Le Souverain bien : transcendance, connaissance et amour (Platon, 427-347 av. J.-C.)

Historiquement, la philosophie apparaît dans la Grèce antique avec Socrate et cette apparition est comme la fulguration d’un « miracle ». Le « miracle grec » n’est pas seulement l’explosion culturelle d’une civilisation qui, au v° siècle avant J.-C., produit des œuvres parfaites en tous les domaines de l’art et de la pensée, il est aussi et surtout l’apparition brusque d’une discipline, la philosophie, qui sait d’entrée de jeu que sa propre essence est de se constituer comme le savoir de l’homme par lui-même. En effet, avec Socrate (assassiné en 399 au terme d’un procès politique inique), la philosophie commence, et elle est déjà en possession de sa propre perfection première, puisqu’elle sait, et dit au péril de sa vie, que la sagesse commence à soi. Avec Socrate, tel que Platon nous en retrace l’image dans ses Dialogues, la philosophie se constitue dès l’origine comme interrogation sur l’homme et ses actions, interrogation conduite par soi, c’est-à-dire ici par Socrate incitant ses interlocuteurs à un retour critique sur eux-mêmes, et l’homme en général à un retour réflexif sur soi. La philosophie, comme « amour de la sagesse », se démarque dès l’origine des cosmogonies et des théogonies antérieures des « présocratiques » (Thalès, Anaxagore, Parménide, Zénon d’Elée, Empédocle, Héraclite) pour se poser comme l’interrogation subversive de l’esprit sur lui-même, lorsqu’il est en quête de ce nouveau savoir qu’est la sagesse. Le sage, Sophos, est à la fois le sage et le savant.

Dès son origine, la philosophie commence par la réflexion sur soi, puisque toute l’œuvre écrite de Platon est inspirée de la parole et de l’interrogation socratiques. Mais cette recherche est si neuve et sincère qu’elle ne sait pas d’abord avec précision quel est son objet. Socrate sait seulement que le nouveau savoir, la nouvelle connaissance qu’il préconise concernera l’homme et non pas les étoiles, et qu’elle commencera par l’homme lui-même et non par les objets du monde. L’homme ici considéré sera certes concret, il s’agira de paysans et d’artisans, d’artistes et de penseurs, de militaires et de magistrats, de femmes et de prêtresses aussi. Mais cette vaste enquête sur l’humanité concrète veut d’abord se constituer comme un savoir conceptuel, et s’oppose aux fantaisies des poètes ou aux dogmes des mythologues. En sa démarche première la recherche de la sagesse, c’est-à-dire la philosophie, semble n’être qu’une nouvelle modalité de la connaissance, modalité dans laquelle la connaissance intellectuelle traditionnelle définirait simplement un nouvel objet à explorer : l’homme et non plus seulement les choses ou le ciel.

Pourtant, si l’on considère à la fois le contexte historique où surgit l’aventure socratique et le contenu de l’œuvre entière de Platon (seul lieu d’existence de la pensée de Socrate pour nous) on est amené à préciser et à modifier l’image de cette philosophie qui se présente au premier abord comme un simple système de connaissances dont seul l’objet serait nouveau.

C’est au milieu des guerres du Péloponnèse (qui s’achèvent par la défaite d’Athènes devant Sparte en 404) que se déploie l’action de Socrate, et c’est après la tyrannie des Trente que la réaction « démocratique » intente un procès à Socrate et le condamne à la mort par empoisonnement en 399. L’œuvre de Platon est tout entière une prise de position face à la violence politique, à l’arbitraire et à l’injustice.

La recherche de la connaissance vraie, c’est-à-dire de la vérité comme voie vers la sagesse, prend dès lors une signification nouvelle. La crise objective ne se réfléchit pas passivement dans la pensée philosophique, mais elle incite le philosophe à engager une réflexion radicalement neuve qui permettrait non seulement de comprendre et de résoudre les crises ponctuelles mais encore de répondre à l’interrogation générale sur l’action humaine. L’une des finalités fondamentales de la philosophie est désormais (comme le montre La République) de fonder une politique juste.

