Nietzsche (1844-1900)

1. La volonté de puissance et l’illusion

Bien qu’il ait pris ses distances par rapport au nihilisme négatif pour lui opposer un nihilisme positif et affirmatif, Nietzsche reste fondamentalement un héritier de Schopenhauer.

Le concept fondamental de la philosophie nietzschéenne est en effet la volonté de puis-sance: or celle-ci (quelles qu’en soient les interprétations qu’en donnent les commentateurs) est toujours à la fois la force interne et corporelle qui commande les actions de l’individu, et la source de toutes les illusions qui vont rendre possibles ces actions. La volonté de puissance est à la fois moteur dynamique et source d’illusions, celles-ci étant destinées, aux yeux de la conscience individuelle, à justifier ses actions sans les référer à leur vraie source qui est la volonté de puissance. C’est ainsi que, dans la Généalogie de la morale, Nietzsche affirme que le christianisme et les vertus qu’il prône, vertus juives et chrétiennes, sont des illusions trompeuses et même des entreprises de duperie destinées à combattre les nouveaux maîtres et à leur imposer une domination de ressentiment. Les vertus, par lesquelles les nobles, conquérants et vainqueurs sont à leur tour vaincus et dominés, ne sont qu’une production de la volonté de puissance des esclaves. La morale, comme révolte des esclaves, exprime dont l’unique et universelle volonté de puissance qui définit chaque individu.

Si donc l’ouvrage posthume intitulé La Volonté de puissance est bien un recueil d’aphorismes assemblés par la sœur de Nietzsche, il reste que ces aphorismes furent bien écrits par Nietzsche, et qu’ils concernent bien le concept central de sa philosophie.

Et c’est précisément cette « volonté de puissance » qui va nous permettre d’esquisser la figure du moi selon Nietzsche.

La « conscience » est d’abord pour Nietzsche la « conscience morale », et il la combat (en la définissant) comme illusion et « mensonge ». À cette conscience, il oppose les puissances instinctives et les « êtres instinctifs » (La Volonté de puissance, prg. 168). Et il s’agit bien d’instinct : « Tout instinct qui aspire à la domination, mais qui se trouve encore sous un joug, a besoin de se servir, pour se fortifier […], de tous les beaux noms et de toutes les valeurs reconnues » (ibid., 198). Mais cet instinct, qui constitue le fond de la conscience dite morale et de la conscience psychologique, n’est pas plus connaissable que celle-ci. « Il n’y a ni  » esprit », ni raison, ni pensée, ni conscience, ni âme, ni volonté, ni vérité : ce ne sont là que des fictions inutilisables » (ibid., 270). De même : « les méprises énormes : […] l’exagération insensée dans l’estimation de la conscience; on fait de celle-ci une unité, un être :  » l’esprit « , « l’âme », quelque chose qui sent, qui pense, qui veut » (ibid., 264). Et, pour conclure ces citations : « Il ne faut pas chercher le phénoménalisme aux faux endroits : rien n’est plus phénoménal, ou, plus exactement, rien n’est autant illusion que ce monde intérieur que nous observons avec ce fameux  » sens intérieur  » » (ibid., 262).

L’illusion ne porte donc pas seulement, pour Nietzsche, sur les idéaux de la morale et de son action dans le monde, elle porte aussi sur les contenus de la conscience. Pour lui, celle-ci est inconnaissable, parce qu’elle n’est rien d’autre qu’un système d’affirmations trompeuses qui, en souhaitant trouver une cause unique et une justification pour nos actes, invente toute la réalité dite intérieure.

La conscience n’est qu’une illusion et il n’existe donc ni esprit, ni sujet. Mais l’unité de la conscience est elle-même usurpée et l’on ne peut non plus parler d’un « moi » qui serait, comme affectivité, porteur d’une identité. Celle-ci est aussi illusoire que l’être de la conscience. L’apparente unité de cette conscience ne recouvre pas un moi affectif identique, mais une multiplicité d’instincts et de mouvements corporels, aussi contradictoires que cachés.

