La théorie psychanalytique

1. Le « moi » comme censure et le « sujet » comme inconscient : de Freud (1856-1939) à Lacan (1901-1981)

Il y avait un paradoxe dans la philosophie de Sartre: une ontologie de la conscience comme présence à soi et comme liberté se présentait farouchement comme n’étant pas une philosophie du sujet, tout en s’opposant explicitement à la psychanalyse et en s’efforçant d’identifier « l’inconscient » et la mauvaise foi.

Si cette doctrine sartrienne recélait tant de confusions et d’obscurités, c’est qu’elle tentait à la fois de reprendre l’enseignement fondamental de la psychanalyse (qui est l’ignorance de l’individu sur lui-même) et d’en critiquer la doctrine fondamentale (qui est l’existence d’un inconscient), sans s’être donné le moyen d’une telle synthèse, moyen qui aurait consisté en une théorie nouvelle du sujet et du désir.

Pour être en mesure au moins d’esquisser une telle conception neuve du sujet, nous devons auparavant examiner cette théorie psychanalytique dont la prégnance est telle qu’elle incite des auteurs comme Heidegger et Sartre, mais aussi comme Lévinas et Ricœur, à clamer haut et fort que leurs philosophies ne sont pas des philosophies du sujet.

1.2 Freud

Parce que Freud en est le fondateur, on peut dire que la psychanalyse est née à la fin du XIXe siècle, son âge classique s’étendant des années 1920 aux années 1950. L’âge moderne de cette psychanalyse commence dans les années 1960 avec l’œuvre et l’influence de Lacan (bien que sa thèse de psychiatrie sur la paranoïa et la personnalité date de 1932).

Disons d’abord ce qu’il en est du corpus classique de la psychanalyse, tel qu’il se dégage des œuvres de Freud comme l’Introduction à la psychanalyse, les Essais de psychanalyse, La Science des rêves ou les Cinq Psychanalyses.

À travers une expérience clinique considérable, et une construction théorique constamment remise en doute et restructurée, Freud élabore une doctrine de l’individu qui se présente d’abord comme une « économie » des forces, puis comme une « topique » des lieux qui constituent le « psychisme ».

Ici, le progrès considérable de la psychanalyse par rapport à la plupart des philosophies qui l’ont précédée (sauf celle de Spinoza que Freud semble ignorer, ou celle de Schopenhauer qui l’influence en profondeur), ce progrès consiste dans la place primordiale accordée à la vie affective et à la sexualité dans la constitution de la personnalité humaine, et cela à partir de l’observation et de la thérapeutique des névroses.

À partir de là, le psychisme est ainsi conçu par Freud. Le désir sexuel est l’énergie fondamentale qui anime le psychisme et l’action. Il s’agit bien d’une énergie puisque sa racine est biologique et constituée par l’énergie nerveuse. Mais ce lien n’est pas encore suffisamment clair pour la science, et celle-ci doit se borner à l’analyse des contenus psychologiques du désir, l’action thérapeutique consistant d’ailleurs à éclairer ce psychisme et non pas à le soigner par une chimiothérapie médicamenteuse.

Non seulement la psychanalyse met au centre de la personnalité le désir sexuel (nommé du terme latin libido), mais elle dégage une nouvelle notion, appelée à d’immenses développements, et qui est celle de sens : les actions humaines ne sont pas de simples comportements utilitaires, elles poursuivent des buts qui ont un sens, et elles sont ainsi elles-mêmes revêtues d’un sens.

C’est ici que « l’économie », qui décrit le psychisme en termes d’énergie, va s’enrichir d’une description des lieux psychiques et devenir une « topique ». Il nous semble qu’économie et topique sont ici indissociables.

Voici en effet l’affirmation fondamentale de la psychanalyse classique : les actions humaines ont un sens puisqu’elles sont le résultat d’une pulsion qui est la libido, celle-ci étant le désir de la satisfaction sexuelle ; mais ce sens peut fort bien être ignoré par l’individu. Et c’est pour comprendre cette ignorance de la libido par l’individu qui la porte (et cela notamment dans les névroses) que Freud élabore la topique suivante (la seconde topique selon les spécialistes) : la conscience de l’individu n’est qu’une partie de son psychisme. Cette conscience est plus précisément le moi, le moi conscient, et ce moi est principalement constitué par les affects, c’est-à-dire des contenus affectifs et des désirs. Le moi est l’individu conscient en tant qu’il a des désirs et en tant qu’il est désir.

Mais le moi n’est pas un réceptacle inerte: il comporte des « mécanismes » ou, si l’on préfère, une sorte d’activité qui consiste à filtrer et à sélectionner les pulsions; le moi ne laisse parvenir au niveau de sa propre conscience que les pulsions et les désirs qu’il considérera comme licites ou autorisés. Au contraire, il maintiendra ou repoussera dans une zone inconsciente tous les désirs qui éveillent en lui un sentiment de culpabilité ou de honte. Cette zone, ce domaine de l’interdit, fait partie du psychisme, non plus cette fois comme moi conscient, mais comme inconscient. La libido est ainsi parfois repoussée dans l’inconscient, c’est-à-dire refoulée par un acte de censure, et cet acte est opere par le moi.

