Husserl (1859-1938)

Le rôle fondateur du sujet et la raison constituante

L’apport fondamental de Kierkegaard a consisté, on s’en souvient, à mettre au premier plan de la réflexion une conception de l’homme comme source fondatrice de lui-même : était ainsi posé un sujet réflexif qui était en même temps une existence concrète, paradoxale et passionnée.

Mais nous avons aussi constaté que cette description ne se déployait ensuite qu’à travers des affirmations, des expériences et une doctrine qui ne parvenaient pas toujours à présenter les fondements de leur vérité.

C’est précisément la tâche à laquelle va se consacrer le philosophe allemand Edmund Husserl, fondateur de la phénoménologie contemporaine. Au-delà des conceptions du « phénomène » chez Platon, Kant, Hegel et Schopenhauer, Husserl va en effet élever la phénoménologie au niveau d’une méthode de description valable de la conscience, et d’une analyse descriptive des critères de la vérité qui pourront fonder une nouvelle connaissance de l’homme et du monde.

Pour nous orienter dans cette pensée riche et difficile, nous anticiperons le sens de notre étude : nous montrerons que Husserl met bien en évidence la nature du sujet et son rôle fondateur dans l’élaboration de la connaissance, mais qu’il a négligé sa dimension concrète, ces contenus que Kierkegaard avait commencé à éclairer sous le nom « d’existence ».

Non que Husserl soit un spectateur indifférent: il est personnellement concerné, comme homme juif converti au protestantisme, par l’histoire de l’Allemagne depuis la République de Weimar jusqu’à la montée du nazisme et au IIIe Reich.

De plus, Husserl est un penseur de la crise : autour de 1935, il réfléchit sur la crise des sciences européennes (qui manquent de fondement aussi bien comme sciences de l’esprit que comme sciences de la nature) et sur la crise de l’humanité européenne (dont le rationalisme se pervertit en technocratie et en nationalisme, devenant incapable de fonder une communauté culturelle attachée à la recherche de la vérité).

Cependant, cette inquiétude historique et concrète, cette préoccupation qui est une angoisse, ne sont pas répercutées dans les réflexions qui vont concerner la phénoménologie du sujet.

C’est ce que nous allons constater en examinant de près la doctrine husserlienne de la conscience.

Face à la crise des sciences et de la culture, Husserl se propose de rechercher les conditions d’une connaissance qui soit certaine, réitérant ainsi la démarche cartésienne : il s’agit en effet de trouver le fondement de la certitude. C’est dans cette perspective qu’il entreprend la description des actes de la conscience par elle-même, c’est-à-dire par une méthode réflexive et descriptive à la fois. Est ainsi posée la méthode phénoménologique, puisque celle-ci consiste, pour Husserl, à décrire les contenus et les significations qui « apparaissent » dans la conscience, c’est-à-dire pour elle. Seule une telle description par la conscience elle-même de cela qui lui est directement donné en elle-même, est en mesure d’accéder à une connaissance cer-taine. La distance est donc abolie entre le sujet qui connaît et le contenu qu’il connaît et qui, en tant qu’il « apparaît » à ce sujet, est en effet un phénomène.

Cette méthode permet de découvrir la signification la plus fondamentale de la conscience elle-même: elle est d’abord un acte (et non pas, comme le pensait Descartes, une chose, ou une substance). Cet acte est décrit par Husserl comme une intentionnalité : la conscience n’est pas un miroir ou un écran statique sur lequel viendraient se refléter ou s’imprimer des données exterieures : elle est au contraire une activité qui est un mouvement dirigé vers un « objet » extérieur à lui, cet objet recevant de ce mouvement son être et son sens. L’intentionnalité est donc un mouvement du suiet vers un objet, et ce mouvement est à la fois dirigé vers l’objet et constitutif de son sens.

