Bergson (1858-1941)

La conversion philosophique et le « moi profond »

C’est dans le contexte scientifique de la fin du XIXe siècle que Bergson commence sa réflexion philosophique. Critiquant la philosophie de Kant (qui n’avait fait que l’épistémologie des sciences du XVIIe siècle prenant pour modèle le formalisme des mathématiques), Bergson se tourne vers les sciences biologiques et réfléchit sur l’évolutionnisme de Spencer. Un autre modèle scientifique s’impose alors, inspiré par la vie et non par l’objet étendu inerte.

Mais parce que, dans la philosophie de Spencer, la question du temps, dans l’évolution, était à la fois mise en évidence et non approfondie, Bergson se propose de décrire au plus près ce temps créateur qui sous-tend l’évolution des espèces (L’Évolution créatrice, 1907). Cette réflexion (bien antérieure à la publication de l’ouvrage) conduit Bergson vers la racine même du problème du temps : vers l’individu et sa conscience. C’est dans l’ouvrage fondamental, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), que Bergson décrit en profondeur l’origine du temps vécu, c’est-à-dire la manière dont le temps est vécu par le moi. Et c’est en déployant cette analyse que Bergson constitue la première grande description concrète et qualitative de la conscience à l’orée du XXe siècle.

Pour saisir la signification véritable de cette description (dont la célébrité a fini par masquer l’originalité), il convient de ne pas la séparer de son contexte: Bergson ne souhaite pas, comme un Hegel ou un Schopenhauer, opposer l’individu à la totalité, le moi à la nature ; il souhaite au contraire inscrire harmonieusement le moi au cœur (ou au terme) de cette totalité dynamique et en mouvement qu’est la nature entière comme évolution créatrice. Les mêmes caractères se retrouveront dans l’élan vital de la globalité de la nature et dans la durée qui est la marque du moi profond. Mais cette harmonie n’est pas statique : animée par l’élan vital, elle est à la fois créatrice et imprévisible, chaque espèce étant le fruit mais non pas le résultat prévisible de tout le mouvement qui l’a précédée; en outre, le moi humain porte à l’extrême ce mouvement créateur qui devient alors à la fois conscience et liberté. Ce qui, dans la nature, peut être décrit comme flot, onde, totalité et élan créateur devient, à son apogée, c’est-à-dire dans la conscience humaine, la liberté elle-même comme élan créateur « d’imprévisible nouveauté ». De plus, cette liberté créatrice est concrète en ce sens qu’elle ne s’exprime pas sous la forme d’une délibération mais sous la forme même de son mouvement créateur.

Et, pour Bergson, ce que crée la liberté humaine ce sont les contenus du moi : ici se situe la partie la plus importante de sa philosophie de la conscience.

Le « moi » n’est pas conçu par Bergson comme un assemblage de facultés ou comme l’expression de l’instinct vital en tant qu’instinct, mais au contraire comme une conscience qualitative qui, comme liberté consciemment créatrice, s’est arrachée à la pesanteur des habitudes. En opposition à l’instinct des insectes (si parfait en son genre, mais figé), la conscience a déployé l’élan vital comme intelligence.

Mais celle-ci, consubstantielle à la conscience humaine, exprime seulement sa dimension pratique et pragmatique, celle par laquelle l’homme est non plus homo sapiens mais homo faber; l’homme non pas connaissant, mais fabriquant.

C’est en se tournant vers l’action utilitaire et la fabrication des outils et des œuvres que la conscience humaine crée à la fois la civilisation et la société.

Il reste que ces activités n’expriment que l’aspect extérieur de la conscience, c’est-à-dire, dans le langage bergsonien, le « moi superficiel ». Intelligent, pragmatique et social, il accomplit bien sa fonction intégratrice et utilitaire, mais n’épuise certainement pas la réalité entière du moi.