Ce qui est ainsi interdit et refoulé est le domaine des pulsions. Ce domaine est multiple. Freud distingue d’abord des instincts (ou pulsions) du moi, et des instincts sexuels : les premiers visent la conservation du moi, ce sont les instincts de vie, et les seconds, ou libido proprement dite, visent la reproduction. À ce groupe dualiste d’instincts, s’ajoute un autre binôme : tous les instincts de vie (qui rassemblent désormais instincts du moi et libido) s’opposent aux pulsions de mort : Thanatos s’oppose à Éros, l’instinct de mort s’oppose constamment à l’instinct de vie.

Jusqu’ici, le psychisme est divisé en deux : les instincts (ou pulsions) résident dans l’Inconscient, les affects autorisés résident dans la Conscience (ou Moi). Il reste à comprendre l’origine et les raisons de ce refoulement qui morcelle le psychisme : elles résident dans ce que Freud appelle le Sur-moi. Il s’agit de la conscience collective en tant qu’elle est intériorisée par le moi. Cette conscience collective agit surtout par son aspect moral : la culture et la civilisation résultent d’une action de moralisation effectuée par la société sur l’individu, et cette action se réalise par la médiation du Sur-moi. Celui-ci est la part non consciente du psychisme en tant qu’elle se fait le médiateur de la collectivité et que, à ce titre, elle impose au Moi les normes qui lui permettront d’exercer sa propre action de censure. Ainsi, le Moi, éclairé par le Sur-moi, rejette dans l’Inconscient les affects qui seraient source de culpabilité et ne laisse émerger à la claire conscience que ce que le Sur-moi autorise.

Cette description du psychisme en trois lieux, certes métaphoriques, est désignée par Freud et ses disciples comme le système Ics, Inconscient, conscience, Sur-moi.

Cette description est souvent considérée par les psychanalystes comme une simple hypothèse utile et comme un instrument de clarification. Les voies et les méthodes, par lesquelles Freud est parvenu à élaborer cette hypothèse, revêtent à leur yeux une importance au moins égale à celle des conclusions qu’elles semblent justifier.

C’est ainsi que l’opération même de la censure est riche d’enseignement. Le moi déguise et masque ses désirs en les exprimant dans les images trompeuses du rêve ou dans les gestes manqués du comportement, de la parole ou de l’écriture. Ces masques sont d’ailleurs ambigus puisqu’ils dévoilent et révèlent le désir autant qu’ils l’occultent et le cachent. C’est d’une façon masquée, certes, que le rêve ou le lapsus expriment un désir, mais en tout cas le sens du rêve ou du lapsus est précisément le désir qui s’y cache.

D’une façon plus précise encore, le processus de déguisement est lui-même riche d’enseignement. Le rêve procède, par exemple, par identification (d’un personnage à un autre), par condensation de plusieurs personnages en un seul) ou par inversion (d’un affect en son contraire). Sont ainsi éclairés les procédés de l’imagination et des fantasmes, c’est-à-dire les modalités de l’opération imaginaire par laquelle un Moi travestit son désir tout en l’exprimant.

Et ce sont ces processus mêmes qui seront utilisés dans la cure comme instruments thérapeutiques. C’est par la parole du patient (l’analysant) que se déploient la cure et son efficacité, mais cette parole elle-même met en œuvre un processus fondamental : le patient opère un « transfert » de son désir sur son analyste. Cela signifie qu’il identifie cet analyste à l’objet de son désir, que cet objet soit fictif, ou qu’il corresponde à une personne réelle anciennement ou actuellement aimée (ou haïe) par le patient. Le transfert est le report d’un mouvement affectif du patient sur l’analyste, celui-ci étant identifié à un « objet » d’amour ancien ou contemporain, réel ou fictif, mais de toute façon distinct de la réalité effective du psychanalyste. C’est sur ce report transférentiel, c’est-à-dire sur une dialectique imaginaire de l’affectivité sexuelle, que repose toute la cure analytique. C’est par cet amour fictif de l’analysant pour l’analyste que peuvent se mettre en place, par le discours, un éclairement et une redistribution des désirs du Moi, et que finalement, selon de mot de Freud, « le Je advient où le ça était » : le sujet émerge à la place de la confusion et de l’obscurité des affects inconscients, le « ça ». Le Je accède ainsi à la lumière de la conscience par « le travail de la parole » (the talking work).

2 Lacan

C’est sur la base de ce corpus doctrinal que s’élabore la doctrine de Lacan. Car il s’agit bien d’une doctrine propre. Tout en se réclamant constamment de Freud, et tout en défendant la « cause » de Freud et en préconisant le retour à Freud et à l’orthodoxie freudienne, Lacan met en place une pensée personnelle qui se réfère plus aux doctrines de philosophes comme Platon, Kant, Hegel ou Heidegger qu’à l’expérience clinique, présente surtout dans sa thèse sur la paranoïa (dont l’exergue est d’ailleurs une proposition de L’Éthique de Spinoza). Le délire paranoïaque (de grandeur et de persécution) provient de l’écart entre le désir du moi et le contenu imaginaire que le moi attribue à l’autre et à la société, contenu qui revient à constituer imaginairement en l’autre une image du moi où celui-ci est nié dans sa vie, sa place, sa valeur et ses droits. C’est par l’analyse du cas d’Aimée (qui tente d’assassiner une actrice inconnue qui était censée la persécuter et prendre « sa place » comme le faisait, croyait-elle, sa propre sœur, introduite au foyer pour assumer les responsabilités trop lourdes qui lui étaient à charge), c’est donc par cette analyse que Lacan commence l’élaboration de sa pensée. Cette malade se dit « guérie » dès qu’elle fut « punie » par un internement en asile (1932).