Non que la philosophie platonicienne soit au service du politique : Socrate (Platon) s’oppose aux sophistes tels Calliclès ou Gorgias qui prétendent soumettre la démarche philosophique à la recherche du pouvoir, et qui font de l’homme le critère de la vérité, et de l’homme fort le modèle du gouvernant. Contre le cynisme et la rhétorique des sophistes, Platon tente de créer une nouvelle politique, fondée à la fois sur des critères obiectifs de vérité et sur des vertus intérieures de justice et de tempérance. C’est dire que la destination de la philosophie est politique et morale : la sagesse n’est pas un savoir désin-téressé, mais un savoir au service de la vie pratique des individus et de la vie politique des habitants de la Cité.

Si le platonisme n’est pas une science du monde matériel mais une philosophie de la conscience, il convient donc d’insister sur le fait que cette philosophie se préoccupe d’emblée de la question du meilleur gouvernement et de la question du rapport entre les vertus et les diverses constitutions politiques. Pourtant, l’idée d’une politique fondée sur une morale n’épuise pas, loin s’en faut, la signification et la portée de la philosophie platonicienne. Si, par exemple, le meilleur et le plus juste des gouvernements est une aristocratie réalisant un harmonieux équilibre entre les trois classes (laboureurs et commerçants, militaires « gardiens » de la Constitution, et enfin magistrats, c’est-à-dire Philosophes-Rois) c’est qu’il s’appuie non seulement sur les vertus la justice intérieure étant l’équilibre des trois vertus de tempérance, de courage et de sagesse intellectuelle) mais encore sur un système métaphysique du monde.

En effet, la politique morale, chez Platon, n’est pas fondée sur la seule révolte devant la violence et l’arbitraire, ni sur la seule référence à des vertus traditionnelles et à des choix politiques dus aux circonstances ou au milieu. L’ambition de Platon ne vise ni le pouvoir pour lui-même et les philosophes, ni seulement l’éveil des Athéniens à la conscience morale et à l’esprit de justice. D’une manière beaucoup plus exigeante et fondamentale, Platon souhaite fonder radicalement sa morale et sa politique sur une réalité certaine et non hypothétique (l’anhypotheton), c’est-à-dire sur un socle, un fondement premier qui ait une valeur de réalité ultime, indiscutable et indestructible. Un tel fondement, pour Platon, ne saurait être que l’absolu lui-même.

Ce lien entre la politique et la morale, d’une part, et la métaphysique d’autre part éclairera d’une façon neuve la signification de la sagesse « morale » et de la politique platonicienne, et par conséquent, la signification entière de cette sagesse qui, ne l’oublions pas, ne cesse jamais de se référer à la conscience de soi et au « connais-toi toi-même » de l’oracle de Delphes.

Pour comprendre ce nouveau sens de la sagesse platonicienne, nous devons rappeler les résultats de sa recherche métaphysique. Nous verrons s’y déployer une véritable conception de l’existence et nous dirons en quoi cette conception est aussi une éthique et non plus seulement une morale, et nous essaierons d’en préciser le contenu.

La vertu morale de justice comme harmonie intérieure et la vertu civique de justice comme harmonie dans la Cité se fondent chez Platon sur une exigence de certitude et de validité absolues : c’est cette exigence qui entraîne la construction du système métaphysique de l’idéalisme platonicien. Pour être constantes et assurées, la morale et la politique doivent s’ap-puyer, selon Platon, sur un absolu, et cet absolu ne saurait être, à ses yeux, que transcendant.

« Être juste c’est imiter Dieu. » Mais ce Dieu n’est pas une personne : il désigne l’ensemble du monde transcendant qui est situé bien au-delà et au-dessus de notre monde sensible. Celui-ci est un monde relatif, c’est-à-dire apparent (comme une simple copie), éphémère et destructible, tandis que le monde transcendant est éternel, indestructible et intelligible. Le monde empirique est irrationnel et obscur, tandis que le monde absolu, transcendant, est ordonné, rationnel et susceptible d’être compris : il est intelligible.

