Spinoza (1632-1677)

1. Pour une éthique de la joie : l’esprit humain comme idée du corps, comme désir et comme réflexion

1.1. La signification éthique et subversive du rationalisme de Spinoza

C’est avec Spinoza que s’instaure, au XVIIe siècle, une philosophie authentiquement et radicalement neuve. La doctrine est d’abord le premier grand système qui, englobant une ontologie, une théorie de l’homme, de la connaissance et des affects, et enfin une éthique de la joie, se présente comme une totalité organique et bien structurée, construite avec la rigueur des démonstrations « mathématiques », et ramassée en un seul ouvrage, L’Ethique. Cette doctrine est ensuite le développement d’une conception unitaire de la philosophie dans laquelle la connaissance de la nature et la connaissance de l’homme sont explicitement destinées à fonder une éthique, c’est-à-dire des principes pour l’existence et pour la joie.

C’est en raison de sa visée éthique que le rationalisme de Spinoza n’est pas, comme on l’a cru, un intellectualisme abstrait, mais une philosophie rigoureuse, techniquement élaborée et consacrée cependant à la libération des esprits et à la recherche des conditions d’une existence à la fois concrète et heureuse. En effet, tout l’objet de la philosophie est de « rechercher s’il [n’existe] pas un bien véritable et qui [puisse] se communiquer, quelque chose enfin dont la découverte et l’acquisition me procureraient pour l’éternité la jouissance d’une joie suprême et incessante » (Traité de la réforme de l’entendement, prg. 1).

Assigner à la philosophie l’accès à un bien véritable qui soit une joie parfaite est une entreprise apparemment classique mais qui, mise en œuvre par Spinoza, va s’avérer tranquillement et radicalement subversive.

En effet, le cadre dans lequel cette philosophie va se déployer, et le fondement de cette éthique qui deviendra une sagesse de la béatitude, sont constitués par la doctrine du Dieu-Nature. Or, il s’agit là d’un monisme explicite qui identifie clairement Dieu et tous les aspects possibles de la Nature les attributs inconnus et les deux attributs de l’Étendue et de la Pensée): un tel monisme est à bon droit interprété au XVIIe siècle comme un athéisme, et condamné par les philosophes aussi bien que par l’église et la Synagogue. Spinoza fut d’ailleurs excommunié par la communauté juive d’Amsterdam en 1656, avant même qu’il n’ait publié aucun ouvrage. L’excommunication fut prémonitoire puisqu’en 1670 paraît sous l’anonymat l’ouvrage qui suscita toute la haine des métaphysiciens du XVIIe siècle, et toute l’admiration clandestine des philosophes du XVIIIe siècle : le Traité théologico-politique, dans lequel notre philosophe récuse le caractère divin des Écritures et considère la Bible comme une œuvre humaine contenant essentiellement une morale de justice et de charité, une législation nationale pour l’ancien État des Hébreux, et une sagesse universelle prônant la connaissance et la joie, c’est-à-dire « la vraie vie de l’esprit ».

C’est sur la base de cette critique de la religion monothéiste, que Spinoza développera dans L’Ethique la critique d’un dieu personnel imaginairement conçu comme un monarque, un juge ou un père, et construira sa théorie de la Nature. Celle-ci est une Substance unique, c’est-à-dire la somme infinie de tous les attributs infinis, et de tous les modes finis : seuls existent en acte la Substance et les modes, c’est-à-dire les « choses singulières ».

Ce monisme est subversif parce qu’il est en réalité un humanisme : pour Spinoza, c’est l’homme qui est le but de la philosophie, et c’est lui qui, par son esprit et sa raison, peut construire une philosophie qui soit en effet au service de la liberté et de la béatitude et non au service d’un Monarque ou d’un Dieu.

Certes, L’Ethique se termine par la description de « l’amour intellectuel de Dieu », mais cet « amor Dei intellectualis » n’est en rien une mystique (impossible dans le Système). Il s’agit d’un rapport réfléchi à soi, à la Nature et aux autres, rapport qui permet le dépassement des affects et l’accès à la félicité, c’est-à-dire au sentiment d’être et de plénitude. En outre, « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même » : la plus haute vertu, pour Spinoza, est en effet le fait même d’être dans la joie extrême et permanente, appelée traditionnellement « béatitude », mais décrite d’une façon neuve comme joie humaine et active. C’est que la dimension fondamentale de cette joie n’est pas, comme on l’a souvent pensé, la seule sérénité issue de la connaissance de la nécessité universelle, mais la conscience « adéquate » de sa propre autonomie et de l’affirmation joyeuse de son être. En elle réside le véritable « salut ».

On le voit, pour mieux comprendre le sens véritable de la « béatitude » et du « vrai bien », il est indispensable d’examiner ce qui les fonde et les rend possibles : nous devons examiner la doctrine spinoziste de l’homme, c’est-à-dire cette anthropologie qui est une description de l’esprit humain.