En décrivant ce qui s’effectue en elle-même dans l’acte de connaissance, la conscience se révèle donc à elle-même comme une activité orientée à la fois vers un objet et vers un sens : l’intentionnalite est une activité « donatrice de sens ». Elle ne reçoit pas un objet tout constitué, elle constitue le sens de cet objet dans le mouvement même par lequel elle se dirige vers lui et le pose comme objet de perception, ou comme objet imaginaire, ou comme signification logique ou encore comme contenu affectif ou moral. Ces dernières dimensions ne sont guère décrites par Husserl qui s’attache surtout à fonder la connaissance rationnelle.

Dans ce but, il opère un détour. Laissant de côté, d’une manière provisoire, la question de l’existence ou de la non-existence objective des objets que connaît la conscience, il s’efforce d’approfondir la description de cela qui apparaît à la conscience comme telle, c’est-à-dire plus précisément de cela qu’elle effectue. La phénoménologie consiste donc à approfondir la signification, c’est-à-dire les différentes « couches » inscrites dans un acte de connaissance en tant que cet acte est la position intentionnelle (active et orientée) d’un contenu objectif par un sujet connaissant. Cette suspension de la question de l’existence objective de « l’objet » permet de consacrer une meilleure et une plus grande attention aux opérations logiques qu’effectue la conscience dans tout acte de connaissance. Cette suspension est désignée par Husserl comme « epochè », « mise entre parenthèses, » et elle rend possible la démarche suivante : « l’intuition des essences » ou intuition « eidétique ».

Cette nouvelle démarche consiste en une description des « essences ». Il ne s’agit pas d’une intuition métaphysique qui, comme chez Platon, contemplerait les essences absolues, Formes ou Idées, lesquelles, dans le monde intelligible, se présenteraient comme les modèles spirituels et éternels de tous les objets singuliers donnés dans le monde sensible. Pour Husserl, au contraire, l’intuition eidétique est la connaissance épurée de cela qui constitue en fait et en acte l’essence d’un corrélat de la conscience c’est ainsi que « l’espace » est la condition et donc l’essence fondamentale de toute couleur perçue, ou que « la protension » et la « rétention » sont les dimensions temporelle nécessairement contenues dans tout acte de connaissance (qui doit au minimum s’étendre du passé immédiat au futur immédiat pour constituer un contenu cernable de connaissance).

Cette description des essences est donc à la fois la position d’un contenu significatif (l’essence) et la position d’une manière d’être de l’objet connu (perception, image ou relation logique). L’intuition eidétique permet donc d’enrichir la connaissance des activités nombreuses et complexes qui entrent dans le mouvement même de l’intentionnalite. On aperçoit alors une nouvelle signification de l’acte de connaissance, c’est-à-dire un nouveau contenu (ou une nouvelle strate) de l’intentionnalité : elle constitue, c’est-à-dire elle pose et construit, à l’intérieur de la conscience, c’est-à-dire d’elle-même, les deux sphères distinctes de la « noèse » et du « noème ». Plus précisément, l’intentionnalité est cette activité par laquelle une conscience se pose comme contenu de pensée (« noese ») et pose par là même un objet pensé (« noème »). L’intentionnalité est active et donatrice de sens en tant qu’elle est l’opération constituante d’un noème par une noèse, c’est-à-dire l’affirmation d’un contenu de conscience qui est à la fois et corrélativement affirmation d’un objet significatif et référence de ce sens à la conscience qui le pose.

Au-delà de la position intentionnelle du noeme par la noese, se dessine une nouvelle démarche de la phénoménologie, ou plutôt la mise en évidence d’une nouvelle dimension de l’intentionnalité : il s’agit de la position du « monde de la vie ». La conscience intentionnelle ne pose des contenus significatifs et les modalités existentielles de ces contenus (choses, images ou relations) que pour constituer le monde concret de la vie dans laquelle est plongée la conscience. Ce monde est son œuvre : c’est du moins ce que le phénoménologue est en mesure de mettre en évidence, allant ainsi à l’encontre de la croyance commune. Celle-ci, comme pensée immédiate, n’est, selon les termes employés par la phénoménologie, qu’une « conscience naïve ». Ignorante de sa propre activité constituante, elle croit recevoir un monde tout constitué, alors qu’en fait elle est la source fondatrice de toutes les significations qui lui sont « données ».

