LA SUBJECTIVITE EXISTENTIELLE ET LA REPETITION : S. KIERKEGAARD (1813-1855)

a) La doctrine du sujet.

Au cours de la grande période philosophique existentielle, dans ces années où rayonnait la pensée de Sartre et où celle de Heidegger exercait son emprise, tous les observateurs reconnaissaient que l’origine de ce mouvement résidait dans l’œuvre de Kierkegaard.

Mais ce qu’on attribuait à Kierkegaard était la paternité d’un mouvement irrationnel (selon Lukacs par exemple), ou bien à la rigueur d’une critique individualiste des philosophies de la totalité représentées surtout par le système de Hegel. La signification de l’œuvre de Kierkegaard nous paraît beaucoup plus riche et plus précise en ceci quelle est un véritable commencement de la modernité, une véritable ouverture pour les philosophies contemporaines du sujet. On croit toujours trop qu’on a suffisamment lu Kierkegaard, et l’on se tient ainsi aisément quitte d’une dette considérable à l’égard d’une œuvre considérable : Sartre ne cite jamais Kierkegaard et Lévinas le réduit à un romantique subjectiviste, égocentrique et exhibitionniste.

Pourtant, la prudence théorétique et “psychologique“ de Kierkegaard dans l’affaire des pseudonymes (n’excluant jamais l’assomption de la responsabilité juridique et morale comme auteur), sa pudeur et sa discrétion manifestées par la théorie (et l’option) de la communication indirecte, l’effort de tigueur intellectuelle dans l’analyse de toutes les catégories existentielles, ou dans l’analyse du sens et du fondement de la vérité comme subjectivité (dans cet ouvrage synthétique et décisif qu’est le Post-scriptum aux Miettes Philosophiques, dont le sous titre à la fois modeste, et ironique est : Apport existentiel), tous ces faits auraient dû inciter à prêter une plus grande attention, avec une plus grande objectivité, à l’œuvre de Kierkegaard en tant quelle pose d’une façon neuve et radicale, à l’entrée de la modernité, la question du sujet : quelle est sa nature réelle, concrète et individuelle, quel est son sens et sa finalité, comment se rapporte-t-il à la vérité, à l’histoire, à la béatitude, à l’amour, à l’intériorité.

Nous analyserons plus loin les contenus et les difficultés de cette doctrine kierkegaardienne du sujet. Auparavant nous voudrions insister sur le point le plus paradoxal de la situation de ce penseur, telle d’ailleurs qu’il la constitue lui-même. Nous ne pensons pas encore au paradoxe de la foi, décrit par auteur. Nous pensons au concept central et à l’expérience décisive de la “répétition”. Tout se passe pour nous comme si l’idée centrale de la doctrine (opposition de la subjectivité existentielle et du système général et abstrait) reprenait à un niveau supérieur l’opposition du cogito cartésien (où le commencement de la philosophie réside dans le sujet lui-même) et du système spinoziste de la Nature (où la totalité est d’abord décrite comme englobement hiérarchique des concepts et des réalités, et comme commencement effectif de la philosophie). C’est dans le Post-Scriptum que Kierkegaard suggère lui-même cette interprétation, puisqu’il y évoque explicitement Descartes comme “penseur abstrait” réduisant le sujet à n’être que le support du savoir, et puisque fort souvent il utilise l’expression sub specie aeterni (qui se veut spinoziste, mais Spinoza écrit: sub specie aeternitatis) pour désigner la pensée abstraite de la généralité et du système, notamment mais non exclusivement celle de Hegel. Certes la lecture de Descartes et de Spinoza effectuée par Kierkegaard est discutable et tendancieuse ; notre auteur rejette Descartes du coté de Hegel et Spinoza, mais ce rejet n’est pas de tout repos: le cogito cartésien est une première personne et le fondement de la vérité chez Spinoza se situe dans l’intériorité de l’esprit individuel, comme idée de l’idée.

Mais ce n’est pas l’exactitude historique qui importe ici : ce qui est significatif c’est que, d’une façon certes un peu confuse, Kierkegaard réitére la problématique fondamentale de la philosophie classique, où celle-ci invite à réfléchir pour la première fois sur le sujet individuel dans son rapport au monde, ce rapport étant de fondation gnoséologique de la vérité par le sujet (cartésien ou spinoziste), et de fondation axiologique des valeurs (par le sujet spinoziste).

C’est le fait de cette réitération kierkegaardienne qui nous éclaire déja sur l’un des aspects fondamentaux de la question : la réitération du commencement, c’est-à-dire la réitération de l’affirmation du sujet individuel comme source et fondement, n’est pas (sous la plume de Kierkegaard, mais aussi bien sous celle de n’importe quel autre “penseur subjectif”) une simple imitation passive ou une simple “répétition” de l’identique, mais une authentique “répétition” créatrice, C’est-à-dire, selon les termes mêmes de Kierkegaard, une “reprise” d’un événement déja effectué, reprise qui enrichit et transforme cet événement puisqu’il est effectué ou vécu pour la seconde fois.

Certes, les grands commentateurs de Kierkegaard (Jean Wahl, Pierre Mesnard, Jean Brun) ont bien mis en évidence l’importance de la répétition kierkegaardienne. Mais ils ne proposaient pas de l’étudier dans la perspective qui est la nôtre.

Or, de ce point de vue, le concept et l’expérience de la répétition sont, chez Kierkegaard, une innovation d’une importance considérable. Au-delà de la relation à Régine Olsen, dont Kierkegaard désirait ardemment qu’elle soit “répétée”, reprise, recommencée après la fausse rupture simplement empirique, le concept, ou plutôt la catégorie existentielle de la répétition, permet à Kierkegaard de saisir d’emblée la structure réflexive de la conscience individuelle la plus passionneée. Kierkegaard emploie d’ailleurs très souvent l’expression de “double réflexion“, ou de réflexion redoublée, désignant par là non pas l’activité pensante de l’intelligence redoublant le réel pour le connaître, mais l’activité redoublée et vécue de la subjectivité, activité qu’elle exerce soit dans l’instant présent comme reprise et élévation d’un moment passé, soit dans le cours du temps comme communication indirecte (négation de la communication directe, qui serait trop intense, et reprise de cette même communication, par une voie détournee, récit, fiction, allusion, humour, litote).

Dans La Répétition, Kierkegaard écrit, dans sa “Lettre au vrai lecteur de ce livre”, et à propos du “jeune homme” dont il a transcrit l’expérience : “Il explique le général comme étant la répétition, tout en la comprenant d’une autre manière ; car, tandis que la réalité devient la répétition, la répétition devient pour lui la seconde puissance de sa conscience”.

Nous pouvons donc, dès maintenant, cerner l’importance et la signification centrales de l’œuvre de Kierkegaard : celui-ci ouvre et commence en fait le XXe siècle, et cela par l’affirmation d’un sujet à quoi tout commence, qui commence tout, et qui est la seconde puissance de la conscience.

Seule la doctrine de la répétition permettait une telle affirmation : l’humilité chrétienne convainc Kierkegaard qu’il n’est qu’un moment de l’histoire, mais la doctrine chrétienne le convainc aussi qu’il doit “Imiter“ Jésus-Christ, c’est-à-dire en fait “répéter” pour son propre compte et par lui-même I’acte de foi du Christ ou d’Abraham, et espérer, comme Job, une “reprise”, une “répétition” de son existence de splendeur, aprés l’épreuve imposée par Dieu (“Je m’approprie alors ses paroles et j’en prends la responsabilité ”). C’est l’intensité de la passion chrétienne qui, bien évidemment, conduit Kierkegaard à se retourner sur lui-même comme écrivain réflexif disant la seconde réflexion de la répétition (soit dans le domaine de l’éros, soit dans le domaine du religieux).

Nous tenterons plus loin de situer et de critiquer le rôle de la foi chez notre auteur. Insistons d’abord sur la première découverte de Kierkegaard relative à la subjectivité en tant que telle, découverte certes rendue possible par le christianisme mais le dépassant de loin quant au sens et à la portée : c’est que la subjectivité est à la fois primordiale (fondement de la vérité et du salut), passionnelle (vécue dans la souffrance et le déchirement), et réflexive (dédoublée, ou redoublée).

C’est cette polysémie de la subjectivité, cette richesse d un individu se saisissant à la fois comme réflexion redoublée et comme passion de l’absolu (avec son éternité et sa béatitude) qui est exprimée et rassemblée dans le concept d’existence. Celui-ci permet de rendre au sujet sa dimension qualitative et singulière, contre les conceptions traditionnelles qui, selon Kierkegaard, le réduisaient à une fonction cognitive.

