Pour une phénoménologie intégrale

« Il est possible maintenant de décrire d’un peu plus près la spécificité de notre méthode phénoménologique. C’est la méthode que nous avons mise en œuvre dans nos travaux antérieurs mais que nous n’avions pas analysée pour elle-même, sinon dans son aspect fondateur. Nous voudrions ici en expliciter les principaux aspects et tenter de les systématiser.


Inscrite dans la lignée des grandes phénoménologies mais commençant pourtant à elle-même, cette méthode est à la fois initiale et initiatrice. Aucune présomption n’est ici à l’œuvre, puisque l’on affirme clairement que c’est par la lignée des prédécesseurs qu’est rendu possible le dépassement actuel et que ce dépassement se définit comme l’acte susceptible d’être effectué par toute conscience philosophique. Que ce dépassement soit effectué selon les perspectives que nous esquissons, ou selon des perspectives plus spécifiques et individuées que le lecteur inventera, toujours est-il que le travail phénoménologique ici indiqué se posera comme point initial et comme commencement. C’est la puissance réflexive en général (celle du lecteur et la nôtre propre) qui déploiera la fécondité de ce nouveau commencement phénoménologique.

La portée « initiale » et initiatrice de la phénoménologie intégrale n’est pas seulement gnoséologique, elle est aussi existentielle. Pour ce qui concerne la connaissance, la méthode phénoménologique, comme moment initial et commencement, est la seule qui soit en mesure de fournir un point de départ ultime et absolu, puisque le sujet qui connaît réflexivement est le même être (en lui-même ou en autrui, dans le passé ou dans le présent) que celui qui est connu. Les données de la connaissance seront alors certaines et bien fondées, puisqu’elles seront à la fois médiates et immédiates. Si la philosophie doit être une connaissance vraie, le sujet de cette connaissance doit commencer à soi, mais quand un sujet commence à soi le travail de la connaissance, il déploie une activité réflexive qui est la phénoménologie elle-même.

Mais ce sujet qui, pour commencer à soi, met en œuvre une méthode descriptive et réflexive, n’est pas simplement un sujet de la connaissance. Il peut bien se proposer d’abord de « connaître », il reste que cette intention s’inscrit dans une perspective plus vaste et plus concrète, dans un système de motivations plus ouvert que la seule recherche de la vérité. Des valeurs sont ici concernées. Qu’il s’agisse de faire progresser la culture pour accroître la communication des esprits, ou qu’il s’agisse d’enrichir les connaissances sur l’individu et la société, toujours, en réalité, est visée une modification de l’existence concrète des hommes.

C’est pourquoi la méthode de la phénoménologie intégrale (que nous désignerons comme méthode intégrale) est à la fois commencement initial, c’est-à-dire fondement d’une vérité qui va se déployer, et commencement initiateur, c’est-à-dire point de départ d’une nouvelle modalité d’existence.

Parce que la philosophie n’a pas à être désintéressée, c’est-à-dire réduite à la contemplation d’un spectacle qui ne la concernerait pas, mais se doit au contraire d’être concernée elle-même par l’objet qu’elle connaît et le sujet qui connaît, sa méthode doit clairement se poser dès le départ comme une démarche intellectuelle et réflexive ayant une portée à la fois gnoséologique et existentielle. La description du sujet par lui-même (en lui-même et en chacun) doit se saisir dès le départ comme une entrée réflexive dans un domaine plus vaste que la seule connaissance, et elle doit donc assumer dès le départ sa portée éthique. Sans savoir encore ce que pourront être ce domaine et cette éthique, du moins la phénoménologie intégrale se saisira-t-elle non seulement comme commencement de la vérité, mais comme initiation à une vie autre. La philosophie qui met en œuvre cette méthode n’est pas seulement contemplation immobile et désintéressée, elle est aussi cheminement personnel, créateur et vivant.