1.2. L’homme unifié

C’est la théorie de l’unité de la substance

(« Dieu, c’est-à-dire la Nature », Eth., IV, 4, Démonstration) qui rend d’abord possible la théorie de l’unité de l’homme. Parce que, pour Spinoza, il n’existe plus de monde transcendant intelligible qui entraînerait le dualisme de l’âme et du corps au milieu du monde matériel, il devient possible de comprendre autrement l’unité de l’être humain.

Celui-ci, comme chose singulière, appartient à la Substance infinie et il en est l’expression sous la forme de deux de ses attributs (l’Étendue et la Pensée). Plus précisément, en prenant les choses à partir de l’homme lui-même (et non à partir de la Substance où il s’inscrit), l’homme est un individu singulier et limité qui comporte deux aspects. Ainsi l’homme est un corps singulier, unifié comme totalité organique (un mode fini de l’étendue infinie) et il est en même temps l’idée de ce corps : c’est « l’esprit humain » que nous appellerions aujourd’hui « la conscience » et qui n’est plus une substance comme « l’âme » traditionnelle encore présente chez Descartes. Comme « idée du corps », l’esprit humain est « un mode fini de la Pensée », c’est-à-dire de l’attribut infini de la Pensée, lui-même étant l’une des expressions de la Substance, c’est-à-dire de la Nature.

L’homme n’est donc plus l’union mystérieuse d’une âme spirituelle et d’un corps matériel, mais l’unité fonctionnelle d’un Corps qui a l’idée de lui-même et qui est ainsi le corps individuel d’un esprit individuel. Cette réalité unifiée s’inscrit tout naturellement dans le système de la Substance unique, c’est-à-dire de la Nature unique au nombre infini d’aspects, c’est-à-dire d’attributs. De même que, dans l’absolu, Pensée et Étendue ne sont pas deux êtres infinis mais deux des aspects infinis d’un seul Être (Dieu, c’est-à-dire la Nature), de même le corps humain et l’esprit humain ne sont pas deux réalités distinctes qu’il faudrait réunir, mais les deux aspects contemporains d’une seule réalité : l’individu humain. Et, s’il en est ainsi, c’est que : « L’homme n’est pas un empire dans un empire » (Ethique, III, Préface). Il est un être de la Nature, il obéit aux mêmes lois que la Nature et, comme tous les êtres naturels, il exclut la transcendance. Mais, comme être fini singulier il se relie à tous les aspects infinis de la Nature et, comme eux, il est l’expression singulière d’une seule Substance, c’est-à-dire l’expression simultanée et finie, d’une part de la Pensée – l’homme est « idée » du corps propre, et « idée » des choses singulières et d’autre part de l’Étendue – l’homme est un corps fini et individué.

Pensons aux deux faces d’une feuille de papier, ou à deux versions d’un même texte en deux langues.

Cette doctrine (appelée ultérieurement doctrine du « parallélisme ») présente plusieurs avantages considérables. D’abord l’homme y est conçu comme un être naturel, qu’il sera donc possible de connaître et d’éduquer sans avoir recours à des mystères, à des puissances occultes, à des actes de foi ou de soumission.

Ensuite le problème de l’union de l’âme et du corps est dépassé, puisque l’homme est déjà par lui-même un corps conscient de lui-même, c’est-à-dire un corps et un esprit; dans cette perspective est également dépassée la question artificielle des rapports de l’âme et du corps en tant qu’action de l’âme sur le corps, ou du corps sur l’âme. Cette action hypothétique, posée par tous les dualismes, crée plus de difficultés qu’elle n’en résout puisque l’action d’un esprit sur un corps (ou d’un corps sur un esprit) reste mystérieuse et, à vrai dire, impossible. Pour Spinoza il existe un déterminisme rigoureux dans la Nature, mais il s’exerce toujours horizontalement et dans le cadre d’un même attribut : les corps agissent sur les corps, et les idées agissent sur les idées. Le déterminisme est rigoureux mais il est spécifique et non pas transversal.

L’esprit ne peut agir sur le corps ni le corps sur l’esprit; mieux : cette interaction est non seulement impossible en raison de la spécificité de chaque domaine de la Nature, mais elle est en outre inutile. En effet, chacun des deux aspects de l’individu correspond à un seul événement; chaque aspect (c’est-à-dire une « idée » comme mode de la Pensée, un « corps » comme mode de l’étendue) exprime dans son registre un seul et unique événement. C’est ainsi qu’un « affect » est simultanément un mouvement du corps et un contenu de conscience, une « idée ».

Nous y reviendrons.

Le dernier avantage de cette doctrine unitaire est de rendre possible une libération par rapport à la « servitude » des passions. Il ne sera plus question d’agir spirituellement sur le corps pour le maîtriser ou le réprimer, mais de transformer par l’esprit la conception et la vie même de l’esprit humain. À cet événement de la réflexion correspondra un événement du corps, c’est-à-dire une transformation réflexive et non pas volontariste de la vie du corps et de l’esprit.

