Heidegger (1889-1976)

La « question de l’être », la critique du sujet et l’existant comme « être-là »

La philosophie de Heidegger, considérée du point de vue de l’œuvre principale (L’Etre et le Temps, 1927) et déployée dans toute la production ultérieure, semble prendre la succession de la phénoménologie de Husserl, comme Heidegger lui-même, après avoir été l’assistant de Husserl, fut à son tour nommé à un poste de professeur dans la même université de Frigourg-en-Brisgau en 1928. La philosophie de Heidegger, se présentant à nos yeux comme une philosophie de l’existence, semble donc répondre aux difficultés issues de l’intellectualisme husserlien. Il semble alors que l’on devrait pouvoir dégager de l’œuvre de Heidegger une doctrine de l’existence individuelle qui permettrait de donner au sujet husserlien un contenu plus proche du véritable « monde de la vie ».

Examinons donc cette doctrine avant de répondre à la question de savoir si elle répond effectivement à une problématique du sujet.

Or, on peut constater dès l’abord que le propos explicite de Heidegger, loin d’être la constitution d’une philosophie du sujet, est l’élaboration d’une philosophie de l’être. Pour l’auteur de L’Etre et le Temps, Descartes a eu le tort de ne rien dire du sum (dans le cogito ergo sum), c’est-à-dire de l’être. Le sujet cartésien ne serait pourtant qu’un « subjectum », c’est-à-dire une substance « placée sous la conscience » et pourvue du statut réaliste de la chose. Quant à l’évidence phénoménologique du Je chez Husserl, elle est également récusée par Heidegger. Celui-ci s’élève explicitement contre l’évidence du sujet et propose, pour échapper au risque de reification, d’intégrer ce sujet à un être antérieur qui puisse le fonder. Cet être, ne pouvant être saisi directement, Heidegger se propose de le connaître par une « méthode herméneutique », c’est-à-dire par un détour. Heidegger ne se propose donc pas de connaître le sujet mais l’être plus vaste qui, selon lui, le fonde. Pour ce faire, il utilisera le détour herméneutique, c’est-à-dire l’étude de l’existence quotidienne de l’individu, étude à travers laquelle le « penseur » pourra parler de l’être et, sinon le connaître comme un « philosophe » ou un théologien, du moins « le penser ».

Mais, pour nous, l’herméneutique de Heidegger est intéressante en elle-même, puisqu’elle nous livre en fait une doctrine de l’existence quotidienne. Certes, Heidegger construit cette doctrine pour répondre à sa propre question, qui est « la question de l’être », c’est-à-dire la question ontologique de la signification de « l’être », en tant que celui-ci dépasse, englobe et fonde les réalités singulières. Mais son propos se déploie comme description de l’existence, et plus précisément comme description de cet « étant » particulier qu’est l’homme : ce qui nous intéresse d’abord est cette description de l’homme en tant que « être-là » (Dasein ne signifie ni réalité humaine, ni existant).

Il sera toujours temps de revenir à « la question de l’être » et de nous demander si, loin d’avoir été éclairée par le détour herméneutique, elle n’a pas au contraire obscurci l’approche de «l’être-là ».

Quoi qu’il en soit, dégageons d’abord les principaux traits de cette doctrine de l’existence.

Définissons d’abord la méthode heideggerienne. Tout en procédant à des descriptions de contenus vécus, il ne désigne pas sa méthode comme phénoménologie, puisqu’il récuse l’évidence du sujet : ce faisant, il conteste que le sujet soit une donnée évidente, et il conteste aussi que les données qu’on dit évidentes soient effectivement telles. La véritable portée de l’herméneutique est donc, pour Heidegger, le fait qu’elle se situe au-delà de la phénoménologie: il souhaite explicitement construire une ontologie.

Son propos n’est donc pas de conduire une réflexion éthique : il souhaite fermement construire une ontologie sans lien avec l’éthique ou la morale, et reposant sur un autre fondement que l’évidence phénoménologique.

Certes, il reconnaît que la tâche n’est pas simple en affirmant explicitement que tout ce qui concerne l’être est « obscur et caché », « voilé » comme il dit ailleurs. La « pensée » est en effet « le dévoilement de l’être » et c’est bien en cela que consiste l’herméneutique : une pensée détournée, passant par la réflexion sur l’être-là, pour constituer non pas une psychologie phénoménologique ou une éthique existentielle, mais une ontologie de l’être en tant qu’il est voilé.

