Jean-Paul Sartre (1905-1980)

1 L’ontologie phénoménologique et le pour-soi comme « néantisation »

Dans son œuvre majeure (L’Etre et le Néant, 1943), Sartre exprime clairement son propos : il s’agit pour lui de s’interroger sur l’être, c’est-à-dire sur la nature de l’être. Cette question est précisée pour devenir l’examen des relations que l’homme entretient avec l’être. Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, son propos est donc de constituer une ontologie, c’est-à-dire une étude de la réalité en général, et non pas seulement de l’homme.

Mais, à la différence de Heidegger (par lequel il est cependant marqué d’une façon très forte), il ne choisit pas une méthode herméneutique qui s’opposerait à la phénoménologie. Au contraire, il se réclame explicitement de la méthode phénoménologique de Husserl. Pour Sartre, comme pour le fondateur de la méthode, l’être d’une chose n’est pas distinct de son apparition pour nous, c’est-à-dire de toutes les perspectives que nous pourrions prendre sur lui. La métaphysique traditionnelle est ainsi nettement récusée et, à la différence de la doctrine de Jaspers, la transcendance n’est pas un être situé au-delà du monde empirique, mais l’acte de perpétuel dépassement opéré par la conscience : Sartre retient donc de Jaspers l’idée que la conscience se définit comme acte de transcender.

Prenant donc au sérieux la phénoménologie et considérant que la réalité et la vérité sont toujours dans un rapport pensable à la conscience (et non plus dans un rapport de la conscience à un être caché et impensable), Sartre va transformer la question traditionnelle de l’être et la méthode pour la traiter : c’est à partir de la conscience elle-même qu’il va examiner la question de l’être. D’une part, l’être se donne dans « le phénomène d’être », c’est-à-dire comme la subsistance et la consistance de tous les phénomènes qui nous apparaissent et sont saisis par nous; d’autre part, l’être est défini comme l’essence même de chaque phénomène, c’est-à-dire comme « être du phénomène ».

Ces abstractions et ces définitions ne sont pas inutiles. Elles permettent à Sartre de formuler la question de l’être d’une façon neuve, à partir de la seule conscience. Et la question devient : comment la conscience se rapporte-t-elle à l’être, et pourquoi ? donnons la réponse de Sartre avant d’examiner ses analyses, et cela afin de mieux comprendre sa démarche : pour Sartre, la signification profonde de la conscience consiste à chercher à se fonder en accédant à l’être. Mais l’être au sens plein, c’est-à-dire l’Etre absolu, est non seulement inaccessible mais impossible : c’est pour établir cette doctrine que Sartre va faire le détour par la description phénoménologique de la conscience et de ses diverses tentatives pour se fonder.

L’Être et le Néant est le récit dramatique des vaines tentatives de la conscience pour se fonder.

Mais qu’est-ce donc que la conscience pour Sartre?

Elle est pure « présence-à-soi». Elle n’est pas un être substantiel (ni une âme, ni un moi), car elle est le mouvement même par lequel elle se nie et la conscience de ce mouvement. La présence-à-soi est une conscience, et cette conscience est un mouvement.

Comme conscience, la présence à soi est simultanément consciente d’elle-même et consciente du monde. Mais cette conscience n’est pas une réflexion. Sartre exprime ce fait en disant que la conscience est « pour-soi » ; mais ce pour-soi (qu’est l’individu) n’est pas une réflexion explicite ni un retour sur soi, mais la simple conscience du monde extérieur accompagnée d’une présence à soi-même. Sartre répercute cette description dans son écriture : le « pour-soi », comme « présence-à-soi », est conscience non thétique (de) soi et conscience thétique du monde. Dans sa présence, le pour-soi pose le monde (c’est le sens du mot « thétique », position d’une thèse, d’un objet explicite). Mais il ne se pose pas lui-même : il est simplement présent, conscient (de) soi, sans acte explicite ni réflexion.

Pour Sartre, le pour-soi n’est donc pas un sujet. Nous reviendrons plus loin sur cette négation, explicitement formulée aussi bien dans La Transcendance de l’ego, que dans la Critique de la raison dialectique. Auparavant, nous devons poursuivre l’analyse des « structures du poursoi ».

