Nicolas de Cuse (1401-1464)

Portrait de Nicolas de Cues en donateur, priant au pied de la Croix, par le Maître de la Vie de Marie, provenant du retable du maître-autel de la chapelle de l’hôpital Saint-Nicolas (de), à Bernkastel-Kuesdont il fut le commanditaire.

La division de l’histoire de la pensée, mais également de l’histoire sociale et politique en périodes bien délimitées, est certes une convention méthodologique qui risque d’effacer la richesse et la confusion de chacune de ces périodes. La « magie » se développe aussi bien à la Renaissance qu’au Moyen Age; comme celui-ci, le XVIIe siècle connaît des procès en sorcellerie et des excommunications. Pourtant, ces divisions restent valables et utiles si on les considère d’une façon globale. C’est ainsi que, avec Ernst Cassirer, on peut réellement dater l’esprit de la Renaissance, c’est-à-dire le surgissement d’un nouvel esprit dans l’approche des problèmes philosophiques : c’est avec Nicolas de Cuse, théologien, mystique et cardinal que s’ouvre en fait la nouvelle ère. Si la Renaissance trouve tout son éclat en Italie dès le Quattrocento (le XV° siècle), et si elle s’épanouit en France au XVIe siècle, on peut dépasser les frontières nationales traditionnelles et repérer avec l’œuvre de Nicolas de Cuse une émergence de ce nouvel esprit dans l’Allemagne du XVe siècle.

L’œuvre principale de ce penseur, La Docte ignorance (De Docta ignorantia, 1440), ne se propose certes que de définir les rapports de l’homme et de Dieu dans une perspective chrétienne et dans le seul souci d’une défense du christianisme et d’une détermination des conditions du salut. Pourtant, bien qu’il se réfère parfois à la pensée du plus grand des mystiques allemands, Maître Eckhart (1260-1328), Nicolas de Cuse ne se propose pas de décrire une quelconque union mystique entre l’âme et Dieu, union que décrira en un style littéraire particulièrement somptueux la mystique espagnole avec Jean de la Croix et Thérèse d’Avila. Nicolas de Cuse, au contraire, forme le projet radicalement neuf de décrire les rapports de l’âme à Dieu en affirmant constamment l’autonomie respective de ces deux êtres : mais cette description est si paradoxale qu’on découvre peu à peu que l’univers de Nicolas de Cuse est constitué bien plus comme une immanence englobant l’âme et Dieu, que comme la relation de transcendance d’un pôle humain à un pôle divin.

Toute La Docte ignorance repose en effet sur un paradoxe fondamental : Dieu est à la fois l’être le plus vaste comme infini et comme « maximum » et l’être le plus dense et le plus ramassé comme existence ponctuelle et comme « minimum ». L’expression « maximum » n’a pas un sens quantitatif; situé au-delà de toute comparaison ou de toute mesure possible, le maximum est exclusivement qualitatif. Il désigne l’être à son maximum de densité, et, à ce titre, comme contraire inconditionnel de toute quantification possible, il est le fondement absolu et de l’être et de la connaissance. Pourtant il rejoint, dans sa propre densité, le minimum extrême et qualitatif. Il se produit alors une coincidentia oppositorum, une « coincidence des opposés » dans laquelle s’identifient non seulement des catégories de la connaissance antithétiques mais encore des réalités ontologiques opposées, comme « Dieu » et « l’âme ». Certes, Nicolas de Cuse proteste de son orthodoxie, et réaffirme souvent que, bien entendu, Dieu est transcendant. Il n’empêche que l’une de ses idées les plus intéressantes est l’affirmation du fait que Dieu « englobe » l’âme et que l’âme « englobe » Dieu. La troisième partie De l’Idiota (c’est-à-dire Le Profane), s’intitule « De mente » : on traduit traditionnellement ce texte par « De la pensée », alors que mens signifie aussi, en latin, esprit. Ce simple fait nous met en alerte. Et, en effet, dans ce texte d’une importance considérable, Nicolas de Cuse donne de l’âme une description si neuve qu’elle est en rupture de fait avec la doctrine de Platon (dans laquelle l’âme est simplement une substance qui voyage entre le monde intelligible transcendant, et le monde empirique du sensible où le corps qui la reçoit est pour elle comme un tombeau) mais aussi avec la doctrine de saint Augustin (354-450) selon laquelle l’âme est une substance individuelle qui s’oppose essentiellement à la sensibilité charnelle à laquelle elle s’affronte et dont la liberté est dépendante de la grâce et par conséquent des chances de rédemption que Dieu lui accorde ou ne lui accorde pas.

