Réflexivité et réflexion (philosophie interactionnelle)

« [La] conscience [la plus immédiate et élémentaire d’être là] n’est ni une connaissance ni une réflexion, ni une méditation, elle n’en est pas moins une conscience. En outre, cette conscience n’est pas anonyme, même si sa structure est universelle. Elle est au contraire singulière et identitaire. Le corps-sujet est une individualité singulière capable de se reconnaître comme source unitaire d’une action. Être en mesure de dire: je peins ce meuble ou je graisse cette serrure, c’est être capable de se reconnaître et de se saisir de l’intérieur comme source d’une activité significative qui a lieu dans l’espace habité. L’ignorance où peut être cet individu du sens de l’histoire, du fonctionnement du cerveau, ou du rôle de l’enfance dans l’émergence de sa conscience, n’empêche pas qu’il soit toujours saisi lui-même par lui-même comme l’origine unifiée d’une action unitaire. Il est toujours en mesure de dire : « C’est moi qui l’ai peint, c’est moi qui l’ai fait. ». L’individu peut être privé du savoir de lui-même ou du monde, il peut ne pas « comprendre » le monde ou ses propres passions, il n’en est pas moins toujours conscient de son être comme identité active, c’est-à-dire comme corps-sujet.

Celui-ci, comme spécification de l’individu concret, est le lieu même où se déploiera le sujet au sens plein. Mais, pour accéder à la pleine compréhension de ce sujet, il convient de poursuivre auparavant la description de sa première apparition comme corps-sujet.

En se saisissant de l’intérieur comme présence à soi et corps actif, l’individu sait en même temps que son être comporte une extériorité. Il n’est pas nécessaire que l’individu soit « objectivé » par un regard malveillant pour qu’il soit en mesure de s’appréhender lui-même comme extériorité. Les activités spontanées élémentaires sont par elles-mêmes non pas seulement accompagnées de conscience spatiale, mais constituées par cette conscience spatiale. L’individu actif (mais également l’individu au repos) se saisit immédiatement comme déploiement inscrit ou situé dans un espace qui, en l’enveloppant, le délimite et le pose comme tourné vers l’extériorité par ses propres limites. La conscience active du corps-sujet qui se meut dans l’espace est simultanément conscience intérieure et directe de soi-même et conscience de sa propre spatialité charnelle. Entreprendre une quelconque activité « matérielle » (tailler un arbre, déplacer de la terre, affûter un outil, peindre, fondre, clouer, ranger, coudre, couper un vêtement, taper à la machine, conduire un engin, etc.), c’est présupposer un contact entre un élément significatif du monde matériel situé dans l’espace et son propre corps saisi par « son côté » extérieur : les mains, ou les bras, intégrés au schéma corporel global. L’individu déploie donc un espace qui est certes dynamique et orienté par le haut et le bas, l’arrière et l’avant, la latéralité de droite ou de gauche, la symétrie et la dissymétrie; mais il déploie en outre un espace qui comporte une intériorité — la sienne propre —, et plusieurs formes d’extériorité : la sienne propre, envers immédiatement saisi de cette intériorité, et celle des objets par où ils sont à la fois perceptibles et manipulables.

Le langage quotidien, tout incorrect et métaphorique soit-il, exprime parfois très bien cette réalité duelle de la spatialité de l’individu : l’homme politique « se positionne », c’est-à-dire qu’il précise les relations qu’il entretient avec les groupes politiques dans un espace électoral, et il implique par là même que les autres ont aussi certaines relations avec lui-même, une certaine perception de lui-même et de son extériorité. Le groupe militaire, qui « arrive sur zone », cherche parfois « le contact ». Le langage exprime bien la structure bipolaire de la conscience spatiale de soi-même : le corps-sujet se déployant « intérieurement » dans l’espace extérieur, sait immédiatement et inversement qu’il comporte, lui aussi, tout naturellement une extériorité, c’est-à-dire une face extérieure à la fois matérielle et perceptible, charnelle et signifiante.

Ce qui est ici en acte, chez le corps-sujet, c’est-à-dire l’individu considéré encore simplement dans sa présence charnelle élémentaire, C’est une puissance intrinsèque de toute conscience : la réversibilité. La conscience corporelle de soi est en même temps la conscience d’une potentialité inverse, à savoir la possibilité d’être saisi et perçu de l’extérieur. Nous retrouverons cette puissance de réversibilité à un stade ultérieur de notre description du sujet. Qu’il suffise ici d’en noter l’émergence originelle, c’est-à-dire contemporaine de la première considération du sujet comme individu.