C’est que, pour Platon, cet absolu est constitué par un système bien hiérarchisé de Formes, ou Idées, organiquement liées entre elles selon une belle proportion : les Idées métaphysique (Etre, Non-être, Mouvement, Repos) et les Idées mathématiques (qui sont, dans l’absolu, le reflet inférieur des précédentes). Ce monde transcendant est le Modèle de notre monde sensible, simple copie. Et, dans ce monde empirique, les reflets trompeurs dans l’eau ou les ombres, sont à leur modèle empirique comme les Idées mathématiques et les Idées des choses sont, dans l’absolu, aux Idées métaphysiques.

C’est ce jeu de modèles et de copies, de proportions harmonieuses et de mouvements ascendants ou descendants qui permet la connaissance de la transcendance, la connaissance par l’âme des paradigmes (modèles exemplaires) des choses et de leurs structures. La connaissance de l’absolu est possible d’une part parce qu’il est lui-même constitué par des Idées, intelligibles par définition, et d’autre part parce que l’âme, en sa partie intellectuelle (le Noús, l’esprit) est « de la même étoffe » que les Idées transcendantes.

L’homme appartient au monde par son corps et à l’absolu par son âme, et celle-ci est tripartite : concupiscence (désir), courage (volonté), esprit (raison connaissante) constituent l’âme qui peut ainsi voyager entre les mondes et comparer le monde empirique et son modèle absolu, éclairer le sensible par l’intelligible, et fonder à la fois une connaissance certaine et une action valable. Être juste et sage c’est imiter l’absolu, intégrer l’absolu à la vision, à la maîtrise et à la transformation du monde empirique.

Nous voyons déjà que nous sommes plus en présence d’une métaphysique de l’action que d’une morale au sens traditionnel du terme.

Cette métaphysique de l’action semble reposer sur la simple connaissance de l’absolu et sur sa réitération au sein du monde sensible : s’il en était ainsi, nous aurions quitté le domaine de la morale, mais nous resterions limités à un domaine intellectuel. L’action ne serait que l’imitation fidèle d’un contenu intellectuel transcendant, une sorte de mise en œuvre sensible de proportions intellectuelles. L’action morale et politique serait certaine et fondée parce qu’elle serait vraie, absolument vraie, mais elle ne serait à ce titre qu’une connaissance rationnelle actualisée et objectivée.

Or l’ambition de Platon est tout autre et nous devons, pour en rendre compte, approfondir la nature et le rôle du Modèle. Pas plus qu’il ne se satisfait de la multiplicité et de la diversité des choses sensibles, Platon ne se satisfait de la multiplicité des Idées. Par une dialectique à la fois ascendante et synthétisante il procède à l’unification de toutes les Idées, à leur rassemblement dans une réalité ultime dont elles émergent toutes en s’en distinguant progressive-ment, mais en s’y référant sans cesse. Cette réalité ultime, ce paradigme de tous les paradigmes est le Souverain-Bien. Il est l’unité absolue et absolument transcendante. A ce titre, il est l’Un-Bien. Mais l’on est dans un domaine plus exigeant et plus riche que celui de la simple morale : le Bien absolu, modèle de toutes les valeurs, est en même temps le Vrai absolu et le Beau absolu. L’Un, paradigme totalisant de tous les modèles intelligibles, est simultanément et indissolublement Bon, Vrai et Beau. C’est dans cet Un-Bien, dans cette unité transcendante et dense, à la fois belle, bonne et vraie, que l’homme grec veut trouver son modèle et son inspiration, à travers l’idéal concret du kaloskagathon, l’homme beau et « bon », c’est-à-dire juste et sage.

Qu’est-ce donc qui est visé par Platon lui-même, à travers cette description du Souverain-Bien ? C’est en répondant à cette question que nous allons voir se déployer une conception nouvelle de l’existence qui unira le désir de l’absolu et la recherche éthique. Ce désir de l’absolu se définira en effet peu à peu comme recherche éthique et existentielle d’une modalité de vie qui soit digne de l’Être lui-même.