Le pour-soi, qui n’est pas une réflexion mais une présence à soi, est en outre un mouvement. Il est le mouvement perpétuel d’une double négation : il se nie par rapport au monde et il se nie par rapport à lui-même, mais ce sont ces négations qui le constituent comme être-pour-soi. Le pour-soi « est l’être qu’il n’est pas », puisqu’il se définit par la négation du monde auquel il s’oppose et duquel il se distingue, ainsi que par la négation de son passé (qu’il n’est plus) ou de son avenir (qu’il n’est pas encore). Mais, de plus, le pour-soi « n’est pas l’être qu’il est », puisqu’il se définit aussi comme la négation de ce que pourtant il est : son passé, ses entours, sa situation.

Le mouvement de double négation n’est pas une abolition ou une destruction réelle. Il est une relation d’intériorité négative du pour-soi par rapport à lui-même et au monde : Sartre exprime ce fait en appelant « neantisation » cet acte par lequel le pour-soi se pose en se niant et de soi et du monde.

Le pour-soi est donc présence-à-soi comme neantisation. Ces structures ne désignent pas une pure intériorité, mais au contraire la signification de l’activité concrète de la conscience en tant qu’elle s’inscrit dans le monde : le pour-soi est projet.

La conscience est projet perpétuel, mouvement perpétuel de projection de soi dans le monde (en-soi) et de réalisation de « projets » qui expriment tous le dynamisme, ou plutôt la « transcendance » de la conscience comme néantisation objectivante.

Le projet suppose une distance de soi à soi : c’est le « néant », le « rien » qui sépare le poursoi de lui-même et rend possible l’acte de trans-cendance. C’est cette distance à soi qui donc rend possible la liberté, en même temps que, et par là même, le temps.

En effet, le projet est l’activité-passivité qui, par la distance à soi, peut se constituer comme mouvement de négation de soi dans le présent (et le passé) et affirmation de soi dans l’avenir. Comme néantisation et distance à soi, le pour-soi est dépassement de tous les déterminismes de choses, et il se constitue à la fois comme projet, comme transcendance, comme temporalité et comme liberté.

Les descriptions sartriennes de la liberté sont parmi les plus belles et les plus fortes analyses de son œuvre. La liberté, pour Sartre, n’est pas un caractère ou une propriété de la conscience, elle est la conscience elle-même. Le pour-soi, parce qu’il est l’être qu’il n’est pas et n’est pas l’être qu’il est, peut être exactement identifié à la liberté. Celle-ci, pourrait-on dire en termes simples, est l’être même du pour-soi, si le pour-soi pouvait avoir un être. C’est parce que le pour-soi est pur mouvement de néantisation, comme projet et transcendance temporelle, qu’il est la liberté elle-même. Celle-ci ne peut être que totale ou nulle et, chez Sartre, elle est totale, puisque par sa définition même elle est l’arrachement à toute choséité, à toute situation et, par conséquent, à toute détermination. Le pour-soi existe (« ek-siste »), il est situé dans le temps hors de soi, en avant de soi-même et, ainsi, loin d’être une chose ou un être, il « a à être » ce qu’il est, il se fait lui-même projet et temps : c’est lui-même, par conséquent, qui décide du contenu et du sens de ses projets. Ainsi naît la « situation ». Le pour-soi est toujours en situation, mais celle-ci, singulière et historique, est toujours l’œuvre du pour-soi.

C’est par la liberté que le pour-soi crée les valeurs. Mais cette création des valeurs se déploie sur fond de manque. En effet, Sartre souhaite montrer que la valeur, comme objet poursuivi et désiré, est ce qui manque au pour-soi pour accéder à l’être, c’est-à-dire pour devenir un être qui soit une plénitude sans manque et sans vide. En évoquant rapidement le désir, Sartre affirme que celui-ci prouve que le pour-soi est essentiellement manque : la valeur serait ce qui pourrait combler le manque constitutif du pour-soi (et du désir). Ainsi pourrait être réalisé, non pas seulement la valeur (qui est le « manquant », ce qui manque), mais la Valeur absolue. Celle-ci serait un être complet, c’est-à-dire précisément l’être recherché depuis le début par le pour-soi, et constitué à la fois comme conscience et comme chose, comme présence à soi et comme opacité dense et immuable, c’est-à-dire enfin comme en-soi-pour-soi.