Si, pour Nietzsche, le sujet n’existe pas et si le moi n’est que le nom fictif des instincts de puissance, du moins peut-on parler de la signification de ceux-ci. Le caractère le plus fondamental de ces instincts qui definissent réellement l’individu est, selon Nietzsche, la « cruauté ». Il affirme que « les actions méchantes appartiennent aux puissants et aux vertueux, les actions mauvaises et basses aux subordonnés » (ibid., 219). Puis, s’élevant contre la condamnation de telles actions, il écrit : « …dans quelles actions l’homme s’affirme-t-il le plus fortement ? C’est autour de ces actions (de sexualité, d’avidité, d’ambition, de cruauté, etc.) que l’on a accumulé. les anathèmes, la haine, le mépris…. » (ibid., 219).

La « volonté de puissance » devient à nos yeux plus précise : source d’illusions externes et internes, morales et psychologiques, elle est essentiellement un instinct de conquête vitale dont la signification est la cruauté à l’égard d’autrui.

Si l’on poursuit la description de cette cruauté qui définit aussi bien la grande vie instinctuelle que « l’esprit libre », on découvre une signification nouvelle qui, paradoxalement, semble bien métaphysique. La cruauté devient en effet un critère de sélection. Décrivant l’être humain comme un animal, Nietzsche souhaite aussi en sélectionner les meilleurs éléments pour qu’ils soient en mesure de produire d’abord des chefs et une société qui seront ensuite en mesure de produire enfin le Surhomme.

Mais le degré de cruauté nécessaire se mesure à un critère : l’acceptation du « retour éternel ». Seule la cruauté des instincts peut en effet désirer le retour éternel de tous les événements que l’univers connaît dans un grand cycle, quel que soit le degré de souffrance ou la portée tragique des événements qui sont ainsi appelés à se répéter indéfiniment jusqu’à la fin des temps. Seul l’esprit capable d’accepter et de vouloir une telle répétition de la plus grande souffrance (et du plus grand bonheur) pourra être sélectionné et considéré comme un esprit supérieur. Pourra alors se constituer une aristocratie des « maîtres » qui sauront combattre « la morale du troupeau » ou la réserver à ce seul troupeau « démocratique » et « socialiste ».

Ces affirmations ont parfois reçu, chez les commentateurs, un sens purement métapho-rique. Nietzsche lui-même parle d’un « César romain qui aurait l’âme du Christ » (ibid., 220).

D’autres affirmations de Nietzsche semblent n’admettre qu’un sens littéral, comme celle-ci :« Conquérir cette énergie inouïe qui est celle de la grandeur; afin de réussir, par la sélection d’une part et, d’autre part, par la destruction de milliers d’êtres mal venus, à modeler l’homme futur, sans mourir de la douleur que l’on crée, une douleur telle que jamais encore on n’en a vu la pareille ! » (ibid., 221).

2. Obscurité, ambivalence et abstraction du concept de « volonté de puissance »

La doctrine de Nietzsche dans son ensemble est beaucoup plus systématique et unifiée qu’il n’y paraît d’abord. Les obscurités et les contradictions, concernant notamment la conception de la volonté de puissance, ne proviennent donc pas de la méthode stylistique de Nietzsche (qui écrit le plus souvent par aphorismes) mais de la définition même de cette « volonté ».

Nietzsche fait la critique des contenus de conscience, et notamment de cette pseudo-réalité intérieure que serait la volonté, pensée comme libre arbitre et pouvoir de décision. La volonté de puissance ne saurait donc être un vouloir : à ce titre, elle ne serait qu’une illusion. Et Nietzsche lui-même confirme cette idée : la conscience n’est qu’instinct, la volonté vers la puissance n’est donc qu’un instinct.

Cet instinct est vital : ambitieux et cruel, il poursuit sa propre affirmation.