Si l’on ajoute à cette étude de la personnalité, l’étude de ce que Lacan appela le « stade du miroir » (à la suite de Wallon, mais en un autre sens) on comprend que, pour Lacan, la personnalité, c’est-à-dire le moi affectif et conscient de l’individu, ait toujours une structure paranoïaque. En effet, le « stade du miroir » est, chez l’enfant de dix-huit mois, non pas un stade biologique (comme chez Wallon) ou psychologique (comme chez Piaget) dans une évolution anonyme, mais une expérience fondamentale, à la fois fondatrice et révélatrice de la véritable signification du moi : l’enfant ne se borne pas à reconnaître sa propre image dans un miroir, il joue avec cette image, et il éprouve à la fois jubilation et angoisse à constater qu’il commande lui-même les mouvements de l’image et à croire qu’il est lui-même cette image sans l’être de l’intérieur. Le stade du miroir révélerait donc la structure imaginaire du moi, ou la tension et l’écart qui existeraient nécessairement entre le sentiment du moi et l’image que se fait de lui-même ce même moi. Comme dans la paranoia, le stade du miroir révélerait que le moi est nécessairement déchiré entre lui-même et son image idéale, c’est-à-dire entre lui-même et l’image de lui-même qu’il désire être celle que les autres ont de lui.

Ce sont ces analyses et cette double inspiration (étude de la paranoïa et du stade du miroir) qui vont ensuite nourrir toute l’œuvre de Lacan. C’est à partir d’elles qu’il va construire peu à peu sa doctrine du sujet, et cela à travers discours, communications, interventions et polémiques diverses, fondations d’écoles variées et souffrance-recherche aussi bien de l’exclusion et de l’échec que de la maîtrise et de la parole enseignante.

C’est cette pensée personnelle de Lacan que nous allons tenter d’esquisser car, reposant sur l’intangible doctrine de l’inconscience, et devant être lue dans le prolongement de la psychanalyse freudienne, elle constitue cependant un approfondissement et un élargissement de la théorie classique de l’inconscient.

Les transformations apportées au freudisme valent en fait comme élargissement de la doctrine et constitution d’une doctrine neuve. C’est ainsi que, tout d’abord, la « personnalité » est conçue par le psychiatre Lacan comme le résultat d’un écart (ou discrépance) entre la visée du moi, tel qu’il voudrait être perçu et reconnu par la société, et l’image que cette société renvoie au moi sous forme de « punition » et de sanction.

Car c’est bien une théorie du sujet qui va émerger de tout le discours lacanien, quelles que soient l’obscurité volontaire et parfois la confusion involontaire de ce discours.

Mais ce sujet n’est pas, selon les affirmations réitérées de Lacan, un cogito. Il a certes pris la place de l’ancien « moi » des psychologues et des psychanalystes classiques, mais il n’est pas pour autant une conscience claire ni une substance pleine. Ce sujet lacanien est tout entier désir, mais ce désir est dépossédé de lui-même.

Il ne comporte pas d’autre significations que d’être une « chaîne signifiante » attachée au désir de l’autre. Plus précisément, le désir (qui constitue tout le sujet) est la suite significative de tous les discours et de tous les gestes qui expriment le désir de reconnaissance, c’est-à-dire le désir que l’autre éprouve pour le sujet concerné, un désir qui, en effet, l’affirme et le constitue. Ainsi le désir n’a pas d’autre contenu que d’être le désir du désir de l’autre. C’est donc par essence et d’une manière structurelle que le sujet n’existe que comme aliénation, c’est-à-dire dépendance à l’égard du désir de l’autre et, par conséquent, à l’égard de sa propre image telle qu’elle est figée dans le désir et le regard de l’autre.

C’est pour cette raison que le sujet, chez Lacan, n’est que vide et béance : il n’a pas de contenu et il n’est constitué que par la référence au désir d’un autre. Cette « béance » ou cette « refente » sont donc aliénation essentielle et angoisse. Le désir est en effet désir impossible puisque l’autre ne peut combler le désir du moi idéal, tout en possédant pourtant les clefs du sens du sujet. Le désir, qui définit le sujet, est l’impossible désir de l’impossible, puisque ce qui est désiré est un autre idéal, le grand Autre, ou A, moi parfait qui reconnaîtrait le suiet en sa plénitude; ce grand Autre est en effet impossible puisqu’il n’a pour médiateur qu’un médiocre individu réel, petit autre, ou a, qui est bien incapable de combler la béance et le trou constitutifs du sujet. Toutes ces descriptions sont rassemblées dans la fameuse affirmation selon laquelle « il n’y a pas de rapport sexuel ».

Même si, aux yeux de Lacan, le malentendu, l’écart et la solitude forment l’essence incontournable des relations humaines, et notamment de l’amour, nous devons éviter ici un malentendu : les implications et les significations dont nous venons de voir qu’elles constituent le suiet (comme béance, comme solitude et comme imaginaire), ces significations, aux yeux de Lacan, ne sont pas conscientes. Le sujet est sujet de désir, ou sujet du désir, mais, en tant que tel, il est inconscient. Plus précisément, Lacan construit une nouvelle théorie de l’inconscient aux termes de laquelle celui-ci est le sujet du désir en tant que ses implications ne sont pas conscientes, et en tant qu’il est pourtant lui-même constitué comme un langage. « L’inconscient est structuré comme un langage. » Mais ce langage, avec toute sa syntaxe et ses possibilités, notamment de métonymies et de métaphores, est le contenu même (ou la forme) du sujet du désir. C’est comme langage d’abord inconscient, et ensuite « conscient » mais ignorant de son sens, que le sujet s’affirme dans la dépossession de lui-même et de son désir. Cette situation de vide et de dépossession est indépassable puisqu’elle est constitutive du désir, toujours conçu comme manque et comme désir de l’autre. Dans le déploiement de la chaîne signifiante peuvent certes se marquer des différences, telles celles qui distinguent le « réel », l’« imaginaire » et le « symbolique »; cependant ces différences, une fois pensées, ne conduisent pas à la guérison mais à la connaissance.