Cet être-en-soi, cette chose permanente, opaque et identique à soi, serait aussi un être-pour-soi, distant de soi, conscient et temporel. La synthèse de la conscience et de la substance serait alors un Etre-en-soi-pour-soi, et cet Être serait Dieu.

Mais ce concept est contradictoire. L’être-en-soi-pour-soi est impossible et irréalisable : voilà pourquoi, bien que la liberté soit infinie, le pour-soi ne peut être son propre fondement : il faudrait qu’il existe avant d’exister, et qu’il soit causa sui, sa propre cause. Cette liberté infinie ne peut donc devenir ni nécessité rationnelle (cause de soi) ni plénitude significative et justifiée. la liberté est infinie mais elle est injustifiable, le pour-soi est infiniment libre mais incapable de réaliser l’être qu’il poursuit. Il est lui-même injustifiable. Il est donc infiniment et absolument responsable, mais il existe « pour rien » : le pour-soi, par son injustifiable et totale liberté, est « condamné à la liberté » et ainsi l’existence humaine est une « passion inutile ». Le pour-soi est l’être qui, dans l’angoisse de la liberté infinie, se sacrifie en vain pour faire exister Dieu, c’est-à-dire l’impossible synthèse de l’en-soi-pour-soi.

Ne pourrait-on penser que par la connaissance ou la réflexion, la liberté pourrait acquérir un sens et réaliser des valeurs ?

Il n’en est rien, du moins dans l’œuvre de Sartre, et notamment dans L’Etre et le Néant.

D’une part, en effet, toutes les valeurs sont équivalentes : elles n’ont pas de fondement ontologique et elles sont issues du « choix originel » opéré sans motif, sans mobile et sans volonté par la liberté infinie. Toutes les valeurs particulières seront définitivement injustifiables et la Valeur absolue définitivement impossible.

D’autre part, la connaissance dont il s’agit ici serait une connaissance de soi, seule habilitée à justifier la responsabilité absolue. Mais cette connaissance de soi est impossible. Sartre distingue en effet deux sortes de réflexion, c’est-à-dire de retour sur soi, et aucune de ces deux réflexions ne peut produire un fondement ou une justification. D’abord, la réflexion pense produire une connaissance de la vie psychologique et intérieure. Mais, selon Sartre, cette connaissance n’atteint pas une vie affective réelle : elle constitue un domaine chosifié de forces et réactions que l’auteur appelle « la Psyché ». Cette connaissance est alors désignée comme « réflexion impure ». Elle n’est que la connaissance illusoire du « reflété » par le « reflétant », connaissance qui, en réalité, fabrique son objet, puisque le pour-soi n’est rien d’autre que « reflété-reflétant », chaque aspect passant dans l’autre dès qu’on le situe comme aspect du pour-soi. La Psyché, toute artificielle et mécanisée, subit la même critique de la part de Sartre, que l’Ego de la philosophie de Husserl dans le livre : l’ego transcendantal. Sartre, on s’en souvient, y montre que un tel Ego, c’est-à-dire le sujet transcendantal, n’a pas d’existence: il n’est qu’une reconstruction a posteriori et rétroactive opérée par la conscience actuelle. Pour Sartre, ni le « sujet transcendantal » ni le suiet comme « Je » ne sont des réalités effectives : ils ont le même statut que la psyché et sont, comme elle, le fruit arbitraire d’une « réflexion impure ».

Seule est pure la réflexion qui ne mêle aucun élément à la présence-à-soi, c’est-à-dire à la conscience actuelle. Mais cette « réflexion pure » n’est pas plus en mesure de fonder la liberté que la réflexion impure, puisqu’elle n’est rien d’autre que la conscience (de) soi devenue « conscience thétique de soi-même » : or, cette conscience n’est rien que la néantisation par laquelle le pour-soi se fait être comme n’étant pas ce qu’il est et étant ce qu’il n’est pas. Cette pure neantisation se retournant sur elle-même ne peut saisir que son acte de négation, c’est-à-dire sa liberté infinie et injustifiable.

