Un changement préliminaire et approfondi : la conversion existentielle. (« écrire le bonheur » pp21-26)

L’instauration de l’harmonie et de la joie d’exister suppose l’instauration et le développement de la démocratie puisqu’il s’agit d’accroître la liberté concrète et la réciprocité. Ce combat implique aussi la poursuite de la justice sociale et économique.

Mais ce serait une erreur de croire que le combat politique et la transformation des institutions sont des actions suffisantes pour l’instauration d’une vie libre et heureuse pour le plus grand nombre. Si les hommes du nouveau pouvoir sont encore des individus poursuivant dans l’irréflexion les buts de la spontanéité aveugle et conquérante, il est prévisible que les mêmes problèmes resurgiront. Les attitudes anciennes annuleront les progrès institutionnels et les espérances.

Les esprits doivent donc être « changé » avant les institutions. En outre, les institutions de l’avenir ne pourront être vraiment neuves et efficaces que si elles sont anticipées et élaborées par des esprits individuels déjà transformés.

Notre tâche, ici, sera donc d’abord existentielle et individuelle. Parce qu’il s’agit d’abord (on l’a vu plus haut) de combattre les sources du malheur ordinaire avant de travailler à l’élaboration d’un nouveau bonheur, nous allons examiner l’action individuelle et préliminaire qui rendra ultérieurement possible une construction du bonheur personnel d’abord et de la démocratie heureuse ensuite.

Cette démarche préliminaire que doit accomplir l’individu, nous l’appellerons la conversion.

Il ne s’agit pas d’une simple conviction, ni d’un effort de la bonne volonté, ni d’une « révélation » métaphysique. La conversion est un travail; elle est un acte riche, complexe et patient qui doit être décrit avec soin si l’on souhaite que la démarche existentielle qu’il implique soit efficace et sérieuse.

La conversion, ici, est une démarche réflexive sans transcendance. Par lui-même, le terme de « conversion » implique le retournement complet du regard de l’esprit, son renversement ou son inversion. En même temps, il implique le sentiment intense et simultané du long travail et de la brusque lumière, accompagnant l’entrée dans un nouveau monde.

Il existe des moments où la souffrance intérieure est telle que le sujet se trouve en situation de crise : pour lui, l’intolérable étant atteint, il doit choisir entre un abandon total à cette souffrance, c’est-à-dire à la destruction de soi ou à la mort, et un nouveau départ, radicalement autre. C’est dans ce moment extrême de la crise que peut se situer la conversion.

Celle-ci est à la fois une rupture créatrice et une opération de la réflexion. Comme acte radical, elle est la volonté de rompre avec les habitudes de pensée et avec les vécus affectifs qui avaient constitué toute la vie passée, dépendante et souffrante. La rupture créatrice dit ceci : « trop c’est trop », « j’arrête », « je refuse ce passé, ces normes, ces conflits, ces croyances qui m’ont conduit là où je suis ». Cet acte est toujours possible puisque le sujet est toujours déjà une liberté.

Et cet acte neuf est un nouveau commencement. En effet, la rupture est destinée à interrompre une passivité et non pas à détruire gratuitement. La rupture avec le passé est clairement destinée à reconstruire un avenir qui sera un nouveau monde et non pas un champ de ruines.

Rendu possible par la rupture, un travail réflexif va s’imposer. C’est lui qui va constituer la motivation en même temps que le fondement de la nouvelle manière de vivre.

Ce que la conversion renverse et inverse d’abord, c’est la relation de priorité entre le sujet et le monde : ce n’est pas le monde qui impose ses significations et ses structures au sujet, c’est au contraire le sujet qui impose au monde ses significations, ses structures et ses valeurs. Un paysage est le fruit d’un travail humain et d’une perception de l’esprit et non pas un fait extérieur, obiectif et déjà tout constitué. Une situation de « famine » est souvent le résultat d’une action humaine (incompétence, prévarication, guerre) et non pas un fait premier; lorsque la pénurie est objective, sa signification et ses conséquences ne sont pas « objectives », elles sont les fruits de jugements humains qui, en la condamnant à bon droit, transforme la pénurie en « famine » et appellent à une action libératrice.

