La Jouissance d’être Le sujet et son désir , Introduction, pp. 38-41

« Si les vérités établies par la phénoménologie visent à être vérifiables par tout chercheur, c’est qu’elle affirme implicitement, comme toute science, que tout le domaine du réel est rationalisable. La science a raison d’affirmer que sa méthode explicative est en droit applicable à tout objet matériel et qu’il n’y a dans la nature que des domaines inconnus ou partiellement connus, mais non pas irrationnels, mystérieux ou inconnaissables par eux-mêmes. La phénoménologie affirme aussi, d’une façon analogue, que tout le domaine de l’expérience humaine est susceptible d’entrer dans une analyse significative, c’est-à-dire dans un système de compréhension.

Ce qui est alors objet d’une communication et d’une vérification, c’est-à-dire les relations de sens entre les actions et les fins, entre le langage et les intentions, entre les paroles mêmes ou entre les signes, repose en dernière analyse sur la capacité, essentielle à tout esprit humain, de saisir une relation intentionnelle dynamique entre un acte et un but, ou une relation symbolique entre un signe et un objet ou entre un signe et un sens. C’est cette relation intentionnelle et cette relation symbolique que la phénoménologie désigne comme une donation de sens. L’acte phénoménologique par excellence est donc la compréhension de ce sens, c’est-à-dire la saisie de son contenu intelligible et de sa source dynamique.

C’est cette compréhension qui, à titre de possibilité inhérente à la connaissance, est universelle. Toute donnée n’est pas identique à toute autre donnée, tous les sujets ne sont pas « identiques », mais tout observateur peut appréhender une relation intentionnelle ou symbolique.

Cette vérité méthodologique repose sur un fait universel : toute conscience humaine existe effectivement en tant qu’elle pose de telles relations intentionnelles et symboliques. Le contenu de ces relations est toujours unique, donnant ainsi aux individualités et aux groupes leur figure singulière, mais le fait de la relation compréhensive déployée dans l’action et la pensée des individus est, quant à lui, universel.

C’est à partir de là que tout phénomène humain est toujours compréhensible par un observateur réfléchissant qui n’aurait pourtant pas lui-même inventé ou déployé un tel phénomène (action, œuvre, institution). Le domaine du sens est le lieu et le milieu même de l’existence humaine, et le non-sens, l’impensable ou l’absurde ne se comprennent qu’en référence au sens ou à l’absence de sens.

Cette universalité de l’univers du sens rend possible, communicable et vérifiable la connaissance phénoménologique en tant qu’elle se propose d’être l’élucidation de la conscience humaine en général. Mais dans le même temps, l’attention prêtée à l’activité signifiante des individus révèle la spécificité de ces relations de sens que leur existence met en œuvre. L’universel, ici, s’enrichit d’une dimension singulière. Pour la phénoménologie (mais déjà pour tout philosophe « classique ») chaque homme est tout homme selon une modalité singulière; l’universel peut être concret parce qu’il est universellement vrai que chaque homme est, à sa manière humaine, individuel et singulier.

Cette vérité, universellement reconnue, n’est possible que par l’identité en tout homme, non pas des contenus signifiants de sa conscience ou de son action, mais de la possibilité d’instaurer une relation de signification entre des intentions et des actes, ou entre des intentions et des signes.

Cette universalité fonde l’unité de l’espèce humaine, mais elle ouvre aussi la recherche phénoménologique à l’intégralité des possibilités signifiantes de chaque conscience. La tâche est immense puisqu’il faut élucider un nombre indéfini de significations singulières, mais elle est possible car elle repose sur la communauté d’une expérience gnoséologique universelle qui est l’appréhension du lien interne entre une intention et un sens.

Au fondement de l’universalité de l’acte même de compréhension, chez le phénoménologue, se situe donc l’universalité du sujet lui-même, ce sujet qui est l’objet d’une description effectuée par un être qui est lui-même un sujet.

Cette dernière universalité, celle du sujet considéré et décrit, se caractérise par la singularité même de l’expérience du Je, ou de l’expérience du sujet comme expérience de soi. Tout être humain fait partie d’une seule espèce, une et identique, mais ce fait apparemment anthropologique est en réalité un fait « ontologique », ou « philosophique » en ce sens que chaque membre de cette espèce est un sujet, identique et singulier. Ce que la méthode intégrale et phénoménologique a pour tâche de décrire et de soumettre à l’examen de la communauté des chercheurs est précisément cette singularité du fait humain universel par lequel chaque homme est tout homme en tant que, et par le fait qu’il est lui-même un Je singulier, une expérience de soi en première personne.

En cette première personne chacun peut se reconnaître (s’il est un homme), mais nul autre ne peut s’y fondre (car il est lui-même). La condition de possibilité de la méthode phénoménologique intégrale réside précisément dans ce singulier paradoxe du sujet qui est une unicité existentielle incomparable à toute autre et pourtant semblable à elle.

La phénoménologie n’a donc pas besoin pour décrire la singularité des sujets de se déployer comme autobiographie ou comme journal intime. Le sujet est singulier par son essence même et non par le seul déroulement biographique de son existence. De toute façon, le contenu de l’histoire individuelle ne vaut que par sa portée universelle, c’est-à-dire précisément par cette signification universelle de l’existence de chaque sujet et du contenu de ses expériences.

C’est pourquoi, d’ailleurs, la formulation verbale, littéraire ou philosophique, qui est chargée de désigner le sujet, ne se limite pas à l’usage du pronom personnel de première personne, le Je. Le style indirect, ou les concepts généraux de Je, de sujet ou d’existant peuvent clairement être investis d’une signification existentielle qui soit la position d’une première personne effectuée de l’intérieur par un sujet vivant et singulier. À côté de la conceptualisation, la poésie peut, de son côté, inventer un langage métaphorique et indirect susceptible de désigner le sujet à travers des personnifications concrètes.

Quoi qu’il en soit, l’universel et le singulier sont ici liés d’une ma nière particulièrement forte. Nous pouvons même constater que c’est d’abord à propos du sujet que se manifestent cette individuation de l’universel et cette universalité de l’individu. Car c’est un phénomène d’essence, c’est-à-dire universel et nécessaire, que le sujet humain existe toujours en fait comme singularité charnelle et historique et que cette singularité concrète soit en même temps phénoménologiquement compréhensible par toute autre conscience et soit donc porteuse d’universel.

C’est cette dimension originale du sujet qui s’exprime (en même temps qu’elle la rend possible) dans l’usage du pronom « Je » par le philosophe, usage par lequel il lui confère une portée générale. Lorsque le philosophe dit « je », il dit clairement en réalité : « nous, en tant que chacun de nous est un Je, un sujet en première personne ». Le philosophe peut aussi se référer à la singularité existentielle et historique d’un sujet donné: il est alors conduit à expliciter ce propos et à montrer qu’il analyse aussi bien le contenu singulier d’une vie et d’une doctrine que la portée universelle de ce contenu. C’est ce que fait, par exemple, l’historien de la philosophie étudiant un auteur, que celui-ci soit un philosophe, un écrivain ou encore un scientifique. »

(Robert Misrahi , La Jouissance d’être Le sujet et son désir , introduction, pp. 38-41)

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