Dans sa définition la plus élémentaire, la philosophie est le souci d’accéder à la vérité par la réflexion. Or, c’est cette préoccupation elle-même qui, on vient de le voir, conduit la réflexion non seulement à partir d’elle-même, mais à dépasser considérablement son propos d’abord cognitif en ouvrant une démarche éthique et existentielle. L’enjeu du souci de la vérité se révèle être le sens et le contenu de l’existence concrète qui s’engage dans cette recherche de la vérité. La phénoménologie se révèle comme ayant nécessairement une portée existentielle et, de simple commencement gnoséologique qu’elle était, elle devient initiation et cheminement personnels.

De là découle une nouvelle exigence méthodologique: la description doit désormais porter non seulement sur les actes de la connaissance, mais encore sur tous les actes de la conscience qui posent celle-ci comme une existence et comme un être concret, c’est-à-dire affectif. Devront alors faire l’objet d’une description les actes du désir, les actes du langage (symboliques ou esthétiques) et les actes de la socialisation, telles la relation à autrui, l’instauration institutionnelle et la dynamisation histori-que. Ces remarques ne sont que programmatiques si on les considère dans leur extension, mais elles sont fondamentales si on les considère dans leur compréhension, c’est-à-dire dans leur signification essentielle : la méthode est appelée à s’appliquer à cette dimension concrète de l’existence que nous désignerons comme Désir, et qui enveloppera toutes les activités affectives et existentielles par lesquelles en réalité un sujet s’inscrit dans le monde.

Nous devons donc reconnaître que la description du Désir est aussi consubstantielle à la phénoménologie que l’est la description de la connaissance ou de la perception. La méthode intégrale s’efforcera donc en principe de décrire et de connaître tous les actes de la conscience qui sont susceptibles d’être posés et déployés par un sujet concret; mais comme cette tâche est infinie et ne saurait être menée à bonne fin que par une collectivité de chercheurs (contemporains ou historiquement liés), la méthode devra choisir ceux des aspects du sujet qui sont le plus représentatifs d’un individu concret visant à changer sa vie par un commencement réflexif et par un cheminement existentiel.

C’est dire, en d’autres termes, que la phénoménologie étant logiquement ouverte sur l’existence, elle doit forcément se préoccuper du fondement même de l’existence concrète: ce fondement est le Désir, ou ensemble des motivations et des enjeux par lesquels un sujet s’inscrit dans le monde en s’orientant vers son avenir et vers la pleine possession de sa vie.

Cette exigence concrète d’une méthode intégrale n’est évidemment pas sans poser quelques problèmes dès lors qu’il s’agit du Désir.

Celui-ci n’est-il pas l’objet privilégié de la psychanalyse, c’est-à-dire d’une discipline théorique et thérapeutique dont la méthode est l’inverse exact de la phénoménologie? En effet, la psychanalyse se propose la guérison (ou la simple connaissance) des patients par la connaissance de l’inconscient, tandis que la phénoménologie se propose la connaissance et l’épanouissement de la conscience par la conscience elle-même.

L’enjeu de cette opposition est considérable. Son importance est telle qu’il convient d’en délimiter le sens avec la plus grande prudence.

S’il s’agissait seulement d’opposer une conception traditionnelle et spiritualiste de la philosophie à une conception moderne de l’anthropologie qui saurait faire sa place au désir et à la sexualité, il est indéniable que la psychanalyse resterait la référence la meilleure, et que sa méthode herméneutique et indirecte devrait être privilégiée.

Mais l’opposition de la psychanalyse et de la philosophie ne saurait être aujourd’hui définie en ces termes. D’une part, en effet, la psychanalyse a renoncé à être le système d’interprétation unique qui serait censé s’appliquer à toutes les activités humaines et les éclairer toutes par la connaissance de l’inconscient. La théorisation psychanalytique est devenue prudente et nombreux sont les praticiens qui, tout en réussissant dans leur pratique, ne sont plus certains de connaître les raisons et les mécanismes de leur succès. En outre, les conceptions de l’inconscient ont considérablement évolué et la psychanalyse est plus aujourd’hui une élucidation des rapports du désir au langage qu’une analytique des pulsions qui constitueraient le continent Ics. C’est dire que, si l’on souhaitait conserver le terme d’anthropologie, il serait déjà nécessaire d’en changer le sens, se bornât-on simplement à prendre acte de la modification de « l’inconscient » par la référence au langage et à la méthode dite herméneutique. Les problèmes sont certes loin d’être résolus mais les nouveaux termes dans lesquels ils se posent renouvellent aussi le sens de l’opposition entre la psychanalyse et la philosophie.