La vérité de celui-ci réside dans le « moi profond ». Dès 1889, Bergson oppose donc à la vie en extériorité de l’être humain, sa vie en intériorité. Celle-ci n’est pas d’abord meditation ou contemplation, mais déploiement spontané et unique d’une vie qualitative profonde. Ce déploiement est la durée, concept fondamental de la psychologie et de la morale bergsoniennes, seul en mesure de rendre pleinement compte de la singularité et de la vérité d’un individu. Le « moi profond » est la véritable introduction à l’idée moderne d’authenticité, et il est remarquable qu’il soit en même temps la meilleure introduction à l’idée de temps vécu et de temps de la conscience.

Le moi, en sa profondeur, c’est-à-dire en sa vérité la plus personnelle et la plus singulière, n’est pas individualisé par un « caractère » (comme le croiront encore quelques penseurs du XX° siècle) mais par l’unicité d’un mouvement qualitatif qui est celui-là même de la durée intérieure. En effet, la « durée » n’est pas le fait que le moi serait plongé dans un temps qui l’emporterait (Heidegger a sans doute médité Bergson) mais le fait que le moi est par lui-même le temps. Plus encore : Bergson oppose le concept traditionnel de temps, lié au mouvement physique, au calcul mathématique et aux conventions sociales (c’est-à-dire le temps abstrait de la physique cartésienne et newtonienne), et la nouvelle idée d’un temps individuel et qualitatif vécu par le moi lorsqu’il déploie sa vie personnelle profonde. Ce temps qualitatif est précisément la durée.

Seule une conversion philosophique, c’est-à-dire un bouleversement radical de nos manières de penser, est en mesure de nous rendre attentif à cette réalité à la fois complètement neuve et déjà là qu’est la durée. Au lieu d’examiner toute réalité à travers le schéma traditionnel qui confond le temps avec l’espace pour en faire un objet, c’est-à-dire une quantité mesurable et extérieure, il convient de se tourner décidément vers le moi intérieur en inversant la direction de notre attention. C’est alors que le moi se révèle avec évidence comme une réalité qualitative.

La spécificité de cette qualité des données immédiates de la conscience réside précisément dans la durée. Le moi profond se révèle en effet à lui-même comme une réalité continue et fluente qui se saisit comme mouvement qualitatif et temporel. Le flux de la conscience n’est pas un spectacle mobile pour un spectateur immobile, mais l’évidence directe (« immédiate ») de soi-même comme mouvement qui « dure ».

Cette durée intérieure n’est ni impersonnelle ni destructrice. La durée est personnelle et singulière puisqu’elle a un contenu et que ce contenu est la vie affective et singulière d’un individu singulier qui se déploie en même temps qu’il s’invente et se construit. De plus, cette durée n’est pas un incessant mouvement de destruction comme dans la philosophie de Héraclite. La durée, bien au contraire, rassemble qualitativement, dans le présent, tout le passé du moi dans une conscience actuelle qui est la conscience identitaire d’un même moi (nous dirions aujourd’hui : d’un même sujet). Cette identité n’est pas abstraite ni réflexive, elle est la présence même d’une conscience qualitative qui s’individualise par le climat et la tonalité uniques de ses sentiments et de ses actions.

Comme fruit de tout le passé, le moi n’est pourtant pas un résultat mécanique : il est « jaillissement perpétuel d’imprévisible nouveauté ». Il est la liberté même. Celle-ci est durée créatrice parce que imprévisible (comparable à l’élan vital); et cette création est libre également si on la considère dans son rapport au futur : la durée présente est fruit de tout le passé, mais aussi « grosse de tout l’avenir ». La spontanéité continue de la conscience crée l’imprévisible et non l’absurde ou l’incohérent, elle invente son présent et son avenir à sa façon, mais cette façon comporte une unité et comme un style personnel.

C’est dire que la liberté ne réside pas dans l’acte gratuit et arbitraire d’une conscience universelle, mais dans la création spontanée d’un moi singulier qui s’invente lui-même en même temps qu’il se crée comme singularité spécifique. Le moi profond est donc simultanément l’œuvre imprévisible de lui-même comme liberté, et l’unité singulière de lui-même comme œuvre.