Ni éthique ou psychologique, ni phénoménologique au sens strict, quelle sera, concrètement, la méthode de cette pensée de l’être ? Hors le fait qu’il s’agit d’une herméneutique, elle sera précisément constituée par « l’analyse existentiale ». Si le propos fondamental de Heidegger est de construire une ontologie, ce propos ne peut se réaliser que par une « ontologie de l’existence ». Mais, pour qu’un tel but soit réalisable, il faut faire les deux distinctions méthodologiques suivantes : d’une part, il est nécessaire de distinguer, selon Heidegger, l’ordre ontologique (ce qui est fondamental et donc caché), et l’ordre ontique (les objets singuliers qui ne sont pas être, “sein“, mais étant, “seiende“); d’autre part, il convient de distinguer cet étant particulier qu’est l’homme, c’est-à-dire le Dasein, l’être-là, et les dimensions essentielles de cet être-là, les « existentiaux ».

Ces distinctions étant faites, la tâche de Heidegger peut être ainsi précisée : pour constituer une ontologie, il convient de faire une ontologie de l’existence, c’est-à-dire du Dasein. Mais le Dasein n’est qu’un étant : il convient donc, si l’on veut faire une ontologie de l’existence, d’étudier non pas l’étant (et le Dasein) mais l’essence de cette existence qu’est le Dasein. Il faut donc partir (dans le détour herméneutique) non pas du Dasein comme existence, mais de son « existentialité » : elle seule permettra de définir l’essence de l’existence et donc, au-delà, l’être lui-même. Il s’agit par conséquent d’étudier l’être (ou essence) de l’étant, c’est-à-dire l’essence de l’existant pour parvenir à l’être de l’être (au-delà du simple étant particulier).

Mais, pour étudier l’être de l’étant, il faut étudier, comme on l’a vu, son « existentialité ». Plus précisément, il faut étudier les « existentiaux », c’est-à-dire les dimensions fondamentales et essentielles de la vie de l’être-là.

Sur la base de cette méthode et de ces distinctions, nous pouvons maintenant décrire ces existentiaux, c’est-à-dire les dimensions essentielles de l’existence individuelle.

Ce que Heidegger va se proposer de décrire n’est donc qu’un détour méthodologique : mais l’étendue de la description va constituer celle-ci en corps principal de la réflexion heideggerienne. Cependant, on doit encore préciser l’objet de cette réflexion : Heidegger choisit explicitement de décrire (comme exemples d’existentiaux) non pas le Dasein en général ou dans la totalité de ses dimensions principales, mais seulement le Dasein de la « banalité quotidienne ». Il souhaite en effet décrire « quelque chose qui apparaît de prime abord » : ce quelque chose sera « l’être ordinaire moyen », et cet être moyen, commun à la grande majorité des existences singulières, est, selon Heidegger, « la banalité quotidienne ». Quels sont, maintenant, les existentiaux de cette existence ?

Quelle est donc l’essence de cette existence (qui est l’essence de l’être) ?

Heidegger va notamment distinguer et étudier, dans l’existant individuel, ou être-là, trois existentiaux : la « préoccupation » (Besorgen), la « sollicitude » (Fürsorge) et le « souci » (Sorge).

Toutes ces dimensions expriment, pour Heidegger, l’essence de l’individu humain en tant qu’il est une existence donnée, particulière. L’être-là n’est donc pas un sujet, puisqu’on est passé du sujet transcendantal de Husserl à l’existence singulière de chacun, telle qu’elle est donnée dans la banalité quotidienne. L’existence est la vie de chacun, le contenu essentiel de sa vie. Mais, si l’existant individuel n’est pas un sujet, il n’est pas non plus un moi : ce n’est pas pour des raisons (ou des causes) psychologiques, ce n’est pas non plus en raison d’une histoire affective singulière que l’être-là est préoccupation, sollicitude et souci. Ce sont là des dimensions essentielles et fondamentales et non des contenus psychiques, personnels, contingents et secondaires : ce sont des « existentiaux ».

La « préoccupation » comporte une structure analysable en trois moments. Parce qu’elle est le fait que l’être-là a toujours à se diriger vers une tâche, on peut en effet distinguer trois moments ou attitudes impliquées dans la préoccupation.