Lacan ne se propose pas essentiellement de soigner les névroses ou les psychoses mais, à partir de leur examen, d’élaborer une connaissance de l’homme. Celle-ci est très précisément la connaissance, c’est-à-dire la conscience de l’inconscient en tant qu’il est le langage bien structuré mais inconscient de lui-même d’un sujet qui est un désir et qui parle. La psychanalyse n’a pas pour but de guérir les humains de leur angoisse, mais de les placer consciemment devant leur désir comme devant le désir imaginaire de l’autre et le désir réel de son propre vide et de sa propre mort, et cela à travers l’ordre symbolique du langage. La psychanalyse met donc en évidence les structure béantes du sujet en général comme impossible désir de l’impossible, et elle accomplit ce travail en élucidant le fait originel et impersonnel que « ça parle en nous », et que le ça est le véritable sujet du désir comme pulsion de mort, comme béance et comme parole jamais entendue.

2 Du dogmatisme doctrinal généralisé à l’efficacité thérapeutique de certaines cures

2.1. Critique de la psychanalyse classique

Le succès et la diffusion de la pensée lacanienne, quelle que soit la violence des polémiques au milieu desquelles elle s’est déployée, sont l’indice ou l’accompagnement d’une crise de la psychanalyse traditionnelle. Celle-ci s’interroge d’ailleurs elle-même et il est nécessaire que la philosophie examine de son propre point de vue la validité et les titres de la doctrine psychanalytique. Celle-ci était fière, avec Freud, de déloger l’homme de sa position de maîtrise et de centralité, l’humiliant ainsi pour une troisième fois après Copernic et Darwin : mais qu’en est-il de cette présomption humiliatrice elle-même ?

Le point doctrinal le plus important, le plus décisif quant à ses conséquences, et le plus constamment présent dans toutes les écoles de psychanalyse, est l’affirmation d’un inconscient radical.

Cet inconscient, conçu comme inconnaissable en lui-même et par lui-même, est posé en fait comme un objet x, semblable à la chose-en-soi chez Kant et chez Schopenhauer. Il est posé à la fois comme inaccessible et comme support de tous les affects et de toutes les contradictions. Tout se passe donc en réalité comme si l’inconscient était le résultat d’une construction a posteriori, c’est-à-dire d’une hypothèse rétroactive destinée à éclairer toutes les difficultés de la vie psychologique consciente. L’inconscient a réponse à tout, il est insensible au temps mais il se souvient des traumatismes et des paroles de l’autre, il est insensible à la contradiction mais il est structuré comme un langage, il oppose une résistance à la cure parlée mais il est situé hors de la conscience, il désire la mort mais il désire aussi le plaisir, il pousse à la répétition mortelle mais il pousse aussi à la répétition du plaisir passé. Il est hors de la conscience mais il raisonne, il imagine, il identifie, il oppose, il masque, il dévoile, il s’exprime et se cache : bref, il parle et, par là même, il est en relation avec autrui, avec le monde, avec les normes, avec l’action et la société.

On le voit: cet inconscient n’est rien d’autre que la conscience elle-même, et les opérations qu’on attribue à l’inconscient sont les opérations mêmes de la conscience quotidienne. Mais, par un préjugé qui identifie conscience et conscience claire, on a rejeté dans les ténèbres de l’inconscient ces activités obscures, affectives et contradictoires qui sont bien pourtant celles de la conscience elle-même dès lors qu’elle est reconnue comme Désir et comme pouvoir d’imaginer.

C’est ce report en arrière, dirons-nous, qui éclaire une nouvelle difficulté fondamentale. Si l’inconscient n’est rien d’autre que la projection, dans le passé de l’individu, de l’activité de la conscience qu’on a dépouillée de son seul caractère de conscience de soi, on comprend que les enseignements de l’inconscient sur la conscience du sujet proviennent en réalité de la conscience elle-même. C’est une pétition de principe qui est ici en cause. Lorsque le sens d’un acte conscient (mais inconscient de son sens) est révélé par la référence au désir antérieur et caché, c’est-à-dire par la référence à l’inconscient, on oublie de dire que ce sont les événements conscients rapportés par le patient dans sa parole qui éclairent ce désir : ce sont les associations de la parole libre, les commentaires sur les rêves et les rêves eux-mêmes, s’ils sont remémorés, les paroles reprises ou tronquées (lapsus), les récits sur la vie affective et pratique, ce sont tous ces éléments, donnés par le sujet lui-même, qui permettent d’éclairer et de définir le désir « inconscient », ce désir étant ensuite chargé par l’analyste d’éclairer les actes et les paroles qui l’ont en réalité éclairé. L’idée de sens repose ainsi, en psychanalyse, à la fois sur une pétition de principe et sur un appauvrissement: le sens des actes est supposé être éclairé par le désir (et donc par le mouvement sexuel vers un autre, fictif ou réel), alors que ce sont ces actes qui révèlent (à travers les récits du patient et les interprétations de l’analyste) l’existence, la nature, le contenu et le sens de ce désir. Loin que le désir inconscient livre le sens des actions, ce sont ces actions (parlées par le patient et « entendues » par l’analyste) qui livre le sens du désir.

