Qu’appelle-t-on penser?

« Qu’appelle-t-on penser? » (Qu’appelle-t-on penser?, trad. Becker et Granel (Paris, P.U.F., 1959).

Pour définir ce terme, Heidegger déploie certains aspects de sa philosophie de l’être en se fondant sur la traduction d’un vers de Parménide et sur le commentaire de trois mots de Nietzsche. Sans entrer dans l’analyse détaillée de l’ouvrage de Heidegger, on peut noter que son idée centrale semble bien être que la pensée est « appelée » à s’exercer par quelque chose qui est l’être; et que cet exercice effectif de la pensée consisterait en une sorte d’attitude métaphysique qui, sentant que l’esprit de vengeance est le contraire de la pensée, que par conséquent penser vraiment c’est désirer le retour éternel de l’identique, et voir que, en un mot, l’étant est, verrait bien que l’étant est.

De Parménide à Nietzsche, l’être se dirait lui-même à travers le discours pensant et appellerait ainsi l’homme à « penser », c’est-à-dire à vouloir la répétition éternelle du même, c’est-à-dire l’être. Certes, de Parménide à Nietzsche il y aurait eu comme un obscurcissement, ou un voilement de l’être; mais l’être qui appelle ainsi à penser et dont la pensée est l’expression poétique et le « dit », l’écho fidèle provoqué en l’homme, cet être fut évident et, pour tout dire, lumineux, à l’aube parménidienne de la philosophie. La philosophie, dans son moment grec, est pour Heidegger « le matin de la pensée », et cette pensée matinale est la réponse fidèle et amicale faite par l’homme à l’appel de l’être. Mieux : le propre des Grecs, c’est, comme le dit Hölderlin, cité par Heidegger, le feu du ciel. La pensée sera donc, à l’instar des Grecs ou du surhomme nietzschéen, la vision lumineuse et évidente de l’évidence de l’être, ou de sa brillance, comme l’exprimait fort bien Aristote, l’être, pour Heidegger, étant dévoilement et lumière, et non pas seulement retrait et occultation; la pensée sera l’expression et le reflet de cette lumière, c’est-à-dire, encore une fois, évidence et vision lumineuse.

Seule une telle lumière faite en l’homme peut le mener à saisir cette vérité éclatante selon laquelle l’étant est; mais cette saisie de la vérité est bien plus un sentiment qu’une réflexion, même si l’on distingue scrupuleusement sentiment et intuition de l’esprit d’une part, sensibilité affective de l’autre. Mais sensibilité ou sentiment s’opposent en tout cas à pensée réflexive et, par conséquent, au sens que nous donnons au terme de pensée.

Cette démarcation par rapport à Heidegger n’est pas seulement une question de vocabulaire : nous croyons déceler en réalité chez ce philosophe une confusion assez considérable entre le même et l’autre. Il confond d’abord le philosophe qui parle et l’être qui parlerait en et par lui; puis il confond le philosophe et le prophète qui seul peut se dire inspiré par l’être; c’est dire que Heidegger ne fait pas la distinction, apparemment technique mais profondément utile, en vérité, entre la théologie et la philosophie. Certaines affirmations permettent de saisir que l’intuition et le propos essentiels de Heidegger sont théologiques ou, plus précisément encore, « religieux ».

Enfin, Heidegger semble bien confondre intelligence de l’être et imagination poétique du monde; nous avons assez étudié ce piège aux alouettes qu’est l’imagination de la lumière pour ne pas nous satisfaire maintenant d’une définition de la pensée qui, renversant dans une illusion réflexive les deux termes qui sont l’existence et l’être, prend véritablement de simples images de lumières pour des analyses de l’être et de la pensée; la définition heideggérienne de la pensée n’est qu’un jeu de lumières et de mots qui, si nous étions dupe, nous ferait prendre, comme on dit, des vessies pour des lanternes.

Reconnaissons-le donc : l’être qui parle, dans la philosophie de Heidegger, c’est Heidegger lui-même; et le passé qui chez lui est appelé à penser, ce n’est pas la réponse lumineuse et extatique au feu du ciel mais la décision discursive de s’interroger et de s’exprimer soi-même. Si nous voulons vraiment garder la tête claire nous devrons revenir à notre définition plus modeste de la pensée : elle est la réflexion réfléchie, le mouvement de réflexion en soi-même qui s’effectue par le déploiement rigoureux d’un langage. »

(Robert Misrahi ; Lumière, commencement, liberté; pp 127-129 ; Plon Essais Points, 1996)

[Illustration : Turner]

Un commentaire sur “Qu’appelle-t-on penser?

  1. Merci. Heidegger sent tjrs un peu le soufre et qui a vraiment compris Sein und Zeit ? Alors c’est bien de libérer la notion de pensée de son ego propre

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