Ce qu’il importe de marquer, c’est ce caractere singulier et unique de l’existence, c’est-à-dire de chaque existant individuellement considéré. Cette idée semble aujourd’hui universellement acquise. Mais il faut remarquer qu’on dissocie encore trop souvent (même en se référant à Kierkegaard) la particularité passionnelle existentielle, et la structure réflexive de l’existant. Il convient aussi d’observer que dans la philosophie contemporaine, y compris dans la pensée contemporaine du sujet, l’affirmation de sa singularité, c’est-à-dire de l’unicité existentielle de chaque sujet est simplement reconnue d’une facon abstraite mais nest pas réellement “réalisée” d’une façon concrète. On applique encore toujours a l’individu, pour le connaitre, le juger, ou rapporter à lui, des stéréotypes universels, des principes d’explication généraux et “scientifiques”, des normes de jugement générales, sociales, ou rationnelles, qui, en laissant en fait échapper l’unicité des individus et des situations pour les soumettre à la législation universelle de la Loi morale, légale, ou scientifique, suppriment et effacent objectivement tout l’apport existentiel des philosophies du sujet, comme celles de Kierkegaard ou de Lequier. Chez Kierkegaard, le sentiment de la singularité individuelle du sujet est si vif, qu’il constitue l’idée d’exception en véritable catégorie existentielle, c’est-à-dire en instrument de compréhension d’une expérience substantielle qui n’est pas de l’ordre de l’intelligence, mais qui éclaire en son fond ce qui est un sujet.

On oublie également trop souvent que la dimension éthique (qui est celle de la responsabilité pour un Sartre ou pour un Lévinas) est déjà partie constituante de la “subjectivité existentielle” chez Kierkegaard. C’est même très précisément comme responsabilité de soi que, chez Kierkegaard, l’existence (toujours individuelle) est exigence éthique.

Car l’éthique, ici déjà (et avec une force et une prégnance telles que l’idée se retrouvera reprise et revécue par tous nos contemporains) est l’œuvre du sujet, sa tâche et sa responsabilité. On appauvrit la doctrine de Kierkegaard lorsqu’on réduit l’éthique à n’être que le déploiement du stade de la généralité, c’est-à-dire du mariage, et de la vie sociale “commune“ (c’est-à-dire en fait banale et stéréotypée). En réalité, dès le premier grand ouvrage Ou bien… ou bien…, l’éthique apparaît comme l’instauration personnelle et responsable de l’existence comme infériorité (cf. par exemple le chapitre sur “L’équilibre entre l’esthétique et l’éthique dans l’élaboration de la personnalité”). L’existence n’est pas seulement la subjectivité singulière qui va fonder toute vérité et contester tout système (Kierkegaard n’est pas Stirner, encombré par les pesanteurs psychologiques du Moi et de son égoïsme) ; non: l’existence est aussi cette “exigence éthique” qui fait que l’individu doit opérer de vrais choix pour “se faire et se reconnaitre comme subjectivité existante”. Ces choix, opérés dans l’instant décisif. c’est-à-dire dans l’actualité hors temps de la décision immédiate, doivent être des choix véritables, c’est-à-dire sans l’ambiguïté ni l’équivoque inscrites dans les choix de l’interlocuteur A, qui représente l’esthéticien. Seuls ces choix posant une alternative réelle, réalisent l’éthique.

C’est ainsi que Kierkegaard établit un lien étroit, un lien d’identité entre le sujet, le choix, et la liberté. Les analyses si riches et si denses de ce 2e chapitre de la 2e Partie de Ou bien… ou bien sont particulièrement fortes à la page 507. Victor Eremita (pseudonyme eloquent et transparent) y écrit : “Tandis que la nature est créée de rien, tandis que moi-même en tant que personnalité immédiate je suis créé de rien, comme esprit libre je suis né du principe de la contradiction, ou je suis né par le fait que je me suis choisi moi-même“. Et ce sujet qui se choisit est à la fois pleinement lui-même, identique à soi puisque c’est bien lui qui choisit, et “absolument différent de son lui-même antérieur, car il l’a choisi au sens absolu”. Kierkegaard rappelle aussi qu’il “faut avoir du courage pour se choisir soi-même” Car “ce n’est pas à un autre être que tu dois donner naissance mais à toi-même”.

On le voit l’affirmation du sujet comme liberté (“le soi-même, ce n’est pas autre chose que la liberté”) est ipso facto l’affirmation du sujet comme tâche , c’est-a-dire comme éthique. En effet l’individu “se choisit donc lui-même comme une concrétion déterminée […] mais comme il la choisit d’après sa Liberté on peut dire aussi quelle est sa possibilité, ou, pour ne pas employer une expression aussi esthétique, quelle est sa tâche”. Ainsi, le choix qui constitue le sujet dans sa singularité concrète, et son exception, est sa propre tâche , son but et sa fin: c’est sa responsabilité. Et, dans le même temps, selon une espèce de paradoxe “La tâche que se donne l’individu éthique, c’est de se transformer lui-même en l’individu général. Seul l’individu éthique s’oriente sérieusement sur lui-même et est par conséquent probe envers lui-même « . C’est là “une tâche dont tu es responsable”. Et encore: “le but de son activité est ici lui-même […] non pas arbitrairement déterminé, car il se possède lui-même comme tâche qui lui a été imposée, bien qu elle soit devenue sienne parce qu’il la choisie”.

C’est donc chez Kierkegaard qu’on trouve exprimée pour la première fois la doctrine fondamentale des philosophies du sujet, ou, mieux, le fait fondamental qui, dans la réalité désigne le sujet : le sujet est par lui-même choix et responsabilité.

Et Kierkegaard va déjà très loin: si l’éthique réside dans le choix lui-même ce n’est pas seulement, comme le dira Le Concept d’Angoisse, parce que le choix pose, non pas l’alternative bien/mal, mais l’alternative plus fondamentale innocence/choix entre bien et mal, mais c’est surtout parce que le choix est choix de la subjectivité par elle-même.

La “subjectivité existante” est, comme existence, exigence de se faire soi-même subjectivité existante, c’est-à-dire de se choisir soi-même, face aux enjeux les plus décisifs, comme liberté et responsabilité. Dans Ou bien… ou bien… Kierkegaard écrit que l’issue au désespoir (ce désespoir qui pourrait survenir dans une conception immédiate de la jouissance lorsque celle-ci ne trouve pas dans les données objectives les conditions de sa réalisation) consiste à “donner naissance à soi-même […] par l’esprit, la conscience, la responsabilité”. En ce cas se révèle le caractère exceptionnel et unique de l’instant du choix, puisqu’en lui le sujet se choisit lui-même dans sa validité éternelle. Et si ce choix est effectué au cœur d’un désespoir éthique (et non plus immédiat), alors le “moi” (c’est-à-dire le sujet) se révéle comme étant la liberté.

Ainsi l’expérience fondamentale et fondatrice est déja cernée et située au commencement même de la modernité : le choix produit le sujet par réflexion sur soi (“par l’esprit, la conscience et la responsabilité”) et c’est dans un instant radical que se fondent ainsi à la fois le sujet comme libre singularité, et l’éthique comme naissance à soi.

On entre alors dans “le sérieux éthique“ , non pas “l’esprit de sérieux” fustigé à bon droit Par Sartre, et avant lui par Kierkegaard lui-même. Le “sérieux éthique“ repose sur la continuité, c’est-à-dire, selon notre auteur, sur “une emprise sur le désir, par une emprise sur le temps”. Ces considérations ne sont ni moralisatrices ni abstraites puisqu elles reposent sur l’expérience dépassée du désespoir esthétique, et sur la critique de la généralité abstraite du mariage (par laquelle dit le jeune homme de La Répétition : « Je m’ampute moi-même, je me débarrasse de tout l’incommensurable pour me réduire a la commune mesure […] je dépouille toute l’impatience de mon âme et son effort sans fin […] je me révoque moi-même. « )

L’éthique est certes aussi, en un certain sens la généralité, et, dit Kierkegaard, le peuple juif est le peuple éthique parce qu’il est le peuple de la Loi. Mais ce n’est pas par cet aspect que l’éthique rejoint la subjectivité : c’est évidemment en tant qu’elle est le choix singulier d’un sujet par lui-même (fût-ce pour la réalisation de l’universel). Mais c’est à un second titre que l’éthique kierkegaardienne, s’appuyant sur la subjectivité, accède au concret, à l’existence, et au régne du qualitatif: c’est en tant que le devenir sujet implique, pour Kierkegaard “un intérêt absolu pour sa propre existence et sa béatitude éternelle” (dit-il dans Ou bien… ou bien…). Dans le même temps Kierkegaard exprime le vœu qu’on fasse la critique d une “époque qui ne croit pas à la joie”.

Ainsi, c’est non seulement comme critique de l’universel, mais encore comme doctrine du choix de la subjectivité par elle-même, que l’éthique kierkegaardienne est pleinement existentielle et concrète : non seulement par le choix responsable, c’est une existence singulière qui s’affirme comme sujet, mais encore ce sujet est existentiel par le contenu qualitatif de son choix, de sa visée, et de son être même : le sujet, lorsqu’il se fait pleinement sujet, se pose face à lui-même comme intéressé à sa propre existence d’une façon absolue, c’est-à-dire en tant que dans son choix il sera question de sa propre béatitude éternelle, de son ”salut et de sa délivrance”, fût-ce dans le risque, l’angoisse et le désespoir.

On voit les point décisifs : d’une part le sujet est réflexion et source de soi, et d’autre part il est comme une substance qualitative, un vécu intuitif qui, dans et par ses choix, risque sa béatitude infinie, quitte à penser que celui qui perd tout gagne tout.

C’est donc sur un registre existentiel et qualitatif, et non pas intellectuel et quantitatif que l’individu est “sa propre tache et sa propre possibilité” ) comme le reconnaîtront plus tard Jaspers d’abord et Sartre ensuite.