La connaissance rigoureuse dans l’ordre des choses sensibles et dans l’ordre de l’absolu n’est pas sa propre fin, même si, comme le montre le Philebe, la sagesse est un équilibre dans lequel la connaissance a sa part puisqu’elle produit des plaisirs épurés et positifs qui ne découlent pas d’un manque; et même si cette connaissance fondée doit rendre possibles une morale et une politique rationnelles. La connaissance est en réalité le moyen d’une autre fin, de même que la morale de la justice et la politique de l’harmonie sont les moyens d’une autre fin.

Quelle est cette fin ? C’est dans le deuxième discours de Socrate, dans le Phedre, que nous trouverons un commencement de réponse. Il s’agit certes d’un dialogue sur la beauté et la poésie, et le mythe platonicien de l’âme y occupe une place prépondérante. Mais à travers la poésie mystique et allégorique, à travers des évocations et des inventions, Platon exprime ici son intention la plus radicale et la plus constante.

En rendant d’abord hommage à la Sibylle et à sa « divination inspirée », Platon rend hommage à tous ceux qui ont proposé une « droite direction en vue de [l’] avenir » des individus. Ce qui importe est déjà la question de l’orientation de l’existence, et cette orientation se présente d’abord sous le signe de l’inspiration et de « l’enthousiasme ». Mais cette inspiration sera nouvelle chez Platon : elle ne découlera pas d’une tradition ou d’un rite religieux passionnel, mais d’une vision de l’absolu. Et c’est ici qu’intervient le mythe de l’âme, cet attelage ailé composé d’un pilote (la raison), et de deux che-vaux, l’un blanc (courage et force maîtrisable) et l’autre noir (passion fougueuse et désordonnée). Ce mythe n’esquisse pas seulement une structure métaphorique de l’âme, il décrit surtout le but du voyage de l’âme dans le monde absolu : c’est précisément ce but qui définira avec le plus de force la motivation de la philosophie platonicienne.

Mais la contemplation comme connaissance de l’absolu n’est pas un acte intellectuel de pure mise en formes et en relations. Lorsque l’âme immortelle et délivrée du corps parcourt les espaces célestes, elle parvient au sommet et contemple alors les réalités « extérieures au ciel », les réalités situées « par-delà l’essence ». La contemplation est cette vision de l’absolu par les yeux de l’âme, c’est-à-dire par une appréhension intuitive qui ne saisit plus ni des données sensibles et matérielles, ni des essences logiques et formelles, mais une réalité absolue et totalisatrice. De plus, et surtout, l’acte effectué par l’âme qui contemple cette réalité absolue est un acte qualitatif : « grande est la béatitude dont l’intérieur du ciel est le théâtre ». Nous comprenons enfin que le rapport de l’âme à l’absolu, comme principe d’orientation de la vie, n’est pas un rapport de froide connaissance objective, mais un rapport spirituel sans données sensibles ni logiques, ce rapport spirituel produisant une « béatitude ».

On peut donc le dire : c’est la jouissance spirituelle qui, chez Platon, couronne et justifie toute la démarche métaphysique de la connais-sance. Ainsi « la pensée de tout âme à qui il importe de recevoir ce qui lui convient […] se réjouit » de la vision du réel « lorsque, avec le temps » elle est parvenue à cette vision. « La contemplation du vrai la nourrit et lui apporte le bien être » (Phedre, 247 d). Lorsque l’âme est en présence de réalités qui sont réellement des réalités et non des illusions sensibles, alors elle s’en « régale », elle en jouit et s’en réjouit. L’exigence de l’absolu est l’exigence d’une jouissance absolue, et cette quête justifie et éclaire la recherche de la Vérité, c’est-à-dire de la Réalité elle-même : les choses relatives et éphémères ne donnent que des plaisirs pauvres et fragiles, tandis que les êtres réels, c’est-à-dire authentiquement réels et absolus, sont seuls en mesure de nourrir et de satisfaire « ce qu’il y a de plus parfait en l’âme ». Platon le dit explicitement : « le motif de ce zèle sans borne pour voir où est la Plaine de Vérité » est le fait qu’en cette prairie se trouve la « pâture » qui convient à cette partie de l’âme la plus parfaite, l’intelligence.