Mais il ne suffit pas de dépasser les faux problèmes et les solutions fallacieuses. Il faut maintenant poursuivre l’examen direct de la nature de cet « esprit » qui n’est pas une « âme » mais qui est bien plus : la conscience unitaire de son propre corps. Nous attirons l’attention sur un problème de traduction simple mais décisif :

Appuhn traduit le terme spinoziste latin mens par « âme », créant ainsi l’occasion d’un contresens. Nous proposons de traduire ce terme par « esprit », plus fidèle, pensons-nous, à l’inspiration humaniste de Spinoza. Mais qu’en est-il de cet « esprit humain » ?

1.3. L’individu comme Désir, et la théorie des Affects

« L’esprit humain » est d’abord, on l’a vu, réalité individuée, à la fois corps et idée du corps. Pour mieux le connaître, il convient d’éviter aussi bien le divorce entre l’âme et le corps, tel qu’on peut le constater chez Descartes, que la réduction de l’âme à des mouvements corporels, telle qu’on peut l’apercevoir chez Hobbes. Bien au contraire, il convient de respecter la spécificité. de chacun des deux domaines qui constituent l’individu, et par conséquent de décrire l’esprit en termes d’idées, et le corps en termes de mouvements. En outre, cette spécificité des deux domaines n’empêchera pas leur unité foncière, puisque ces deux domaines sont respectivement l’expression d’un seul événement, d’une seule réalité.

Quelle est cette réalité qui fait l’essence simultanée de l’esprit et du corps ? C’est ici que la pensée de Spinoza accomplit le progrès et la synthèse les plus significatifs de toute la philosophie du XVIIe siècle : l’esprit humain (que l’on désignera ultérieurement comme sujet et comme conscience) est non seulement « l’idée du corps », mais encore « la tendance à persévérer dans l’être ».

« L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence actuelle de cette chose » (Eth. III, 7).

Cet effort, ce conatus est l’origine et le fondement du mouvement même de la vie et, à ce titre, il se nomme cupiditas, c’est-à-dire non pas convoitise mais Désir. Le regard de Spinoza sur l’individu humain est ainsi totalement neuf et concret. L’homme n’est pas d’abord un être spirituel destiné à la connaissance, mais un être synthétique destiné à l’existence. Car le Désir est inséparable de l’activité même de l’individu, il est très exactement sa puissance d’agir. Spinoza identifie « effort », « activité », « existence » et « force d’exister » (« vim existendi »).

C’est pourquoi il peut écrire : « Le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée par une quelconque affection d’elle-même à accomplir une action » (Eth. III, déf. des Affects I).

Ainsi l’homme est un être concret et dynamique dont toute l’essence est de déployer activement un effort existentiel. Cette vérité est universelle, puisque tout homme est Désir et activité, mouvement de la vie vers la vie; mais elle est également singulière puisque tout individu a une essence singulière (ce que nous appellerions un « moi » ou une « personnalité ») et que cette essence singulière n’est pas une force occulte ou inconsciente, mais la somme des actions effectives de l’individu.

L’essence de l’homme, comme puissance singulière d’agir et d’exister est simultanément puissance du corps et puissance de l’esprit, c’est-à-dire « existence en acte » (Eth. IV, 21).

On peut aller plus loin : la puissance existentielle n’est pas un mouvement absurde ou une force vide mais au contraire une puissance qualitative. L’effort pour exister, c’est-à-dire le Désir, se déploie non seulement comme une puissance intérieure mais encore comme une puissance qualifiée, ou qualitativement donnée à elle-même : et le contenu qualitatif du conatus et du Désir est la joie.

Plus précisément, la joie est le sentiment (Spinoza dira : affect) ou la conscience d’un accroissement de la puissance d’exister : si la puissance d’exister, le Désir en acte, sont définis comme « perfection », alors « La Joie est le passage d’une perfection moindre à un plus grande perfection » et « la Tristesse est le passage d’une plus grande perfection à une perfection moindre » (Eth. III, Déf. des Affects II et III).

Ainsi, parce que le Désir est dynamique il est toujours qualifié ou comme Joie ou comme Tristesse, selon que la densité d’être est vécue comme puissance qui s’accroît ou comme puissance qui se réduit. L’esprit (et le corps avec lui) se saisit comme enveloppant « plus ou moins de réalité qu’auparavant ».

Le sujet humain est donc persévérance active dans l’être, c’est-à-dire Désir, et celui-ci est toujours saisi qualitativement ou comme Joie ou comme Tristesse. Mais il est clair que le mouvement spontané, c’est-à-dire la vérité du Désir, consiste à poursuivre l’accroissement de sa puissance intérieure, c’est-à-dire la Joie.

A partir de là, Spinoza pourra définir les Affects et ce que nous appellerions la vie affective. Avant d’examiner celle-ci, insistons sur la signification de la démarche spinoziste.