Ainsi, dans une sorte de circularité intérieure qui sera caractéristique de toute conception existentielle de la conscience, l’individu comme sujet est la fois l’origine et la finalité de sa propre activité créatrice, sa propre source et son propre résultat, pourvu seulement que, par une sorte de décision absolue et instantanée, il sache opérer le “saut qualitatif” de la responsabilité. Seul ce saut peut franchir les stades, et entrer dans le stade final qui est en réalité chez Kierkegaard non pas le stade religieux, mais le stade éthico-religieux en tant qu’il exprime la subjectivité comme existence, comme enjeu, et comme choix. Dans ce stade éthico-religieux, le “devoir” lui-même prend un autre sens que dans le formalisme autoritaire et luthérien de Kant. Pour Kierkegaard le “devoir” est en effet, non pas activité commune imposée par l’institution et la généralité mais cela qui m‘incombe a moi (on croirait entendre Sartre ou Levinas) comme tâche et comme responsabilité, comme “énergie de la conscience de moi-même”, et, on l’a vu, comme responsabilité à l’égard de moi-même. C’est dans cette perspective, que nous appellerions volontiers éthico-réflexive, que se dégagent et s’affirment à la fois “dépendance absolue” et la “liberté absolue” d’une personnalité qui ne s’est pas créée mais choisie.

L’individu éthique, c’est-à-dire le sujet concret n’est donc pas immédiat, bien qu’il soit qualitativement et substantiellement “intéressé” à sa propre existence. C’est que, ici, l’intérêt pour soi-même est absolu, total et déterminant, axé sur le risque entier d’acquérir ou de perdre la béatitude. Celle-ci, dans la perspective strictement religieuse, concerne bien sûr l’immortalité personnelle, et par conséquent la délivrance et le salut en un sens eschatologique. Mais, dans La Répétition, Constantin Constantius n’hésite pas a décrire, par la plume du “jeune homme”, une béatitude concrète, temporelle et lunaire. Les termes employés sont éloquents : euphorie, maximum vertigineux, félicité, satisfaction compléte, absence de pesanteur, délices de l’instant, “chaque pensée s’offrait et se présentait avec la solennité de la béatitude, […] à une heure précise j’étais au comble de cet état ot déja je pressentais la félicité suprême”. La subjectivité redoublée est donc toujours qualitativement et passionnément vécue, et cela dans la perspective de la joie suprême, même lorsqu’il s’agit de l’individu érotique et esthétique, c’est-à-dire du poète. Le mouvement de la conscience est ici à son comble : ce qui caractérise la sensibilité esthétique n’est donc pas une quelconque abstraction (celle-ci se trouve chez le Séducteur cynique et froid, ou chez le pseudonyme Constantin Constantius), mais son caractères éphémère, multiple et instable: le texte que nous citions plus haut se poursuit par l’évocation d’un grain de poussière dans l’œil puis par phrase : “quand tout à coup […] je ne sais, mais ce que je sais, est qu’au même instant je fus précipité dans un abîme de désespoir”.

Laissons de côté la question spécifique de la béatitude et du désespoir comme climat religieux kierkegaardien ; nous reviendrons sur ce point, avons-nous dit. Ce qui importe ici cest l’étendue du domaine concret de la subjectivité : celle-ci n’est ni principe de connaissance, ni norme morale du devoir, mais réflexion sur soi et choix de soi-même en tant que passion qualitativement vécue a extrême. Passion et réflexion ne sont pas dissociables, et c’est cette synthèse paradoxale qui, au seuil de la modernité, définit précisément le sujet, et inaugure la nouvelle réflexion sur le sujet. En opérant des scissions et des distorsions entre “réflexion” et “passion”, la modernité post-kierkegaardienne régressera bien souvent à un stade pré-kierkegaardien.

Kierkegaard affirme explicitement dans Ou bien… ou bien… que cette “réflexion sur soi-même” est aussi “action”, “commencement” et que, ainsi, le moi est “fécondé par lui-même”.

Ainsi le sujet est non seulement réflexion, et passion, mais encore activité, commencement, instauration de soi-même. La liberté, comme le sujet, est toujours à la fois singulière, créatrice, et qualitative.

En tant que telle la liberté est existence c’est-adire, on l’a vu, exigence éthique de se faire et de se reconnaitre comme subjectivité existante. Ainsi l’affirmation centrale du Post-Scriptum, selon laquelle “la vérité est la subjectivité”. une affirmation sceptique, ni une affirmation statique et contemplative. Elle exprime bien au contraire un dynamisme foncier qui est celui de la liberté, et que traduisent aussi bien le terme de “exigence” que celui de “effort” : en tant que dynamisme “l’existence” et “l’exister” sont pour Kierkegaard un “effort” et un “intérêt“ (interesse). Cet effort est “pathétique” parce qu’il est dirigé vers l’infini (la béatitude infinie visée et risquée par la subjectivité) mais également “comique“ parce que l’effort est une contradiction interne, pense Kierkegaard.

Dans l’existence singulière, le qualitatif (comme béatitude, désespoir, pathétique, comique) et le réflexif (comme répétition, redoublement, commencement et décision) sont donc certes indissociables mais dans la forme de la contradiction et non, selon Kierkegaard, dans la forme de l’harmonie. Le penseur subjectif exprime cette idée en disant que l’existence est paradoxe. La subjectivité existante, comme effort et singularité, est en effet constituée, affirme l’auteur, par la synthèse paradoxale entre l’existence et la pensée, et entre l’éternité et le devenir. Le sujet n’est pas le support de la connaissance abstraite, mais l’expression de la réflexion et de la pensée : à ce titre, pourtant, il ne serait pas en mesure de connaître ou de penser sa propre singularité qualitative et existentielle. De même, l’enjeu absolu que le sujet assigne à sa propre existence l’ordonne à l’éternité, mais c’est dans le temps et le devenir qu’il existe, dans histoire qu’il doit se situer par rapport à ce qui est à la fois historique et non historique, la passion du Christ.

Le paradoxe est la contradiction existentielle. Non pas la contradiction intellectuelle qu’une médiation saurait intégrer et dépasser logiquement, mais la contradiction passionnellement vécue dans le déchirement ou l’angoisse, et radicalement assumée, voulue; choisie par la subjectivité responsable. C’est par et dans le paradoxe que la subjectivité se fait elle-même par elle-même subjectivité existante, c’est-à-dire sujet et passion de “l’esprit”.

Le sujet comme existence et singularité est donc nécessairement passion et souffrance puisqu’il est paradoxalement parcouru de tensions et de contradictions voulues, suscitées par le propre intérêt absolu de l’existence pour elle-même, par le souci même de la béatitude que le sujet s’assigne à lui-même comme le but le plus élevé. Le saut qualitatif, qui n’a plus rien à voir avec la connaissance sub specie aeterni, est en fait le choix de la souftrance impliquée dans l’acte même de la foi, dans le choix même de la foi chrétienne.

Quelle peut être, dans ces conditions, la tâche du penseur subjectif ?

On l’a vu, elle est essentiellement lui-même. Cependant, dans la mesure où le choix de soi-même peut aussi consister à instaurer l’universel (non pas certes le “devoir”), la tâche du penseur subjectif est de s’adresser aux autres hommes, c’est-à-dire de communiquer son expérience, ses analyses conceptuelles, ses “hypothèses psychologiques”. La responsabilité du penseur subjectif est celle de son devenir écrivain : en cela réside pour lui sa “conscience a la seconde puissance”, sa tâche et sa finalité.

C’est d’une façon existentielle, c’est-à-dire qualitative, passionnée, et réflexive que Kierkegaard rencontre le problème de la relation entre la méthode et la doctrine : en s’interrogeant sur le comment (art et la manière de dire l’inouï, la subjectivité exceptionnelle, la passion paradoxale, le non intellectualisable) Kierkegaard répond en fonction du quoi (le contenu existentiel précisément). Sa réponse est a la fois explicitement affirmée et indirectement illustrée : la communication des enjeux absolus ne saurait être qu’indirecte. De là découle la forme partois esthétique (poétique et fictive), toujours indirecte, comme pseudonymie, cest-a-dire description des diverses attitudes “psychologiques” possibles à l’égard d’un problème, attitudes soutenues par des personnages concrets, littérairement campés, et non symbolisées par des concepts abstraits, thèse, antithèse, synthèse [1, 2, 3, comme dit cruellement l’auteur] : “Au point de vue psychologique et esthétique j’ai voulu décrire et mettre en évidence, au sens grec [philosophie conceptualiste] j’ai voulu faire naître le concept dans l’individualité et la situation, en train de sélaborer a travers toutes sortes de méprises“. C’est aussi à travers l’humour ou l’ironie, le pathétique ou le sérieux, l’analyse ou la polémique, que se transmettra donc le noyau substantiel dont le penseur subjectif est nom pas le médiateur, mais le porteur existentiel.


Ici vont commencer à apparaître quelques graves difficultés, et qui ne seront pas levées par nous au nom d’un quelconque savoir absolu ou en vertu de l’autorité d’un quelconque Monsieur le Professeur, qui serait très averti des médiations en ce qui concere l’historico-mondial.

Donc, le penseur subjectif doit utiliser la communication indirecte pour dire et transmettre quoi ? Le sujet, la répétition, le christianisme véritable.

N’est-ce pas affirmer dès lors une bien étrange doctrine ?

