Kierkegaard (1813-1855)

1. La révolte de la subjectivité contre la totalité

Le mouvement des idées n’est iamais linéaire et simple comme dans un schéma abstrait. C’est ainsi que la philosophie de Nietzsche prolonge celle de Schopenhauer jusque dans les années 1880, en proposant certes une autre interprétation de l’illusion mais en ancrant celle-ci sur une vitalité naturaliste et aveugle qui découle bien du vouloir-vivre. Mais cette ligne de pensée ignore l’événement philosophique le plus consi-dérable, après l’œuvre de Hegel, à savoir : la protestation critique et existentielle de Stirner, ou de Kierkegaard qui écrit ses grandes œuvres autour des années 1844. La ligne de pensée qui va de Schopenhauer à Nietzsche, ne recoupe pas celle qui va de Hegel à Kierkegaard, en passant par Max Stirner.

Sans nous arrêter, faute de place, à Max Stirner (1806-1856), évoquons cependant son ouvrage L’Unique et sa propriété (1844). Là s’exprime la révolte de la pensée anarchiste contre les pseudo-forces sociales décrites par Marx (au détriment des forces individuelles) et contre les entités sociologiques ou conceptuelles (Classes, Humanité, Etre, En-soi, Substance, Révolution, Prolétariat). Ces entités hégéliennes ou marxistes ne sont, pour Stirner, que des « fantômes ». Seul est réel le Moi individuel : ce moi n’est ni pensable, ni définissable, il est le fondement et la fin de toute chose, il est la seule réalité. À ce titre, il justifie l’égoisme et toutes les recherches de jouissance personnelle. Seule source de la « vérité » et du « bien », il implique que, sur le plan social, on remplace les institutions par des « associations », c’est-à-dire des groupements contractuels autonomes et valables seulement pour des durées limitées.

Mais la protestation anarchiste contre la totalite historique et contre la totalité sociale est restée à l’état de révolte politique et morale sans être en mesure de proposer une conception élaborée de l’individu. Le Moi n’est rien d’autre que l’égoïsme et la subjectivité des désirs, élevés au niveau d’une puissance qualitative inintelligible, indicible et sans communication.

Tout autre est la pensée de Kierkegaard, le penseur danois qui était destiné à devenir pasteur mais qui fut critique musical et poète en même temps que métaphysicien et philosophe. Le véritable critique de Hegel n’est pas Stirner mais le chrétien existentiel Kierkegaard.

A Hegel, Kierkegaard oppose cet acte absolu, évident et premier qu’est la « subjectivité » elle-même. « La subjectivité est la vérité », écrit Kierkegaard dans son ouvrage Post-scriptum aux miettes philosophiques. Comment faut-il entendre cette subiectivité ?

Disons d’abord la motivation de la recherche du penseur. Elle est immédiatement concrète et personnelle, c’est-à-dire « religieuse » et subjective. Ces concepts se préciseront par la suite.

Notons d’abord que la première motivation, le premier souci du philosophe, est l’accès à « la béatitude infinie » telle que la propose le christianisme. Celui-ci doit être renouvelé, vivifié, il ne peut plus, aux yeux de Kierkegaard, se réduire au formalisme des théologiens et des pasteurs protestants. Et ce qui est en jeu, dans une telle perspective rénovée, est « la béatitude infinie ». Elle ne peut être atteinte, selon Kierkegaard que par la foi, c’est-à-dire la croyance aux Evangiles : or, ceux-ci datent de deux mille ans.

C’est ici qu’apparaît le premier concept kierkegaardien, concept qui est une expérience personnelle intense, et qui va ouvrir toute la pensée existentielle moderne et fonder toute la philosophie de Kierkegaard : il s’agit de la Répétition.

Par elle, la subjectivité doit revivre ce qui fut anciennement vécu, et par elle sera, dans l’avenir, restitué ce qui ici et maintenant aurait été manqué.