Cette conscience réversible de la spatialité charnelle du corps-sujet n’exige pas le miroir comme sa condition de possibilité ou de révélation. C’est l’inverse qui est vrai : le sujet ne peut se reconnaître dans un miroir (et donc le faire fonctionner) que s’il est déjà en mesure de se saisir « réflexivement » lui-même comme intériorité ayant une extériorité, celle-ci étant lui-même comme individu s’appréhendant de l’intérieur, dans une réflexivité sans miroir. »

(Robert Misrahi , La Jouissance d’être Le sujet et son désir)

A : Le développement de l’argumentation ne contredit-il pas la thèse énoncée dans la première phrase selon laquelle la conscience de l’être-là n’est pas une réflexion ? Elle est une réflexion.

B : la réflexivité serait déjà une réflexion ? la conscience serait donc selon vous déjà d’emblée une réflexion ? Que signifie donc agir sans réfléchir ?

A : Une réflexivité qui ne serait pas réflexive ?? La phrase « agir sans réfléchir » ne signifie pas agir sans conscience, mais agir sans délibérer.

B : à vous lire il y a donc bien une conscience spontanée qui n’est pas une délibération ? si vous confondez la propriété réflexive de la conscience et la réflexion, cela ne revient-il pas à confondre conscience et réflexion? Même sans y réfléchir, ne sait-on pas toujours que nous sommes là ? Et ne savons-nous pas que nous le savons ? 

« Aussi bien en tant qu’il a des idées claires et distinctes, qu’en tant qu’il a des idées confuses, l’Esprit s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie, et il est conscient de son effort. » (Spinoza Eth. III 9)

A : La conscience est nécessairement réflexive. Elle est donc réflexion. L’être-là de la chose qui est devant moi n’est pas réflexive. Cette pomme qui « est là » sur mon bureau ne le sait pas, car elle n’a pas de conscience. Mais mon propre être-là conscient est bien réflexif. Je le sais, sinon, je ne pourrais pas même l’énoncer. Descartes l’a dit clairement. Même chez Heidegger, d’où provient cette expression d’être-là (Da-sein), l’être-là n’est pas dénué de conscience réflexive, même s’il est « jeté » dans sa solitude « dans-le monde », et même si Heidegger, voulant s’échapper de tout cartésianisme, cherche à éviter toute terminologie de la conscience, et préfère le langage de l’être. Mais comment peut-on parler explicitement de conscience, tout en l’identifiant à un « être-là », et en même temps dire que cette conscience « n’est pas réflexion » ?

B : vous dites « La conscience est nécessairement réflexive. Elle est donc réflexion. », quelle différence faites-vous entre conscience et réflexion ? Si nous appelons réflexion l’acte de reprise par l’esprit de l’idée que nous avons, comment selon vous cet acte est-il possible si nous ne savons pas que nous avons une idée ? Autrement dit, si l’idée n’est pas accompagnée de la conscience de l’idée, c’est-à-dire si nous n’avions aucune idée de l’idée, comment est-il possible de commencer à réfléchir sur l’idée ? Si nous confondons réflexivité (propriété inhérente à la conscience qui est un recul sur elle-même) et réflexion (acte de penser sa pensée), comment différencier le moment où nous réfléchissons, du moment de la spontanéité irréfléchie ? Que toute conscience ne soit pas philosophe c’est certain, mais ne pas philosopher signifie-il être inconscient ? N’est-ce pas ce que dit Spinoza en Eth. III 9 ? Toute la partie III de l’éthique décrit les hommes dans leur spontanéité, s’agit-il pour autant de la description d’un inconscient ? Ou bien plutôt d’une anthropologie de la conscience irréfléchie mais toujours consciente ? Vous dites « … mon propre être-là conscient est bien réflexif. Je le sais, sinon, je ne pourrais pas même l’énoncer. Descartes l’a dit clairement. Même chez Heidegger, d’où provient cette expression d’être-là (Da-sein), l’être-là n’est pas dénué de conscience réflexive, même s’il est « jeté » dans sa solitude « dans-le monde » » cette réflexivité que vous décrivez, s’agit-il d’une réflexion ? Ou bien de l’Esprit lui-même en tant qu’il est un mode de la pensée ? 

« …l’idée de l’Esprit et l’Esprit lui-même sont une seule et même chose conçue sous un seul attribut, à savoir, la Pensée. L’existence de l’idée de l’Esprit, dis-je, et celle de l’Esprit lui-même suivent en Dieu de la même puissance de penser et avec la même nécessité. Car en réalité l’idée de l’Esprit, c’est-à-dire l’idée de l’idée, n’est rien d’autre que la forme de l’idée en tant que celle-ci est considérée comme un mode du penser sans relation à un objet ; en effet, dans le même temps que quelqu’un sait quelque chose, il sait par là même qu’il le sait, et il sait en même temps qu’il sait qu’il sait, et ainsi de suite à l’infini. » (Spinoza Eth II 21 scolie)

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