale.

Montaigne

Mais l’immanentisme de G. Bruno concerne le monde et la seule Nature. C’est avec Montaigne que cette nouvelle vision du monde allait déployer ses conséquences existentielles.

On sait que la philosophie de la connaissance, chez Montaigne, consiste à mettre en doute les capacités de la raison à saisir l’essence intime des choses. Si la devise du philosophe était « Que sais-je? », son symbole préféré et, pourrait-on dire, le signe sous lequel il plaçait son existence était une balance équilibrée dont le fléau ne penchait ni à droite ni à gauche. C’est dans l’apologie de Raimond Sebond que Montaigne développe l’argumentation la plus rigoureuse pour établir son scepticisme, mais son attitude prudente, concernant aussi bien la connaissance que l’action, s’exprime tout au long des Essais (la première édition des Essais date de 1580, la seconde, de 1582. C’est l’édition posthume de 1595, préparée par MIle de Gournay, qui est la plus complète et comporte toutes les additions effectuées par Montaigne lui-même sur un exemplaire de 1588). Cette doctrine sceptique est bien connue et ce n’est pas elle qui nous retiendra ici. Notons seulement la prudence critique de Montaigne à l’égard de la religion : il affirme aussi bien sa foi chrétienne, que l’impossibilité, pour la raison humaine, de connaître Dieu ou de parler de Dieu tel qu’il est en lui-même, et indépendamment de l’imagination humaine ou des croyances inscrites en l’âme par l’éducation et la coutume. Sa prudence à l’égard de la politique est la même et l’on connaît le désir très vif de Montaigne de se retirer dans son domaine et dans sa bibliothèque pour se consacrer à lui-même : « Misérable à mon gré qui n’a chez soi où être à soi, où se faire particulièrement la cour, où se cacher » (cité par Marcel Conche, Montaigne, ou la conscience heureuse, Seghers, 1964, p. 97).

Le scepticisme de Montaigne semble donc laisser en place une transcendance divine, et rejoindre ainsi la position des penseurs du Quattrocento, position qui serait en retrait par rapport à celle de Giordano Bruno. En réalité, la pensée de Montaigne implique des audaces et des innovations qui la situent bien comme un humanisme ouvert de la fin du XVI° siècle, préparant une conception de l’homme entièrement libérée de la transcendance et des problèmes théologiques.

C’est à ce titre que la pensée de Montaigne nous concerne ici : loin d’être un système du monde, et sans se vouloir exclusivement une théorie de la connaissance, cette pensée est une sagesse, et cette sagesse repose sur une certaine conception de l’individu concret. À la fois morale personnelle et doctrine de l’individu, cette pensée pourrait être désignée comme une doctrine de l’immanence existentielle.

« Je m’estudie plus qu’autre subject. C’est ma métaphisique, c’est ma phisique » (Essais, III, XIII). En effet, si Montaigne récuse les pouvoirs transcendants de la raison et par conséquent la validité de toute métaphysique, il déplace aussi le centre d’intérêt de la méditation : pas plus que la métaphysique, la philosophie de la nature ne présente d’intérêt aux yeux de Montaigne. L’objet exclusif de son étude et de son intérêt, cet objet qu’il appelle « subject », est lui-même. Certes, il s’agit aussi par l’étude de soi, de connaître « l’humaine condition » et, comme il est dit dans l’Apologie, « l’humaine nature » (Essais, II, XII). Mais, ce qui est radicalement neuf dans l’entreprise de Montaigne, c’est que la connaissance de l’homme ne s’acquière que par la connaissance de l’individu, et que cet individu est précisément celui-là même qui déploie cette connaissance. La philosophie, en tant qu’elle est la connaissance de l’homme, devient à la lettre une connaissance réflexive, puisqu’elle est une connaissance en première personne.

Mais cette connaissance réflexive n’est pas celle d’une âme qui serait séparée du corps et du monde. La connaissance de l’individu Montaigne par lui-même est la connaissance concrète de la vie singulière d’un homme déployant son activité physique et spirituelle dans un monde réel, matériel et social, individuel et politique.

En décrivant cette vie qui est la sienne, Montaigne déploie donc non seulement une connaissance de la nature humaine, mais une conception précise de ce qu’est un individu lorsqu’il réfléchit sur lui-même, sur son être et sur sa vie. Nous assistons ainsi, tout au long des Essais à la mise en place non pas d’une théorie bien structurée du sujet, mais de la description libre d’un individu singulier, description à la fois multiple et unifiée, homogène et pourtant diversement rythmée selon les thèmes et l’inspiration du sujet qui se décrit.