Ce qui est remarquable, c’est que la répétition, comme réitération de la foi et de l’espoir, va concerner également la vie intime du sujet, c’est-à-dire l’amour. La répétition est aussi, pour Kierkegaard, la foi dans le retour et la réitération de l’amour de Régine, cette fiancée à laquelle il a renoncé en renonçant au mariage.

Le drame religieux est donc en même temps, pour Kierkegaard, un drame personnel. Ainsi, la philosophie est désormais placée sur son véritable terrain, qui est celui de la subjectivité. Ce ne sont plus des concepts abstraits qui expriment la vérite du monde ou le sens de l’existence, mais des expériences personnelles extrêmes et intenses, dans lesquelles sont en jeu et le sort même de l’existant face à son salut, et la signification de son existence face à son bonheur.

S’il reprend la résurrection du Christ ou la rencontre avec Régine, Kierkegaard reprend aussi, semble-t-il, le cogito de Descartes (en lui donnant un sens existentiel qui va marquer tout notre siècle) et les descriptions de Rousseau qu’il ne connaît certes pas mais qui, elles aussi, souhaitent situer l’existence individuelle au cœur de toute philosophie et de toute religion vivante.

La « répétition » entraîne donc des conséquences pour la conception de l’individu. Nous devons maintenant développer ces conséquences et préciser la conception du sujet chez Kierkegaard.

La « répétition » n’est ni une imitation passive, ni une compulsion mécanique. Elle est un acte volontaire de reprise, de réactualisation et de restitution du passé : elle est, à la lettre, « une seconde réflexion ».

Par cet approfondissement, la subjectivité se révele comme étant primordiale et fondatrice. Mais elle se révèle aussi comme existence à la fois « passionnelle » (souffrante et déchirée) et «réflexive » (dédoublée, mais non pas abstraite ni intellectuelle). Ainsi, la subjectivité est réflexion redoublée et passion de l’absolu. Kierkegaard pose ainsi la dimension qualitative, singulière et unique de l’existence. Pour le dire comme Kierkegaard, l’individu singulier est ainsi enfin reconnu comme étant « l’exception ».

Trois significations sont ainsi nouées : l’individu est d’abord passion concrète et vécue de l’absolu; il est ensuite (en même temps) dédoublement et réflexion (regard sur soi); il est enfin « choix ethique ».

La subjectivité kierkegaardienne n’est donc pas un sujet abstrait de la connaissance mais une conscience concrète qui est à la fois réflexivité, existence et choix éthique.

Pour mieux situer et connaître cette subiecti-vité existentielle, nous devons donc maintenant préciser en quoi et comment elle peut être en même temps un choix éthique.

C’est à travers toute son œuvre que Kierke-gaard définit l’éthique en distinguant trois « stades » ou trois niveaux d’existence, trois « étapes sur le chemin de la vie » ; mais c’est surtout dans les œuvres majeures que ces distinctions apparaissent : Ou bien… ou bien, Le Concept d’angoisse, Crainte et Tremblement, sans oublier L’Instant et La Répétition.

Dans Ou bien… ou bien (jadis traduit par L’Alternative), « le Journal du séducteur » décrit d’une façon indirecte le « stade esthétique » : c’est le stade existentiel immédiat, où l’existence se déploie comme simple sensibilité « esthétique », c’est-à-dire vie « érotique » de plaisirs, d’amour et de culture artistique. Mais cette vie de « don Juan » est morcelée, elle engendre l’angoisse. Le deuxième stade de l’existence est le « stade éthique ». C’est lui qui nous interesse iC1.

Dans Ou bien… ou bien (écrit sous pseudonyme, comme la plupart des œuvres), le « narrateur » livre deux manuscrits qu’il aurait découvert dans un secrétaire : le manuscrit A fait l’éloge du stade érotique, mais le manuscrit B, attribué à un magistrat, fait l’éloge du stade éthique: celui-ci est alors défini comme le stade de la « généralité », le règne de l’universel par et dans l’accomplissement du devoir dans le mariage.