Nous pouvons maintenant dire le principal résultat, aux yeux de Husseri, de ces analyses phénoménologiques de la conscience intentionnelle. Toutes les opérations que nous avons schématisées sont le fait d’un « sujet transcendantal ». C’est ce sujet qui, au cœur des activités singulières de l’intentionnalité, est le fondement de la connaissance vraie, parce qu’il est l’origine non seulement des significations concrètes des objets, mais de la signification même de l’idée de vérité et de certitude rationnelle. Ce sujet transcendantal, cet Ego, est source non seulement du sens des essences singulières des objets, mais encore des lois logiques qui permettront d’affirmer des relations et une certitude.

On peut saisir par là en quoi consiste l’apport fondamental de Husserl : il appelle à une véritable conversion gnoséologique. Cette « révolution copernicienne » que Kant se vantait d’avoir réalisée dans l’ordre de la connaissance, il semble bien que ce soit Husserl qui l’ait réellement effectuée. Il met en évidence non seulement le primat du sujet sur l’objet, mais le fait que ce sujet est une activité. À la différence des catégories ou des formes a priori de la sensibilité que Kant dénombre, l’intentionnalité est, chez Husserl, une activité effective, évidente et déployée par la conscience qui cesse ainsi de recevoir passivement les contenus sensibles et leur ordre, pour constituer elle-même les significations et les relation de ces contenus.

Non seulement la conscience intentionnelle est personnellement active, mais encore elle constitue la culture. Seule une « communauté des chercheurs » peut en effet acquérir toutes les connaissances concernant l’humanité, et c’est cette recherche commune et active qui constitue la culture.

La révolution copernicienne est donc chez Husserl une véritable conversion gnoséologique : non seulement elle donne le primat au sujet, qui devient réellement et activement fondateur, mais encore elle donne le primat à un sujet rationnel. La conversion gnoséologique est chez Husserl une conversion à la rationalité. Ainsi, par la recherche de critères de vérités qui soient à la fois immanents et objectifs, en même temps qu’intelligibles et évidents, Husserl semble bien résoudre toutes les questions qui avaient ete laissées en suspens non seulement par Descartes et Kant (arrêtés dans leur recherche par les concepts statiques d’innéisme et d’a priori) mais aussi par Kierkegaard (livrant à l’incertitude proclamée de la foi le résultat des découvertes sur la subjectivité).

Un doute subsiste cependant : le « monde de la vie » est-il un réel progrès sur « l’existence » ?

La raison constituante sans désir ni liberté

On peut en effet se demander si les descriptions que Husserl donne de la conscience ne sont pas trop abstraites. La relation de la conscience au monde n’est pas une simple relation cognitive, même si elle implique effectivement des opérations intellectuelles qui sont d’authentiques opérations de jugement.

Il semble bien que le pouvoir constituant du sujet (pouvoir mis en évidence par Husserl avec une force exceptionnelle) déborde de toutes parts le strict domaine de la rationalité. Ce que décrit Husserl est la raison constituante : la connaissance est bien le déploiement d’un acte de conscience qui pose elle-même ses exigences, ses critères et ses objets. Mais cet acte de connaissance rationnelle permet de décrire en effet la raison si on le réfléchit et si on se retourne sur lui : mais il ne permet pas de décrire le tout de la conscience. Celle-ci ne se réduit pas à la seule raison, et l’on doit attendre de la phénoménologie qu’elle décrive l’intégralité des actes de la conscience. Comment pourrait-on reconnaître et décrire la spécificité des actes de croyance ou d’imagination mythologique, d’angoisse ou de joie, par exemple, si l’on réduisait toute l’activité intentionnelle à une activité rationnelle ?

La vérité est que Husserl néglige d’étudier les motivations concrètes de l’action en tant qu’elles sont extérieures ou antérieures à la raison. La dimension intentionnelle dont on doit déplorer l’absence est donc ici le désir : la description du mouvement de la conscience comme mouvement du désir (et de l’affectivité qu’il fonde) manque entièrement chez Husserl.