Réduite à sa lettre, l’affirmation de la psychanalyse, selon laquelle le sens des actes réside dans un désir inconscient, risque fort de rester bien abstraite. Car la régression explicative qui prétend remonter des actes du moi à leur source inconsciente et éclairante, cette régression logique rencontre finalement un principe plus pauvre que les actions à expliquer : ce principe est en effet le désir comme pulsion, celle-ci pouvant être ou sexuelle ou meurtrière, ou simultanément sexuelle et meurtrière. La pulsion n’est alors rien de plus que le mouvement nécessaire et inconscient vers la jouissance ou vers la mort. Mais la jouissance sexuelle est tenue pour universellement identique à elle-même, que l’objet du désir soit du même sexe ou non, et qu’il soit autorisé ou interdit; les « mécanismes » singuliers de la substitution ou de la transgression, les vécus d’angoisse ou de culpabilité ne sont que la mise en place d’un seul mouvement vers un seul plaisir : le plaisir sexuel. On est donc bien en présence d’un principe universel et uniforme qui serait chargé d’éclairer la multiplicité des actions humaines à travers tous les individus et toutes les cultures.

Ainsi, non seulement l’affirmation d’un désir inconscient n’est qu’une pétition de principe (puisque c’est la conscience parlée qui éclaire l’inconscient et non l’inverse), mais cette pétition de principe n’aboutit qu’à un facteur explicatif abstrait (puisque ce sont les mêmes pulsions, mécaniques et simples, qui sont censées expliquer les actions complexes et variées de individus). Certes, l’abstraction est souvent évitée par le recours à l’histoire singulière des individus et aux contenus singuliers de leurs désirs (par exemple : fétichisme, sado-masochisme, obsession, hystérie). Mais ce recours ne fait que renforcer la pétition de principe : ce sont décidément les récits circonstanciés des patients qui permettent de définir ces désirs inconscients qui sont ensuite, par un remarquable oubli, censés éclairer et individualiser les comportements.

C’est par la même illusion universaliste et abstraite que, parfois, la psychanalyse s’efforce d’« expliquer » soit les œuvres d’art, soit les événements politiques. Qu’il s’agisse de Moïse, de Michel-Ange ou de la psychologie des foules, la psychanalyse classique expliquait les œuvres et les actes par des principes si abstraits qu’ils manquaient la réalité singulière des objets, ou ne la rejoignaient que par la même pétition de principe mise en œuvre dans les cures.

Une critique de l’explication des actes, avec leur signification et leur singularité, par le recours à un inconscient hypothétique et abstrait, c’est-à-dire une critique comme celle que nous proposons ici, se heurtera toujours au point de vue de la psychanalyse. En effet, le recours à « l’inconscient » et à ses « résistances » peut toujours annuler toute critique : il suffit de se référer à un inconscient plus inconscient encore, et à un domaine plus inaccessible que tout domaine pensable. À la critique réfléchie de l’interprétation par l’inconscient, l’analyse peut toujours opposer l’interprétation réitérée par l’inconscient du critique : et nul ne semble pouvoir trancher ce débat, puisque l’inconscient est précisément posé par l’analyste comme ce qui échappe à toute prise, et que les critiques réfléchies sont posées par lui comme l’expression même de cet inconscient. Karl Popper avait raison : une discipline qui n’est pas une science échappe toujours à l’interrogation critique, et à la « vérificabilité ». C’est qu’elle n’est qu’une croyance. Le recours ultime à l’inconscient de l’interlocuteur, pour annuler sa parole, ne fait que mettre en évidence la structure épistémologique de ce non/dialogue critique : il n’est qu’un dogmatisme.

Mais les choses ne sont pas si simples : il n’est guère possible d’étouffer la parole critique et d’ignorer le souci de cohérence et de clarté qui est celui de la connaissance rationnelle.

C’est ainsi que l’existence même des cures analytiques pose deux graves questions qui ne sauraient être évacuées par un simple procès d’intention à l’égard des critiques : il s’agit de l’unité de la personnalité, d’une part, et de la liberté du sujet d’autre part.

En premier lieu, c’est tout le système Ics qui est ici en cause. Comment comprendre l’activité de censure exercée par le « moi » à l’égard des pulsions, si ce moi n’est pas en mesure de les reconnaître pour les filtrer ? Mais les reconnaître c’est les connaître et en avoir conscience: le moi doit donc comporter une certaine conscience de l’inconscient, et celui-ci n’est plus un domaine radicalement séparé de la conscience, mais une forme moins claire et plus obscure de cette même conscience.

De la même façon, si le patient exerce contre son analyste une « résistance », c’est d’une part qu’il pressent les vérités sur lesquelles on attire son attention et, d’autre part, qu’il souhaite se maintenir encore un temps dans l’état qui est le sien. Comme on le sait, il existe un « bénéfice de la maladie », de même qu’il existe un bénéfice des cures longues (protection, maternage, amour de transfert, complaisance) et aussi des cures brèves (choc, dit-on, rupture, prise de conscience…).

À l’égard de la « censure », la théorie analytique est d’ailleurs hésitante : parfois c’est le moi qui exerce cette censure, mais parfois c’est le sur-moi. En d’autres textes, c’est l’inconscient lui-même qui censure ses propres pulsions et leur interdit le passage à la conscience : c’est ainsi que la sexualité serait coupable par elle-même et non par le sur-moi. Mais, si c’est l’inconscient qui censure les pulsions, c’est qu’il les reconnaît et les interdit ou les autorise : le voici investi d’une capacité de juger, de choisir et de décider, capacité qui est celle-là même de la conscience.