À la fin de l’ouvrage, et dans la plupart des autres œuvres, Kierkegaard distingue enfin une troisième étape existentielle : c’est le stade religieux qui fait accéder la subjectivité à l’existence comme scandale absurde et comme « paradoxe », en l’ouvrant ainsi à la foi et à la future béatitude éternelle.

Cette théorie des trois stades, très connue et très importante chez Kierkegaard, ne livre pas cependant l’essence profonde de la conception éthique de Kierkegaard. Sa structure ternaire n’est certes pas hégélienne, puisque le religieux n’est pas pour Kierkegaard la synthèse de l’érotisme et de l’éthique. Il n’en reste pas moins que ce schéma durcit les distinctions, tout en gommant la profondeur du stade éthique. Examinons donc de plus près la doctrine éthique de Ou bien… ou bien : nous comprendrons mieux l’éthique, son lien avec le sujet et la nature de celui-ci.

L’ouvrage contient un long chapitre intitulé: « L’équilibre entre l’esthétique et l’éthique dans l’élaboration de la personnalité ». Kierkegaard y montre avec force que l’éthique est « une instauration personnelle » et l’affirmation de la responsabilité comme intériorité. Il y a ainsi une consubstantialité de l’éthique et du devenir-sujet, puisque la construction progressive du sujet consiste précisément en cette intériorisation de l’existence. Il faut, dit Kierkegaard, effectuer « de vrais choix pour se faire et pour se reconnaître comme subjectivité existante ».

L’affirmation du sujet est en même temps l’affirmation des choix qui le constituent. Cette efficacité et cette signification subjectives de la responsabilité sont ainsi mises en place bien avant les philosophies contemporaines de la responsabilité, chez Max Weber, Sartre ou Lévinas.

Ce qui importe plus ici est de bien cerner le sens de ce choix qui constitue à la fois l’éthique et le sujet : il ne s’agit pas d’une entrée dans l’universel et l’intemporel, il s’agit au contraire de l’actualité de la « décision immédiate », c’est-à-dire de « l’instant ». C’est dans l’instantanéité éternelle de la décision (et aussi de la répétition qui est un acte) que s’effectue la double affirmation de l’éthique et du sujet, l’affirmation radicale de la subjectivité.

Seuls des choix impliquant des alternatives sans ambiguïté réalisent l’éthique. C’est dire que celle-ci n’est pas la simple reconnaissance d’une norme pour l’action, mais l’effectuation d’un choix absolu à travers une décision responsable et une intériorisation de l’être.

Ce qui apparaît ainsi est le lien d’implication entre le sujet, le choix et la liberté : le sujet est par lui-même choix et responsabilité. En posant « sérieusement » l’un de ces termes, on pose les deux autres. C’est dire aussi, par là même, que le sujet est sa propre œuvre.

Si l’éthique est un choix, elle l’est à plusieurs titres et d’une façon singulière. Elle n’est pas d’abord le choix du bien contre le mal mais, fondamentalement le choix qui oppose à l’innocence la qualification, la détermination « bien ou mal ». D’une manière plus décisive encore, le choix éthique à l’orée de cette dernière alter-native) est la position même de la subjectivité. Celle-ci n’est pas soumise à une morale universelle et a des principes qui lui serait antérieurs : elle est l’éthique elle-même. C’est le choix de l’intériorité, c’est-à-dire du sujet comme subiec-tivité intense, personnelle et passionnelle, c’est ce choix de sa propre affirmation qui est l’acte éthique fondateur. Cet acte consiste à « donner naissance à soi-même par l’esprit, la conscience, la responsabilité », et cela dans « l’instant » radical et dans sa fulgurance.

On entre alors, par la subjectivité, dans « le sérieux éthique » : on exerce une « emprise sur le temps et sur le désir » et, surtout, on affirme « un intérêt absolu pour sa propre existence et sa béatitude éternelle ».

Ainsi, pour Kierkegaard, le sujet est-il d’une richesse considérable : il est réflexion et source de soi, substance qualitative et vécu intuitif, enjeu radical concerné par la béatitude et le salut et, enfin, décision instantanée et drastique.