Car cet individu qui expose ses sentiments et ses goûts, sa sagesse et ses désirs, ses actions et ses lectures, est un sujet : c’est en première personne qu’il s’exprime, et il revendique explicitement son activité réflexive et sa conscience de soi comme faisant partie à la fois et de son être et de son choix. Lisons cette page presque finale du dernier chapitre des Essais : « Les autres sentent la douceur d’un contentement et de la prosperité ; je la sens ainsi qu’eux, mais ce n’est pas en passant et glissant. Si la faut il estudier, savourer et ruminer (…]. Je consulte d’un contentement avec moy, je ne l’escume pas [….] y a-t-il quelque volupté qui me chatouille ? je ne la laisse pas friponer aux sens, j’y associe mon ame, non pas pour s’y engager, mais pour s’y agreer, non pas pour s’y perdre mais pour s’y trouver; et l’employe de sa part à se mirer dans ce prospere estat, à en poiser et estimer le bonheur et amplifier » (Essais, III, XIII).

Ainsi, ce que Montaigne déploie est une prise de position qui est simultanément une morale de la jouissance et une activité de réflexion. Est constituant de cette morale, selon Montaigne, le fait de « se plaire à vivre » comme il le dit une page plus haut, seule justification de « se déplaire à mourir ». Mais il y a « du mesnage à la jouyr » : la jouissance de la vie est un acte et cet acte est essentiellement réflexif. Seule la réflexion, c’est-à-dire très précisément ici, la prise de conscience du plaisir par lui-même, peut permettre l’élaboration d’une sagesse qui soit à la fois morale du bonheur et affirmation du primat de l’individu.

Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une doctrine du sujet, le développement concret de la méditation de Montaigne sur la sagesse digne d’être poursuivie, permet cependant d’esquisser les grands traits de ce qu’est pour lui l’individu humain.

L’âme comme pouvoir de réflexion et de raisonnement pratique, est ce qui fait de nous des hommes et non simplement des bêtes (même s’il faut reconnaître à celles-ci une certaine intelligence). Mais cette âme qui fait notre essence ne nous situe ni en dehors du monde ni en dehors du corps. La vie de l’âme est liée à la vie du corps, et nous ne pensons pas de la même façon en différentes circonstances physiques ou sociales. L’essentiel de la vie de notre corps est d’ailleurs la recherche légitime du plaisir. Mais si la volupté doit être intégrée à la conscience de nous-mêmes pour nous faire accéder à un plus grand bonheur, elle doit aussi être mesurée afin de ne pas tomber en l’excès qui cause le dégoût. La raison pratique et empirique doit toujours être présente, et elle est toujours efficace, à la différence de la raison théorique toujours trompeuse et illusoire.

C’est que la connaissance pure, chez l’individu, est toujours en réalité sous le joug de l’imagination. Celle-ci est source de superstition et de dogmatisme. Elle est également la source de la plus grande part de nos douleurs et de nos souffrances, car elle accroît le mal en l’anticipant et en l’imaginant. Tel est le cas pour la peur de la mort qui, selon la tradition épicurienne ne devrait pourtant pas nous concerner.

Ce sujet concret, fait de chair, de désirs et d’imagination, mais aussi de bon sens et de raison empirique, est en même temps un être social. La critique opérée par Montaigne montre assez la relativité des coutumes, des mœurs et des lois, mais elle vise aussi à éclairer le lien qui unit l’individu et son groupe social, l’individu et les autres. L’amitié se manifeste alors, comme c’est le cas pour la plupart des grandes idées de Montaigne, dans une double dimension : elle est à la fois une faculté ou une possibilité essentielle de la nature humaine, et une valeur d’excellence que recommande la sagesse eudémoniste la plus simple, celle qui est le plus sincèrement l’affirmation de l’amour de la vie.

On sait combien l’amitié avec La Boétie fut exemplaire et décisive, et l’on voit bien qu’elle est la meilleure illustration du lien indissoluble que Montaigne a toujours instauré entre sa vie d’individu libre, vivant et cultivé, et sa réflexion simultanément critique et constructive, intellectuelle et éthique. Le sujet, pour Montaigne, est toujours un individu singulier, conscient de soi, soucieux de son bonheur, et simultanément amoureux de la vie et de la liberté.