En effet, si le sujet est réflexion et choix, pourquoi ne peut-il réfléchir sa réflexion ? Pourquoi ne peut-il pas directement communiquer la réflexion à un autre être qui est également réflexion?

C’est sans doute parce que cette « réflexion » est passion, paradoxe et foi. Mais comment cela est-il possible? Comment une réflexion est-elle incapable de dire la passion qui la constitue? C’est, dira le penseur subjectif, que cette passion est la foi chrétienne, « la pensée en vertu de l’absurde« .

Mais comment cette foi peut-elle être l’option d’une réflexion? Quel est le rapport véritable de la réflexion à la béatitude éternelle, c’est-à-dire ici, a la croyance et à la foi ?

Il semble donc, en cette première analyse critique, que l’impossibilité de la communication directe, affirmée par le penseur subjectif, exprime en réalité les difficultés inhérentes à la doctrine même du sujet, c’est-à-dire à son intériorité. Ce qui ne semble pas pouvoir se communiquer, c’est, dans l’immanence du sujet, la structure réflexive de la conscience (et aussi de la responsabilité comme choix) ainsi que la structure fiduciaire de la foi. En fait, la foi résulte d’un saut qualitatif qui s’ordonne à une transcendance, tandis que la réflexion exprime un dédoublement, une “seconde puissance de la conscience » qui ne peuvent que s’inscrire dans l’immanence. Et c’est cette incommunicabilité interne (que Kierkegaard appelle contradiction ou paradoxe) qui est transposée à l’extérieur comme incommunicabilité directe.

Mais comment un auditeur refusant la démarche de la foi, entendrait-il mieux le message indirect, que le message direct? La possibilité de la communication indirecte suppose a priori que les interlocuteurs se situent dans le même univers de

signes ou d’expériences, et cette affirmation suppose donc résolu à l’avance le problème de communication que le style indirect de la philosophie croyait avoir été seul à résoudre. Les parables ne parlent de Dieu qu’à ceux qui ont déjà la foi, et qui l’ont donc déjà posée.

De même, dans l’immanence du sujet, l’accord et la communication entre l’immanence réflexive et la transcendance passionnelle (ou foi) ne sont possibles que par un saut qualitatif, c’est-à-dire précisément par un acte de foi: celui-ci a donc déjà résolu à l’avance le problème interne de la cohérence du sujet, paradoxale en réalité et toujours aussi contradictoire. Ce m’est donc pas seulement le christianisme qui est un vécu existentiel en vertu de l’absurde, c’est le sujet lui-même : il affirme et ne comprend pas la réalité effective et pourtant impensable de son unité interne.

Mais que deviennent alors ces concepts et ces contenus sur lesquels Kierkegaard avait si judicieusement insisté la continuité du moi et du « lui-même », le soi comme identité, l’instant et le choix comme actes du sujet et comme création?

Et que peut donc bien avoir à faire un penseur, fût-il subjectif, si ce qu’il doit communiquer est l’impensable ? En fait, on voit bien que la communication indirecte est une solution en trompe-l’œil, une sorte de « tromperie » comme dirait Kierkegaard lui-même. Car ce qui ne peut être communiqué directement ne put l’être indirectement: le faire croire est une simple plaisanterie destinée à se moquer de la difficulté, et à ne pas avouer que, directement ou indirectement, une foi non partagée ne peut être transmise.

On voit toute la portée de ce fait : parce que la communication indirecte est la méthode même de la transmission de la philosophie chrétienne existentielle, c’est la validité même de la doctrine tout entière qui est mise en cause par la circularité et l’immobilisme de cette communication indirecte.

Cette circularité, cette obscurité de la méthode indirecte, auront cependant pour nous un intérêt primordial c’est de nous inciter à déceler d’abord d’autres obscurités doctrinales et à opérer ensuite une critique de quelques difficultés essentielles du système kierkegaardien. Nous serons conduit finalement à mettre en évidence une pétition de principe si grave qu’elle éclairera le fait que la pensée de Kierkegaard, malgré sa fécondité, n’aura pas trouvé de disciple authentique: à la fois intégralement fidèle, et pleinement créateur.

b) Quelques obscurités de la doctrine.

La doctrine des stades existentiels est à la fois l’une des plus connues et l’une des plus obscures parmi toutes celles qui forment ensemble ce qu’il faut bien appeler un Système. L’obscurité réside d’abord dans le propos même de Kierkegaard en ce qui concerne chacun des stades. Quelle est la signification de son attitude à l’égard du stade esthétique?

Elle est d’abord une attitude de rejet et de condamnation puisque ce stade de la sensualité ne saurait permettre d’accéder à la « répétition » véritable ni à la béatitude éternelle. L’éphémère et l’angoisse caractérisent en outre ce stade érotique.

Pourtant une ambiguïté apparaît si l’on songe au lien établi entre l’érotisme et la musique de Mozart, notamment celle du Don Juan. Tout le 2e chapitre de la 1ère Partie de Ou bien. .. ou bien… est consacré aux “étapes érotiques spontanées » c’està-dire à « l’érotisme musical ». On connaît l’admiration sans limites de Kierkegaard pour Mozart, on connaît aussi sa thèse selon laquelle le matériau de cette musique mozartienne est « la sensualité érotico-géniale« , tandis que l’objet général de la musique est la « sensualité érotico-géniale« . Comment ne pas lire toutes ces pages sans ressentir la joie (fût-elle esthétique) avec laquelle Kierkegaard se consacre à ses analyses et à ses descriptions, lui qui n’est pas musicologue ? La condamnation de la sensualité s’accompagne visiblement d’une sorte d’adhésion jubilatoire à cette sensualité : la contradition est ici une ambivalence sur le plan des options de Kierkegaard, et une ambiguïté sur le plan de son exposition réflexive. C’est cette ambiguité qui forme pour nous obscurité.

Le voudrait-on, qu’il ne serait pas possible d’affirmer que la musique, aux yeux de Kierkegaard, opère une transmutation ou une transfiguration de la sensualité : Kierkegaard soutient en effet très explicitement que les différents stades érotiques représentés par les divers personages mozartiens ne sont pas des étapes sur le chemin de la conscience mais les diverses figures de la spontanéité. Les Noces de Figaro, La Flûte enchantée, et le Don Juan ne décrivent que les diverse étapes d’une même spontanéité et « la dernière des étapes elle-même n’est pas encore arrivée à l’état de conscience« . Ainsi la sensualité empirique est la même que la sensualité musicale : toutes deux sont spontanées. Mais tandis que « Le Journal du Séducteur” marque la condamnation par l’esprit, toutes les analyses musicales expriment comme une fascination et une adhésion à l’égard du domaine érotique.

L’ambiguïté de Kierkegaard est d’ailleurs à la fois voulue et surdéterminée. Car l’auteur de toutes ces analyses érotiques ou musicales est Victor Eremita et non pas Sören Kierkegaard. Fût-il raturé, un pseudonyme reste significatif. Et le choix même du pseudonyme est porteur de sens : un ermite ne fréquente certes pas le monde, et ne jouit pas de Mozart, mais il ne se marie pas non plus, comme l’auteur du manuscrit B, le Conseiller Wilhelm. Aussi est-on dans l’incapacité absolue de dire si l’auteur (Kierkegaard) du pseudonyme (Victor Eremita), lui-même auteur fictif des manuscrits A et B, d’ailleurs opposés, partage ou ne partage pas, à propos de l’érotisme, la jubilation mozartienne, ou l’ascétisme luthérien. L’ambiguité et donc l’obscurité de l’attitude de Kierkegaard redoublent ici à l’évocation de la jeunesse de Kierkegaard : elle est franchement érotico-sensuelle, on le sait, et Régine Olsen n’a jamais été, malgré les pieuses affirmations de Kierkegaard, son premier amour. En outre, Kierkegaard s’est consacré à la critique esthétique, littéraire et musicale de 1834 à 1848, bien avant la période des grandes œuvres de 1843 et 1844. D’ailleurs, à propos de l’ouverture du Don Juan, et du jeu des musiciens, Kierkegaard écrit “Comprennent-ils eux-mêmes ce qu’ils jouent ?… Savez-vous que ces tons renferment toutes les merveilles du monde? ». Adhésion et émerveillement marquent donc autant l’attitude de Kieregard à l’égard de la sphère érotique (sphère relative, on le sait, non pas à la perversion sexuelle mais à l’amour comme sensualité et comme esprit) que la réprobation éthique et la culpabilité religieuse.

L’obscurité s’épaissit quand on se réfère au concept de désir. Il est décrit parfois comme l’impulsion sur laquelle le sujet éthique doit exercer son empire, et comme le mouvement qui porte l’individu vers un « idéal » (chaque art, par exemple ayant son idéal : le corps humain parfait pour la sculpture, l’amour dans sa richesse pour la musique).