Tout d’abord, elle est antérieure à l’objet : ce ne sont pas les structures ou les exigences de l’objet qui créent la préoccupation, celle-ci est donnée avant celle-là. De plus, il ne peut se faire que l’être-là n’ait aucune préoccupation, puisque c’est là un trait essentiel de son être. En second lieu, la préoccupation est perspectiviste : elle se situe comme en un centre et elle déploie autour d’elle un « monde environnant » (Umwelt). Il appartient à l’essence de l’être-là, à l’essence même de l’existant humain singulier, de déployer autour de lui un « monde », ou de se situer d’emblée dans un monde qu’il déploie autour de lui. L’être-là n’est pas une monade isolée qui pourrait ne pas se rapporter à un monde, c’est au contraire par essence et par nature qu’elle se trouve dans un monde environnant, dans un monde organisé selon des lignes de signification qui partent de l’être-là et reviennent vers lui. C’est de là que découle le troisième caractère de la « préoccupation » : elle est par essence pragmatique. L’être-là, comme préoccupation, est par essence antérieur à un mode environnant qu’il constitue et déploie autour de lui dans et par le mouvement pragmatique qui réalise son intérêt. Le rapport au monde est toujours utilitaire parce que l’existant individuel est toujours, et par essence, préoccupation.

Par sa structure, la préoccupation revêt une importance considérable et l’on doit insister sur sa portée.

Tout d’abord, elle révèle que « l’ustensilité » est une donnée fondamentale du rapport entre l’existant et le monde. Heidegger procède ainsi à l’établissement d’une ontologie phénoménologique de l’objet en montrant que le monde (par la préoccupation) n’est qu’un système pragmatique de rapports utilitaires.

Mais la préoccupation révèle par là même que l’être-là est toujours le déploiement ou la mise en œuvre d’un possible : par essence, comme le révèle le contenu existentiel qu’est la préoccupation, l’être-là est « projet ».

L’ustensilité et le projet, à travers la préoccupation, se révèlent donc comme étant les manifestations de cette structure fondamentale qu’est « l’être-dans-le-monde » (in-der-Welt-sein). Cet être-dans-le-monde est intelligible, mais seulement par le détour de l’action. Ce sont les actions utilitaires, les anticipations du possible et la réalisation des projets qui révèlent l’être-dans-le-monde et son sens, ainsi que son essentialité pour l’être-là. Il faut dire de plus que l’être-là est, par essence, puissance d’interprétation et qu’il peut donc élucider sa propre intelligibilité (seulement ontique, il est vrai) à partir du monde et des actions qu’il y déploie.

Pour Heidegger, la préoccupation comporte une ultime signification : elle révèle la possibilité d’un mouvement de transcendance déployé par l’être-là, mouvement qui ne semble pas réductible à la seule préoccupation utilitaire.

Le deuxième existential décrit par Heidegger est la « sollicitude ». Aussi fondamentale que le rapport d’ustensilité au monde, est la relation de sollicitude à autrui : il s’agit alors du Mitsein, l’être-avec.

C’est le monde environnant, défini dans l’existential précédent, qui implique l’être-avec : le travail, utilitaire, nous met cependant en relation avec les autres existences. Cette relation est essentielle et fondamentale : l’être-avec, révélé par la sollicitude qui est la préoccupation pour autrui et avec autrui dans le monde environnant, revêt alors une dimension ontologique. L’être-avec est même la structure ontologique du Dasein, la relation à autrui comme sollicitude est l’expression même de l’être de l’étant, lorsque cet étant est un homme, c’est-à-dire un être-là singulier conscient de sa « présence », ou plutôt donné comme « présence ».

Mais l’être-avec ouvre sur le « On » : le “Mitsein” débouche sur le “Man”. La sollicitude nous révèle l’essentialité de notre relation à l’autre, mais cette essentialité nous entraîne dans l’anonymat du On, dans l’anonymat du rapport impersonnel à quelqu’un et à tous.

Le On n’est pas seulement la foule anonyme qui nous entoure ou la culture impersonnelle qui nous envahit, il est une dimension intrinsèque de l’être-là; le On découle du fait même de la sollicitude, il est impliqué par elle et s’exprime par le comportement même de l’être-là individuel.

Il s’exprime d’abord dans et par l’anonymat des fonctions et des responsabilités, c’est-à-dire, en fait, l’irresponsabilité. Il s’exprime aussi et surtout par le « bavardage ». Celui-ci est la dimension la plus révélatrice, la plus significative de l’être-là, en tant qu’il existe dans la dimension anonyme du On. Par le bavardage, aucune personnalité singulière ne s’exprime, mais seulement une parole anonyme qui circule à travers tous les existants et qui répète les mêmes choses, c’est-à-dire en fait l’absence de toute parole. Il y a là, réunies dans le bavardage qui est une donnée fondamentale de la banalité quotidienne, à la fois une conscience collective et une structure intime.