Le Désir (qui est la source des actions et des passions) n’est pas « un vice de la nature humaine » (ibid., III, Préf.). La morale ne peut consister à accabler et à mépriser l’homme et ses passions. Il faut au contraire commencer par situer l’homme dans la Nature, et poursuivre l’étude de l’essence de l’homme au moyen de la raison et selon les mêmes principes qu’on utilise pour la nature : lois générales, intelligibilité, rationalité des événements pour l’observateur, sinon pour l’intéressé. En fait, Spinoza propose une véritable anthropologie.

Il faut remarquer en outre que cette philosophie de l’homme est ouverte, « optimiste » et généreuse : Spinoza met en évidence le Désir et la joie et combat les idées de péché et de perversion. Il souhaite l’homme non pas coupable et soumis, mais heureux, libre et vivant: « Personne ne peut désirer être heureux, bien agir, et bien vivre, qu’il ne désire en même temps être, agir et vivre, c’est-à-dire exister en acte » (Eth. IV, 21).

Nous pouvons maintenant poursuivre notre analyse.

Le Désir est pour Spinoza source d’activité et puissance existentielle, et non pas origine des seules passions. Précisons cette idée. Le Désir n’est pas en lui-même un manque ou une souffrance, ou une déchéance, ou une perversion, il est un dynamisme existentiel, une « activité » et non une « passivité ». En outre, cette activité est toujours qualifiée : le Désir est à ce titre la source des « affects », ceux-ci étant le contenu du Désir : « J’entends par Affect les affections du Corps par lesquelles sa puissance d’agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées » (Eth., III, Déf. III).

La puissance d’agir est le contraire de la passion puisqu’elle est activité : et pourtant on peut parler d’affect. Celui-ci, chez Spinoza, peut être actif: il est alors le sentiment d’un accroissement de puissance, présent dans tout contenu affectif dérivé de la Joie (amour, admiration, amitié, etc.). Mais il peut être passif : il est alors le sentiment d’une réduction de la puissance intérieure, sentiment présent dans toutes les « passions » dérivées de la Tristesse (haine, jalousie, colère, etc.).

La position de Spinoza est donc fort claire : le Désir produit ou des actions ou des passions. Il n’y a donc pas lieu de le combattre en tant que Désir et source de joie, mais de le comprendre en tant qu’il est la source et de la Joie et de la Tristesse. La tâche est donc de comprendre pourquoi et comme le Désir peut être parfois la source des « passions » et de la « Tristesse » et à rechercher s’il n’existe pas un « remède » aux passions qui ne soit pas une condamnation moralisatrice et superstitieuse.

1.4. Servitude et liberté : de la vie passive à l’existence active

La connaissance rationnelle des Affects (par le philosophe) permet effectivement de comprendre la nature des « passions » : elles sont les « affects passifs ». Elle ne sont pas identiques au Désir et à l’ensemble des affects, puisque ceux-ci peuvent être des « affects actifs », c’est-à-dire des actions. Les passions sont identiques aux seuls affects passifs.

Mais quelle est la différence entre ces deux sortes d’affects, c’est-à-dire entre les actions du Désir et les passions de ce même Désir ?

Pour cerner cette différence, il faut faire intervenir la notion de causalité « adéquate » et de causalité « inadéquate ». Ce qui distingue l’action et la passion n’est pas, pour Spinoza, le pseudo-caractère rationnel de l’action et le pseudo-caractère affectif des passions : ce qui est issu du Désir peut aussi bien être actif que passif. Ce qui distingue alors l’action et la passion est le degré d’autonomie de l’affect et par conséquent du Désir. Toute notre activité est issue du Désir et se saisit donc comme affect : celui-ci est toujours conscient car il est « une affection du corps » accompagnée de « l’idée de cette affection » (Eth., III, 9).

Mais dans ces affects, et donc dans la vie du Désir, nous pouvons être ou ne pas être la cause suffisante de nos actes : nous sommes actifs et libres lorsque nous sommes la cause « adéquate », c’est-à-dire autonome et suffisante des actes du Désir, et nous sommes passifs, c’est-à-dire soumis à la servitude des passions, lorsque nous ne sommes que la cause partielle et insuffisante de ces actes. Et notre Esprit est nécessairement actif lorsqu’il a des « idées adéquates », c’est-à-dire vraies et totalisatrices, et nécessairement passif lorsqu’il n’a que des idées inadéquates, c’est-à-dire partielles, fausses et imaginaires.

La servitude des passions n’est donc pas issue du Désir en tant que tel, mais du manque de connaissance qui nous réduit à n’être que la cause partielle de nos actes. La véritable liberté n’est pas l’indifférence ou la toute-puissance de la « volonté » : celle-ci, en tant que pseudo-faculté, n’est qu’une abstraction et une fiction. La liberté ne saurait être le libre arbitre exercé par une faculté de l’âme, aussi fictive qu’abs-traite. Bien plutôt la liberté réelle consiste en l’autonomie de nos actions.

