Note sur Martin Buber et Ernst Bloch

1. Martin Buber (1878-1965)

Jaspers, comme on l’a vu, donne une place considérable à la communication authentique pour la constitution de l’existence, et cela dès son grand ouvrage de 1932. Il est dès lors important de remarquer que, des 1923, à Francfort, le philosophe juif allemand, Martin Buber, publie son livre le plus important : Ich und Du (Je et Tu). Dans la préface à la traduction française (Aubier, 1938), Gaston Bachelard rend un vibrant hommage au philosophe de la relation.

Remarquons encore que ce n’est qu’en 1929 que Husserl donne une place importante à la relation à autrui, dans la cinquième des Méditations cartésiennes où il décrit « l’aperception » de l’alter Ego, de l’autre en tant que Je.

Il n’est donc pas inutile de réfléchir sur le livre de Buber. Si l’ensemble de sa philosophie se présente comme la double contestation du scientisme dans l’ordre de la connaissance et de la sclérose du judaïsme dans l’ordre de la religion, c’est autour du problème de la relation que s’organise cette philosophie. Inspiré par le « face à face » biblique de Moïse avec Dieu, Buber va opposer une relation chosifiante (celle qu’on trouve dans l’anthropologie, et aussi dans les relations d’intérêt pratique) à une relation véritable. Seule cette dernière relation met en œuvre la réciprocité. Celle-ci n’est ni connaissance ni explication, mais intuition simultanée qui se produit entre deux consciences. La relation n’est pas vécue isolément au cœur de chacun, mais elle se réalise et se vit dans « l’entre-deux », c’est-à-dire dans le mouvement commun et réciproque par lequel chaque conscience se fait totalement présente à l’autre.

La réciprocité, comme intuition, est immédiate : elle n’utilise aucune médiation, aucun détour par la connaissance et les pseudo-explications psychologiques. En outre, la conscience réciproque en chacun est absolue et totalisante : dans la réciprocité chacun se présente à la fois dans une transparence absolue et dans une unité totalisatrice. Chacun, dans la réciprocité véritable, est tout entier présent à l’autre, et il est présent en tant qu’unité et identité.

Ainsi, pour Buber, c’est par la relation Je-Tu (opposée à la relation chosifiante Je-cela) que les individus deviennent des sujets : le je vient par le Je-Tu et après lui.

Seule cette réciprocité pose les consciences personnelles et les porte à l’absolu. L’événement de la relation est en effet un événement absolu : il est comme une « percée » dans un monde nouveau, comme l’entrée dans une vie nouvelle. La réciprocité qui, ainsi, pose à la fois les consciences et le nouveau monde, a donc valeur de Commencement.

Seule une telle réciprocité, une telle relation mutuelle, personnelle et immédiate, peut fonder le dialogue véritable entre les consciences. La plupart des échanges et des communications sont de faux dialogues et de simples monologues croisés. Le dialogue vrai, dans la vie personnelle de l’amour, mais également dans la vie politique et le déploiement des utopies sociales concrètes, ne peut s’instaurer que sur la base d’une réciprocité conçue comme un événement existentiel et non comme un simple calcul rationnel.

Et seuls le vrai dialogue et l’authentique réciprocité permettent le dépassement du moi empirique de la psychologie et l’émergence du Je : le sujet est le fruit de la relation existentielle.

2. Ernst Bloch (1885-1977)

En 1950, dans Les Chemins de l’utopie, Martin Buber étend à la réflexion politique sur l’utopie, la portée de l’expérience fondatrice de la réciprocité.

Il est alors intéressant de noter que, dans la même période, le philosophe allemand Ernst Bloch, exilé aux États-Unis, écrit son grand ouvrage, Le Principe Espérance. Il s’agit d’une histoire monumentale de l’utopie, mais aussi d’une interprétation de ce phénomène en termes de conscience et d’intériorité. C’est à ce titre qu’il nous intéresse ici.