Mais c’est ici que surgit l’obscurité ou la contradiction : pourquoi cet instinct désire-t-il une morale pour « les esprits supérieurs » ?Pourquoi désire-t-il respecter « le grand style » en philosophie ou en politique ? Plus précisément, comment peut-on comprendre que cet instinct cruel poursuive le bonheur et l’éternité du «Grand Midi », la grande lumière de la lucidité heureuse et libre ? Tout le « geste » nietzschéen d’affirmation de la vie et du bonheur, affirmation effectivement présente dans son œuvre et séduisante au premier abord, comment peut-il être effectué par un simple instinct vital caché au fond du corps et masqué derrière une conscience illusoire?

Le retour éternel, comme le bonheur somptueux, constituent de véritables points de doctrine : mais comment un instinct vital peut-il formuler une doctrine ? N’a-t-on pas dit que les concepts sont trompeurs, pures métaphores consolatrices ou dominatrices ? S’il en est ainsi, c’est toute la doctrine du retour éternel et du bonheur solaire qui s’effondre dans l’illusion, si elle n’a pas encore succombé devant la contradiction d’un bonheur désirant la souffrance et la destruction.

À la vérité, c’est l’œuvre entière de Nietzsche qui se détruit par elle-même en faisant de toute pensée une illusion et de tout individu un système d’instincts masquant mal leur concurrence et leur morcellement.

On se trouve à la fin confronté à l’ultime question : si l’individu n’est qu’instinct vital, si les idéaux sont des illusions, si la conscience n’est ni un être ni une identité, qui donc a écrit l’œuvre de Nietzsche ? Et que serait l’homme supérieur de l’avenir ? Le Surhomme sera-t-il un instinct cruel et une illusion ? Si ce n’est pas le cas, qui donc possède le savoir suffisant pour en annoncer la venue et en donner la définition ? Il semble bien que ce soit Nietzsche : mais n’est-il pas, lui aussi, instinct vital et illusion ?

Reconnaissons-le : la doctrine de Nietzsche rend Nietzsche impossible parce qu’elle l’exclut d’elle-même.

En effet, par la doctrine du retour éternel de toutes choses, les individualités, fussent-elles « supérieures », sont emportées par le mouvement du tout. Et le retour périodique de ces individualités ne leur confère aucune réalité ni aucun statut ontologique puisque tout individu conscient n’est qu’un phénomène illusoire, simple résultat involontaire d’une inconnaissable volonté de puissance.

Quoi qu’il en soit de la place de Nietzsche lui-même dans son propre système, celui-ci comporte une dernière difficulté. La fonction explicative conférée à la volonté de puissance n’est en réalité qu’une impossible gageure : chargée de rendre compte, à leur source, de toutes les actions des individus, et de tous les contenus de leur conscience, ces individus et ces contenus, c’est-à-dire en fait les différents moi concrets, ou bien perdent leur spécificité, ou bien suppriment la volonté de puissance. D’une part, en effet, cette « volonté » dont l’essence serait uniforme et sans équivoque supprimerait les spécificités individuelles; la volonté est alors un concept-force qui, réduisant tous les « moi » à un seul fait fondamental, les annihile en fait. Le réductionnisme, la réduction du multiple à une seule cause une et identique, supprime ce multiple et méconnaît en fait la réalité.

La volonté de puissance est en réalité incapable de rendre compte de ce réel multiple : son abstraction, issue de la fonction d’explication universelle qu’on lui attribue, la condamne à passer à côté de la réalité concrète de chaque moi et de chaque sujet.

La seconde hypothèse n’est pas plus pertinente. Si la volonté de puissance rend compte des différences individuelles, cela signifie que ce sont ces différences, cette multiplicité concrète, qui sont chargées, rétroactivement, d’éclairer la nature de la volonté de puissance en chacune des circonstances concrètes où elle est invoquée. Elle devient en fait un concept inutile ou une simple tautologie déguisée : on n’explique pas par elle pourquoi tel individu recherche la puissance dans la vie politique et tel autre dans la création artistique. On sera contraint, au contraire, d’expliquer la première volonté par le goût du pouvoir, et la seconde par celui de la création : on tourne en rond, indéfiniment.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

Laisser un commentaire