Le sujet est sa propre tâche, et cela sur un registre existentiel et non pas intellectuel. Se dessine alors une circularité : le sujet est à la fois sa propre origine et son propre but. Pour dépasser ce cercle et dynamiser le mouvement de la conscience, un « saut qualitatif » est indispensable : seule une « décision absolue et instantanée » permet de passer du « stade esthétique » au « stade éthico-religieux », stade où le devoir est la tâche et la responsabilité personnelle du sujet. Cette perspective éthico-religieuse est donc aussi éthico-réflexive. Elle implique, selon Kierkegaard, liberté absolue et dépendance absolue, elle comporte à la fois une référence eschatologique au salut et une beatitude concrète, cette félicité dont parle La Répétition.

Le sujet est donc choix de soi-même en tant que « passion ».

Plus précisément (et c’est le sens que le mot « passion » prend ici), le sujet doit être conçu à la fois comme passion qualitative de l’absolu et comme réflexion active en soi-même : « la réflexion sur soi-même est aussi action, commencement », et l’on peut dire que « le moi est fécondé par lui-même ». Ce qui se découvre ainsi est la liberté même. Cette liberté est singulière, qualitative et créatrice à la fois : comme telle, elle est le sujet en tant qu’il est une exis-tence. C’est là le vrai sens de l’affirmation centrale : « la subjectivité est la vérité ». Il ne s’agit pas d’une méditation sceptique ou d’un constat passif: il s’agit au contraire d’affirmer le caractère actif d’un sujet qui devient existence par sa propre décision. Existence, c’est-à-dire à la fois réflexion dédoublée et vécu qualitatif, action responsable et commencement fondateur.

L’existence est donc « intérêt » et « effort », tension interne entre le qualitatif (expérience de la béatitude et du désespoir) et le réflexif (dans le dédoublement, la décision et le commencement). Concrètement, l’existence se manifeste donc, selon Kierkegaard, comme « paradoxe ».

L’existence est paradoxe parce qu’elle est la synthèse contradictoire entre l’existence singulière et la pensée, le devenir et l’éternité. C’est dans l’histoire et le devenir que se situent les événements relatés dans les Évangiles (ou la rencontre amoureuse), mais c’est dans l’éternité que se situent la béatitude et la félicité. Il y a là un règne de l’absurde, et c’est cet absurde, pourtant décisif, que Kierkegaard désigne comme paradoxe. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple contradiction logique mais d’un déchirement accompagné d’angoisse. La contradiction est qualitative et existentielle, et elle est voulue, et choisie.

C’est pourquoi le sujet, comme existence singulière, est nécessairement « passion » et « souffrance », passion comme souffrance. On voit mieux, maintenant, la signification du « saut qualitatif » : il est le choix de soi-même comme souffrance et passion, par l’affirmation de la béatitude en tant qu’enjeu chrétien.

La subjectivité est ainsi la construction qualitative et réflexive d’un sujet qui se hausse au niveau de l’existence par l’assomption de l’angoisse et du paradoxe. Mais elle est en même temps le fondement ultime d’un christianisme rénové qui fonde sa vérité non sur le concept ou l’orthodoxie, mais sur le déchirement et la souffrance de la foi, c’est-à-dire sur « l’effort » existentiel.

Que cet effort, chez « le penseur subjectif » soit à la fois « pathétique » (en raison de la béatitude infinie comme enjeu et comme risque) et « comique » (en raison des contradictions où se débat cet effort), cela est certain. Mais c’est précisément la tâche du penseur subjectif d’exprimer ces paradoxes et de communiquer ses expériences. « Devenir écrivain » (ou le devenir-écrivain) est pour ce penseur « la conscience à la seconde puissance ».