Ni la réflexion pure ni la réflexion impure ne peuvent donc fonder la liberté : c’est pourquoi celle-ci est injustifiable, mais c’est pourquoi aussi elle est inconnaissable par la conscience elle-même. La liberté du pour-soi est sa propre transcendance et non un objet de connaissance.

Ne pouvant se fonder ni se connaître lui-même de l’intérieur, le pour-soi va poursuivre sa quête de l’être en tentant de se fonder par autrui : celui-ci n’est-il pas l’être qui peut connaître le pour-soi de l’extérieur et qui pourrait, par conséquent, le fonder ? De cette hypothèse vont découler toutes les descriptions de « l’être-pour-autrui ». Pas plus que dans son rapport à lui-même, le pour-soi ne trouvera dans le rapport à autrui un fondement pour son être. Mais au moins une nouvelle dimension de la conscience sera-t-elle étudiée et de nouvelles composantes de la liberté seront-elles mises en évidence.

Pour Sartre, la relation à autrui commence par une certaine manière de s’appréhender soi-même : devant autrui et son regard, l’individu, c’est-à-dire le pour-soi, se saisit tel qu’il est objectivé par autrui. Le pour-soi saisit sa propre extériorité telle qu’elle est vue par autrui, et c’est cette conscience de soi sous le regard d’autrui que Sartre désigne comme « être-pour-autrui ». Mais, selon Sartre, cet être-pour-autrui est toujours le résultat d’une sorte de réification : sous le regard d’autrui, je deviens comme une chose, et je me saisis comme chose, à la fois figée et contingente.

Pourtant, Sartre n’arrête pas là sa description de la relation. L’être-pour-autrui (dans la honte, par exemple) n’est, pour Sartre, qu’une médiation pour établir, contre le solipsisme, la certitude de l’existence d’autrui. Il poursuit son propos en décrivant le rapport à autrui comme la tentative du pour-soi pour fonder son être par autrui : concrètement, le pour-soi est alors engagé, sous le nom de l’amour, dans la dialectique de deux libertés.

La liberté du pour-soi tente en effet de capter l’attention, l’admiration et la fascination de l’autre : seule une telle fascination pourrait conférer un sens à l’existence du pour-soi, puisqu’il deviendrait la valeur suprême de l’autre et comme un dieu pour cet autre. Le pour-soi, dans son mouvement d’amour, désire l’amour de l’autre, « aimer, c’est vouloir être aimé », c’est-à-dire vouloir être justifié dans son existence par l’amour de l’autre, c’est-à-dire l’amour que l’autre a pour le pour-soi.

Cette recherche de la justification par l’autre implique que l’autre soit une liberté et que sa fascination admirative soit une liberté fascinée. Le pour-soi désire donc que l’autre soit une liberté captée, une liberté captive.

Mais cette tentative est vouée à l’échec puisque l’autre reste en effet une liberté qui, d’une part, peut se défaire de la fascination et, d’autre part, se propose à son tour d’être le dieu de l’autre. L’amour, c’est-à-dire la relation à autrui, conduit donc toujours, selon Sartre, à un conflit des libertés, puisque deux dieux ne peuvent exister. L’amour tourne toujours à une dialectique hégélienne de la domination et de la servitude. Il se transforme alors en haine, selon Sartre. Mais la haine est un nouvel echec car le pour-soi doit contradictoirement désirer l’existence de celui dont il veut la destruction et cela pour confirmer sa propre liberté par l’abaissement de l’autre.

Ainsi, Sartre peut-il écrire que « le conflit est l’essence des relations à autrui » et conclure à l’échec de cette deuxième tentative pour trouver un fondement au pour-soi. La liberté du pour-soi est pour lui un « insaisissable » que seul l’autre saisit, mais en tentant de la capter et de la chosi-fier. En outre, l’être du pour-soi est par lui « inconnaissable » et connaissable seulement par autrui, comme dans le cas de « l’être-juif » : mais la connaissance que l’autre a du pour-soi le fige et le réduit à sa contingence et à sa « facticité ».