Pour Nicolas de Cuse au contraire le rapport de l’âme à Dieu est tout autre, puisqu’il implique pour cette âme une dignité ontologique qu’elle n’avait encore jamais atteinte. En effet, « la pensée est une substance vivante qui, nous le savons par expérience, parle et juge au dedans de nous et ressemble plus à la substance infinie et à la forme absolue que toute autre puissance parmi les puissances spirituelles dont nous avons en nous l’expérience. Sa fonction en ce corps est de donner vie au corps et c’est pourquoi on l’appelle âme. La pensée est donc une forme substantielle ou une puissance qui enveloppe en elle toutes choses à sa manière… » (De la pensée, trad. nouvelle de Maurice de Gandillac, p. 258, in Ernst Cassirer, Individu et Cosmos dans la philosophie de la Renaissance). Ainsi, non seulement l’âme est une substance qui parle et juge au dedans de nous, mais encore elle est une puissance spirituelle, et cette puissance enveloppe en elle toutes choses (à sa manière, certes) et ressemble plus à l’être infini que ne le fait toute autre puissance.

Cette description est considérable : elle définit un nouveau domaine de la réalité ontologique, et ce domaine est celui d’une intériorité neuve. Le moi intérieur n’est plus comme chez saint Augustin (dans Les Confessions) le déroulement à la fois insaisissable et scandaleux des émotions et des affections passives qui disent le péché, mais la puissance active de penser. Nicolas de Cuse, quoique bon chrétien, ne se scandalise plus de la relation de l’âme à son propre corps, et se rend ainsi totalement disponible pour étudier en lui-même cette réalité substantielle qu’est l’âme : il découvre que cette réalité est une puissance. Elle est à la fois la puissance qui anime un corps et lui donne une « forme » (selon la doctrine aristotélicienne) et la puissance de penser capable d’envelopper les idées de toutes choses et de ressembler ainsi, de son point de vue, à l’infinité même de Dieu. Il anticipe ainsi la mystique de l’Allemand Angelus Silesius (1624-1677) qui, deux siècles plus tard, sera accusé d’athéisme en raison de l’identification qu’il opère entre l’âme et Dieu dans Le Pelerin cherubinique (1657). Mais le Cusain (comme on appelle Nicolas de Cuse) ne cherche pas la provocation : il est seulement sensible à la puissance de la pensée et s’il voit en elle une « semence divine » c’est pour en exalter la valeur en décrivant mieux son opération, et non pour contester la situation religieuse de l’homme. Cette contestation sera pourtant l’œuvre de la Renaissance et elle commence involontairement avec les paradoxes du Cusain.

Pour celui-ci la pensée enveloppe « notionnellement en sa puissance les modèles de toutes choses » (p. 259). Ces modèles ne sont pas des images inertes au fond de l’âme, mais des systèmes de relations logiques que l’âme peut constituer et formuler parce qu’elle est une puissance de « discernement », c’est-à-dire de jugement. C’est cette puissance de discernement qui « donne forme » à la vision sensible et qui « l’éclaire et la perfectionne ». Et c’est encore la pensée, comme puissance de discernement, qui « donne forme » à l’exercice de la raison (la «ratiocination »), l’éclaire et le perfectionne.

Ce que le Cusain ne parvient pas encore à dire clairement c’est que la pensée est la conscience de soi et que seule cette conscience donne à la vision sensible ou à l’exercice de la raison la plénitude de leur signification et de leur efficacité.

Il s’agit là, malgré tout, de l’entrée dans un nouveau monde : celui de la pensée connaissante comme intériorité et puissance active. Allons plus loin : la description que donne le Cusain de la pensée est déjà la mise en place d’une conception « réfléchissante ». Il convient ici – et c’est la force de cette doctrine – d’interpréter cette « puissance réfléchissante » dans son sens le plus strict : la pensée est une puissance qui « réfléchit » non pas seulement en tant qu’elle médite, qu’elle s’interroge et qu’elle recherche la vérité, mais en tant qu’elle reflète en elle les formes logiques des objets et des êtres qu’elle connaît. En elle « se reflète le modèle de toutes choses » et c’est dans cette « réflexion » que consiste sa « vie intellective ». En outre il faut dire que cette réflexion est active : l’artisan qui fabrique une cuiller inscrit activement dans son œuvre « une forme réfléchissante », c’est-à-dire une forme concrète qui reflète la forme parfaite que conçoit la pensée de cet artisan. Les formes réfléchissantes ne sont plus (comme chez Platon) les copies de Formes idéales paradigmatiques et transcendantes, mais l’inscription dans le réel des essences pensées par une âme active qui est en même temps comme un miroir du monde.

On le voit, les analyses du Cusain le conduisent d’une réflexion sur l’implication réciproque de l’âme en Dieu et de Dieu en l’âme (« l’enveloppement ») vers une réflexion sur l’âme elle-même en tant qu’elle est une puissance de penser et de réfléchir.

