La réflexivité

Bram Van Velde (1895-1981), Autoportrait, huile sur toile de 1922-1924

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Il n’est pas possible […] que l’activité désirante soit une activité totalement fermée à soi-même, c’est-à-dire opaque, aveugle et pour ainsi dire nocturne. Nous aurions affaire, en ce cas, plus à une gestuelle mécanique qu’à une activité signifiante et libre. Il n’y aurait aucune différence entre cette gestuelle somnambulique et l’immobilité catatonique qui manifeste au mieux l’absence de toute conscience.

Au contraire, l’activité désirante comme constituant un monde signifiant où se déploient les attitudes, les poursuites et les qualités est une activité consciente, c’est-à-dire une activité qui se sait comme telle, et qui se sait toujours comme telle.

La pratique ou l’action désirante étant, comme nous l’avons montré, constitutive de sens, est nécessairement une activité avertie de soi, une activité qui se saisit elle-même comme précisément le fait d’être une activité : le sens est forcément conscience de sens. Nous appelons réflexivité cette présence immédiate à soi-même que tout sujet éprouve dans son activité désirante comme l’expérience même de cette activité. Si désirer c’est agir dans un certain sens pour obtenir ou réaliser un certain désirable signifiant, alors désirer c’est en même temps savoir qu’on désire. Toute activité signifiante (travail, amour, action, création) est porteuse de sa propre dualisation, c’est-à-dire de ce doublement subtil qui la fait être et activité et conscience d’activité.

Il n’y a pas là de scission réelle entre moi et moi-même, scission qui jetterait d’un côté l’activité-désir, et de l’autre un je, témoin de cette activité. Ce serait là une vue artificielle qui intérioriserait ce qui est valable pour la perception d’objet, à savoir le fait que toute conscience est conscience d’un objet qu’elle n’est pas. C’est vrai pour le monde réel, extérieur, mais non pas pour la conscience elle-même : elle est simultanément activité et conscience d’activité.

On doit même être plus précis : on constate tout d’abord que l’individu est activité désirante, c’est-à-dire, on l’a vu, activité signifiante constitutive. C’est par là, et ipso facto, qu’il est présent à lui-même, et averti de soi-même comme étant précisément cette activité désirante en train de se déployer.

La réflexivité n’est donc pas une scission mais la dimension de redoublement léger attaché à toute activité signifiante. C’est par ce redoublement et par cette présence à soi-même que l’activité est « arrachement » à l’être « transcendance », c’est-à-dire activité non mécanique qui est simultanément constitution d’avenir (non déductible), constitution de sens (non chosiste) et organisation pratique intelligible (non absurde). Créer le sens et le monde par l’activité désirante est un acte si complexe, originel et polyvalent qu’il implique toujours de soi l’immédiate présence intelligente à soi. C’est cette présence intelligente à soi-même, éprouvée par tout être humain actif et désirant que nous appelons réflexivité.

On peut mieux la saisir sur quelques exemples privilégiés: tout travail sur une machine implique cette réflexivité (puisqu’il suppose une décision constante et consciente qui soutient l’organisation intelligente des gestes) mais aussi toute jouissance physique (sexuelle, ludique, sportive) puisquelle implique sentiment du plaisir et adhésion à ce plaisir, c’est-à-dire la présence même du plaisir pour le sujet ou du sujet dans le plaisir. L’adhésion ici n’est pas une pesanteur ou une opacité: il n’y aurait, en ce cas, aucun plaisir vécu. Songeons aussi au plaisir du plaisir (ou au plaisir de la souffrance) qui manifeste clairement cette adhésion consciente du vécu à lui-même, adhésion qui se maintient et se reporte d’instant en instant. Ainsi, pour nous, tout affect est une réflexivité, même si toute réflexivité n’est pas un affect.

Parce qu’il y a activité, il y a réflexivité. Et cette réflexivité est simultanément travail constituant (intellectuellement poseur de significations pensables et nommables) et activité désirante (charnellement créatrice d’affects et de vécus).

En outre, parce qu’il y a sens et affect, c’est-à-dire ipso facto réflexivité, il y a contingence et dépassement de l’immédiateté opaque.

Parce que l’activité est à la fois lumière et désir (conscience, affect et investissement), elle dépasse la fermeture de l’immédiat et se saisit elle-même comme la réflexivité pratique se rapportant sans discontinuer à un avenir à la fois toujours « présent » et jamais donné.