Kierkegaard identifie en fait sensualité et désir. Mais la conception qu’il se fait de cette réalité reste obscure ou même confuse puisque le désir est parfois identifié à la nature et à l’immédiat, tandis qu’il est relié en d’autres pages à ‘esprit : « le christianisme a introduit la sensualité dans le monde [..] puisque c’est la sensualité qui doit être niée, elle n’apparaît bien et elle n’est bien posée que par l’acte qui l’exclut – par l’antithèse positive« . C’est le christianisme qui a posé la la sensualité, parce que c’est lui « qui a chassé et exclu la sensualité du monde« . Ainsi le désir est à la fois nié et posé, aussi bien par le christianisme que par Kierkegaard. Ne cherchons pas ici quelle est l’origine existentielle (en Kierkegaard) de cette ambivalence : insistons seulement sur le fait qu’une telle ambivalence existe, et que, au niveau de l’analyse conceptuelle de l’amour, de la sensualité, du désir, et de l’esprit, elle entraîne obscurité et confusion, approximation, et incertitude. Non seulement on ignore ce qu’est le choix de Kierkegaard à propos de ce stade érotique, mais encore on ignore le véritable contenu de ce stade et la véritable signification de l’amour humain pour Kierkegaard : péché ou jubilation ? vécu ou littérature? parole ou musique?

Si la sensualité (c’est-à-dire le désir charnel) est posé par le christianisme en tant qu’il l’exclut, elle est réduite à la transgression mais la sexualité se réduit-elle au “péché » ? L’interdit donne-t-il le contenu du vécu érotique, par exemple chez les personnages de Mozart ? L’interdit est-il le sens principal du personage Faust ?

Et si l’interdit entraîne la culpabilité quelle est la différence entre la culpabilité érotique et la culpabilité à l’égard de Dieu, dont traite la 3e Partie de Ou bien… ou bien… , « Ultimatum »? Le christianisme (et par conséquent la délivrance promise comme béatitude infinie) ne serait-il pour Kierkegaard qu’une doctrine de l’interdit sexuel ? L’éternité n’y est-elle promise qu’aux ascètes?

La confusion qui sous-tend toutes ces obscurités est, nous semble-t-il, celle-ci : alors qu’en décrivant le stade érotique, Kierkegaard prétend décrire « l’immédiat » et « la spontanéité », il introduit une dimension éthique (et même religieuse) dans son analyse, il mêle en fait les domaines érotique et éthique, laissant dans la confusion ces deux concepts : la culpabilité est-elle éthique ou sexuelle ? La culpabilité est-elle spontanée ou réflexive ? Si le “péché » n’est pas la nature, comment un érotisme coupable serait-il spontané (comme l’affirme sans cesse Kierkegaard) ? Mais si la culpabilité et l’érotisme sont réflexifs, pourquoi n’entrent-ils pas d’emblée dans la sphère éthique?

Toutes ces confusions, volontaires ou involontaires, trompeuses ou innocentes, résultent de la confusion primordiale entre le stade érotique comme spontanéité, et le stade éthique comme réflexion, ou, en termes plus généraux, entre l’amour empirique et la morale universaliste et chrétienne. L’érotisme est déjà décrit en termes moraux par Kierkegaard, et l’éthique est encore décrite en termes de sexualité élémentaire et déjà décrite en termes religieux. Nous reviendrons plus loin sur les problèmes posés par l’itinéraire et le passage d’un stade à l’autre. Ici, insistons sur les confusions conceptuelles.

Elles ne concernent pas seulement la nature de l’érotisme, et la nature des relations qu’il entretient avec l’éthique : elles concernent aussi le stade éthique en lui-même : le sujet éthique n’est pas mieux cerné par Kierkegaard que le sujet du désir.

Nous avons rappelé que la sphère éthique ne se réduit pas, pour Kierkegaard, à la question de l’universel, qui serait incarné par l’institution du mariage. Le « sérieux éthique » est aussi le domaine du choix de soi-même, et de la responsabilité à l’égard de soi-même. Le sujet est alors défini comme choix, c’est-à-dire liberté : le sujet est donc éthique en tant qu’il est la liberté responsable et la source de la naissance à soi.

Ne peut-on pas dire, dans ces conditions, que la confusion entre l’érotique et l’éthique, qui se produit à l’évidence quand la morale est définie comme philosophie du mariage, ne se produit plus dans le second cas, où la morale (l’éthique) est définie comme l’activité du sujet en tant que choix et liberté ?

Certes. Mais c’est alors une autre confusion qui surgit : la confusion entre l’éthique et le religieux, entre la morale et la religion. En effet, le sujet libre comme choix ne devient, on s’en souvient, une subjectivité existentielle, que s’il devient absolument intéressé à sa propre existence, c’est-à-dire à sa béatitude infinie. Le sujet n’est éthique, et par conséquent responsable de lui-même, que si, intéressé à sa béatitude infinie, il opère le saut qualitatif de la liberté, c’est-à-dire très précisément (pour Kierkegaard) le choix de l’immortalité comme enjeu de sa vie. Et l’enjeu, immortalité et béatitude infinie, est risqué sur la croyance en la divinité du Christ.

La confusion (on dira « la dialectique » pour masquer la difficulté) est implicitement admise par Kierkegaard lui-même, puisqu’il parle de stade « éthico-religieux ». Elle reste une confusion, une obscurité quant à la spécificité du stade éthique. En fait, parce qu’il assigne au choix de soi-même un contenu et un sens transcendants, Kierkegaard est dans l’incapacité d’isoler un sujet éthique qui serait exclusivement défini par la capacité de choisir. Cette dernière définition qui conviendrait au pour-soi sartrien, ne convient pas à la subjectivité existentielle puisque le « sérieux éthique » est par définition rattaché à la béatitude infinie, seul le christianisme pouvant garantir cette béatitude.

La situation devient dès lors assez étrange : le stade érotique opérait une confusion entre l’érotique et l’éthique, mais cette éthique était déjà religieuse ; et le stade éthique opère une confusion entre la morale et la religion, en insistant seulement sur le support vivant de tous ces stades, à savoir : le sujet individuel existant. Mais on découvre derrière cette double confusion (entre sexualité et morale, et entre morale et religion) la vérité subjective que Kierkegaard veut mettre en place : l’individu existentiel doit être un chrétien, et un chrétien véritable.

Nous reviendrons plus loin, dans la conclusion de cette critique, sur le rôle exact de la foi dans l’ouvre de Kierkegaard, et sur la modalité de son fonctionnement.

Auparavant nous voudrions mettre en évidence une autre obscurité, qui prend plus nettement la forme de l’arbitraire : il s’agit de la théorie des stades considérée dans son ensemble, c’est-à-dire comme itinéraire (Etapes sur le Chemin de la Vie). L’obscurité attachée à chacun des stades se communique à l’ensemble de la démarche : on ne sait pas très bien si Kierkegaard assume l’idée d’une sorte de simultanéité relative des stades ou s’il privilegie l’idée d’une spécificité de chacun d’eux? On ne sait s’il est clairement conscient du fait qu’il décrit un itinéraire chrétien, et chrétien du début à la fin du parcours, ou s’il pense décrire (comme il l’affirme souvent) un devenir chrétien, le devenir d’un sujet qui se fait progressivement chrétien. La différence est considérable. Dans le premier cas, Kierkegaard est un chrétien de part en part, et dans le second cas, un écrivain poète et philosophe qui se choisit chrétien. Malgré la revendication de cette dernière situation, notamment par l’idée réitérée du devenir chrétien et de l’approfondissement de l’intériorité, Kierkegaard réalise en fait plutôt la première situation, celle d’un écrivain incapable de réfléchir en dehors de sa confession, et qui peut tout au plus travailler à l’amélioration et au renouvellement de cette confession.

Dans cette perspective, la théorie des stades se révèle dans tout son arbitraire: elle présuppose un seul schéma possible d’évolution existentielle, avec une hiérarchisation unique des seules trois possibilités fondamentales : la jouissance érotique, la responsabilité éthique, et la passion religieuse.

Mais l’arbitraire des stades, manifesté par la confusion des concepts relatifs à ces stades, manifeste à son tour une étroitesse contingente dans la détermination de chacun des stades, dans le nombre des stades possibles, et dans le sens du passage d’un stade à l’autre. Pourquoi le stade érotique serait-il limité et réduit à la jouissance sexuelle? Ou bien (ce qui est fort différent) pourquoi l’amour serait-il réduit au “pathos poétique » comme il est dit dans le Post-Scriptum ?Pourquoi le stade éthique serait-il réduit à n’être que le règne de la responsabilité, institutionnelle ou subjective? Pourquoi le stade religieux serait-il le seul « infini », et réduit à n’être que le religieux chrétien ? Pourquoi le religieux serait-il exclusivement défini par l’angoisse et la culpabilité? Toutes ces limitations arbitraires ne sont pas des déterminations enrichissantes, mais des options exclusives qui manifestent un choix originel qu’il faut bien dire dogmatique.

Certes Constantin Constantius répondrait par exemple que le sens du passage d’un stade à l’autre, ainsi que le privilège accordé au stade religieux, ne sont pas arbitraires mais appuyés sur le fait qu’en chacun des stades la répétition est plus ou moins bien effectuée, plus ou moins véritable : ce n’est que comme répétition dans l’éternité que la répétition trouverait son plein achèvement et sa pleine réalisation.