De plus, le bavardage est un divertissement qui prend sa place à côté de tous les autres divertissements qui détournent l’individu de ce qu’est l’être pour l’absorber dans la contingence de l’ontique, c’est-à-dire dans l’anonymat et le pragmatisme de la banalité quotidienne.

Bavardage, anonymat, irresponsabilité, divertissement réduisent finalement l’être-là à n’être plus qu’une chose parmi les choses.

Synthétiquement, il s’agit donc d’une « déchéance ». L’être-là est jeté, ou tombé parmi les choses et les outils, dans l’anonymat et l’irresponsabilité. Et la vérité de son être, révélée par la banalité quotidienne, dévoilée par « l’ustensilité » de son rapport au monde de la technique et l’anonymat de son rapport aux autres, cette vérité est la « déréliction ». L’être-là est jeté dans le monde, abandonné dans le monde vide du bavardage et de la préoccupation, le monde vide de toute responsabilité personnelle.

Et cette déréliction est une fuite : fuite devant la finitude et la mort, fuite devant la vacuité.

Ces deux existentiaux (« préoccupation » et « sollicitude ») révèlent une nouvelle opposition : le monde de la banalité quotidienne est celui de l’inauthenticité et, à celle-ci, s’opposera l’existence authentique. Pour définir et instaurer cette authenticité, il est nécessaire d’étudier un troisième existential, le plus décisif : il s’agit du « souci ».

Celui-ci, comme objet d’étude, n’est pas atteint immédiatement. Il convient auparavant de passer par le moment où l’Umwelt et le Man se sont écroulés, où l’être-dans-le-monde et le On se sont effondrés, manifestant leur inauthenticité : il s’agit de « l’angoisse ».

C’est, selon Heidegger, dans l’angoisse que s’exprime dans toute sa force la signification de l’existence « déchue » : elle est le contenu qualitatif de la déréliction, et celle-ci résulte de la contingence et de l’absurdité émergeant du bavardage et du pragmatisme enfin conscients de leur inanité.

L’angoisse n’est pas seulement le vécu de la déréliction : elle est aussi le vécu de la culpabilité. L’être-là se découvre comme n’ayant pas choisi d’exister et comme devant cependant assumer son existence. Ainsi, l’angoisse, comme sentiment d’abandon doublé d’un sentiment de culpabilité, est l’expression de la vérité profonde de l’existant : il est dépaysement, solitude et vacuité.

Toutes ces structures, ou plutôt ces significations, reposent sur un fondement ultime, sur une base ontologique à la fois déterminante et logiquement antérieur : le « souci ».

Le souci est l’être même du Dasein, l’être-là se dévoile dans son être comme souci. Celui-ci est ontologique et non pas ontique, il constitue l’essence profonde de l’existant et non pas un événement contingent qui lui « arriverait » et pourrait ne pas lui « arriver ». L’essence de l’étant est l’essence de l’être-là (ou existant individuel) et l’essence de cet être-là, c’est-à-dire son être même, est le souci.

L’homme n’« a » pas des soucis, en telle ou telle circonstance, il « est » souci, par essence et par nécessité: il est en effet une modalité finie (limitée) singulière, solitaire et abandonnée dans le monde de la technologie et de l’anonymat, de l’Etre caché qui devrait être notre seule préoccupation et notre seul souci. L’existant individuel est nécessairement angoisse parce qu’il est nécessairement souci, et le souci est son être même parce qu’il est une finitude « déchue » et « abandonnée », jetée hors de l’Être.

Ainsi, le souci rassemble toutes les structures de l’être-là, structures révélées par la préoccupation et l’angoisse. On doit donc approfondir l’analyse de ce souci.

Sa structure fondamentale est l’anticipation de soi, l’activité proversive, c’est-à-dire la temporalité. L’être-là se déploie comme la succession permanente des trois « ekstases » temporelles, c’est-à-dire le passé, le présent et l’avenir. Mais le passé est ordinairement vécu comme « l’oubli de l’être » et inauthenticité, le présent se donne comme « présence », trop souvent marquée par le pragmatisme et l’anonymat; seul l’avenir exprime notre véritable structure projective de transcendance.

C’est seulement dans ce vécu de l’avenir qu’est le souci, que peut s’exprimer l’anticipation de soi comme choix du sens de son existence, et comme remise en question. Seul le souci et sa puissance anticipatrice de libre choix de soi-même peuvent révéler que dans l’être-là. « il y va de son être ». L’être est l’enjeu, la question et la visée de l’être-là.