C’est que, d’autre part, celle-ci a également changé de sens depuis l’avènement de la philosophie existentielle et de la phénoménologie. En ce qui concerne celle-ci, notamment, le progrès de la connaissance a essentiellement consisté à renoncer à l’hypothèse d’un Ego transcendantal et à inscrire le sujet dans sa chair et dans son monde d’une façon beaucoup plus rigoureuse. Ces modifications contemporaines et parallèles de la psychanalyse et de la philosophie permettent donc de poser la question de leur rapport en termes neufs. Il n’est plus interdit de penser que la psychanalyse n’a pas, loin de là, le monopole de la connaissance du Désir et qu’elle est bien plus une certaine technique thérapeutique appuyée sur quelques concepts commodes pour elle, qu’un système universel de connaissance et d’interprétation de la vie affective. Quant à la philosophie, elle a depuis longtemps cessé d’être un système métaphysique et spiritualiste qui se réserverait le monopole de la connaissance du sujet et de la détermination de ses valeurs.

Du point de vue méthodologique, la situation culturelle est donc à la fois neuve et ouverte: la méthode phénoménologique intégrale se doit d’aborder la description et la connaissance du Désir si elle veut en effet rendre compte de l’intégralité du sujet humain, et la psychanalyse se doit de reconnaître qu’elle n’a pas le monopole d’une connaissance du Désir, mais seulement celui de certaines thérapeutiques fondées sur diverses modalités de la parole. Il n’est d’ailleurs pas impossible que la connaissance psychanalytique progresse à la lumière de la phénoménologie, puisque cette connaissance fait souvent référence à un « sujet du désir » et que, à situer celui-ci dans la nuit de l’inconscient, elle s’interdit en fait de le connaître valablement et directement comme peut le faire une phénoménologie concrète attentive aussi bien à l’existence qualitative du Désir qu’à la lumière de la conscience où il se déploie.

Il n’est pas impossible, inversement, que les descriptions psychanalytiques de la vie affective (telles la répétition, ou l’ambivalence, ou la jouissance), une fois libérées de leur enveloppe dogmatique et de leur référence obligée à une sexualité réprimée, fournissent des données précieuses pour une description phénoménologique plus approfondie et plus sensible à la vie affective des sujets.

Bien entendu, toutes ces réalités devraient être décrites et analysées en des termes neufs. C’est ce à quoi nous nous efforcerons dans le cours de cet ouvrage. Ce qu’il importe de retenir ici, c’est que la psychanalyse ne saurait avoir le monopole de la connaissance du Désir.

Cela signifie que le Désir ne doit plus être considéré comme relevant de la seule connaissance dite anthropologique, c’est-à-dire réaliste, objectiviste et parfois même déterministe, mais d’une connaissance neuve qui soit à la fois philosophique par sa référence à la méthode réflexive et « anthropologique » par sa référence à l’essentialité de la condition hu-maine. Mais, parce que cette approche philosophique et phénoménologique bouleversera la connaissance de ce Désir, le terme d’anthropologie serait en fait inadéquat pour désigner cette nouvelle démarche. Il conviendra plutôt de parler d’une anthropologie philosophique.

Ainsi, parce qu’elle se veut intégrale, la méthode phénoménologique S’appliquera non pas seulement au sujet réfléchissant, mais encore au sujet comme Désir et par conséquent à toutes les activités pratiques, imaginaires ou symboliques que ce Désir peut déployer. La phénoménologie pourra, dès lors, manifester et réaliser l’essence philosophique de l’anthropologie, en même temps que, par la référence aux finalités préférentielles du Désir, elle révélera l’essence éthique de la philosophie.

(Robert Misrahi , La Jouissance d’être Le sujet et son désir , introduction, pp. 29-34)

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