Mais ici l’obscurité redouble : qui pourra garantir que la référence au Christ est une authentique reprise existentielle et non pas une imitation culturelle? L’angoisse n’est-elle pas inscrite dans les Psaumes, relus par le christianisme? Ou dans le Livre de Job ? Le paradoxe de l’absurde n’est-il pas introduit par saint Augustin ? Et pourquoi l’expérience de la beauté et de la plénitude du monde ne permettrait-elle pas une expérience de renaissance qui ne dépendrait pas d’une « poussière dans l’œil » comme l’affirme La Répétition? Les véritables conditions de cette expérience se réduisent-elles à la foi chrétienne? Tous les non-chrétiens, situés hors de l’Eglise, seraient-ils donc, comme païens post-christiques, privés du salut et de la délivrance, c’est-à-dire de la renaissance et du recommencement ? Et comment établir, sans confusion possible, une distinction entre la répétition doloriste de l’expérience du Christ, et l’image fantastique d’une incarnation réelle, individuelle et substantielle d’un Dieu infini dans la finitude du monde et de l’histoire?

On le voit, toutes ces questions mettent en cause la cohérence et la validité de la doctrine dans son ensemble. Elles appellent un examen plus approfondi de cet ensemble, mais nous nous bornerons à mettre en évidence un petit nombre de difficultés (et non plus seulement d’obscurités), dans la mesure où elles sont liées à la théorie du sujet.

c) Deux difficultés fondamentales.

La doctrine même de la réflexion, chez Kierkegaard, implique d’ailleurs l’une des difficultés les plus graves, et, en outre, sa portée dépasse le cadre de la philosophie du penseur danois.

Comment la pensée de l’existence est-elle possible ? On sait que Kierkegaard oppose d’abord le domaine de la vie spontanée, et celui de la réflexion. Mais sa doctrine de la spontanéité est telle qu’elle rend difficilement concevable le passage à la réflexion : pour Kierkegaard, on l’a vu, l’étape érotique notamment dans sa figure principale qui, audelà du pur immédiat, est celle de la poésie et de la musique, exclut « la conscience ». Les personnages mozartiens, on l’a vu, ne scandent pas, pour Kierkegaard, une progression de la conscience, mais une simultanéité de « l’érotisme spontané », fût-ce sous la forme de « la génialité érotico-sensuelle » Comment dans ces conditions pourrait s’opérer un passage à la conscience ?

Comment, par exemple, le jeune homme de La Répétition, simple fiction poétique destinée à la communication indirecte, peut-il passer « à la seconde puissance de la conscience” ? Comment d’une facon plus générale, peut-on passer d’un stade de la spontanéité a un stade de la réflexion (éthique, par exemple)? La réponse de Kierkegaard est connue: les passages s’opèrent par sauts qualitatifs instantanés, et non par médiation spéculative, interne à la réflexion, au concept, ou au sujet.

Mais cette réponse implique d’abord des contradictions dans la définition des stades on vient de voir que le stade érotique est à la fois sans « conscience » (chez Mozart) et susceptible de conscience (dans La Répétition). De même, le stade éthique implique conscience, réflexion et généralité, en tant qu’il se rapporte au mariage, mais aussi singularite existentielle, unicité et exception, en tant qu’il suppose le choix du sujet par lui-même, et le saut qualitatif qui le sort du premier stade.

Le sujet érotique est à la fois spontanéité non réfléchie et possibilité de conscience (l’esthétique, l’art, le poète décrivent « l’idéalité de la possibilité ») en même temps que possibilité du saut réflexif. De même le sujet éthique est saut et singularité existentielle non spéculative, et réflexion générale sur l’institution et l’historicité.

Comment ces dimensions contraires peuvent-elles résider dans des sujets dont on a d’abord affirmé la spécificité exclusive. Si l’érotique est l’immédiat, comment peut-il devenir conscience ? Si l’éthique est le réflexif, comment peut-il devenir singularité existentielle non pensable ?

L’obscurité et l’ambiguité des affirmations kierkegaardiennes relatives à la conscience et à la réflexion font donc apparaître la contradiction majeure de la doctrine : si la spontanéité est l’immédiat hors conscience, elle ne peut passer à la réflexion, et si la vie éthique est réflexion et conscience seconde elle ne peut être la singularité exceptionnelle, et ne peut pas non plus devenir la passion paradoxale du vrai chrétien. Les définitions exclusives de chaque stade rendaient déjà problématique les passages de l’un à l’autre de ces stades. Maintenant ce sont les descriptions contradictoires du sujet comme spontanéité sans réflexion (et, contradictoirement, comme spontanéité avec conscience) ou bien comme réflexion universelle (et, contradictoirement, comme singularité exceptionnelle, ou passion paradoxale) qui rendent arbitraire la dialectique qualitative, c’est-à-dire la doctrine du saut qualitatif.

Obscurités et contradictions dans la théorie du sujet, à propos de la réflexion, bloquent donc le système, qui finit par se déployer dans une perspective exclusivement religieuse. Et les problèmes restent entiers comment décrire (esthétiquement ou réflexivement, ou religieusement) l’unicité existentielle, si celle-ci exclut la possibilité de la conceptualisation et de la réflexion? Comment communiquer au lecteur (directement ou indirectement) l’idée d’une singularité existentielle si l’on n’affirme pas en même temps une sorte de figure universelle de la conscience humaine, une expérience de la singularité du moi relativement semblable en l’autre qui, en outre, doit pouvoir entendre et comprendre le langage de la singularité, et l’expression de ma singularité?

En fait, c’est tout l’œuvre de Kierkegaard qui, sur ce point, est contradictoire (et non pas simplement paradoxale d’une façon passionnelle). En effet, Kierkegaard affirme à la fois l’impossibilité de penser la subjectivité, et la possibilité de penser cette subjectivité en décrivant les “catégories existentielles » qui la constituent. Il affirme l’impossibilité de connaître le sujet, et il nous offre une connaissance de ce sujet.

Comment est-ce possible ?

Il nous semble que la difficulté provient d’une absence de rigueur dans les diverses descriptions du sujet comme conscience et réflexion. Kierkegaard n’utilise que les termes conscience et réflexion pour décrire ce qu’il appelle « la seconde puissance ». Il dit aussi redoublement, ou répétition. Mais tous ces termes, on l’a vu, sont employés pour décrire tous les niveaux, ou toutes les étapes de la vie du sujet. L’immédiat est susceptible de « conscience », mais l’érotique immédiat spontané n’est pas la conscience. L’érotique spontané s’exprime par un pseudonyme (Victor Eremita) mais un pseudonyme est un dédoublement, une réflexion. D’ailleurs, la communication indirecte est réflexive, qu’elle soit pseudonymique, ou poétique, ou musicale : or elle exprime la spontanéité non réflexive (qui pourtant est aussi « esprit », la sensualité est posée-niée par l’esprit). Ces confusions, on le voit, tiennent à une doctrine en fait incertaine de la réflexion et du sujet. Kierkegaard est à la fois sensible à l’expérience vécue non « réfléchie » non spéculative, non réduite en formule, et à la présence constante du dédoublement de la conscience, à chaque stade de son existence. Si l’on se borne à nommer paradoxe ou ambiguïté la coexistence de ces deux perspectives, sans rendre compte de la possibilité de cette co-existence par une doctrine plus approfondie du sujet, alors on se borne à faire passer un problème pour une solution.

C’est dire que la doctrine de Kierkegaard pose surtout un problème dans une lumière extrêmement vive pour nous si l’on refuse l’emprise d’un système abstrait sur l’existence singulière du sujet, mais si, dans le même temps, on ne se réduit pas soi-même au silence de la singularité, il est indispensable de rendre compte à la fois du désir de communique une vérité transindividuelle, et de la possibilité même de cette réflexion transindividuelle sur l’individu. On a bien le sentiment que Kierkegaard élude ce problème, en se bornant à mettre en lumière l’opposition de l’existence et de la généralité. Seule une doctrine de la réflexion qui ne se serait pas bornée à l’affirmation du redoublement répétitif aurait été en mesure d’apporter un début de solution.


Ajoutons quelques remarques sur les difficultés de l’idée de réflexion chez Kierkegaard. Quelle est l’instance de la conscience qui intervient dans la lecture des textes dits saints qui « fondent » la foi chrétienne ? Est-ce une lecture immédiate et directe, littérale ? Mais peu de choses sont dites dans les Evangiles sur le contexte historique de l’histoire du Christ : à quel niveau le lecteur a-t-il « réfléchi » le texte ? Quelle est le statut de sa réflexion? Poétique, théologique, historique, existentielle? Dans tous ces cas, qu’il faudrait distinguer, un savoir réflexif n’intervient-il pas ? Ce savoir est-il imitation, redoublement, ou répétition? Quel est, en chaque cas, le statut de la réflexion qui définit l’attitude correspondante? Quelle est la réflexion, qui, dans la foi, transforme le savoir en foi ? Mais comment un savor historique peut-il cesser d’être une réflexion pour devenir une croyance? Que doit être un sujet humain pour être en mesure d’opérer, de distinguer et d’assumer toutes les activités réflexives qui marquent le passage de la jouissance érotique à la passion religieuse chrétienne? A l’évidence, Kierkegaard ne traite aucune de ces questions, se bornant à dire « paradoxe » quand il y absurdité, et subjectivité quand il y a existence. Mais le statut véritable de la réflexion, qui pourrait seul étayer valablement une théorie du sujet, reste obscur et confus, et cela pour des raisons à la fois lexicales et doctrinales. Tous les termes sont utilisés à tous les stades, mais, bien que les stades soient distingués, les termes ne le sont pas et cette étroitesse linguistique provient d’une limitation doctrinale : Kierkegaard se borne à opposer spontanéité et conscience (ou réflexion ou redoublement, ou répétition) c’est-à-dire en fait, et explicitement: nature et esprit.