Il faut entendre ce dernier terme avec sa signification esthétique. L’image de la mélodie, si souvent évoquée par Bergson, exprime à la perfection toutes ces caractéristiques du moi profond : comme une mélodie, la durée instaure une unité synthétique qui englobe et dépasse chacun des instants qui, ainsi, ne sont plus des moments discontinus (comme ils le deviendront chez Bachelard dans L’intuition de l’instant, ou chez Jankélévitch dans Le je ne sais quoi et le presque rien). Chez Bergson, la discontinuité s’inscrit entre le temps social ou scientifique et la durée intérieure; celle-ci est pure continuité puisqu’elle est à la fois expression de tout le passé, sans rupture, et l’annonce de tout l’avenir, sans bond ni saut.

Non seulement la durée comporte l’unité mouvante d’une mélodie, c’est-à-dire l’unité dynamique d’un temps personnel en mouvement, mais encore cette unité est une œuvre comparable à l’œuvre d’art. La liberté est en effet pour Bergson un acte perpétuel de création et celle-ci, dans l’œuvre d’art, se définit comme l’évidente similitude de l’œuvre et de son créateur. Se réalise donc ainsi, à travers l’œuvre d’art comme à travers celle de la liberté spontanée du moi profond, une sorte de synthèse originale entre la cohérence d’un individu singulier, qui reste lui-même à travers le mouvement de sa durée intérieure, et l’imprévisibilité d’une conscience libre qui s’invente elle-même en se déployant, à la façon de l’artiste qui ne prévoit pas son œuvre avant de la réaliser, mais la réalise en l’inventant. Le moi, comme la liberté et comme l’œuvre d’art, est donc à la fois la durée fluente d’un temps créateur et imprévisible, et la permanence d’un style et d’une singularité qui durent à travers les actions et les œuvres. La description de la conscience par Bergson dépasse ainsi toutes les apories classiques : celle de l’immobilité de l’Être chez Parménide, et celle du flux destructeur de toutes choses chez Héraclite. Dépassant aussi le substantialisme cartésien et le dualisme kantien, c’est à la synthèse originale de l’être et de la liberté que travaille Bergson lorsqu’il décrit la conscience comme durée qualitative.

Quelques questions posées par l’œuvre de Bergson

Nous avons dit l’apport fondamental de la pensée bergsonienne. Par elle, le temps devient enfin l’objet d’une expérience intérieure, et cette donnée évidente et concrète permet de dessiner les nouveaux traits de l’existant humain : il est à la fois temps et liberté, personnalité singulière et création imprévisible, spontanéité immédiate et générosité.

De plus, cette doctrine s’exprime au moyen d’un langage qui sait à la fois opérer la critique des abstractions conceptuelles du langage savant et utiliser le langage courant pour communiquer à tous, à travers analyses et métaphores, une pensée très élaborée et une doctrine très structurée.

La profondeur de la vie temporelle (du moi, que déploiera somptueusement l’œuvre de Proust) et l’inversion du temps vécu dans le temps de l’Etre (que décriront de façon antithétique Heidegger et Jankélévitch) seront des sources d’inspiration pour le XXe siècle.

Mais en même temps, par un étrange paradoxe, les philosophies de l’existence reconnaîtront leur dette bergsonienne tout en se détournant de l’œuvre de Bergson. Seul l’ensemble de l’œuvre de Jankélévitch, axée pourtant sur l’expérience fulgurante et discontinue de l’instant, se voudra un hommage constant, fidèle et admiratif au philosophe de la continuité.

La désaffection du XX° siècle pour Bergson tient peut-être au fait que deux questions sont restées en suspens chez ce philosophe.

