P. Ricœur (1913-2005)

La situation conceptuelle du sujet ne nous semble pas meilleure dans l’œuvre de Ricœur [que chez Lévinas]. Souhaitant dénommer « herméneutique » sa méthode de connaissance, il tente d’opérer, comme Heidegger et comme Lévinas, un passage des signes évidents donnés dans le réel à la nature non évidente de l’être étudié qui est l’objet de sa connaissance. Il procède donc par un détour : à partir du langage et de la linguistique, il pense revenir au sujet, qu’il aurait ainsi éclairé. Il s’agit bien d’une herméneutique qui interprète des signes pour aller vers un réel caché. Bien qu’ils comptent parmi ceux qui ont introduit la phénoménologie en France, ni Lévinas ni Ricœur ne déploient des phénoménologies du sujet : ils élaborent des ontologies morales, et c’est à partir de celles-ci, et après divers détours par le Talmud chez Lévinas, ou par la grammaire générale chez Ricœur, qu’ils construisent leurs théories du sujet.

Or, cette herméneutique est explicitement, chez Ricœur, une stratégie, c’est-à-dire une doctrine répondant à une intention posée d’abord. Il écrit dans Soi-même comme un autre : « En opposant polairement le maintien de soi au caractère [disjonction qui constitue l’essentiel de la doctrine] on a voulu cerner la dimension proprement éthique, sans égard pour la perpétuation du caractère »[…]. Et, en effet, la description du sujet est ici tout entiere fondée sur une dimension éthique, c’est-à-dire une conception de l’éthique qui fonctionne comme justification et finalité de la théorie du sujet : mais cette conception éthique n’est pas elle-même fondée puisqu’elle est antérieure au sujet qui pourrait la fonder.

Plus loin, Ricœur utilise le terme d’attestation : c’est sur celle-ci, comme évidence de l’appel à la responsabilité, que se fonde l’éthique, celle-ci étant une morale de la sollicitude.

Mais, si la théorie du sujet repose sur une morale donnée a priori, il est à craindre que cette théorie ne soit déjà orientée, et que les enseignements tirés de la linguistique ne soient arbitrairement sélectionnés et interprétés. Notre crainte se justifie lorsque nous lisons, dans l’introduction, que la doctrine et les polémiques que Ricœur se propose d’exposer « se situeront au-delà du point où [sa] problématique se sera séparée de celle des philosophies du sujet ».

Ricœur récuse les philosophies du sujet car, pour lui, « dans tous les cas de figure, le sujet c’est je. C’est pourquoi l’expression philosophie du sujet est tenue ici pour équivalente à philosophie du cogito ».

L’herméneutique parle toujours en première personne, mais elle récuse en même temps ce qu’elle appelle les philosophies du cogito. Elle opère donc en fait une sorte de dénégation du sujet, dénégation dont l’intention avouée est moralisatrice et stratégique. C’est sur la base de ces ambiguïtés que se développe la pensée de Ricœur à propos de ce que nous-même appelons le sujet.

Ce que Ricœur met principalement en place est une théorie de la conscience dans laquelle il conviendrait d’opposer deux sortes d’identité : la première, représentée par le terme latin idem, désigne la permanence du « caractère », tandis que la seconde, représentée par le terme ipse, désigne l’identité du soi. Selon Ricœur, il convient de ne plus confondre idem et ipse, c’est-à-dire l’identité du caractère, qui est la « persévération » de l’identité de l’individu à travers le temps et l’espace dans ses actions, et l’identité du soi, qui est un maintien de soi face à autrui grâce à la « promesse » et à sa permanence à travers le temps. Ainsi, Ricœur oppose la « mêmeté » et l’« ipséité », c’est-à-dire en somme le caractère, avec ses pesanteurs psychiques et son tempérament, et la personne, avec sa liberté morale et son pouvoir de transcendance. « Ipséité et mêmeté cessent de coïncider. » La première s’enracine sur l’engagement moral à l’égard d’autrui, tandis que la seconde exprime « l’immutabilité du caractère » et la forme de notre destin.

On le voit, chez Ricœur tout se passe comme si, à travers une dénégation du sujet, et par la médiation d’une herméneutique du langage clairement ordonnée à une stratégie morale, on assistait à la résurgence du vieux concept kantien et spiritualiste de « personne ». Pour lui, comme pour Fichte, c’est l’affirmation morale qui fonde la réalité et l’identité du sujet.

Outre le fait qu’une théorie du sujet réel (c’est de lui qu’il s’agit, qu’on le veuille ou non), présentée dès l’abord comme la conséquence d’une morale antérieure, ne saurait être que de l’ordre fragile de la conviction, il convient maintenant d’examiner le degré de validité interne de la théorie qu’on propose.