C’est de cette absence du désir dans la phénoménologie que découle les deux difficultés suivantes.

D’abord, on ne comprend pas pourquoi la conscience intentionnelle déploie un « monde de la vie » dès lors qu’elle est en fait réduite à n’être qu’une pure raison; on ne comprend ni la vie affective, ni les contenus qualitatifs de la perception, ni les contenus affectifs ou existentiels de la relation à l’autre.

Sur ce dernier point Husserl décrit bien la conscience qu’on a de l’autre en tant qu’alter ego, mais il fait abstraction des dimensions et des contenus concrets de cette relation, c’est-à-dire des affects et des actions communes.

La deuxième difficulté découle de cette première abstraction. On ne comprend pas comment est possible la phénoménologie elle-même, c’est-à-dire en premier lieu l’entreprise de Husserl lui-même. Pourquoi le philosophe décide-t-il de connaître et de connaître précisément la conscience humaine ? Husserl réduit la philosophie à la recherche de la vérité, mais en l’appauvrissant : ainsi il n’explique ni son existence historique dans la culture, ni sa propre démarche réflexive. Si le philosophe ne reconnaît pas que sa démarche cognitive est un désir et que ce désir vise à changer la vie du sujet et les relations entre les hommes, il ne parviendra jamais à rendre compte de sa propre démarche ni de ses propres motivations. Il ne pourra pas même montrer comment la philosophie est possible.

On le voit, une phénoménologie qui serait non pas abstraite mais intégrale pourrait seule rendre compte à la fois de toute la vie de la conscience et de l’émergence de la philosophie.

Une telle phénoménologie devrait alors intégrer le Désir lui-même dans les structures du sujet, et cela en tant que ce sujet est constituant. Nous évoquerons une telle phénoménologie dans notre dernier chapitre.

Mais si le Désir est constituant au même titre que la Raison, c’est la question de la liberté qui est posée.

Ici surgit une nouvelle difficulté du système husserlien. Pour s’en tenir à la Raison constituante telle qu’elle est décrite par Husserl, on peut constater qu’elle implique un pouvoir d’invention, de choix et de décisions qui suppose une liberté de création : or Husserl ne fait pas allusion à cette implication du pouvoir constituant qu’est la liberté. Les sciences, qu’elles concernent la nature ou l’homme, inventent pourtant leurs concepts, leurs méthodes et leurs critères tout au long d’une histoire qui est celle de la raison constituante.

Si Husserl avait pris le désir en considération, l’absence d’une description de la liberté eût été certes plus dommageable. Mais il n’est pas certain qu’une conscience réduite à son intentionnalité rationnelle puisse mieux se concevoir en dehors de la liberté. La nécessité des relations de sens et de cohérence que pose la raison n’empêche pas que cette position soit un acte de la liberté, puisque la connaissance sans liberté n’est pas une conscience de connaître mais un fait arbitrairement affirmé. Par cette affirmation, qui dépasse la littéralité de la doctrine, nous sommes en réalité fidèle à l’inspiration husserlienne: en effet, c’est par une sorte d’analyse eidétique, par une sorte de description de l’essence de l’acte de constitution (qu’il soit logique ou existentiel, partiel ou intégral) que nous « explicitons » un contenu significatif intrinsèquement lié à cet acte, et qui est la liberté même.

Seule la liberté, conçue comme le pouvoir constituant aussi bien du désir que de la réflexion en un sujet concret, permettrait de rendre compte de l’intégralité de son acte, l’acte de ce sujet, c’est-à-dire de l’intégralité de sa vie et de son rapport au monde.

À ce moment, mais à ce moment seulement, on serait alors en présence non pas seulement d’un sujet de la connaissance, mais d’un sujet qui serait une existence.

C’est précisément à cette tâche que se consacreront les philosophies phénoménologiques et existentielles du XX° siècle : décrire une conscience qui, par son pouvoir constituant soit un véritable sujet et, par sa motivation concrète, soit un véritable Désir.

(Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »)

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