Étienne de La Boétie

Sans pouvoir décrire ici les conceptions du sujet impliquées par les différentes philosophies politiques qui se sont développées au XVIe siècle, nous devons cependant mentionner la doctrine de La Boétie dont l’amitié exemplaire et réciproque illumine toute l’œuvre de Montaigne par son inspiration et par son souvenir (à propos de la pensée politique à la Renaissance, cf. l’ouvrage fondamental de Pierre Mesnard, L’Essor de la philosophie politique au XVI° siècle, Vrin, 1977. L’ouvrage comporte une bibliographie considérable et un remarquable « Tableau de concordance chronologique » entre les œuvres et les événements historiques dans les différents États de l’Europe).

L’année même ou fut publié l’ouvrage de Jean Bodin, La République (en 1576), fut également publié (mais à Genève) le livre de La Boétie, Discours de la Servitude volontaire, également désigné par un titre qui n’est pas de La Boétie : le Contr’un (cf. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, avec chronologie, introduction, bibliographie, notes, par Simone Goyard-Fabre, Garnier-Flammarion, 1983).

Le « Discours » de La Boétie est beaucoup plus qu’une œuvre polémique de jeunesse qui aurait été dirigée contre la monarchie en des circonstances historiques données. Il s’agit en effet non seulement d’une critique politique de la monarchie et des tyrannies, mais d’une analyse philosophique des véritables fondements du pouvoir tyrannique. Or, cette analyse met en évidence la nature même de
l’individu humain comme porteur de la liberté. En termes modernes nous pourrions dire que, dans sa recherche critique des fondements injustes de la monarchie, La Boétie met en évidence la structure
fondamentale du sujet : et cette structure est la liberté même.

Certes, La Boétie décrit cette liberté en termes politiques, parlant de cette « franchise » qui appartient à l’homme par nature, et que le tyran ne peut nier ou opprimer que par le consentement et la complicité des sujets mêmes contre lesquels s’exerce sa tyrannie. Dans cette perspective politique il est remarquable que La Boétie décrive avant Hegel une dialectique de la servitude dans laquelle la domination du maître puise sa force et son autorité dans le seul consentement de l’esclave.

Il est également remarquable que La Boétie s’efforce de rendre compte de ce consentement des victimes par l’intérêt que quelques-uns d’abord croient tirer de leur soumission au tyran (« despote » de l’ère classique, et « dictateur » des temps modernes), et par l’enchaînement descendant et multiplié des dominations intéressées et des servitudes complices, concernant des cercles concentriques toujours plus vastes et des victimes consentantes toujours plus nombreuses.

Mais la profondeur de ces analyses dépasse le cadre de la seule réflexion politique. Nous sommes en présence d’une conception neuve et audacieuse de l’individu humain, conception aux termes de laquelle celui-ci dispose d’un pouvoir de décision absolument autonome et indépendant.

Que cette prise de conscience se soit déployée à l’intérieur du champ politique de la réflexion manifeste seulement le fait que la conscience de soi, dans l’individu, n’était pas parvenue à sa propre maturité et n’était pas encore en mesure de se poser explicitement comme telle. C’est seulement dans son rapport à l’institution politique et monarchique que l’individu, par la voix de La Boétie, est en mesure de cerner son propre pouvoir de décision. Il en a la conscience, mais il n’en a pas encore vraiment la connaissance explicite et réflexive. Or, c’est seulement par la connaissance réflexive de soi, comme pouvoir indépendant de penser et d’agir, que l’individu de la Renaissance aurait pu passer de l’affirmation de sa singularité et de son indépendance naturelle, à une conscience de soi plus claire et plus explicite. Seule une telle conscience d’être un sujet au sens plein, aurait été en mesure d’apercevoir le lien interne de la conscience et de la liberté, c’est-à-dire la consubstantialité de « l’âme » et de la liberté. Seule une telle identité substantielle entre conscience de soi et liberté permet d’accéder à la conscience de soi comme sujet.

Ce pas décisif de la réflexion, rendant simultanément possible et la pleine conscience de la liberté et la saisie de soi comme sujet, ce pas décisif allait être effectué par Descartes, soixante années seulement après le Discours de la servitude volontaire : le Discours de la méthode est publié en 1636.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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