La connaissance métaphysique se révèle donc comme investie d’une double signification, d’une double mission : d’une part, fonder valablement la connaissance du monde ainsi que l’action morale et politique et, d’autre part, ouvrir l’accès à la béatitude intérieure. Mais ces deux missions n’en forment qu’une : la philosophie est l’effort pour fonder si valablement et absolument la vie et l’action qu’il en résulte, pour l’âme connaissante et fondatrice, une jouissance extrême. La cohérence intellectuelle et la rationalité dans l’ordre moral et politique sont en réalité destinées à conduire l’âme, par-delà la connaissance proprement dite, vers une jouissance et une béatitude qui résultent de son contact intuitif avec l’Être.

Car ces réalités « au-delà de l’essence » et au-delà du Ciel sont l’Être même dans sa plénitude synthétique. Et cet Etre est le Souverain-Bien lui-même, comme Un-Bien, c’est-à-dire comme Vérité, Beauté et Bonté, indissolublement liées.

Cette jouissance métaphysique n’est pas une fuite hors du monde. L’âme revient vers son existence terrestre. Elle voyage. Son rapport à l’Être devient un principe qui éclaire et oriente l’action, et tout ce système met en place une véritable éthique. En examinant quelques idées du Banquet, nous pourrons en préciser les contenus et les significations : l’éthique s’acheminera vers un eudémonisme.

Reprenant (ou plutôt : annonçant) l’expression du dialogue Phèdre, l’un des interlocuteurs du Banquet, Phèdre précisément, montre que l’amour est la véritable réponse à la question éthique : c’est lui qui « doit être pour l’homme un principe directeur de la vie entière quand il veut vivre une belle vie » (Le Banquet, 178 c).

Le but recherché par l’amour, de même que le but recherché par la connaissance métaphysique est de fournir une réponse à la question de l’orientation de la vie, étant bien entendu qu’il s’agit d’accéder à une « belle vie ». L’originalité de la pensée de Platon consiste à etablir que les buts de l’amour et ceux de la métaphysique sont les mêmes : il s’agit pour l’âme d’accéder à une jouissance suprême qui soit une béatitude ou un bonheur.

Dans la perspective de la question de l’amour, le discours de Diotime met en évidence le même désir de plénitude absolue que nous avons vue que l’âme éprouve par la contemplation de la Plaine de Vérité, au-delà des essences. Par un audacieux paradoxe, à travers la prêtresse Diotime (à la fois enthousiaste et sage), Platon établit d’entrée de jeu (ibid., 203 d) l’identité entre l’Amour, fils d’Expédient et de Pauvreté, et la Philosophie, à la recherche incessante de la vérité et, comme l’Amour, à la recherche incessante des « choses belles et bonnes ». Amour et Philosophie ont partie liée. Ils sont tous deux en quête d’une vie belle et bonne, et d’une réalité satisfaisante, réjouissante et vraie.

Mais il faut aller plus loin. Platon analyse avec précision, et pourtant avec les termes simples du langage courant, le contenu de cette recherche qu’effectue l’Amour : les gens poursuivent les choses belles et bonnes parce que « c’est par la possession des choses bonnes que les gens sont heureux » (205 a). Platon insiste : « D’une façon générale, tout ce qui est désir des choses bonnes et du bonheur, c’est cela qu’est Amour » (205 d).

Que devient en cela la philosophie ? Elle est non seulement cette réflexion sur l’amour que Socrate inspire et que conduit Platon, mais encore la signification profonde et existentielle de la quête représentée par l’Amour. En effet, Platon ne se borne pas à nommer et à lier amour et bonheur, il analyse les formes de l’amour qui sont seules en mesure de conduire les amants vers un authentique bonheur.