Non seulement la liberté, lorsqu’elle est entière, ne peut trouver de fondement par la liberté de l’autre, mais encore elle est menacée dans son être par la société capitaliste. La Critique de la raison dialectique (1960) tente en effet de montrer le nécessaire renversement de la liberté en aliénation, c’est-à-dire finalement en nécessité. La « structure des ensembles pratiques » (c’est le sous-titre de la Critique de la raison dialectique) est telle que l’individu est nécessairement une « totalité détotalisée », et que sa « praxis » se fige nécessairement en « pratico-inerte », machines, institutions et logiques objectives. L’individu, c’est-à-dire ici le travailleur, n’est donc jamais un sujet : dans la Critique de la raison dialectique, il n’y a de sujet que comme « praxis-sujet », c’est-à-dire action politique collective, mais celle-ci tombe toujours dans le pratico-inerte comme « praxis-objet ».

En fin de compte, la philosophie politique de Sartre semble aussi désespérée que sa morale : on passe d’une assomption gratuite de la responsabilité infinie et sans justification à l’assomption historique d’une aliénation inévitable en notre société.

Certes, L’Etre et le Néant annonce une « conversion » qui seule permettrait de fonder une « morale de la délivrance et du salut »; certes, la Critique de la raison dialectique pose la question du sens de l’histoire et de la lutte pour la liberté. Mais en fait Sartre n’étudie ni la « conversion » de l’individu qui permettrait d’établir d’autres relations à autrui, ni l’action politique qui permettrait de mettre fin à l’aliénation. Le pour-soi ou le travailleur, qui ne sont jamais des sujets au sens plein du terme, et ne sont pas non plus des individualités concrètes, caractérisées par une affectivité ou une existence, sont perpétuellement renvoyés à leur angoisse ou à leur aliénation; ils sont perpétuellement condamnés au vide de la liberté et à l’inertie de l’aliénation.

2. Questions à l’œuvre de Sartre : philosophie de la conscience et dénégation du sujet

Par cette philosophie, tragique il faut bien le dire, nous sommes placés devant un paradoxe : l’action concrète de Sartre fut toujours une action généreuse qui, par exemple, luttait contre le colonialisme, contre l’aliénation ouvrière ou contre l’antisémitisme. Peu lucide sur le gouvernement totalitaire de l’ancienne Union soviétique, Sartre souhaitait cependant servir « la cause du peuple » (titre d’un journal de la « mouvance » dite maoïste, c’est-à-dire d’extrême gauche). Nous ne voulons pas, ici, discuter les enjeux politiques de toutes ces luttes : nous voulons seulement mettre en évidence ce paradoxe qui consiste à mener un combat précis, avec des fins et des valeurs précises, pour défendre des libertés concrètes, tout en récusant l’idée que la liberté soit aujourd’hui possible ou que les valeurs puissent recevoir une quelconque justification. Sartre n’est pas marxiste son action devrait donc trouver son fondement dans son œuvre. Or, nous l’avons vu, cela n’est pas possible. L’œuvre de Sartre ne justifie pas l’action de Sartre, c’est-à-dire sa disponibilité, sa générosité, son appel permanent à l’action et à la responsabilité concrète. L’œuvre de Sartre ne permet de choisir ni de justifier aucune valeur, aucun contenu de préférence à une autre valeur ou à un autre contenu : pourquoi l’indépendance des nations colonisées ? Pourquoi l’appropriation collective de l’industrie ?

C’est ce paradoxe qui va nous conduire à poser quelques questions à l’œuvre de Sartre.

Sartre récuse l’idée de sujet : mais l’on ne comprend plus, dès lors, comment la phénoménologie elle-même est possible. Si la réflexion sur les contenus affectifs est « impure », elle doit être bannie; mais si elle est « pure », elle est vide, puisqu’elle ne dit que le néant du pour-soi; elle devient inutile. S’il n’existe ni sujet, ni connaissance de soi, la phénoménologie devient impraticable: on ne comprend plus l’existence de L’Etre et le Néant car, pas plus que Hegel ou Marx, Sartre ne laisse une place dans son œuvre pour un individu qui aurait la possibilité d’écrire L’Etre et le Néant. L’énoncé ne rend pas compte de la possibilité même de l’énonciation.