Cette autonomie est le lien qui existe entre notre essence (et donc notre Désir) et nos actes : nous sommes libres lorsque nos actes découlent de notre seule essence et que nous connaissons cette relation. Il en est ainsi lorsque nous connaissons et comprenons, par des idées vraies, la cause entière de nos actes. Si, au contraire, nous ne connaissons pas notre être ni nos actes, ceux-ci se produisent aussi bien sous l’effet de causes intérieures (nous-même) que sous l’effet de causes extérieures (le monde). Etre libre, ce n’est donc pas « lutter » contre nos « passions », mais développer une telle conscience de nous-même que nous serons la cause suffisante de nos actions parce que nous les ferons résulter de notre être et non pas du monde ou de valeurs imaginaires.

Si la connaissance adéquate est l’origine de notre liberté c’est qu’elle seule nous donne la conscience de ce qu’est réellement notre Désir, et de ce qu’il peut réellement. Son pouvoir et son action sont à la fois plus étendus que ne le pense le dogmatisme des valeurs, et moins étendus que ne l’imagine souvent l’individu.

C’est ici qu’intervient une analyse si audacieuse qu’elle en est exactement subversive, analyse aux termes de laquelle Spinoza renverse et inverse les rapports traditionnels entre le Désir et le désirable, c’est-à-dire entre le Désir et les biens qu’il poursuit : « Il ressort donc de tout cela que nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons » (Eth. III, 9, sc.).

La connaissance adéquate consiste d’abord (mais pas seulement) à prendre conscience de ce pouvoir créateur du Désir et à nous libérer d’une emprise extérieure : celle-ci (comme dans l’ambition qui torture certains esprits) résulte d’une illusion de l’imagination qui attribue une « valeur » objective à un but (pouvoir, richesses, honneurs) qui, en réalité, n’a pas d’autre valeur que celle que lui accorde notre Désir. Ainsi, dans la passion, celui-ci s’enchaîne-t-il lui-même par ignorance de sa propre causalité, et par négation de fait de son autonomie.

Il existe donc un lien entre connaissance et liberté : mais ce lien ne réside pas dans la répression des passions par la raison, il réside dans la prise de conscience de l’essence véritable du Désir. La liberté est la réalisation consciente de soi-même.

Cette prise de conscience, cette connaissance, est à la fois la conscience de l’autonomie de l’esprit dans la création de ses buts et de ses valeurs, et la conscience de la spécificité personnelle et individuelle. Seule une telle conscience réflexive saura poursuivre exclusivement les buts et déployer exclusivement les actions qui expriment l’essence de chaque Désir, c’est-à-dire de chaque individualité.

Alors, mais alors seulement, l’individu déploiera une existence active, c’est-à-dire à la fois autonome et joyeuse, joyeuse parce qu’autonome.

C’est une véritable sagesse qui sera dès lors atteinte : l’individu ne se sentira pas exister seulement lorsqu’il souffre ou lorsqu’il a des passions, mais il vivra constamment avec le sentiment positif d’accéder à l’être, dans le temps même où il accède à la joie » (Eth., V, 43, sc.).

Pour mieux comprendre ce passage de la vie passive à l’existence active, nous devons maintenant esquisser la théorie spinoziste de la connaissance. Elle nous permettra aussi de compléter la doctrine même de l’esprit humain, en tant qu’il est non seulement Désir, mais encore Réflexion.

1.5. La théorie spinoziste de la connaissance et le rôle de la réflexion. La béatitude

L’ordre d’exposition de cette théorie ne correspond pas à l’ordre de sa découverte. C’est en se référant à celui-ci que l’on comprendra la nature et la fonction réelles de la connaissance dans la théorie spinoziste de l’homme.

C’est la première page du Traité de la reforme de l’entendement qui définit exactement la démarche spinoziste : après avoir constaté la fragilité et la relativité de tous les biens poursuivis spontanément (plaisirs, honneurs, richesses), après avoir compris que leur valeur ne venait que de sa propre attitude (de son Désir), Spinoza s’est décidé à « réfléchir » en profondeur et à rechercher « un vrai bien » qui puisse conférer une joie permanente, extrême et communicable.

Il apparaît donc clairement que le projet existentiel et éthique est premier : la nécessité de « réformer l’entendement » sera une conséquence de ce projet, puisqu’il faut disposer d’une théorie solide de la connaissance pour être en mesure de réformer notre entendement, réforme indispensable pour définir et atteindre le vrai bien, c’est-à-dire la joie.