La censure est ainsi un acte « moral » exercé par une conscience, et cette conscience est à la fois conscience et discernement, choix et valorisation, légitimation ou interdiction. Que cette activité moralisatrice et, comme disent les analystes, civilisatrice, soit exercée par telle ou telle « instance » du système les (« moi », « surmoi » ou « inconscient ») elle n’en reste pas moins une activité de jugement et de conscience qui ne saurait être effectuée que par une conscience qui est un sujet.

La cure ne présuppose pas seulement qu’une circulation soit possible entre les divers «lieux » du système les, et qu’ils soient ainsi unifiés au sein d’une personnalité plus ou moins cohérente mais douée de mémoire et du sentiment de l’identité personnelle : le sentiment de vide ou d’angoisse n’empêche pas que ce soit un sujet qui émette la plainte de n’être personne, et qui décide de conduire une cure, la sienne. Cette cure présuppose aussi la liberté.

En effet, cette entreprise qu’est une cure suppose qu’on lui accorde une certaine efficacité. On affirme donc qu’une parole thérapeutique peut entraîner des modifications dans le sentiment de soi et dans la conduite de la vie. Lorsque la guérison n’est pas envisagée par le thérapeute comme fin principale, il suppose cependant des effets de connaissance et, même s’il affirme comme Lacan un déterminisme psychique rigoureux, il n’en traite pas moins ses patients comme s’il s’agissait d’êtres autonomes qui viennent librement à leurs séances, aussi courtes ou traumatisantes fussent-elles.

La contradiction majeure est là. La psychanalyse affirme dans sa théorie un déterminisme psychique appuyé sur les mécanismes de refoulement et de déguisement des pulsions, ces mécanismes étant censés être l’œuvre d’instances chosistes et distinctes, telles les pulsions, le psychisme inconscient, le moi illusoire, le sur-moi répressif; mais dans sa pratique, la psychanalyse doit reconnaître que si une cure est efficace c’est en raison du travail et donc du libre désir du patient. De même, tous les patients ne sont pas acceptés pour une cure. L’analyste souhaite auparavant vérifier l’authenticité de la « demande » d’analyse : elle doit venir du sujet et non de l’entourage. N’est-ce pas la définition même de la liberté ?

Ces vues sont confirmées par l’allusion au Je, faite par Freud : si l’émergence du Je n’était que celle d’un mécanisme, quel sens cela aurait-il de parler de guérison ou de restauration de la personnalité?

Mais la psychanalyse ne reconnaît pas volontiers la liberté du sujet. Cette position déterministe (et intenable, puisqu’on suppose que l’efficacité de la cure dépend du travail et donc de la volonté et du désir du patient) explique une autre difficulté : il s’agit de l’incertitude de la psychanalyse quant à ses véritables buts.

Souhaite-t-elle, comme dans l’école lacanienne, seulement connaître l’esprit humain et non pas guérir l’angoisse ? Elle traiterait alors les névroses et les psychoses comme du matériel clinique et feraient des patients des cobayes pour la science : mais en ce cas il y aurait distorsion entre l’intention de l’analyste et celle de l’analysant qui vient toujours en cure pour lever une angoisse ou, tout au moins (dans les analyses « didactiques »), pour préparer sa propre vie professionnelle et donc un accroissement de son bien-être et de sa liberté.

Souhaite-t-elle, comme dans les écoles classiques, obtenir une véritable guérison ? Dans ce cas, ce qui reste obscur est le rapport du sujet à la société, c’est-à-dire de la liberté à la société. S’agit-il d’adapter l’individu aux normes collectives ? En ce cas l’affirmation du déterminisme psychologique est cohérente, mais elle contredit le sentiment du sujet qui souhaite au contraire se sentir désormais libre dans son groupe social. Le but de la psychanalyse reste aussi obscur que sa position sur le déterminisme.

Ces difficultés se cristallisent sur la question éthique. La psychanalyse, sur ce problème, n’est pas au clair avec elle-même.

Souhaite-t-elle instaurer une éthique de la liberté sexuelle ? On sait qu’il n’en est rien, puisqu’elle vise à justifier le sacrifice du principe du plaisir au bénéfice du principe de réalité et de son œuvre civilisatrice. La morale reste pour la psychanalyse l’obéissance à la Loi, aussi dure soit-elle. Lacan rapproche Kant et Sade, mais maintient la dure nécessité de l’obéissance à la Loi et de la déconstruction des désirs dits imaginaires.

On pourrait supposer que la tâche de la psychanalyse consiste à restaurer l’unité et l’autonomie du sujet et à le rendre capable, à partir de là (une sorte d’étage 0), de construire lui-même sa vie, sa joie et son bonheur. On sait que cet optimisme dynamique n’est pas partagé par la psychanalyse qui est, chez Freud, un pessimisme (commandé par la référence à l’instinct de mort) et, chez Lacan, un tragisme (commandé par la référence à l’impossible du désir).