Déjà à Berlin, en 1918, Ernst Bloch avait publié L’Esprit de l’utopie. Politiquement proche du marxisme, il s’en éloigne doctrinalement : pour lui, l’histoire n’est pas le produit mécanique ou dialectique d’un passé conflictuel nécessaire, mais le fruit à venir d’une certaine modalité de la conscience. Ce sont les « souhaits », les « rêves d’un monde meilleur » et, d’une manière générale, la conscience du « non-encore-étant » qui, seuls, peuvent rendre compte du mouvement de l’histoire. Les révolutions (aussi bien celle de Thomas Münzer, à la Renaissance allemande, que celle des spartakistes dans l’Allemagne de 1918) proviennent toujours d’un mouvement profond d’espérance et d’anticipation de l’avenir. C’est dans l’individu que réside la source de l’action : l’espérance, le Principe ou la Catégorie Espérance, est la véritable source du mouvement de l’histoire. C’est par l’avenir que l’histoire est suscitée, mais l’avenir est présent comme activité de conscience, comme invention et comme désir d’un monde meilleur. Certes, le sujet se construit par l’objet, c’est-à-dire l’histoire, mais celle-ci se construit et se déploie par l’espé-rance, c’est-à-dire le moi concret du désir, du rêve et de l’imagination.

Pour Ernst Bloch, la conscience, c’est-à-dire le moi, est essentiellement une conscience anticipante. Celle-ci est constituée de pulsions, non pas inconscientes mais préconscientes, et ces pulsions (dont la faim est la principale) se répartissent en pulsion intérieure, primaire et obscure, le « désir » tendant vers l’extérieur, et le besoin orienté vers un but objectif précis. Ces éléments sont intégrés par l’auteur dans une véritable phénoménologie de la catégorie, ou de l’attitude de « possibilité ». Seule cette conscience de possibilité permet aux « images-souhaits » de se réaliser objectivement, ne fût-ce qu’en partie, et de donner ainsi naissance à l’histoire.

3. Remarques critiques sur les oeuvres de M. Buber et E. Bloch

À propos de la doctrine de Buber, on peut observer que si le fondement de la réciprocité véritable est la présence du divin, ce fondement perd son universalité phénoménologique et sa valeur de certitude.

D’autre part, la mise en évidence de la réciprocité comme événement nouveau et comme percée ne rend pas compte de son émergence.

C’est un problème que nous avons rencontré aussi bien chez Kierkegaard (véritable source du personnalisme existentiel de Buber et de Jaspers) que chez Jaspers lui-même. Comment le moi empirique défini par l’anthropologie et les faux dialogues, peut-il opérer la « percée » qui le met en présence de l’autre ? Quelle est la motivation de l’entrée en réciprocité ?

Enfin, il faut bien reconnaître que les descriptions de la réciprocité restent schématiques ou simplement essentielles. Avec sa motivation fondamentale, on aimerait aussi en connaître les diverses modalités possibles.

Pour le dire en clair, c’est une théorie complète du Désir qui manque ici. Tant qu’on n’aura pas élucidé le rapport entre désir et réciprocité, on se bornera à des descriptions ponctuelles et à de simples appels.

C’est la même critique que nous présenterons à l’égard de la philosophie de Ernst Bloch. Suffit-il de postuler des pulsions pour rendre compte de la conscience du possible ? L’auteur a l’immense mérite de situer la conscience et ses « souhaits » ou « désirs », à l’origine de l’action historique, mais il ne décrit pas l’origine de ces désirs en termes suffisamment ouverts pour rendre compte de l’avenir et de ses contenus. Il manque ici une authentique théorie du désir qui intègre la conscience de la possibilité, c’est-à-dire la liberté. Tant qu’on n’aura pas relié le désir et la liberté, on ne sera pas en mesure de comprendre l’action du désir, c’est-à-dire la création de l’histoire par le désir. Manquent ici des descriptions de motivations, mais aussi des descriptions de structures. Que doit être le désir pour pouvoir agir ? Et que désire le désir, au point d’en désirer la réalisation ? Ernst Bloch reste silencieux sur tous ces points car il reste malgré tout tributaire d’un objectivisme qui lui fait surestimer les « conditions obiectives de possibilité », et qui le laisse se satisfaire de l’évocation scolaire d’une société sans classe. Le Principe Espérance, chez Ernst Bloch, reste formel et sans contenu.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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