Le bien et le mal, le démoniaque et le religieux sont immanents à l’esprit, et c’est le tout de cet esprit (c’est-à-dire la réflexion, le dédoublement, la répétition et le saut) qui est transcendant à la nature. Voilà pourquoi les figures de la réflexion ne sont pas distinguées, et sont confusément utilisées les unes pour les autres, ou imbriquées les unes dans les autres. Elles sont toutes en fait, des figures de l’esprit, c’est-a-dire, pour Kierkegaard, des figures du péché.


Mais le péché pose par lui-même le problème de la liberté, et les difficultés soulevées par ce concept ne sont pas moindres que les difficultés attachées à la réflexion.

Pour Kierkegaard le péché, concept chrétien, est une donnée fondamentale à partir de laquelle s’organise toute sa réflexion. Nous y reviendrons à propos de la foi. Mais dès maintenant nous pouvons nous interroger sur son incidence sur la liberté. Dans la perspective kierkegaardienne, celle-ci semble être dans l’incapacité de choisir dans un autre contexte que celui du péché, et selon un acte principiel qui pose non pas déjà l’opposition du bien et du mal, mais l’opposition de l’innocence et de la culpabilité, celle-ci étant placée face au choix du bien ou du mal.

La contradiction réside d’abord dans le fait que la liberté est déjà déterminée à se poser dans une perspective peccative avant même d’avoir émergé comme possibilité pure. Elle est, selon une formule de Kierkegaard lui-même, totalement libre et totalement nécessaire, dès son apparition.

La contradiction réside en outre dans le fait que les contenus mêmes qui s’offrent à la liberté sont déjà prédéterminés: érotisme, moralité, religiosité. Le champ de la liberté est délimité à l’avance comme champ du péché, et jalonné, arpenté ensuite comme itinéraire chrétien en trois étapes. Pourquoi dans ces conditions parler de liberté?

La doctrine est d’autant plus incertaine, que la liberté comporte des statuts différents suivant le stade où elle s’exerce. Au premier niveau elle est la maîtrise et l’emprise sur « les désirs », l’apparition « de l’individu caché », la lutte contre l’immédiat et la nécessité. Mais au second niveau elle est devenir du sujet, Liberté pensante de la généralité », individu soumis à la Loi. Mais qu’a-t-elle fait de ses désirs? Au troisième niveau elle est la liberté absolue de la foi, la soumission à Dieu et aux Écritures, le « renoncement au désir » la reconnaissance de la faute et de la culpabilité. Mais qu’a-t-elle fait de sa réflexion?

Pourquoi parler encore de liberté alors qu’on assiste, par la pensée du péché et par le renoncement, a un dépouillement progressif de l’individu, et a une soumission toujours plus grande à la nécessité (comme péché affirmé et nature niée), à l’angoisse, et à la culpabilité

Et que devient en cet individu, la réflexion? Le recours à l’ironie et à l’humour est-il suffisant pour masquer l’emprise du pathétique et de la nécessité? Que devient la seconde puissance de la conscience, et la force du saut qualitatif dans le denier stade de la liberté?

Ce qui est en jeu, dirait Kierkegaard, est la béatitude infinie. Mais celle-ci a un contenu pré-déterminé : elle est l’immortalité accordée au chrétien qui, dans l’angoisse et la culpabilité actuelle, croit en la vérité des Ecritures, et espère la béatitude et la plénitude risqué sur cette croyance improbable.

Non seulement la liberté n’est que le passage de la nécessité naturelle à la culpabilité métaphysique, mais encore elle n’a pas la possibilité d’imaginer ou de promouvoir d’autres contenus. Le sujet, dans son activité réflexive, et comme esprit, en est réduit à choisir contre la jouissance l’angoisse, contre l’innocence le péché, contre la nature le christianisme et son pathos. Mais que deviennent les puissances du sujet? Comment la réflexion se rapporte-t-elle à l’angoisse ? Comment la puissance de transcendance inhérente à ce sujet, s’exerce-t-elle en ce denier stade de la liberté?

En fait celle-ci apparaît bien comme « renoncement » et abdication, consentement à la faute et à l’angoisse dans l’espoir insensé de la « délivrance et du salut », dans l’attente immobile et ascétique de la béatitude infinie.

Mais pourquoi la liberté et le sujet seraient-ils forcément coupables ? Ne peut-on envisager d’autres contenus à la liberté singulière que les contenus pathétiques et tragiques du christianisme, repris dans une répétition plus immédiate et pathétique que réflexive et souveraine ?

On le voit, le lien et l’enchaînement des difficultés internes de la liberté, comme ceux des difficultés de la réflexion d’ailleurs, révèlent peu à peu le noyau actif et comme le foyer de l’ensemble de la doctrine kierkegaardienne : c’est le christianisme.

Il est temps maintenant d’examiner ce point en manière de synthèse et de mise en perspective.

d) Un postulat moteur et une pétition de principe.

A la lumière des remarques précédentes la doctrine apparaît en effet comme la simple mise en perspective du christianisme et comme la répétition originale et singulière, certes, d’une pensée déjà présente dans les Écritures, historiquement présente dans les Evangiles et, en tant qu’ils sont chrétiennement interprétés, dans les différents livres de ce que la chrétienté appelle l’Ancien Testament.

Comment se manifeste cette répétition du christianisme dans la perspective originale de Kierkegaard?

Si l’on considère l’ensemble de l’œuvre (mais ceci vaudrait plus manifestement encore pour l’ouvrage Ou bien… ou bien…) il semble que la démarche de Kierkegaard soit celle-ci : 1) critique de l’érotisme; 2) élévation à l’éthique ; 3) passage au religieux. Après toutes nos analyses nous pouvons affirmer que, en réalité, la véritable démarche de l’auteur est celle-ci: 1) affirmation immédiate de la validité du christianisme et de la perspective global comme perspective religieuse ; 2) critique de l’érotisme d’un point de vue chrétien 3) élévation à l’éthique par le mariage chrétien ; 4) passage au religieux par l’assomption du “paradoxe chrétien ».

C’est d’abord en effet sur la base d’un acte de foi (que nous appellerons postulat pour nous situer dans une perspective objective et non pas polémique) que Kierkegaard construit tout son système. La première œuvre de la grande époque kierkegaardienne est en effet Ou bien… ou bien… : elle commence par une description de l’érotique qui implique à la fois son futur dépassement et son actuel éclairage par le christianisme. On se souvient que, pour notre auteur, c’est le christianisme qui introduit la sensualité dans le monde en l’excluant par l’esprit. Bien que Victor Eremita prétende que le stade érotique est décrit par un manuscrit A trouvé dans un secrétaire, et que les contenus de la description sont ceux de l’érotisme en soi et comme tel, contenus qui forment un idéal que le manuscrit B combattra par la plume du Conseiller Wilhelm, il est clair que ces contenus sont ceux de l’érotisme tel qu’il est pensé et combattu d’abord par le christianisme lui-même. La sexualité amoureuse n’est réduite à la nature que par le christianisme. C’est encore le christianisme seul qui peut enfermer l’amour dans la sphère esthétique, et le réduire ainsi à à n’être qu’un objet de l’imagination et pour l’imagination. Le choix du Don Juan comme illustration majeure de l’érotisme, à côté des notations de Kierkegaard sur le démoniaque et avant sa description cynique du Séducteur, exprime en réalité un choix « stratégique » : l’œuvre de Mozart Da Ponte est déjà en elle-même une critique judéochrétienne (Da Ponte est un Juif) du libertinage tel que les monothéismes l’entendent, et Kierkegaard ne décrit l’érotisme qu’à travers les condamnations directes ou indirectes qu’il puise dans la culture chrétienne.

Mais pourquoi une jubilation érotique et amoureuse serait-elle condamnée par essence à l’éphémère, au cynisme et à l’angoisse Il n’en est ainsi que dans la perspective chrétienne postulée par Kierkegaard dès le commencement de son œuvre.

Le postulat chrétien est si présent dans l’ensemble de l’œuvre qu’il va en commander toute l’économie et toute la dynamique. Permettant d’éclairer rétro-activement l’ensemble des thèmes comme des conséquences d’une vision chrétienne, et non plus comme des données problématiques réelles antérieures que le christianisme sauverait ensuite de la ruine et de la déchéance, ce postulat reverse le sens même de l’œuvre en inversant l’ordre véritable des enchaînements. Pour le dire autrement, la mise en évidence du rôle moteur de la foi chrétienne, transforme en immense pétition de principe ce qui se présente come description existentielle originaire.

C’est en effet seulement parce que le christianisme est postulé d’abord, que l’érotisme peut être ensuite décrit comme il l’est par Victor Eremita. La religiosité chrétienne n’est pas le denier stade de l’itinéraire kierkegaardien : elle en est bien au contraire le premier, et c’est par elle en réalité que commence notre auteur, lui qui, d’ailleurs, finit également par elle.

Il en va de même pour tous les stades et pour toutes les catégories dites existentielles : elles ne sont que des catégories chrétiennes. Considérons par exemple la catégorie de la « Subjectivité« : la subjectivité est la vérité, dit Johannes Climacus dans le Post-Scriptum.

Nous avons dit l’importance objective de cette doctrine pour le problème qui nous occupe.