Mais en même temps, le souci exprime la déréliction de l’existant : par le souci, il s’aperçoit en effet qu’il est déjà « jeté » et « embarqué », projeté, abandonné et pris dans le mouvement de la temporalité. Se saisissant aussi comme déjà envahi par le « monde-environ-nant », l’être-là prend conscience de soi comme « chute », « échéance » et « (d)échéance ».

Ces structures du souci (l’ultime et le plus important, le plus révélateur des « exisentiaux ») permettent d’en préciser la signification et la portée : par le souci, l’être-là se manifeste à la fois comme « inachèvement » et comme source indirecte d’ipséité. Par essence, l’existant humain est inachevé; il ne peut saisir lui-même sa propre totalité existentielle et temporelle puisqu’il a toujours devant lui projet, anticipation et « a-venir ». Or, seul un achèvement de lui-même par une totalisation temporelle serait susceptible de lui conferer un sens. Le caractère ontologique du souci révèle l’être-là comme inachèvement et absurdité. Par ailleurs, cette nécessaire et constante anticipation de soi dans les projets et le souci ont pour résultat de conférer à l’être-là une sorte d’unité; mais l’unité du Je ne lui vient que par « ses corrélatifs transcendantaux » c’est-à-dire par le monde environnant et les actions que l’existant y projette. On se souvient que le Je ne saurait être l’objet d’une intuition évidente. L’être véritable est « caché », qu’il s’agisse de l’Être même qui englobe ou dépasse tous les étants, ou de l’être de l’être-là. L’herméneutique, ici, consiste à passer par l’action dans le monde : ce sont les actions, les « transcendantaux », qui permettent de dire et qui constituent, en fait, l’unité de l’existant comme « ipséité ».

Poursuivant cette explicitation des significations du souci, Heidegger le décrit finalement comme révélateur de l’essence ultime du Dasein : le souci, à travers l’angoisse de la déréliction et de l’inachèvement, révèle que l’être-là, l’essence de « l’être-là » (l’existant individuel), c’est-à-dire l’être de l’étant, est « l’être-pour-la-mort » (Sein-zum-der-Todt).

La mort n’est pas un événement extérieur, un événement qui adviendrait de l’extérieur à un existant : elle est le caractère propre et constitutif de l’être-là. En en faisant un événement extérieur et social, le On ne fait en réalité que « fuir » la mort et la nier. La fuite est alors fuite de la condition humaine elle-même, et c’est cette fuite devant la mort qui constitue l’essentiel de l’inauthenticité (comme on l’a vu à propos de la sollicitude et du bavardage).

Or, la mort est la « possibilité » la plus personnelle de l’existant, elle en est donc la plus authentique. Elle isole l’existant et le place devant son choix et son paradoxe : être responsable sans avoir choisi d’exister, poser la question du sens de son être sans pouvoir se fonder. La mort assumée comme la possibilité la plus intime est en même temps la révélation de l’inachèvement et de l’absurdité : la mort interrompt toujours une action en cours et manifeste ainsi l’absurdité de l’existence. Et Heidegger cite Shakespeare : « La vie est une histoire pleine de bruit et de fureur racontée par un idiot.»

Enfin, la mort est insurmontable et révèle ainsi avec force que l’être-là est jeté au monde pour rien, si ce n’est pour y mourir. Là réside la signification ultime de l’angoisse.

Par le souci et son angoisse de mort, se précisent donc les caractéristiques du paradoxe existentiel.

« Anticipation » de soi et « pouvoir-être » sont révélés par la mort comme possible et par le choix ouvert d’assumer ou de refuser cette mort. « Déréliction » et « déjà-existant » sont révélés par le fait que je suis mortel dès ma naissance et sans choix. « Chute » et « déchéance » sont révélées par le fait que la plupart des hommes ne « meurent » pas, mais disparaissent sans connaître le vrai sens de la mort.

Ainsi, la mort a son fondement dans le souci, et le souci est un perpétuel et ontologique être-pour-la-mort. L’être-là n’a donc pas de « fin » en tant que but et sens, il est « en raison de sa fin » : c’est la mort qui donne un sens au Dasein, à l’être-là.

C’est donc par la réflexion sur la mort, et par l’attitude face à la mort que, selon Heidegger, on peut définir l’authenticité et, par conséquent, l’être véritable de l’existant, « l’être de l’être-là », l’essence ontologique de l’existence.