Pour établir cette théorie, la méthode sera « réflexive ». C’est précisément comme théorie réflexive de la connaissance que les résultats de la première démarche de Spinoza sont repris, synthétisés et élaborés dans L’Ethique (Eth., II, 32 à 49). Cette théorie réflexive n’est pas destinée à définir une arme contre les « affects passifs » mais à rendre possible le déploiement du Désir comme série des affects actifs. En effet : « un affect ne peut être ni réprimé ni supprimé si ce n’est par un affect contraire et plus fort que l’affect à réprimer » (Eth., IV, 7).

La tâche consiste donc à disposer d’une théorie de la connaissance qui puisse fonder l’autonomie, et d’une théorie des affects qui puisse intégrer ceux-ci à une connaissance. Or, nous savons déjà que « l’affect » est une affection du corps, ainsi que l’idée de cette affection. L’affect est donc conscient, c’est pourquoi il pourra toujours faire l’obiet d’une connaissance redoublée, c’est-à-dire d’une réflexion. Celle-ci est en effet « l’idée de l’idée » (idea ideae). La vie affective est donc par elle-même susceptible de faire l’objet d’une connaissance, et celle-ci sera réflexive. Elle n’aura pas pour but de combattre l’affect, mais de le connaître et, ainsi de le rapporter à la totalité de « l’essence individuelle », de le comprendre et de le situer. Par cette opération, l’esprit peut distinguer ce qui dépend de lui et ce qui dépend du monde, et ne poursuivre désormais que les fins qui, pour leur plus grande part, dépendront de l’individu et de son essence. La libération par la connaissance est la mise en place des moyens de la réalisation authentique de soi-même.

Encore faut-il que l’esprit soit en mesure de distinguer le vrai du faux, aussi bien dans l’ordre des affects que dans l’ordre de la connaissance en général. S’impose alors, pour des raisons existentielles, la nécessité de disposer d’une théorie de la connaissance et de la vérité.

Spinoza distingue d’abord trois formes, trois genres de connaissance, selon l’origine des « notions communes », c’est-à-dire des concepts que nous formons par l’acte de la pensée (Eth. II, 40, sc. II). Le « premier genre de la connaissance » est appelé « opinion » ou « imagination ». Il s’agit de la connaissance par « expérience vague » qui présente les choses singulières d’une manière « mutilée » et « confuse », sans ordre valable pour l’entendement; il s’agit aussi de la connaissance reçue à travers le langage les « images » et les « mots »). Cette première connaissance est donc empirique, c’est-à-dire factuelle, extérieure, incomplète et sans fondements. Elle correspond à la vie spontanée et « passive », elle ne fournit aucune vérité, et elle ne constitue pas une force en elle-même.

Au contraire, la connaissance du second genre est la Raison proprement dite. Elle met en œuvre les « idées adéquates » et les « notions communes » que nous avons des choses : l’idée adéquate est le concept complet, ni tronqué ni amputé. Il faut préciser que l’idée adéquate n’est pas le simple accord de l’idée et de son objet, mais l’évidence intérieure d’une idée qui se pense elle-même : l’idée adéquate est « idée de l’idée », redoublement réflexif, en même temps que relation à l’objet pensé. D’autre part, ce sont ces idées adéquates (qu’elles soient innées ou acquises) qui permettent de constituer un raisonnement ordonné selon les exigences de l’entendement, c’est-à-dire un discours rigoureux et ordonné. Seules les idées adéquates, c’est-à-dire complètes et évidentes, sont en mesure d’étayer une connaissance discursive, démonstrative à la façon « des géomètres ». Seule une telle connaissance peut se communiquer par la force des démonstrations (qui sont « les yeux de l’esprit ») et entraîner chez autrui une libre adhésion, libérée des qualités occultes et des images superstitieuses. C’est un tel discours rationnel que le philosophe déploie dans L’Éthique.

Il reste que, aux yeux mêmes de Spinoza, ce discours universel est abstrait. Il doit être complété par le « troisième genre de connaissance ». Ce mode du connaître est encore rationnel, puisqu’il saisit la relation entre une chose singulière et l’attribut infini dont elle est un mode fini, mais cette saisie est intuitive. Le troisième genre de connaissance n’est pas mystique, il saisit simplement la relation des réalités singulières à ce Dieu infini qu’est la Nature. Par cette relation adéquate de la partie au tout, et de l’esprit humain à la Substance infinie (par la médiation des attributs), le philosophe accède à la béatitude, qui est la plus haute joie. La connaissance rationnelle et discursive, en permettant la conscience vraie de l’essence singulière, avait déjà permis l’accès à la liberté et par conséquent à la joie. C’est dans le prolongement de ce mouvement rationnel que la connaissance du troisième genre exprime notre plus grand pouvoir intérieur (toute connaissance vraie accroît notre puissance intérieure) et nous fait passer de la joie, toujours susceptible d’un accroissement, à la béatitude, qui est la joie parfaite et stable. L’individu « expérimente [qu’il est] éternel », et le sage « en tant que tel, est à peine ému, il est conscient de soi, de Dieu et des choses par une sorte de nécessité éternelle et, ne cessant jamais d’être » il jouit au contraire de la vraie satisfaction intérieure et de cette béatitude qui n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même (Eth., V, 42 et sc.)