Si Dieu est l’infini absolu, et si le cosmos est l’infini relatif, l’âme est aussi pour le Cusain une sorte d’infini: elle est la puissance infinie de penser. Et cette puissance peut être décrite pour elle-même; elle est essentiellement une puissance d’intellection, de compréhension et de conceptualisation. « L’intellection est un mouvement de la pensée dont le point de départ est une passion » (p. 273) et « la pensée conçoit lorsque l’intellection est conduite à son achèvement ». Quant à l’intellection elle-même, elle est « la puissance par laquelle la pensée, considérant sa propre simplicité, considère toutes choses dans la simplicité ». C’est dire, en d’autres termes, que l’essence de la pensée, c’est-à-dire de l’âme, est l’intellection, c’est-à-dire la connaissance qui conçoit et qui comprend.

On rencontre ici un autre paradoxe ; la passion n’est pas distinguée de la pensée et semble bien n’être qu’une forme de connaissance. D’autre part, le Cusain (avec les « physiciens » de son temps) explique la perception par le « mélange » de l’âme à un « esprit très subtil » qui devient le véhicule de l’âme, tandis que le sang dans les artères devient le véhicule de cet esprit. C’est par le reflux de cet esprit frappant les corps extérieurs, et « réfléchi » sur l’âme qui se trouve ainsi « stimulée », que celle-ci perçoit le monde.

Ici se manifeste une tension doctrinale et une sorte de conflit d’inspirations contraires qui sera la marque de toute la Renaissance. En effet, le Cusain ne parvient pas à harmoniser une conception dynamique de l’âme comme pouvoir de penser et comme intériorité active, et une conception réaliste de la perception et de l’inscription dans le monde comme simple serie de faits mécaniques.

Le paradoxe est d’autant plus évident que le Cusain donne une place éminente aux mathématiques et qu’il identifie la pensée (mens) et le calcul (mensuratio). L’activité de la pensée s’exprime essentiellement par la conception des formes mathématiques qui sont (comme point, ligne, surface, nombres) à la fois l’expression de formes idéales que l’esprit réfléchit et la conception active de définitions que crée l’esprit.

Et pourtant ni la passion ni la relation perceptive au monde ne sont définies dans cette perspective dynamique.

C’est que celle-ci est finalement destinée à exalter, derrière la pensée, le Dieu qu’elle reflète, et derrière la vie humaine, le Christ qu’elle incarne.

Tout se passe comme si, chez le Cusain, on assistait à un retour de la mystique, après que furent approchées les régions profanes de la conscience de soi, purement immanente. En effet, le Cusain affirme finalement que « ni cette âme, ni cette nature ne sont autres que Dieu, lequel opère en tout, et que nous appelons esprit de toutes choses » (p. 291). On pourrait interpréter ces affirmations en termes panthéistes si Nicolas de Cuse ne se réclamait pas explicitement et fortement du christianisme. Pour lui : « Une est l’humanité du Christ chez tous les hommes, et un l’esprit du Christ dans tous les esprits… » (La Docte ignorance, III, 12, cité par E. Cassirer, op. cit, p. 94). Et ce christianisme se veut explicitement dualiste et partisan de la transcendance de Dieu puisque ce que le Cusain reproche aux Péripatéticiens c’est qu’ils « posèrent cette puissance [de Dieu] comme une nature immanente aux choses alors qu’elle est pourtant Dieu absolu, béni dans les siècles » (p. 292).

En parcourant rapidement cette doctrine et en étant sensible à ses tensions et à ses contradictions, on a pourtant le sentiment d’une acquisition fondamentale. Si « Dieu » et « l’âme » restent, pour ce penseur chrétien du début du XV° siècle, deux réalités distinctes malgré leurs implications et leurs enveloppements réciproques, il n’en est pas moins vrai que l’on est déjà en présence d’une exaltation et d’un éloge de l’individu. Le Cusain est l’une des premières expressions de cette émergence de l’individu, dont le grand historien Jacob Burckhardt (1818-1897) disait qu’elle manifeste l’essence même de la civilisation de la Renaissance (La Civilisation de l’Italie au temps de la Renaissance). En effet, le salut n’est possible, selon le Cusain, que par une relation cognitive de l’âme à Dieu. Or, cette connaissance de Dieu qui portera l’âme à l’expression parfaite de sa propre essence, ne peut s’accomplir que par une « Vision de Dieu » qui est une vision intellectuelle perspectiviste, opérée par l’individu, à partir de son point de vue singulier. De plus, selon le Cusain (à la suite des « Frères de la vie commune », et, à travers Ruysbrock, à la suite de Maître Eckhart), c’est au cœur de l’âme humaine en tant qu’elle est singulière et unique que peut se comprendre et se réaliser le miracle de l’incarnation et de l’humanisation du Christ.

Ainsi, contre la philosophie arabe d’Averroes, encore vivante au XV° siècle, le Cusain refuse d’identifier l’âme singulière à un Intellect universel et impersonnel. Au-delà de toutes les dialectiques des contraires, ce que Nicolas de Cuse met en place à l’aube de la Renaissance c’est le sentiment très vif du rôle de l’âme individuelle comme telle dans l’élaboration de la connaissance qui la conduira au salut.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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