Ici se pose pour Kierkegaard le problème de la relation entre la méthode d’écriture et la doctrine existentielle du sujet. Sa réponse est concrète et « existentielle », c’est-à-dire qualitative, réflexive et passionnée : il passe du contenu à la méthode. La « communication » des enjeux absolus ne saurait être qu’« indirecte ». L’absolu, s’il se réfléchit, ne se conceptualise pas. De là découle la forme de l’écriture kierkegaardienne : esthétique, poétique et concrète, réflexive (pourtant) et rigoureuse, en même temps que littéraire : des personnages fictifs et des pseudonymes incarnent des thèses et dynamisent un débat sur les enjeux absolus de l’existence. Et le « grand art » de l’écrivain Kierkegaard consiste en effet à communiquer à son lecteur ce noyau substantiel de sa pensée subjective : l’existence même comme sa propre œuvre et comme son propre enjeu.

2. Les difficultés fondamentales de la doctrine de l’existence chez Kierkegaard

La première difficulté concerne la « communication indirecte » et, derrière elle, celle de la foi.

Pourquoi la réflexion serait-elle (comme l’affirme Kierkegaard) incapable de transmettre au moins le sens de ce qu’elle saisit en elle-même ?

Et pourquoi faudrait-il nécessairement communiquer l’expérience fondamentale d’une façon indirecte? S’il en était ainsi, cela signifierait ou bien que l’expérience fondamentale d’un existant serait trop forte pour un autre existant, ou bien que cette expérience serait trop obscure ou trop étrangère à sa spontanéité. Dans le premier cas, on affirme sans preuve un privilège du penseur subjectif (l’expérience n’est pas trop forte pour lui), et dans le second cas on reconnaît que l’expérience existentielle du paradoxe n’est pas fondamentale au point d’être universelle (l’autre doit être ou ménagé ou éclairé).

Cette mauvaise justification de la communication indirecte révèle en fait la difficulté fondamentale de la doctrine : elle repose sur la contradiction indépassable entre la foi et la réflexion. L’opposition, interne au sujet, entre le qualitatif et le réflexif n’est que la contradiction entre la foi et la réflexion, contradiction voulue et posée par « le penseur subjectif ». En vérité, une telle option, un tel « choix » révèle que, pour Kierkegaard, le « penseur subjectif » n’est qu’un penseur chrétien. L’opposition interne entre la réflexion et l’existence est donc en réalité voulue et postulée par l’affirmation réductrice selon laquelle la subjectivité ne saurait être qu’une subjectivité chrétienne. L’opposition angoissante de l’éternité et de l’historité, c’est-à-dire de la transcendance et de l’existence, ne se produit que pour une subjectivité qui se définit elle-même comme chrétienne, et qui pose donc elle-même son déchirement entre la foi et la réflexion. C’est dire que, à nos yeux, à la différence de Kierkegaard, la foi n’est pas un élément nécessairement constituant de la subjectivité.

Mais comment transmettre et communiquer la foi, fût-ce indirectement, à qui ne la possède pas déjà ? Le discours de Kierkegaard semble bien ne s’adresser qu’à des chrétiens. C’est le choix même du paradoxe qui suscite le paradoxe, c’est la doctrine même, comme théorie de la croyance chrétienne rénovée, qui suscite la méthode de la communication indirecte, c’est-à-dire en fait herméneutique et complice.

Non seulement cette communication suppose un accord préalable sur les dogmes chrétiens (accord ne reposant sur aucune exigence intellectuelle nécessaire), mais en outre elle laisse dans l’obscurité la question de son auteur. En effet, la question reste ouverte de savoir qui est le penseur subjectif qui s’exprime dans Ou bien… ou bien : est-ce le pseudonyme, Victor Eremita ? N’est-ce pas plutôt l’auteur respectif de chacun des manuscrits, A et B, trouvés par V. Eremita ? Celui-ci n’est qu’un intermédiaire et on ne peut lui attribuer ni la doctrine de A (l’érotisme esthétique) ni celle de B (le stade éthico-religieux). Le véritable auteur du livre est certes S. Kierkegaard, mais peut-on lui attribuer tout ou partie d’une doctrine dont il délègue le soin de la défendre à un écrivain pseudonyme (V.E.) et à deux manuscrits anonymes (A et B) ?