2.2. L’efficacité thérapeutique

De nos critiques, ne retenons que leur seul résultat positif. En effet, prise dans la lettre de sa doctrine classique, la psychanalyse semble un tissu de contradictions et de sophismes ; et, cependant, il est indéniable qu’elle déploie une relative efficacité à travers les cures : certaines d’entre elles conduisent à une « guérison », d’autres permettent d’atténuer l’angoisse et de rendre la vie au moins possible, d’autres enfin nourrissent et renforcent le projet professionnel d’accéder au statut d’analyste et, par conséquent, à une vie qui a trouvé son sens.

Cette efficacité relative de certaines cures n’est pas en contradiction avec nos critiques doctrinales : il devient seulement clair que l’efficacité thérapeutique ne repose pas sur les bases dogmatiques du réalisme analytique traditionnel. Nous pouvons même aller plus loin : l’efficacité thérapeutique des cures étant celle de la parole et, l’ancien système d’interprétation paraissant bien fragile, il devient évident que le domaine pratique de la psychanalyse, c’est-à-dire la parole et le langage, doit aussi devenir son domaine théorique : dans le sujet, ce qui se rapporte au malheur, à la souffrance ou à l’angoisse doit être d’abord référé à un domaine qui est non pas celui des compartiments du psychisme (Ics) mais celui-là même de la parole et du langage. C’est là que se joue le sens, c’est là que doit se jouer la psychanalyse.

2.3. Critique de la psychanalyse lacanienne

Mais n’est-ce pas cela même qu’a tenté de réaliser Lacan ? Nous connaissons sa doctrine : le sujet, comme sujet du désir, est l’inconscient, et celui-ci fonctionne comme un langage. C’est cette doctrine que nous devons à son tour examiner puisque, sous le masque de l’allégeance à Freud, elle en est peut-être la critique discrète, celle qui a su remplacer l’Ics par le langage.

Qu’en est-il de cet inconscient qui parle ?

Bien qu’il soit difficile, de l’aveu même de la psychanalyse lacanienne, de séparer la théorie analytique, la conduite de la cure et le désir de l’analyste, nous écarterons les considérations sur la personnalité même de Lacan, ou sur les « causes » psychologiques ou culturelles de son comportement ou de sa doctrine. Nous ne nous référerons qu’à cette doctrine elle-même.

Ce qui apparaît dès l’abord est la question du langage : comment l’inconscient peut-il être structuré comme un langage s’il est réellement, c’est-à-dire totalement inconscient ? S’il est par lui-même un langage et s’il parle, il doit organiser des rapports syntaxiques et signifiants à partir d’un centre qui est nécessairement un sujet Je, c’est-à-dire actif et conscient. C’est ainsi que, dans le rêve, est donné un sentiment diffus du moi : pour nous, le Je peut être obscur, la conscience peut être confuse, ils n’en sont pas moins conscience et sujet s’ils parlent, c’est-à-dire s’ils organisent un langage autour d’un sujet grammatical appuyé sur un sentiment d’existence.

S’il en est bien ainsi, c’est donc que l’inconscient ne précède pas, mais au contraire suit la conscience à titre de mémoire confuse ou au titre d’une hypothèse retroactive émise par l’analyste.

Si l’on veut dire que l’inconscient ne parle pas vraiment par lui-même mais est seulement structuré comme un langage, la question se pose de savoir par quels critères et par quels moyens se fait la comparaison entre un langage et les opérations de l’inconscient : qui opère la comparaison ? Qui donc peut détenir le double savoir de ce qu’est un langage et de ce qu’est un inconscient ? Nous connaissons ces difficultés : elles concernent la circulation de la conscience entre les differents compartiments du psychisme (si l’on adopte le point de vue topologique), et elles ne sont pas levées par la nouvelle formulation de la psychanalyse (qui adopte le point de vue linguistique). Si l’inconscient « parle », c’est parce qu’il n’est rien d’autre que la reproduction théorique de la conscience (mais amputée de la conscience de soi), ou la réitération étouffée et assombrie de cette même conscience.

Ce que la psychanalyse ne voit pas, c’est que la conscience n’est pas nécessairement claire et réflexive; c’est pourquoi, face à l’obscurité, à la confusion et à l’absence de réflexion, le psychanalyste postule qu’il n’y a pas conscience. Il substitue l’inconscient à une conscience affective obscure, confuse ou ambiguë.

Une autre difficulté doit attirer notre attention.

Qu’on soit dans le domaine fictif de l’inconscient, ou dans le domaine réel (mais certes obscur) de la conscience, l’individu est simultanément caractérisé comme sujet et comme désir. C’est le sens de cette conception que nous devons maintenant examiner.

On a vu que, pour Lacan, si le sujet et le désir sont inconscients, ils n’en sont pas moins définissables : le sujet n’est rien d’autre que désir (et non pas conscience, qu’elle soit obscure, claire ou réflexive), et ce désir n’est rien d’autre que désir de l’autre. Le désir est le désir du désir de l’autre désir. Sartre disait la même chose en termes simples : aimer, c’est vouloir être aimé.

Si l’on s’en tient là, il est clair que le désir ou l’amour sont voués à l’échec, puisqu’ils ne sont que le croisement de deux narcissismes voulant simplement se faire « aimer » par la médiation de l’autre. Désir et amour sont impossibles ici parce qu’ils sont captatifs (comme le montre Sartre) et formels ou vides (comme l’affirme Lacan). Mais il n’y a aucune raison de s’en tenir là et d’estimer suffisantes ces descriptions du désir. Ne considérons que le point de vue de Lacan. Pourquoi faudrait-il séparer le désir de reconnaissance et le désir de la jouissance ? Celle-ci peut être réelle et réciproque, et elle peut révéler en outre qu’elle est elle-même une des modalités de la reconnaissance. Cette reconnaissance elle-même peut être réelle et réciproque. De plus, la reconnaissance se déploie non seulement comme jouissance commune mais encore comme action commune et comme parole commune. Or, celles-ci ont un contenu.