La béatitude à laquelle parvient le sage est donc cette joie souveraine et permanente que Spinoza recherchait dès ses premiers ouvrages. Elle est le « vrai bien ». Il est donc impérieux d’en comprendre la signification si l’on veut saisir le génie du spinozisme et comprendre pleinement, c’est-à-dire adéquatement la théorie qu’il nous propose de l’individu humain, de ses pou-voirs, et de sa vraie vie.

Nous l’avons dit « l’amour intellectuel de Dieu » n’est pas mystique puisqu’il se rapporte à la Nature, adéquatement connue. De plus, notre sentiment d’éternité et notre béatitude s’accroissent avec les aptitudes du corps. Enfin, cette béatitude « n’est rien d’autre que la satisfaction de soi elle-même » (Eth. IV, Appendice, chap. IV).

C’est dire qu’elle est une expérience concrète et qu’elle exprime le rapport de l’individu à lui-même au terme d’un itinéraire philosophique définissable comme la recherche de la « felicité ».

Pour le dire autrement, la béatitude n’est pas séparable de l’existence concrète lorsqu’elle est fondée par le deuxième et le troisième genre de la connaissance. Ainsi, la béatitude est l’expression ultime d’une éthique, non pas son résultat (sa « récompense ») mais son expression (« la vertu même »). Il devient clair que, pour comprendre et vivre la béatitude, nous devons comprendre et vivre l’éthique spinoziste. Spinoza le dit lui-même : « la plus haute satisfaction de soi naît d’un juste principe de la conduite ».

En quoi consistent « ce juste principe » et cette éthique spinoziste?

1.6. L’éthique de la joie : « l’homme libre » et la félicité

Sur la base de cette conception de l’homme comme unité corps-esprit, mouvement existentiel du désir, et activité rationnelle de la réflexion, Spinoza élabore non seulement une sagesse de la béatitude, mais encore une éthique de la joie : elles s’impliquent réciproquement.

Cette éthique repose d’abord sur une critique de la morale traditionnelle, c’est-à-dire de la conception qu’on se fait de la morale. Pour Spinoza, les notions de « bien » et de « mal » n’ont pas d’existence objective, elles expriment seulement nos affects et notre imagination, et ne sont rien d’autre qu’une « connaissance inadéquate ». Il convient donc de reprendre toute la genèse des notions de « bien » et de « mal » et de rechercher un autre fondement pour la morale et par conséquent d’autres fins pour l’ac-tion. Reprenant les concepts traditionnels de « fondement », de « vertu » et de « perfection », mais en leur donnant un tout autre sens, Spinoza élabore une éthique radicalement neuve : c’est une éthique rationnelle qui est simultanément une « recherche de l’utile propre », spécifique de chaque individu, et une recherche de la joie d’être et d’exister. En outre, cette éthique est une description de l’esprit humain accédant au meilleur de lui-même et réalisant comme « un modèle de la nature humaine » la plus parfaite (cf. Eth., IV, 18 et Appendice).

Nous savons déjà que c’est le sujet lui-même (« l’esprit humain » comme désir) qui est à la source de la définition des biens : on ne désire pas une chose parce qu’elle est bonne, elle est au contraire bonne parce qu’on la désire et qu’elle est « utile » à notre existence. À partir de là, on peut définir le « fondement de la vertu » : il est l’effort pour vivre et exister (« persévérer dans l’être ») et, par conséquent, pour accroître sa puissance d’être et donc sa joie. Si le fondement de l’existence est le désir, son but est alors sa satisfaction et la joie.

Mais il existe des joies empiriques, confuses, à la fois passives et actives, d’origine extérieure et intérieure. Plus généralement, les affects passifs expriment une servitude et engendrent la Tristesse. Ne seront donc retenues que les joies actives : à la fois affectives (dirions-nous) et autonomes parce que connues, comprises et adéquates à notre essence et à celle d’autrui.

Deux inspirations animeront donc cette éthique : d’une part la recherche de la joie :

« Lorsque l’Esprit se considère lui-même, ainsi que sa puissance d’agir, il se réjouit, et cela d’autant plus qu’il s’imagine plus distinctement lui-même ainsi que sa puissance d’agir ». C’est pourquoi « …seule, en fait, une superstition farouche et triste peut interdire qu’on se réjouisse » (Eth., IV, 45, 2e sc.). Cette recherche de la joie, appuyée sur la raison et la connais-sance, n’est pas un hédonisme (philosophie du plaisir) mais un eudémonisme (philosophie du bonheur). L’éthique spinoziste se propose ainsi l’épanouissement du sujet, c’est-à-dire plus exactement, de « l’esprit humain » comme Désir et comme Réflexion.