Non seulement les dénominations et la distinction de la réflexion pure et de la réflexion impure sont arbitraires, mais elles sont des obstacles à la recherche : la phénoménologie n’est ni justifiée dans son émergence, ni fondée dans sa validité. Faute d’une théorie du sujet, la phénoménologie chez Sartre ne peut présenter les garanties de sa validité et de sa vérité.

Cette lacune est d’autant plus grave qu’elle compromet la description du désir. Reduite à n’être qu’un pur pour-soi, la conscience se trouve dépourvue de tout contenu. Toute qualité serait « impure », tout contenu affectif serait suspect ou arbitraire, aux yeux de Sartre. Mais l’on est alors en présence d’une conscience dont on ne comprend pas qu’elle ait des désirs. Or le désir, selon Sartre, fait bien partie de la conscience, puisque c’est lui qui prouverait qu’elle est un manque : mais comment le pour-soi peut-il désirer combler son manque si l’on exclut toute description qualitative, et si l’on évite, notamment, de décrire le plaisir ou la satisfaction ? Or, ceux-ci n’ont pas de place chez Sartre. Le désir, privé d’une référence au plaisir (chez le lecteur réfléchissant, ou chez le sujet concret), perd dès lors toute signification : on ne comprend plus le dynamisme du désir ni son mouvement vers l’avenir.

Or, la recherche de la satisfaction n’est pas seulement la recherche de la plénitude, elle est aussi celle du sens. C’est pourquoi le désir est lié à la question de la relation à autrui : c’est par le désir, et non pas seulement par la seule dialectique des libertés, que la conscience s’engage dans la relation à autrui, quelle que soit la forme de cette relation.

C’est donc aussi bien par sa conception négative du désir comme « manque », que par sa conception de la liberté « injustifiable » que Sartre s’interdit de comprendre la positivité affirmative des relations à autrui; celles-ci ne sont pas nécessairement conflictuelles dès lors qu’on fait une place au plaisir et à la joie d’être ou d’agir ensemble. Or, Sartre ne fait jamais aucune place à la réciprocité ni à la joie, expériences pourtant réelles que la phénoménologie doit donc décrire si elle prétend constituer une ontologie ou une anthropologie.

Privée du concept de réciprocité, c’est toute la doctrine sartrienne de la liberté qui se trouve compromise. En affirmant qu’elle est sans fondement et donc injustifiable, c’est-à-dire absurde et gratuite, Sartre n’échappe pas à la confusion de deux concepts : la création et la justification. Il appuie sa négation du sens sur la négation de la création substantielle de soi, en montrant que le pour-soi ne peut exister avant d’exister : c’est là définir le fondement par la création, et il est évident, en effet, que l’homme ne se donne pas l’existence, ne pouvant se précéder lui-même. Mais l’acte de fonder a aussi un second sens: donner une justification. Or, Sartre fait dépendre à tort ce deuxième acte du premier : il faudrait être Dieu pour se donner un sens, c’est-à-dire, selon Sartre, existence nécessaire et justification rationnelle. Mais cette confusion des deux actes est arbitraire. Le propre de la liberté est au contraire d’être donnée (sans autocréation de l’existence) et de se définir précisément comme ce qui se justifie soi-même : Sartre semble oublier que la liberté est la source de l’invention et l’origine des décisions et des valeurs. C’est pourquoi elle est en mesure ou de poser des actes qui sont justifiés par là même qu’elle les pose et qu’elle les décide, quelle que soit leur gratuité, ou de poser, en même temps que les actes, leur justification personnelle ou culturelle, affective ou rationnelle, c’est-à-dire les valeurs mêmes qui confèrent un sens à ces actes et au sujet qui les déploie.

À partir de là, on ne saurait affirmer dogmatiquement que « toute vie est l’histoire d’un échec », ni que « le conflit est l’essence des relations à autrui », ni que la liberté se retourne nécessairement en contre-finalité et en nécessité.