Mais si nous réintégrons cette affirmation dans son contexte kierkegaardien nous découvrons qu’elle fonctionne comme résultat et non comme commencement. D’une part cette affirmation est destinée à résoudre le problème historique du christianisme: comment peut-on fonder sa béatitude éternelle sur la foi en l’incarnation, rapportée par des textes anciens ? Ce problème est celui des Miettes, et il sera résolu dans le Post-Scriptum par la doctrine du sujet existentiel, du saut et du choix de l’éternité le problème, c’est-à-dire le christianisme, est premier, et l’affirmation de la subjectivité en découle comme un double résultat : comme indispensable instrument de démonstration et d’apologétique chrétienne (opposable également à la machine hégélienne), et comme découverte subséquente d’un contenu: la singularité existentielle non spéculative. Il y a donc bien pétition de principe : d’abord est affirmée la vérité du christianisme (qui devait pourtant être l’objet de la démonstration) et ensuite seulement la théorie de la subjectivité (qui se présente pourtant comme première, antérieure à Hegel et au « pathético-existentiel » du christianisme et du stade religieux).

Le fonctionnement de cette pétition de principe (poser d’abord sans preuve la vérité d’une doctrine et construire a posteriori les arguments et les descriptions qui la justifient en y conduisant) s’étend fort loin puisqu’il commande jusqu’aux contenus de la subjectivité existentielle et de ses « catégories ».

C’est ainsi que par le postulat chrétien (divinité éternelle d’un événement et d’une incarnation historiques), et pour la défense du christianisme, Kierkegaard décrit une subjectivité paradoxale : mais si l’on n’avait pas affirmé le christianisme d’abord, on n’aurait pas eu ensuite à décrire le sujet comme union contradictoire d’historicité et d’éternité métaphysique, d’éternité et d’instant, d’immanence et de transcendance absolue. C’est pour avoir posé d’abord le christianisme et par conséquent la validité métaphysique et existentielle (« intéressée absolument ») de la foi, que Kierkegaard est conduit ensuite à affirmer le caractère absurde d’une nécessaire et indispensable adhésion.

On peut d’ailleurs remarquer ici que la pétition de principe (c’est le christianisme postulé qui commande les descriptions qui le justifient) prend parfois une tournure émouvante dans sa simplicité et sa quasi-puérilité; tout se passe en effet comme si Kierkegaard défendait la doctrine suivante: pour mon bonheur éternel et ma béatitude infinie, j’ai besoin du christianisme, de sa passion, et de ses promesses transcendantes et éternitaires. Tout cela est absurde, mais j’en ai besoin : donc j’y crois.

C’est l’affirmation d’un désir passionnel (le désir de Dieu) qui se transforme en argumentation, et qui se présente sous la forme honorable : je crois parce que c’est absurde , alors qu’elle s’est formée et formulée implicitement comme le mouvement aveugle du désir qui dit j’en ai besoin, donc j’y crois.

Sans y insister, nous pourrions faire la même analyse à propos d’autres « catégories » dites existentielles. L’angoisse et la culpabilité, comme éléments constituants de la subjectivité, ne sont affirmées en réalité que parce qu’elles sont les conséquences (déjà établies dans les textes) d’une adhésion à la foi chrétienne. Ce n’est pas la subjectivité existentielle qui, dans sa réflexion et son redoublement, se découvrirait objectivement comme angoisse et culpabilité, et rencontrerait dès lors la valeur du christianisme, c’est l’inverse : c’est parce que le christianisme, c’est-à-dire la divinité du Christ, est d’abord postulée que Kierkegaard est amené à décrire la conscience comme paradoxe (de l’absurde), angoisse et culpabilité (du « libre » choix du péché).

A côté des « catégories » ce sont les « stades » qui résultent rétro-activement du postulat chrétien le stade esthétique, et l’immédiateté des désirs qu’il englobe n’est overt à la « résignation » et à l’angoisse que dans et par une perspective chrétienne ; l’éthique n’est l’ordre du mariage, qui est le lieu des devoirs universels, que dans une perspective chrétienne de même la religiosité n’est paradoxale et passionnée que dans cette même perspective chrétienne.

C’est enfin la répétition elle-même qui prend une nouvelle signification à la lumière de la pétition de principe que constitue tout dogmatisme. C’est seulement dans une perspective chrétienne que la ”répétition » peut accéder à l’éternité, et qu’elle reçoit la détermination qui est la sienne chez Kierkegaard : reprise, au stade religieux, de la passion du Christ, c’est-à-dire de sa foi et de son sacrifice, de sa foi dans la restitution du bien qu’il a perdu ici-bas ; de son sacrifice, c’est-à-dire de la perte provisoire de sa vie dans la souffrance et l’angoisse. C’est dire que la répétition kierkegaardienne comme restitution et entrée dans l’éternité par l’angoisse et la faute, n’est rien d’autre qu’une « Imitation de Jésus-Christ », comme on disait au Moyen Age. Et elle est, comme celle-ci, un texte finalement anonyme puisqu on ne sait pas vraiment si Kierkegaard assume et “existe » pleinement les expériences de ses pseudonymes. A travers la répétition décrite par Constantin Constantius, ou le paradoxe analysé par Johannes Climacus, ou la culpabilité non coupable soufferte par Victor Eremita, on ne sait pas si Sören Kierkegaard a retrouvé l’amour de Régine Olsen, soit dans ses textes, soit dans l’éternité, soit dans la réalité (denier cas improbable puisque le mariage de Régine se retourne chrétiennement contre Kierkegaard).

e) Résultats latéraux et tâches en suspens.

Malgré toutes ces réserves et quelle que soit l’intention apologétique de Kierkegaard, on ne saurait réduire son œuvre à une simple description phénoménologique et existentielle de la foi chrétienne.

Que Kierkegaard se soit voulu écrivain chrétien, aussi bien dans sa profession de foi directe que dans la stratégie discutable de son argumentation, c’est certain. Et une doctrine du sujet, aujourd’hui, ne saurait partir d’un postulat, quel qu’il soit.

Par contre il peut être utile à la réflexion de prendre en considération le fait suivant sans l’avoir directement recherché, et d’une façon pour ainsi dire involontaire et latérale, Kierkegaard a mis en place une doctrine telle, qu’elle peut constituer l’un des instruments nécessaires à l’élaboration d’une théorie de la subjectivité à la fois novatrice et fondée. En effet, si l’on dissocie l’origine ainsi que la finalité chrétiennes des analyses de Kierkegaard, de quelques-uns des résultats de cette analyse, on obtient un noyau de significations d’une nouveauté et d’une fécondité considérables. Que cette dissociation conceptuelle aille à l’encontre des intentions kierkegaardiennes, cela est certain mais c’est la grandeur de son œuvre et sa richesse même qui autorisent une lecture apparemment infidèle et cependant, croyons-nous, en résonance profonde avec la philosophie existentielle de Kierkegaard, celle qui peut-être est volontairement occultée par le penseur chrétien qui s’avance (d’ailleurs masqué) sur le devant de la scène.

Nous avons rappelé les contenus principaux de ce noyau de sens. Certains de ces contenus peuvent être libérés de la référence chrétienne sans perdre leur sens et leur consistance.

C’est ainsi que le sujet est d’abord existence, s’il sait transformer le tout de son existence par une visée absolue. Il est alors en mesure de reprendre et de recommencer sa vie à un second et à un troisième niveau. Dans cette perspective, la réflexion et le redoublement on une signification concrètes, puisqu’ils instaurent la naissance à soi. Ce mouvement, qui n’est ni logique ni spéculatif, est toujours à la fois singulier et passionné, unique et qualitatif, exceptionnel et extrême.

C’est que son contenu primordial est l’amour, qu’il s’agisse de l’érotisme comme jouissance, ou de l’intérêt absolu pour l’existence des sujets. Le dynamisme de cette subjectivité passionnée est celui de la liberté conçue comme choix relatif ou absolu, c’est-à-dire décision radicale dans la fulguration de l’instant et dans l’horizon de la permanence.

Le sujet existentiel, ici, est donc sensible au dédoublement qui le constitue, à la liberté qui l’anime, et à la plénitude qui le comblerait. Il a donc le sens de la joie, en même temps que le sens de l’intériorité.

C’est pourquoi il se situe finalement en dehors de l’histoire objective, et s’oppose passionnément à l’orthodoxie. L’enjeu de son existence se situe en dehors de l’institution traditionnelle, et cela à un point tel qu’il put apparaître comme un ferment subversif, à la façon de l’ironie socratique ou de l’éros platonicien, ou de la figure de Faust.


Ces contenus, devenus explicites grâce à un examen de l’œuvre de Kierkegaard, impliqués qu’ils sont dans cette œuvre, appellent cependant un nouveau travail : si on souhaite les libérer valablement de leur référence transcendante, et les saisir directement pour et par eux-mêmes indépendamment de toute stratégie justificatrice et de tout postulat originaire, il convient de les fonder.

C’est-à-dire qu’il convient de les relier non à un acte de foi originaire (pseudo-originaire), mais à un sujet qui en serait le porteur par essence, et qui serait en outre en mesure de rendre compte à la fois du sens de ces contenus, de leur dynamique, et de la possibilité même de les exprimer, d’en rendre compte et peut-être même de les construire.

Robert Misrahi

La problématique du sujet aujourd’hui

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