Le véritable auteur fut jadis le défenseur du concept d’ironie, et il se réfère toujours autant à Socrate qu’à Mozart et à son Don Juan. Il apparaît ainsi que l’ambiguïté fait partie de la méthode parce qu’elle fait partie de la doctrine. Mais, à partir de là, et sur la base d’une incertitude quant à la communication kierkegaardienne, d’autres difficultés vont surgir et d’autres questions peuvent être posées.

La plus importante de ces questions concernera ici la théorie des stades existentiels. Leur définition reste constamment flottante et ambigue.

C’est ainsi que Kierkegaard fait la critique virulente du séducteur et de son froid cynisme, il met en évidence le lien entre le sensualisme (le choix de la sensualité) et l’angoisse qu’il entraîne nécessairement. Et pourtant il exprime une admiration sans réserve pour le plus génial des musiciens, c’est-à-dire Mozart, et pour l’adéquation parfaite entre sa musique et l’essence de l’érotisme, dans l’opéra Don Giovanni. Pour Kierkegaard, chaque « figure » de cet opéra est une « figure de la sensualité » et non pas de la conscience : mais l’éloge du génie érotique de la musique mozartienne reste vibrant et sans réserve.

Cette ambiguïté se retrouve à propos du désir lui-même : il est présenté par Kierkegaard à la fois comme pure empiricité (puisqu’il note la nécessaire emprise de l’éthique sur le désir), et comme relevant de l’ordre de l’esprit (puisque le christianisme, par le péché, a fait entrer l’esprit dans le monde, en même temps que la sensualité).

Ainsi l’érotisme du premier stade est déjà décrit en termes moraux (qui devraient appartenir au deuxième stade) puisque la sensualité est pécheresse, c’est-à-dire coupable. Mais inversement, l’éthique est encore décrite en termes empiristes et esthétiques (sensualistes) puisqu’elle distingue et condamne la faute en tant qu’elle est la sensualité. Pour Kierkegaard, c’est donc l’interdit qui définit à la fois le désir et sa culpabilité, en même temps que l’éthique et son exigence.

L’ambiguïté du stade esthétique provient donc du regard éthique de Kierkegaard, ambiguité et vision provenant du dogme chrétien du péché, selon lequel la sexualité ne serait pas concevable sans l’interdit.

Sur cette ligne de pensée, se manifeste alors l’ambiguïté et l’incertitude de la définition du deuxième stade, c’est-à-dire du stade éthique. Celui-ci, on l’a vu, est à la fois l’entrée dans l’éthique universelle du mariage, et l’exercice du choix radical et de la décision qui pose le sujet. Dans le premier sens, le stade éthique se confirme comme prise de position sur la sexualité, c’est-à-dire le stade esthétique; dans le deuxième sens, le stade éthique se dévoile comme saut qualitatif dans le religieux et comme acte religieux, puisqu’il consiste à choisir le paradoxe, la passion et le risque de la béatitude absolue. D’ailleurs, comme on l’a vu, Kierkegaard parle lui-même d’un stade éthico-religieux. Ainsi, la doctrine se révèle incapable de cerner et de définir un pur sujet éthique qui résulterait de la seule affirmation du suiet comme responsabilité et comme source de lui-même. Le sujet éthique, chez Kierkegaard, est au contraire déchiré et ballotté entre le stade esthétique de la sensualité antérieure et le stade religieux du péché et de l’angoisse. En fait, le stade éthique rassemble les trois stades. Plus précisément : le stade éthique est l’affirmation subjective de l’existence en tant qu’elle est moralement coupable, quant à la sensualité, et cela pour des raisons religieuses.

Plus qu’une doctrine claire de trois stades existentiels distincts, la philosophie de Kierke-gaard est l’affirmation et la description d’une individualité subjective qui, pour être véritable, et pleinement subjectivité, doit être une individualité chrétienne.