Bien au contraire, la liberté est précisément le pouvoir de se maintenir soi-même dans l’existence, puisque l’existence est acte et transcendance, sortie de soi par soi-même, et puisqu’elle est également pouvoir de décider soi-même des modalités de cette existence : c’est elle, en effet, qui définit les valeurs qui la justifient en lui donnant un sens, ou qui la rendent absurde par un manque dont elle est seule, en tant que liberté, le juge et l’origine. Seule la liberté donne ou refuse le sens : c’est dire qu’elle est en mesure ou de se fonder elle-même comme existence signifiante, ou de fonder elle-même l’absence du sens de son existence. Sartre disait que seule la liberté pouvait s’aliéner ; il nous faut dire maintenant que seule la liberté fondatrice peut affirmer ou nier qu’elle-même ait un sens, c’est-à-dire une justification.

Sartre n’a donc pas vu qu’il est possible de critiquer l’idée d’un fondement théologique et ontologique de l’existence, tout en affirmant la possibilité d’un fondement existentiel de la vie, c’est-à-dire d’une justification de l’existence. Son parti pris pessimiste est d’autant plus paradoxal qu’il se fait, à bon droit, le défenseur d’une responsabilité infinie que sa morale nous incite à assumer. Mais cette responsabilité est précisément la reconnaissance du pouvoir créateur de sens et inventeur de valeurs, lequel est pour nous la définition même de la liberté.

Seule une telle reconnaissance du fait que la liberté est donatrice de sens et, par conséquent, capable de se fonder elle-même, aurait permis d’élaborer une doctrine de la conversion au lieu de reporter celle-ci à plus tard. Et seul le lien entre liberté, sens et conversion aurait permis de fonder authentiquement une morale.

Mais la morale, chez Sartre, reste une réflexion sur la responsabilité : sa lacune fondamentale est qu’elle ne propose aucun contenu pour cette responsabilité, c’est-à-dire aucune valeur concrète. Sartre ne propose pas même, ni ne justifie dans son œuvre, les valeurs pour lesquelles il combat en fait dans sa vie personnelle, philosophique et politique. Or, l’idée d’une liberté significative et donatrice de sens, enrichie d’une réflexion sur une conversion philoso-phique, aurait permis d’envisager et de construire en effet de nouvelles relations à autrui. Il aurait alors fallu réfléchir sur la réciprocité, sur la joie et sur la liberté commune. Mais ces concepts sont absents de l’œuvre de Sartre, sinon de son action.

Il aurait fallu, notamment, qu’une place plus grande fût réservée à l’amour et au désir, et que ceux-ci soient conçus comme des relations signifiantes et créatrices, et non pas comme des luttes vaines et absurdes.

Considérée dans son ensemble, il semble bien que la pensée de Sartre soit hypothéquée et freinée par deux présuppositions : d’une part une conception vide, formelle et non qualitative du pour-soi, auquel il refuse les prérogatives d’un sujet concret tout en affirmant sa liberté et son désir et, d’autre part, une vision tragique de l’existence dont la liberté est conçue comme une condamnation inutile et angoissante, ou comme une fatalité historique indépassable.

Dans l’œuvre de Sartre, tout se passe d’ailleurs comme si le choix du tragique, c’est-à-dire l’affirmation de l’échec futur de toute tentative de justification de l’existence, commandait rétroactivement tout l’agencement des analyses et des concepts. Comme fasciné par la nécessité d’établir, à la fin, que la liberté est ou bien condamnée à la solitude et à l’angoisse, ou bien condamnée à s’inverser en aliénation et à disparaître, Sartre commence déjà, dans La Transcendance de l’ego et dans L’Être et le Neant, par décrire l’individu de telle sorte qu’il ne puisse jamais accéder au sens et à l’autonomie. Tout se passe donc comme si Sartre mettait en place une négation philosophique du sujet et du pouvoir de la réflexion pour contester ultérieurement qu’une « morale de la délivrance et du salut » soit possible. Pour combattre une éthique du sens, il défend une morale de la responsabilité, mais il laisse cette morale sans fondement ni contenu parce qu’il a décrit un pour-soi sans contenu ni pouvoir de justification. Si le pour-soi est ainsi pure déréliction, c’est qu’il n’est ni un sujet véritable ni un vrai désir d’exister : mais, en vérité, c’est pour être maintenu dans l’angoisse de la déréliction et la souffrance de l’aliénation que le pour-soi se voit refuser le statut de sujet. Chez Sartre, c’est la morale tragique qui commande la dénégation ontologique du sujet et du moi.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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