L’anticipation de la mort n’est pas la réalisation de ce possible, c’est-à-dire le suicide. Elle réside dans une attente de ce possible, non pas attente inactive, mais conscience active du « néant » et de la « vacuité » de toutes les actions. L’attitude qui exprime le mieux cette attente active et lucide est l’amor fati, l’amour du destin, préconisé par les stoïciens et par Nietzsche. La finitude et l’impuissance peuvent en effet, par la conscience, se transformer en culpabilité, c’est-à-dire en acceptation de son « être-de-trop ». De là découle une « hyperpuissance », mais celle-ci s’accompagne de « tolérance » : l’existence authentique en commun consiste à laisser chacun être ce qu’il est.

L’authenticité n’est pas seulement l’assomption de l’être-pour-la-mort, elle est aussi existence authentique : comme telle, elle est « l’existence résolue ». Elle est une « réponse à l’appel » du souci, une assomption ferme du « destin » (aussi bien celui de l’être-là singulier que du « peuple allemand »), et se fait ainsi « éveil » de la conscience morale et lucidité.

Plus précisément, « l’existence résolue » est acceptation silencieuse et angoissée de la culpabilité et de la vacuité. Cette acceptation s’exprime dans le fait de vivre sa propre « situation » à la lumière de la mort quotidienne. S’impose alors la nécessité perpétuelle du choix, de la remise en question, dans une perspective de tolérance et de liberté. Certes, cette « existence résolue », cette « décision résolue » sont des conquêtes précaires. Elles sont d’autant plus difficiles que, finalement, l’existence authentique de l’être-là, son être le plus profond et le plus proche de l’être, consistent en l’acceptation intégrale du néant et de la faute sans rémission possible.

L’être contre l’ipséité: le parti pris de la déchéance et de la mort

On voit donc que, chez Heidegger, la description de l’individu humain, aussi bien celle de sa nature propre que celle de sa place dans le monde et du sens de son existence, repose essentiellement sur la « banalité quotidienne ». C’est à partir de cette « existence moyenne » que Heidegger élabore sa philosophie dont les grandes lignes sont inscrites dans ces idées :

« oubli de l’être », « déréliction », « souci », « angoisse », « être-pour-la-mort ».

Mais la figure de l’existence humaine ainsi dessinée est tellement pesante et tragique qu’elle exige d’être solidement justifiée avant d’être retenue ou récusée. Or, la réflexion à laquelle nous sommes invités va découvrir les difficultés les plus graves.

La première difficulté concerne le rapport que Heidegger établit entre l’être et l’étant. Si les mots du langage de Heidegger ont un sens, l’être est à la fois affirmé comme ce qui englobe ou dépasse l’étant singulier, comme ce qui le fonde et comme ce qui, en cet étant, en constitue le noyau, le cœur ou « l’essence » : l’être est l’être de l’étant, c’est-à-dire son essence. Or, dans le même temps, l’être est affirmé comme ce qu’il y a « de plus caché et de plus obscur ». En outre, l’évidence intérieure du cogito est récusée par Heidegger, la phénoménologie est remplacée par l’herméneutique, et l’ipséité, c’est-à-dire la conscience de sa propre identité comme sujet en première personne, ne vient à l’individu que par le monde. La question est donc celle-ci : comment, dans ces conditions d’obscurité de l’être et de non-évidence de la conscience, Heidegger peut-il affirmer quoi que ce soit de l’être ? Comment peut-il affirmer que l’être est l’essence de l’étant, puisqu’il ne connaît ni l’être (obscur en soi) ni le sujet qui pourrait le connaître (cogito sans certitude) ? Comment Heidegger sait-il tout ce qu’il sait à propos de l’être ?

Cette difficulté résulte d’une position archaïque du problème de la connaissance : Heidegger oppose encore l’être, seul vrai et absolu, au phénomène, simplement apparent, oublieux et trompeur. L’opposition de l’être et du phénomène inspire Platon, Kant et Schopenhauer, mais elle est déjà mise en doute par Hegel et, avec Husserl, elle ne résiste pas à l’examen. Heidegger n’est pas phénoménologue, il est en régression par rapport à la pensée phénoménologique de Husserl ou de Sartre.

En réalité, nous sommes en présence d’affirmations sans preuves, dont le climat et le sens implicite sont théologiques.

De cette inaccessibilité d’un être, qui est non seulement « caché » mais « oublié », va découler une seconde difficulté : comment Heidegger peut-il s’efforcer de construire une ontologie, alors qu’il sépare radicalement l’être en tant que tel et l’etant (fût-il l’homme comme être-là) ? Comment une ontologie non dogmatique serait-elle possible, dès lors que l’évidence phénoménologique est rejetée et que l’être est ce qui n’apparaît pas ?