Mais la réflexivité pratique n’est pas la réflexion. La réflexivité signifie (désigne) seulement le doublement conscient de l’actvité dans son déploiement signifiant, cohérent et continu. Sens, cohérence et continuité supposent I’« activité », c’est-à-dire la présence d’une conscience de soi dans l’investissement affectif et intelligent que constitue toute action : mais cette conscience immédiate de soi est pour ainsi dire phénoménale. Elle se sait seulement comme cette activité singulière et présente, et son « savoir », comme dédoublement organisateur et fondateur de cette activité singulière, ne dépasse pas le champ du présent et de la présence. En d’autres termes, la réflexivité comme conscience immédiate de soi est limitée à sa propre actualité active ou à son activité présente. Elle peut en outre envelopper, impliquer toutes les obscurités, les aveuglements et les ambivalences qui forment le champ où se déploie d’abord la vie affective. Mieux : cette définition de la réflexivité (comme conscience immédiate de soi) n’empêcherait pas de constituer (ou d’in-tégrer) une théorie de l’« inconscient » qui aurait réellement substitué le sens à l’instinct.

L« inconscient » serait alors toute la part de sens qui échappe encore à la réflexivité constituante comme objet explicite de réflexion, mais qui est déjà intégrée dans cette part de sens posée et déployée dans l’activité « immédiate ». Le respect passif d’un chef n’est pas explicitement l’affirmation d’une relation au père: celle-ci peut être « inconsciente », c’est-à-dire impliquée parfois comme le sens même de l’attitude d’obéissance respectueuse à l’égard du chef militaire ou politique. La réflexivité pratique est la décision consciente quoiqu’immédiate de déployer une telle attitude d’obéissance, tandis que l’« inconscient » (pour reprendre volontairement une expression psychanalytique) serait le savoir explicite de l’identification du chef et du père. Nous pourrions dire que l’inconscient du sujet n’est rien d’autre que la conscience du psychanalyste.

Quoi qu’il en soit, seul un travail de réflexion comme redoublement et élargissement de la réflexivité peut dégager les significations obscurément enveloppées dans le déploiement concret de l’activité. Que cette réflexion soit effectuée par un observateur (tel un psychanalyste par exemple) ou par le sujet même de la réflexivité, un changement de plan s’opère puisqu’on passe à un second redoublement, et qu’on produit une sorte d’éclairage vif de la première lumière, ou le passage du clair-obscur à la lumière éclatante. Ce passage et ce redoublement produisent en outre un changement des structures mêmes de l’activité, puisque le savoir nouveau opérera soit l’affirmation d’une nouvelle attitude et d’une nouvelle activité, soit l’enrichissement et la confirmation de la première attitude : le sujet peut fort bien décider de maintenir son affect dans une nouvelle lumière, une nouvelle dénomination, un nouveau système de motivations. La lutte contre le rival (érotique, politique, économique ou culturel) qui est une réflexivité active peut fort bien s’interrompre dès que la réflexion (psychanalytique ou philosophique) la révèle et la nomme comme une « jalousie », mais elle peut fort bien au contraire se maintenir à un niveau redoublé, en renforçant ses motivations ou en trouvant, même dans cette « révélation », des satisfactions complices et de nouvelles justifications de son attitude pratique.

L’essentiel qu’il convient de retenir est que la réflexivité pratique peut fort bien impliquer « inconscience » et ignorance de soi, c’est-à-dire obscurité, contradictions et ambivalences. Nous avons déjà eu l’occasion de le noter : notre doctrine de la réflexivité n’est en rien l’affirmation selon laquelle l’individu serait toujours un cogito souverain et transparent. L’activité désirante est bien plutôt d’abord ignorance et méconnaissance des significations intégrales de ses affects.

Il y a donc lieu d’opposer réflexivité et réflexion.

Mais l’existence de la réflexion (quelle que soit la modalité culturelle de ce travail de second redoublement) n’a pas à être établie: toute la culture en est la manifestation. Ce qui faisait plutôt problème était le passage de l’irréfléchi au réfléchi, et, sur ce point, il nous semble que les doctrines sont bien évasives ou rapides. Au contraire, ce passage est rendu possible, ou en tout cas plus clair, si l’on prend en compte le fait que dès l’origine, dès le déploiement de la plus simple activité utilitaire ou affective, un sujet est là, qui est présent à lui-même dans une relative luminosité.

Cette lumière n’est peut-être d’abord presque rien (songeons à l’humanité malheureuse ou aliénée, persécutée ou inculte), mais elle existe comme lumière, c’est-à-dire comme ce premier dépassement de l’opacité nocturne […]. C’est ce dépassement originaire et rien d’autre, que nous appelons réflexivité pratique constituante.

… »

Robert Misrahi, Les actes de la Joie fonder, aimer, rêver, agir

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