La recherche du véritable obiet d’amour se fait par une « dialectique ascendante » : l’amour de l’aimé, ou de la réalité belle et bonne, se fait progressivement par une sorte d’itinéraire ascendant par lequel l’amant passe de l’amour singulier d’un beau corps à l’amour général des beaux corps et, ensuite, de cet amour empirique des beautés incarnées, à l’amour des âmes belles puis des activités supérieures et des Sciences, belles et bonnes, pratiquées par ces âmes. L’amour se spiritualise progressivement, à la mesure de son exigence. Souhaitant un bonheur permanent, l’âme se tourne vers un objet d’amour permanent, indestructible et absolument valable. Ainsi, à travers le mouvement de l’amour s’exprime un désir extrême : le désir du bonheur est un désir d’immortalité.

Mais l’immortalité et sa joie ne sont atteintes par l’âme amoureuse que dans la contemplation de la « sublime beauté », dans la contemplation de la beauté absolue. Non pas la contemplation d’un corps ou d’un savoir (un « discours », logos) mais, délivrée de toute matérialité et de toute empiricité, la contemplation de la beauté absolue elle-même : « elle se montrera à lui en elle-même et par elle-même, éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle » (211 b). On accède alors « à la soudaine vision d’une beauté dont la nature est merveilleuse » (210 e).

Ce qui est atteint par l’amour spiritualisé, qui n’a pas craint de passer par les corps et par les savoirs, est donc à la fois le sentiment d’une permanence immortelle et la jouissance d’un bonheur extrême. Comme le dit également le dialogue Phèdre, la Beauté, ici, est resplendissante et, dans une « pure lumière » et une « bienheureuse vision », elle confère la « félicité » même.

Ainsi, le mouvement de l’Amour est le même que celui de la Philosophie. Ils conduisent tous les deux vers l’Absolu, ils ne réalisent leur essence et leur vocation que dans un rapport à l’Absolu. Toute la métaphysique platonicienne des Idées est présente dans sa philosophie de l’amour, mais inversement l’Amour seul peut valablement éclairer cette métaphysique.

Amour et Philosophie constituent donc, par leurs contenus et leurs visées communes et indissociables, une doctrine du bonheur, un eudémonisme. Mais cette doctrine de l’Éros et du Sophos n’est pas une fuite hors du monde : elle ne semble le quitter que pour y revenir et le transmuter, le fonder et s’en réjouir. « C’est à ce point de l’existence, mon cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, que, plus que partout ailleurs, la vie pour un homme vaut d’être vécue quand il contemple le Beau en lui-même » (211 d). La Métaphysique est destinée non seulement à fonder la morale et la politique, mais à inspirer et nourrir la conduite de l’existence. Elle est une éthique. Et cette éthique véritable consiste très exactement à définir les voies et les moyens qui permettront d’orienter l’existence concrète et de lui donner un sens en la conduisant vers la félicité. Amour et Philosophie sont les moyens éthiques de cette félicité.

Et celle-ci, dans un eudémonisme exigeant, se suffit à elle-même : « Il n’y a plus lieu à demander en outre : en vue de quoi souhaite-t-il d’être heureux, celui qui le souhaite ? Tout au contraire, c’est à un terme ultime que semble toucher la réponse en question » (205 a).


C’est précisément la question de ce terme ultime qui va entraîner les plus sérieuses difficultés.

Que l’on parte de la crise politique et morale dans la société athénienne du Ve siècle av. J.-C., ou du mouvement de l’enthousiasme amoureux chez l’âme exigeante, on aboutit toujours à fonder la recherche des critères de la vie heureuse et parfaite sur l’accès au Souverain-Bien et sur l’imitation de cet Un-Bien dans l’existence « digne d’être vécue ».