La vérité est que, n’ayant aucun moyen gnoséologique de connaître l’être, Heidegger va nous en présenter un ersatz, c’est-à-dire un substitut. Ce qu’il affirme être une ontologie est en réalité une théorie de la vie du Dasein comme « banalité quotidienne ». Mais cette description de la vie banale pose deux problèmes fondamentaux qui vont affaiblir encore cette impossible ontologie.

D’abord il s’agit d’une morale, alors que Heidegger présente explicitement son analyse comme étant une ontologie et non pas une morale. Pourtant, toute la description de la vie quotidienne tourne autour de l’opposition entre la vie inauthentique (qui est déréliction, chute, déchéance comme le montrent le pragmatisme et l’anonymat) et l’existence authentique (qui est, à travers le souci, la conscience de l’angoisse et l’assomption de l’être-pour-la-mort). Mais sur quels critères repose cette opposition ? Le parti-pris moral est d’autant plus contradictoire dans la préférence qu’il donne à ce qu’il croit être « l’authenticité », que l’étude de la banalité quotidienne (c’est-à-dire « l’inauthenticité ») a été explicitement fondée par Heidegger sur l’analyse des « existentiaux » (« préoccupation », « sollicitude » et « souci »), ces existentiaux permettant d’accéder à l’essence de « l’existence ». Ainsi, Heidegger présente comme « ontologiques » le souci, la sollicitude et la préoccupation : mais s’ils sont « ontologiques », comment seraient-ils « inauthentiques » ?

D’autre part, comment l’appel de l’être pourrait-il être le critère de l’authenticité si l’être est inconnaissable ? Et si l’être est caché et d’abord inconnu, comment peut-on savoir que la chute dans l’anonymat est oubli de l’être, et que la conscience de la déréliction avec son angoisse est un existential qui révèle l’être ?

En réalité, nous sommes bien en présence d’une « morale », et non pas d’une « ontologie ». Mais, dans cette morale à prétention ontologique, ni l’être n’est décrit pour lui-même (puisqu’on lui a substitué une étude morale de la déchéance et de l’authenticité), ni la morale n’est justifiée, puisqu’elle postule un être distinct de l’être-là, un être qui est censé la fonder mais qui est inaccessible, indicible autrement que par la poésie de Hölderlin, et dogmatiquement affirmé derrière la seule description ayant un contenu : la description même de la banalité, simultanément élevée au niveau supérieur d’un « existential » et condamnée comme chute dans l’inauthentique.

Nous disions que la description de la vie quotidienne pose deux problèmes qui affaiblissent « l’ontologie » heideggerienne : nous venons d’examiner la première de ces difficultés en montrant que cette ontologie, déjà difficile en droit (puisque l’être est « caché »), est en outre impossible, impraticable en fait : Heidegger n’écrit pas une ontologie mais une morale.

La seconde difficulté réside en cette morale elle-même : sans véritable fondement ontolo-gique, elle reste arbitraire : les définitions de l’authenticité et de l’inauthenticité ne sont ici appuyées sur aucun critère. Il y a plus grave : à la décision arbitraire qui définit sans fondement ce qui est authentique et ce qui ne l’est pas, s’ajoute l’arbitraire d’une morale de l’authenticité qui n’a pas défini la morale elle-même.

Aucune justification n’est donnée de la décision de définir des actions meilleures que d’autres.

Aucune justification n’est donnée du choix de l’authenticité contre l’inauthenticite.

Ainsi l’ontologie heideggerienne n’est qu’une morale. Mais, pas plus que l’ontologie, la morale heideggerienne n’est justifiée comme morale et comme choix de la morale. Enfin, le contenu même de cette morale est arbitraire puisque l’auteur décide de ce qui est authentique (la vie pour la mort) et de ce qui ne l’est pas (les réalisations techniques, le choix d’une culture, la conversion).

Après les difficultés internes, attachées à l’ontologie, c’est-à-dire en fait à la morale heideggerienne comme description de la banalité quotidienne, nous sommes conduits à examiner une nouvelle difficulté. Sortant du système pour nous situer dans la perspective d’une critique externe, nous devons mettre en cause la pertinence de la description de la vie quotidienne, la pertinence de cette description qui fonde et synthétise toute la doctrine heideggerienne.

Notons d’abord que Heidegger opère un choix, c’est-à-dire une sélection du domaine de l’être-là qu’il se propose d’étudier. Il souhaite retenir « ce qui apparaît de prime abord », et il retient : la banalité de la vie quotidienne comme existence moyenne.

