E. Lévinas (1905-1995)

Lévinas est essentiellement le moraliste du visage, mais si l’on élucide les présupposés de cette éthique, il est possible de découvrir une conception du sujet finalement fort conventionnelle.

Lévinas ne déploie pas véritablement une phénoménologie du visage. Il situe seulement celui-ci au principe d’une réflexion morale sur le primat de l’autre par rapport au sujet. Le visage découvre l’autre comme fragilité et nudité, comme vulnérabilité et faiblesse; il opère à ce titre une « rupture avec la vitalité, toujours virtuellement meurtrière ». Selon Lévinas, le visage révélerait l’autre comme « sainteté inviolable » sans « relent de numineux » ou de sacré, mais comme symbole herméneutique d’une transcendance. Il y aurait en effet, dans le visage, une dimension métaphysique en tant qu’il est l’expression même du temps comme attente et distanciation, au même titre que le langage ou le rite. L’autre, par son visage, « n’est pas du monde », il est l’expression du divin en l’homme, comme le dit Max Picard, cité par Lévinas.

Il est clair que, déjà, nous sommes en présence d’affirmations fondées sur des principes a priori et sur une croyance.

La référence à la transcendance est une référence au « Très Haut », et c’est par cette seule réference religieuse que tente de se justifier la morale de « l’injonction » et de « l’obligation ». Le visage de l’autre ouvrirait un discours originel dont le premier mot est obligation, et cette « éthique de l’autre homme », fondée sur « l’épiphanie du visage », serait une morale de la responsabilité dans laquelle le sujet se fait « l’otage » de l’autre. Toujours le sujet éthique devrait préférer l’autre à lui-même et répondre à « l’injonction » du visage par une morale du désintéressement, de l’obéissance et de la passivité volontaire.

Cette éthique, sans autre fondement que l’affirmation de la présence du divin dans le visage humain, implique une conception du sujet qu’il n’est pas difficile d’expliciter. Prenant le terme spinoziste de conatus en un sens exclusivement biologique, « vital » (ce qui est un contresens à l’égard du spinozisme), Lévinas affirme en effet que la perception du visage opère un « retournement du conatus », c’est-à-dire une suspension et même un renversement de la vitalité. Celle-ci est donc, pour Lévinas, l’essence du « moi » : d’une façon fort traditionnelle, Lévinas définit le « moi » comme la somme des instincts vitaux qui entraînent les actions égoistes, agressives et meurtrières à l’égard d’autrui. La sexualité, c’est-à-dire Éros, fait également partie, selon Lévinas, de ce moi instinctuel qui est l’origine de la violence. Pour Lévinas, le moi n’est que conatus, c’est-à-dire « spontanéité aveugle des désirs ».

Non seulement cette conception réaliste du moi ne permet pas de comprendre l’intervention du sens et du symbolisme au cœur de la vie affective du désir, mais en outre elle rend arbitraire la conception du sujet : en effet, Lévinas identifie le sujet à ce moi instinctuel et empirique. C’est ainsi que, à propos de la relation érotique, Lévinas affirme qu’en elle « le moi revient à soi, se retrouve le Même ». La possession de soi devient l’encombrement par soi, le sujet s’impose à lui-même, se traîne soi-même comme possession. Lévinas évoque le sujet qui, dans la volupté se retrouve comme le soi de soi-même et finit par affirmer l’identité suivante :

« La subjectivité est un Moi. »

Ainsi, pour Lévinas, le sujet n’est pas distinct du Moi : mais, au lieu d’élever le Moi au statut et au niveau d’une conscience réflexive, Lévinas abaisse et identifie le sujet au Moi, conçu lui-même comme simple vitalité égoïste. Ailleurs, Lévinas s’oppose à ce qu’il dit être la philosophie occidentale qui pose un sujet maître et possesseur de la nature, constituant de soi-même et de la vérité, pour lui opposer sa propre conception de la subjectivité, qu’il saisit comme renoncement, effacement et passivité totale.

Mais il est clair que l’on est en présence d’une conception moralisatrice du sujet qui repose sur plusieurs a priori sans preuve et sur une confusion. L’a priori consiste d’abord, comme on l’a vu, dans l’interprétation religieuse et métaphysique du visage; il consiste ensuite en une interprétation étroitement vitaliste du sujet comme moi et conatus instinctif. La vision transcendante de la morale et la vision réaliste du moi-sujet reposent à leur tour sur une confusion : si Lévinas critique à la fois le sujet constituant de « la philosophie occidentale » et le moi vital de l’égoisme instinctif, c’est qu’il les confond dans un même refus, sans distinguer les concepts qu’il met en œuvre. Il identifie le sujet fondateur et le moi vital. Or, historiquement, le sujet constituant (chez Kant ou chez Descartes) s’oppose au moi vital (« passions » ou « inclinations »), et cela selon la même antithèse que chez Lévinas lui-même. D’autre part, si cette opposition du sujet et du moi est en effet discutable, Lévinas ne la récuse pas au nom d’une description phénoménologique du sujet actif et concret, mais au nom d’un moralisme qui rabat le sujet sur le moi et condamne à l’avance toutes les activités de ce moi sujet.

La conséquence de ces confusions et de ces présupposés est assez grave du point de vue logique : parce que l’activité éthique ne saurait être fondée, aux yeux de Lévinas, ni sur un sujet réflexif fondateur, ni sur un moi-sujet vitaliste, il réintroduit, à titre de fondement, et « la sainteté » du visage de l’autre, et « l’âme » de l’individu désintéressé qui obéit à l’injonction. Mais l’idée d’âme reste, chez Lévinas, aussi confuse et a priori qu’elle l’a toujours été dans la philosophie dite occidentale.

Comment comprendre, enfin, l’ultime contradiction sur laquelle débouche Totalité et Infini, et qui réside dans l’affirmation selon laquelle il convient « d’introduire la subjectivité du moi en tant que seule source possible de bonté » et selon laquelle « le moi se conserve dans la bonté ». On ne voit pas comment le moi, d’abord défini comme vitalité égoïste, peut devenir source de bonté, dès lors qu’on lui a identifié le sujet, récusé comme pouvoir constituant et comme raison.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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