Mais la description même de ce Souverain-Bien par Platon empêche en réalité qu’on puisse le saisir aussi pleinement qu’il le pense. « Au-delà de l’essence », l’Un-Bien est difficilement connaissable, puisqu’il est situé au-delà de tout concept. Décrit comme monde intelligible, le monde des Formes absolues est pourtant difficilement intelligible en sa synthèse la plus haute, puisque celle-ci, l’Un-Bien, est riche de toutes les Idées possibles, mais inexprimables par aucun concept particulier, ni par aucune Forme. L’inspiration existentielle du platonisme libère l’âme du carcan de la raison abstraite, mais elle l’empêche en même temps d’exprimer le contenu de cette connaissance absolue du Sou-verain-Bien. D’ailleurs il s’agit plus d’une vision que d’un savoir et la puissance resplendissante de la Beauté et de la Vérité ne parvient pas à s’intégrer à un discours communicable. En fait, le Souverain-Bien est situé dans une transcendance si parfaite et dans un absolu si pur, qu’on ne voit pas comment il pourrait s’incarner dans le monde sensible sans perdre sa pureté, sa splendeur et sa perfection. On ne voit pas non plus comment le monde sensible, toujours constitué par des sensations corporelles (fussent-elles organisées par des Formes) pourrait connaître le monde intelligible radicalement étranger aux sensations et à la matière.

La vérité est que, dans un système dualiste comme l’idéalisme platonicien, la communication des deux mondes reste une difficulté majeure. Les solutions proposées par Platon ne sont guère satisfaisantes. Si la communication se fait par la vision intuitive de l’Un-Bien, on ne comprend pas comment une intuition mystique peut s’exprimer en concepts ou inspirer une action humaine, nécessairement finie et donc incommensurable avec l’infini et l’éternité. Si la communication se fait par la dialectique ascendante et la dialectique descendante, on ne comprend pas comment l’âme peut à la fois être délivrée de toute matière, et intervenir dans le monde matériel et dans l’existence pour y être heureuse et juste.

En réalité, c’est par une dialectique différente que, chez Platon, l’Intelligible et le Sensible communiquent : mais cette dialectique, qui est celle de l’imitation des mondes, met en évidence une tout autre signification, un tout autre processus que ceux que Platon voulait mettre en œuvre.

Le Souverain-Bien, qui est le Modèle absolu de Beauté et de Vérité que l’homme doit imiter et dont il doit s’inspirer s’il veut que sa vie mérite d’être vécue, ce Paradigme resplendissant dont l’âme se nourrit quand elle le connaît comme Vrai, et qu’elle possède dans le bonheur quand elle le connaît comme Beau, ce Paradigme qui la comble harmonieusement quand elle le saisit comme Juste, cet Un-Bien transcendant et source de toute existence valable quant elle décide de l’imiter, n’est en réalité qu’une Copie présentée comme un Modèle. C’est en réalité dans ce monde-ci que le philosophe puise le Modèle véritable de l’action humaine, ce Modèle constitué par une utopique société juste et par une expérience somptueuse de l’amour intelligent et sage. C’est ce Modèle, puisé dans l’immanence, c’est-à-dire dans le monde sensible et surtout dans l’observation, l’expérience et la réflexion du philosophe, c’est ce Modèle qui est projeté dans un monde absolu antérieur, hypothétique et qui, en tant que réalité vivante et réflexion immanente, est appelé Copie, Image, Imitation. Ce que ne voit peut-être pas Platon, c’est que l’Un-Bien comme Paradigme et comme Modele exemplaire, n’est en réalité que la Copie, certes épurée et retravaillée, d’un modèle véritable qui est l’expérience humaine vécue et réfléchie par le philosophe. La référence à l’Absolu montre l’ampleur de la tâche à accomplir et qui consiste en la transformation d’un monde chaotique superficiel et violent en un monde resplendissant d’harmonie, de bonheur et d’amour.

Quoi qu’il en soit de l’efficacité ou de la pertinence des solutions et des voies proposées par Platon, il reste que c’est bien une démarche radicalement neuve qu’il a définie et dont il a rendu possible la fécondité : cette démarche est celle de l’éthique, et sa visée, en même temps que son contenu, est le bonheur même.

Robert Misrahi, « Qu’est-ce que l’Ethique »

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