Ainsi le formalisme lacanien, dans la question du désir (celui-ci étant considéré à tort comme n’étant qu’un cercle vicieux et vide) provient d’un étrange oubli : ces contenus concrets de l’amour sont évacués en même temps qu’est évacué le langage concret de la vie quotidienne ou de la vie amoureuse. Etrangement, le langage n’est invoqué que lorsqu’il éclaire les structures syntaxiques des délires ou des rêves, et jamais lorsqu’il est le « milieu » concret d’une communication affective ou rationnelle. Au contraire, l’amour est tourné en dérision : dans l’un de ses séminaires, Lacan parle de « l’âmur », opérant un rapprochement dépréciatif entre les mots « âme » et « amour ». Tout se passe comme si Lacan, dans ses textes, se proposait d’enfermer définitivement le sujet dans sa solitude, et comme si la moindre possibilité d’une relation réciproque et heureuse était immédiatement à ses yeux un danger à exorciser.

Cette conception formaliste et logicienne du désir comme impossible désir de l’autre repose en fait, et plus profondément, sur une conception « tragique » du désir : mais celle-ci se fonde sur un oubli ou une occultation (obscurément volontaire) d’une part importante de l’expérience humaine.

Sur la base de l’examen du stade du miroir, et sur la base de sa critique du transfert et de l’amour imaginaire, Lacan élabore une théorie du désir tout entière constituée par le manque.

Tourné vers un autre, pourtant vide de toute substance réelle, le désir n’est qu’un mouvement illusoire quant à son objet, et un mouvement vide quant à lui-même puisqu’il est, lui aussi, dépouillé de toute substance. Le sujet, c’est-à-dire le désir, n’est qu’une « fonction » et non une expérience. Celle-ci livre plutôt le désir comme « béance », c’est-à-dire vide constitutionnel que nul ne saurait combler : ni a, réel mais sans consistance, ni A, consistant mais sans réalité. Cette béance du désir, ce manque irrémédiable vaut comme « castration » essentielle, mais aussi comme « refente », c’est-à-dire comme réitération du vide. À partir de là, le désir se heurte au fait « qu’il n’y a pas de désir sexuel » et que, derrière la béance du désir de l’autre, se profile le désir de la mort, seule digne d’être poursuivie.

Cette analyse n’est guère recevable à nos yeux, et cela pour deux raisons complémentaires. Tout d’abord, l’expérience ainsi décrite correspond dans ses grandes lignes à l’expérience du délire paranoïaque ou de la dépression, c’est-à-dire à l’expérience angoissée de ces sujets qui doutent de leur identité et qui, n’étant « rien », sont en effet incapables d’aimer ou de recevoir un amour, incapables d’entrer dans une relation concrète qu’il y a lieu de construire dans le temps, dans la parole et dans l’action.

Mais la connaissance des pathologies du désir ne permet pas d’affirmer qu’elle est la connaissance de l’essence du désir. La connaissance du diabète et de ses causes ne permet pas d’affirmer que la fonction essentielle du pancréas est de ne pas produire d’insuline : c’est l’inverse qui est vrai.

La confusion entre le normal (sans connotation morale) et le pathologique fait délirer l’humanité entière. Mais, par là, la psychanalyse passe aussi sous silence une part importante de l’expérience humaine. C’est la seconde difficulté que nous évoquions à propos du désir. Or le désir n’aurait pas de sens s’il n’était à la fois tourné vers l’avenir et sa propre satisfaction, et conscient de sa propre satisfaction passée. Le sens du désir réside d’abord dans ce mouvement temporel vers une jouissance à venir et dans l’expérience effective de cette jouissance dans le passé ou le présent.

C’est cette présence et cette positivité de la jouissance qui sont ignorées par le pessimisme lacanien.

2.4. Le sens et la joie

Allons plus loin. La jouissance, dans la relation à autrui, n’est pas réductible au plaisir sexuel comme semble le croire la psychanalyse. Ce plaisir s’intègre à un ensemble « signifiant » (justement…) constitué par le sens issu d’une parole commune et construit par elle. Au-delà de la sexualité se profile l’amour comme sens, et au-delà de ces créations érotiques du désir se profile l’existence dans la totalité de ses aspects : or, cette existence est le lieu où se déploie en fait les joies et les satisfactions de tous ordres, joies qui peuvent nourrir et symboliser la joie même de vivre, d’aimer et de créer.

Bien entendu, il n’appartient ni au psychanalyste ni au médecin d’indiquer les voies qui peuvent conduire à la joie par-delà les malheurs et les difficultés de l’existence. Mais il leur appartient de « soigner » suffisamment le corps et l’esprit pour que ceux-ci soient restaurés dans la plénitude de leurs potentialités. Les malheurs ou la difficulté d’être ne sont pas supprimés par là, mais déployés enfin par un sujet en pleine possession de lui-même et de son pouvoir. C’est à ce point « zéro » que les thérapeutes doivent conduire leurs patients. C’est à ceux-ci, ensuite, de construire leur existence en construisant leur éthique. Il serait difficilement acceptable qu’un thérapeute décrète l’inexistence du sujet chez le patient qui en appelle à lui, cette inexistence ou cette impotence valant comme un interdit jeté sur tout désir futur et sur toute signification accessible.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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