L’idée d’intuition métaphysique reste en effet obscure, sinon même privée de véritable justification. Le passage de l’expérience du moi par lui-même, dans la profondeur de son affectivité et de son mouvement intérieur, à l’affirmation d’une identité de ce moi avec la vie cosmique, l’élan vital et l’Être, reste une affirmation doctrinale. Les éléments qui permettraient de justifier un tel passage restent obscurs. L’affirmation selon laquelle l’œuvre de la nature est comparable à celle de l’artiste, et par conséquent à celle de la liberté, reste une simple métaphore. En effet, l’œuvre de la liberté est celle d’une conscience et d’une intention, et rien ne permet d’affirmer qu’une intention préside, dans la nature, aux « œuvres » de la nature : celles-ci ne sont pas des œuvres mais des déploiements de fait.

À travers les métaphores qui, bien souvent, se donnent pour des argumentations (telle la métaphore de la feuille de nénuphar sur l’eau superficielle cachant les tiges et les racines profondes, ou la métaphore du cône renversé pour exprimer la pointe du présent et le contenu de la mémoire), il semble bien qu’on soit en présence d’un parti pris, celui d’une métaphysique spiritualiste qui voudrait justifier Dieu et le mysticisme à partir de la science biologique nouvelle.

Une distorsion s’établit en effet entre l’évidence des descriptions de la conscience et le caractère simplement poétique des analyses ontologiques et métaphysiques. Comme, en outre, la mystique ainsi mise en place se réfère simplement aux valeurs les plus traditionnelles de la spiritualité européenne, on a le sentiment que le long détour bergsonien, utile quant à la description du temps vécu, n’aboutit qu’à des résultats bien limités si l’on en considère les dimensions morales et métaphysiques.

La deuxième question qui nous paraît en suspens est celle de la reflexion. La lecture de Bergson nous convainc aisément que nous sommes en présence d’un très grand écrivain-philosophe. Elle nous convainc aussi que nous sommes en présence d’une remarquable puissance d’analyse, d’argumentation et de réflexion. Or Bergson n’examine jamais pour elle-même la question de la réflexion que le moi spontané est capable d’opérer sur lui-même.

Seule la raison conceptuelle avec son langage et son préjugé spatial sont l’objet d’un examen critique. Mais la réflexion comme acte de la spontanéité n’est jamais envisagée.

Le résultat de ce primat de la spontanéité est double. D’abord, Bergson ne rend pas compte de la possibilité même qu’il déploie en acte, et qui est la description réflexive d’une spontanéité non réflexive. Bergson, dans son œuvre, ne rend pas suffisamment compte de la possibilité et du surgissement de cette œuvre. Ensuite, Bergson ne décrit pas le moi profond dans son intégralité puisqu’il ne décrit pas les actes de la réflexion qui, dans le tréfonds du moi, peuvent surgir et modeler son propre mouvement intérieur.

Or la réflexion peut à la fois constituer un acte de la spontanéité et operer une rupture en elle. Ici surgit une troisième question qui est celle de la liberté comme discontinuité et comme réflexion.

En effet, la spontanéité de la durée, chez Bergson, est tellement caractérisée par la continuité qu’il reste difficile de comprendre le surgissement de la nouveauté. Il reste même difficile de comprendre comment une évolution continue peut produire autre chose que des résultats prévisibles. Si le moi n’est pas en mesure d’opérer des sauts, des bonds et des conversions, on ne comprend pas comment il peut être autre chose que le résultat du temps passé.

Non seulement il manque à la durée une discontinuité qui la dynamiserait sans ruiner son identité, mais il manque à la création une description de son pouvoir. Bergson se borne à constater l’acte de création en concluant seulement à la liberté par l’imprévisibilité. Mais il aurait peut-être été utile d’étudier le pouvoir même de création: or celui-ci est à la fois pouvoir constituant et action motivée. La « durée » était ainsi privée de sa motivation Bergson n’évoquant jamais le Désir), en même temps qu’elle était privée de son pouvoir constituant.

C’est précisément à cette tâche que se consacreront les philosophies phénoménologiques et existentielles du XX° siècle : décrire une conscience qui, par son pouvoir constituant soit un véritable sujet et, par sa motivation concrète, soit un véritable Désir.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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