Nous sommes donc simplement en présence du choix arbitraire et ambigu de certains dogmes, c’est-à-dire d’une doctrine de l’individu chrétien résolvant dans le paradoxe l’ironie et le « désespoir », les problèmes moraux que le christianisme invente face à la sexualité, à l’amour et à la béatitude.

Au moins sommes-nous peut-être placés devant un intéressant problème d’histoire des religions et, plus précisément, devant un effort philosophique pour renouveler le christianisme en proposant un itinéraire pour le devenir-chrétien ou pour le devenir authentiquement chrétien. Certes. Mais, là non plus, la doctrine n’est ni aisément cernable ni clairement définie.

Il semble que l’œuvre décrive un itinéraire, c’est-à-dire ces « étapes sur le chemin de la vie », étapes à travers lesquelles se formerait le devenir-chrétien. Kierkegaard décrit lui-même sa réflexion comme le mouvement par lequel l’individu devient chrétien : au-delà de l’angoisse de la sensualité, la subjectivité se poserait elle-même comme choix éthique en général, puis assumerait le paradoxe de la dernière étape, celle du christianisme. L’œuvre de Kierkegaard serait ainsi « édifiante », dans tous les sens du terme.

L’argumentation ambigue et circulaire de la réflexion de Kierkegaard ne permet pas d’adopter ce schéma de lecture. Il semble bien plutôt qu’on soit en présence non pas de la naissance progressive d’une conscience authentiquement chrétienne, mais de l’itinéraire décrit par une conscience déjà chrétienne. Kierkegaard part de sa propre confession et ne souhaite pas en sortir malgré ses ambiguïtés et ses doutes apparents.

En effet, on peut d’abord constater que l’itinéraire proposé est unique et nécessaire. Les trois stades (outre le fait qu’en réalité ils n’en forment qu’un seul) sont définis d’une façon exclusive, et présentés comme les seuls possibles. Nulle autre dialectique, nulle autre histoire individuelle ne sont envisagées comme possibles ou souhaitables.

Une autre difficulté est constituée par le caractère arbitraire de la définition de chaque stade, arbitraire qui ne s’explique que par l’option déjà chrétienne du penseur subjectif : pourquoi le stade esthétique est-il réduit à l’érotisme (qu’il soit sensuel ou artistique) ? Pourquoi l’amour est-il pensé comme un simple « pathos poétique » ? Pourquoi l’éthique se réfère-t-elle à la culpabilité ? Et pourquoi le religieux se réfère-t-il (comme l’esthétique) à l’angoisse ?

On le voit, toutes ces descriptions supposent l’option antérieure du christianisme : la foi paradoxale n’est pas, comme le croit et le dit Kierkegaard, le fruit d’un devenir-chrétien et d’un itinéraire douloureux et ascendant, mais le choix originel et la vision à partir desquels se définissent et s’organisent les trois stades. Ainsi, non seulement l’itinéraire kierkegaardien n’est pas réellement instaurateur d’un christianisme (puisque ce qu’il exprime si profondément est déjà commandé par le christianisme), mais il n’est pas non plus réellement ternaire. Comme chez Hegel, la fin est déjà dans le commencement, et la dialectique n’est qu’une illusion.

On est contraint, finalement, de se poser cette ultime question : le christianisme ambigu et a priori de Kierkegaard est-il l’authentique « répétition » de la « passion » du Christ ou, plus simplement, la création artistique d’un écrivain esthète, plus soucieux de sa subjectivité que de sa cohérence ? Dans ce dernier cas, qui est le plus vraisemblable, on serait certes en présence d’une « répétition », mais il s’agirait de la simple répétition d’un modèle culturel déià tout constitué.

De ces considérations nous tirerons un enseignement : la pensée existentielle de Kierkegaard s’est voulue la pensée d’un chrétien, mais ce n’est pas à ce titre qu’elle compte pour nous. Elle vaut bien plutôt comme le premier essai de la modernité pour décrire un sujet qui soit à la fois existence et réflexivité, substantialité qualitative et commencement créateur. Il y a là, pour nous, une acquisition définitive.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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