La conversion est précisément cette prise de conscience de la liberté créatrice du sujet, non seulement dans son action, mais déjà antérieurement à elle, dans l’interprétation qu’il donne de la réalité. C’est cette prise de conscience qui va être féconde. Le sujet fut libre en « s’arrachant » au passé, il sait maintenant (ayant contesté la priorité des choses et des événements sur lui-même) qu’il est libre aussi parce que c’est lui, sujet, qui construit les significations et les valeurs.

Cette prise de conscience sera dynamisante : puisqu’on a été libre jadis face à un monde qu’on a en fait fabriqué soi-même, on pourra également être libre dans l’avenir en reconstruisant sa vie sur d’autres bases que les bases anciennes. La nouvelle découverte de la liberté est réflexive, et elle est l’instauration de l’autonomie. Il sera sa propre source et son propre fondement, et cela aussi bien quant au contenu de ses convictions et de ses valeurs que quant à la destination de ses actes. Le sujet se posera désormais comme la source de sa propre éthique et de sa propre vie.

De quelle éthique s’agira-t-il ? C’est le deuxième stade de la conversion qui donnera la réponse : le sujet instaurera une éthique de la joie. Pourquoi ? Qu’est-ce à dire ? En quoi y a-t-il là une conversion ?

C’est qu’il s’agit d’un nouveau renversement. Le suiet détruit et inverse sa croyance ancienne dans la fatalité du malheur. Au lieu de considérer que la condition humaine est irrémédiablement tragique, le sujet considérera au contraire que la destination de l’homme est la joie et non la guerre. Ce n’est pas là une simple conviction : c’est la conséquence logique du fait que tout sujet est Désir, et par conséquent désir de joie.

Nous sommes en présence de l’aspect existentiel de la conversion. S’avisant qu’il est à la fois et source d’autonomie et Désir, c’est-à-dire poursuite de la jouissance, le sujet va pouvoir décider de se consacrer enfin à la construction d’une joie solide et substantielle. Cette conversion existentielle est donc comme un parti pris de la joie. Ce parti pris n’est pas arbitraire puisqu’il résulte d’une réflexion patiente et approfondie sur la nature du sujet humain et sur la conscience de ses véritables pouvoirs. C’est ce long travail contre les traditions et les préjugés, contre le pessimisme et la complicité, c’est ce long travail de libération intérieure qui va rendre le sujet capable de reconstruire enfin sa vie dans la perspective de la joie et du sens.

Mais rien de tout cela ne serait possible si le sujet restait seul. C’est par la reconnaissance de l’autre que l’autonomie et la joie du sujet prendront leur sens. Mieux : la reconnaissance du suiet par l’autre sera l’une des indispensables conditions de l’accomplissement de la joie.

Mais ne l’oublions pas : le sujet dont il est désormais question est un suiet réfléchi et transformé. C’est par rapport à ce nouveau sujet que doit être pensée (et repensée) la relation à l’autre. Nous entrons alors dans la troisième dimension de la conversion : il s’agit d’une conversion à la réciprocité véritable.

Les anciennes attitudes spontanées de l’angoisse et de la compétition devront être renversées. Mais cette conversion devra aussi être le fait de l’autre : l’un et l’autre, le sujet et son miroir, le sujet et son alter doivent se convertir simultanément à la réciprocité. Chacun, abandonnant sa présomption, devra passer de la réversibilité en miroir à la réciprocité sans calcul. Les sujets pourront alors entrer dans le domaine de l’affirmation désintéressée de l’autre, affirmation qui sera accompagnée de la joie d’être reconnu par l’autre d’une façon désintéressée. La conversion à la réciprocité est donc l’abandon de l’échange calculé et le choix du don réciproque. Peut naître alors une authentique et double reconnaissance.

Une fois accompli ce long travail préliminaire de la conversion réflexive (sur les trois plans de l’autonomie personnelle, du choix du bonheur et de la réciprocité véritable), c’est l’épanouissement de la vie libre et heureuse qui peut alors s’effectuer. Nous sommes maintenant en mesure de définir et d’instaurer quelques-uns des contenus de cette vie heureuse qui pourrait être le bonheur même.

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