Dans cette perspective, une première et grave contradiction apparaît assez vite : en appuyant la description du sujet sur la grammaire, on procède à une pétition de principe; on oublie que c’est parce qu’un sujet en première personne peut se saisir comme centre de référence, qu’il peut parler et organiser un langage autour d’une expérience correspondant à l’identité Je. Le linguiste Benveniste ne dit pas autre chose.

L’identité du sujet est donc donnée antérieurement à l’interprétation linguistique des textes.

Il en va de même pour l’idée de promesse et de maintien de soi : on est également en présence d’une étrange pétition de principe. En effet, une promesse ne peut être faite à autrui que si l’individu concerné a déjà le sentiment de sa propre identité et de sa propre permanence à travers le temps, ce sentiment étant la condition de possibilité de la signification même d’un engagement du présent sur l’avenir.

Au-delà de ces pétitions de principes, ce sont les descriptions mêmes de l’ipséité et de la mêmeté qui ne nous semblent pas rendre compte de la plénitude de l’expérience humaine. Les descriptions ne nous semblent pas adéquates à la réalité.

C’est ainsi que le « caractère » est conçu selon les anciens schemas réducteurs de la caractérologie. Les pesanteurs et les mécanismes supposés de l’action ne sont justifiés ni fondés par aucun autre principe que la simple affirmation de ces permanences; or, celles-ci sont d’une part relatives et contingentes et, d’autre part, significatives. La constance d’une forme d’action peut aussi bien être le fruit d’une signification réitérée que d’un déterminisme passif. Il faut bien en réalité que l’action ait un sens pour qu’elle soit en effet une action. Or, la conception chosiste du caractère réduit le désir lui-même, source de toute action, à une pulsion mécaniste, alors qu’il est signification et spontanéité.

Par là, c’est la liberté même qui est niée au niveau de la mêmeté, c’est-à-dire en clair, du caractère comme « destin ». Mais, sans la liberté, une action n’est pas même une pesanteur ou une répétition, puisqu’elle est dénuée de sens.

Si le « caractère », conçu comme pure pesanteur et « passivité », est dénué de liberté, il rend l’action impossible. La liberté est alors reportée sur le soi: c’est l’ipséité qui, par la promesse, se révele à la fois comme identité et liberté.

Mais c’est un autre fait qui devient alors incompréhensible : comment le soi, fût-il libre, agirait-il dès lors qu’il est réduit à l’injonction morale venue d’autrui ? Ricœur reprend en effet le terme d’injonction, qui vient de Lévinas, pour ancrer l’identité du soi sur la responsabilité à l’égard d’autrui. Mais l’individu humain n’agit pas seulement par injonction, obéissance et responsabilité (même si l’on admet par l’absurde que celles-ci seraient possibles sans une identité préalable du sujet). En dehors de l’injonction morale, quelles sont les sources de l’action ? Elles ne sauraient, ici, être situées dans le désir, puisque celui-ci est de l’ordre de la mêmeté. Si l’action n’a pas pour motif le désir, quels peuvent être ses motifs ? quels peuvent être les motifs non affectifs d’une action moralement neutre ? Et quels peuvent être les contenus et le sens d’une action morale issue de l’injonction et de l’obligation mais dénuée de tout désir ? La vérité est que l’ipséité est, chez Ricœur, vide et sans contenu, alors que l’expérience concrète de l’humanité est celle du contenu qualitatif de l’existence et de l’action.

Le caractère avait un contenu mais il était sans liberté, le soi est libre et responsable mais il est sans contenu. Aussi, non seulement on ne comprend pas que le « caractère » puisse se référer à une morale (et donc à une action neuve), puisqu’il est censé être intangible, mais, en outre, on ne comprend pas pourquoi le soi, qui est certes libre, déciderait d’agir, puisqu’il est transcendant par rapport au désir et au caractère.

Ricœur semble vouloir résoudre cette difficulté. Mais il se contente d’appuyer l’action sur l’injonction venue d’autrui, celle-ci supposant un nouvel a priori : « l’être-requis ». C’est en effet par les concepts de « passivité originaire » et métaphysique et de « l’être-requis » comme donnée primitive, que Ricœur pense rendre compte et de la morale et de la possibilité même de l’action.

On le voit : la théorie de la mêmeté et de l’ipséité était bien destinée à justifier une morale. Mais, parce que cette théorie du soi ne rend compte ni de la liberté concrète ni du contenu et du sens des actes, elle reste aussi fragile que cette morale qu’elle tente de justifier. Cette morale de l’injonction se conclut étrangement sur le même concept qu’on trouvait chez Lévinas et qui est la passivité. Simplement, Lévinas justifie la passivité par l’injonction, tandis que Ricœur la justifie par l’injonction et par l’attestation. La vérité est que ces doctrines personnalistes ne sont que l’expression contemporaine d’un moralisme théologique qui tente en vain d’annuler et de neutraliser l’activité concrète de l’individu : il est temps de reconnaître enfin pleinement que cet individu est à la fois un désir et un sujet, c’est-à-dire un existant.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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