Mais sur quoi se fonde ce choix ? En admettant qu’il faille décrire des expériences significatives pour accéder à « l’essence de l’existence », pourquoi ces expériences seraient-elles constituées par les contenus les plus ordinaires et non par les contenus exceptionnels ? L’expérience de l’amour extrême, ou de l’admiration esthétique extraordinaire, ou de la joie rare de la création, ou du courage exceptionnel, ou de la découverte éblouie de certains êtres, ou de certaines œuvres, ou de certains lieux, pourquoi ces expériences uniques de l’unique seraient-elle moins expressives ou moins significatives de l’existence humaine ?

L’arbitraire du choix heideggerien des « existentiaux » (terme en fait aussi obscur et confus chez Heidegger que « l’être » ou « l’étant »), l’arbitraire de ce choix n’entraîne pas seulement l’ignorance de l’exceptionnel au bénéfice de la banalité, mais encore la gratuité de la description même de cette « banalité quotidienne ».

Sur quelles preuves, en effet, s’appuie l’auteur pour affirmer que la totalité de la vie quotidienne des gens ordinaires correspond aux descriptions qu’il en donne ? Tous les individus ne réduisent pas leur existence à l’intérêt pratique; nombreux au contraire sont ceux qui donnent la plus grande place à leur vie affective faite d’amour, d’amitié, de rencontres, de conflits également : Heidegger ignore la vie du désir. la place de la technique n’est ni exclusive, ni nécessairement négative.

De même, tous les individus ne réduisent pas leur culture à une répétition mécanique des idéologies environnantes, anonymes et coercitives; nombreux au contraire sont ceux qui vivent intensément les idées qu’ils partagent avec un grand nombre, ou qui partagent avec joie et plaisir les activités caractéristiques d’une société donnée.

De même, tous les individus ne sont pas des bavards impénitents et inconsistants, ou des brailleurs de discours vides constitués comme simples appels et réponses à la violence pour masquer l’ennui, l’impuissance ou la peur de la mort : nombreux au contraire sont ceux qui, dans la parole quotidienne, s’efforcent non pas de transmettre un message mais d’exprimer une présence réciproque et chaleureuse. Nulle « fuite de la mort » dans ces bavardages heureux de compagnons, d’amis ou d’amants, de voisins ou de partenaires.

Tout cet arbitraire des descriptions de la vie quotidienne par Heidegger révèle, par son évidence même, son caractère tendancieux : ces descriptions sont sélectives parce qu’elles sont orientées. Heidegger exclut de ses descriptions de la vie quotidienne, aussi bien les grandes expériences exceptionnelles (que tous peuvent vivre) que les expériences ordinaires et fréquentes dont le contenu est positif, créateur ou joyeux. Et ce choix sélectif est motivé par la destination finale de la pensée de Heidegger : la mort.

En effet, toute la description de la banalité quotidienne, présentée comme le détour indispensable pour accéder à l’essence de l’existence individuelle, est destinée en réalité à justifier une vision pessimiste et tragique de cette existence. D’une part, l’humanité moyenne est décrite (avec mépris ?) comme déchue, inauthentique et coupable et, d’autre part, la seule issue qui lui soit offerte est de réaliser « son destin » en se destinant à la mort.

En vue de la réalisation entiere de cet être-pour-la-mort, le Dasein abandonné n’aurait d’autre ressource que d’« habiter le monde poétiquement » en « attendant le dieu qui vient », c’est-à-dire en lisant Hölderlin. Plus prosaïquement, Heidegger a participé au destin « du peuple allemand » en entendant « l’appel » de Hitler, en s’inscrivant au Parti nazi et, après la guerre, en « oubliant » de parler des camps de concentration, de l’holocauste et de la question de la responsabilité. Il semble bien que, en fait, « la décision résolue » se soit réduite, dans l’œuvre de Heidegger, à en appeler à la préparation de la mort et, dans sa vie, à oublier la mort des autres.

Mais une telle perspective tendancieuse, une telle « stratégie » de lecture partielle, ne saurait résister à l’évidence de la vérité, c’est-à-dire, ici, de l’existence quotidienne du plus grand nombre: les expériences de plénitude et de joie, la conscience du sens, le sentiment de la responsabilité et de la création sont aussi nombreux que les expériences négatives de l’inanité et du néant de la vie. La réalité prégnante du travail, de la souffrance ou de la société économique n’empêche pas, mais justifie au contraire, la lutte effective, simple et courageuse que les individualités « ordinaires » mènent pour la liberté et le bonheur du plus grand nombre.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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