La seconde inspiration de cette éthique de la joie est la recherche d’une relation positive à autrui : l’amitié est pour Spinoza une valeur fondamentale et son éthique appelle à la générosité : « …c’est aussi une part de ma félicité de travailler à ce que les autres, en grand nombre, comprennent comme moi, de sorte que leur intelligence et leur désir s’accordent avec mon intelligence et mon désir ». D’ailleurs, comme l’amitié, seuls les affects actifs et la raison unissent les hommes alors que les passions les divisent et les opposent.

A partir de là, on peut décrire une nouvelle forme d’humanité : « l’homme libre ».

Libéré de toute transcendance, de toute superstition et de toute passion, l’homme libre spinoziste est comme un modèle d’humanité proposé à l’existence et à la réflexion de chacun sans aucun recours aux notions de sanctions ni l’obligation, purement sociales.

L’homme libre désire pour les autres ce qu’il recherche pour lui-même. Il souligne leur puissance interieure et non leurs « vices » ou leur « impuissance ». Il sait que la haine est vaincue par l’amour, non par la haine. Il prône la Générosité et la « Fermeté d’âme ». Il condamne le remords et la pitié, qui expriment plus l’impuissance de l’esprit que sa force et sa « vertu ». De même la vertu de l’homme libre s’avère aussi grande à éviter les périls qu’à les surmonter.

D’une manière plus fondamentale « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie » (Eth., IV, 67).

En société, l’homme libre est généreux quoiqu’il refuse les bienfaits des ignorants, il ne vit pas selon l’opinion mais selon lui-même, il se lie d’amitié et n’agit jamais par ruse. Enfin, sans rechercher le pouvoir ni la gloire, il se sent plus libre dans la Cité où il vit selon le décret commun, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même (Eth., IV, 73). La meilleure des sociétés serait d’ailleurs la démocratie, fruit d’un Pacte social qui instaure une souveraineté collégiale et non pas monarchique.

S’il est vrai que seule une telle constitution démocratique permet le libre épanouissement des individus, il n’en reste pas moins que la tâche ultime du philosophe, et de tout homme poursuivant la liberté, est de déployer l’éthique concrète de la joie vers le sentiment de sa propre éternité : la félicité, c’est-à-dire l’épanouissement joyeux et réfléchi de la vie de l’homme libre, se saisit alors elle-même comme béatitude. L’éthique, conçue dans l’intégralité de son sens et de son extension, s’avère être le chemin qui mène de la servitude des passions à la liberté de la joie réfléchie, et de l’expérience de la fragilité à celle de l’intemporalité : l’homme libre est alors le sage qui accède à l’être.

2. Le sujet selon Spinoza

2.1. Bilan

L’action de Spinoza sur la pensée française du XVIIIe siècle est considérable. Le spinozisme est la source et l’expression de l’athéisme, du « matérialisme », et du mouvement des « libertins d’esprit », comme dit Bayle. Il est ensuite, au XIXe siècle, la source de « l’idéalisme » et du monisme dans la philosophie allemande.

Mais cette action résulte surtout de la lecture de l’ontologie du Dieu-Nature. On peut aujourd’hui apercevoir d’autres richesses, plus considérable encore.

Le spinozisme, on l’a vu, met en place une doctrine de l’homme comme unité corps-esprit.

Il élabore ensuite une théorie de l’individu défini essentiellement comme désir et tendance à persévérer dans l’existence, c’est-à-dire dans la joie et la poursuite de la joie.

Cet individu n’est pas un moi fait de passions, surmonté par un sujet moral et raisonnable, comme c’est le cas chez Descartes et, plus tard, chez Kant. Pour Spinoza, c’est un même désir (concret et qualitatif) qui se fait « passion » ou « action » selon qu’il met ou ne met pas en œuvre son pouvoir de connaître. Il peut ainsi passer de la servitude (issue de l’ignorance et de l’imagination) à la liberté (issue de la connaissance et de la réflexion).

De plus, cet individu est, comme désir, l’origine de la définition des biens et le fondement des valeurs. L’éthique est le déploiement de cette source, mais commandé par la raison. La joie est alors la suprême vertu et l’homme libre la désire pour autrui comme pour lui-même, sans se référer à aucune morale transcendante ni à aucune autorité extérieure.

De même l’esprit humain, comme activité de penser, est la source et l’origine de la vérité, puisque celle-ci n’est pas la chose, mais la réflexion sur la connaissance de la chose : l’idée de l’idée.

L’esprit humain accède ainsi à sa propre perfection, c’est-à-dire à la réalisation de son essence, lorsqu’il est à la fois un affect permanent de joie active, et une connaissance réflexive de soi, des autres et de la Nature. On peut appeler félicité (ou béatitude) cette existence de l’esprit qui est à la fois sentiment éternitaire de soi et sagesse de l’homme libre, c’est-à-dire accès à la joie d’être.

2.2. Difficultés

Nous sommes donc en présence d’une philosophie de l’esprit et de la béatitude, qui est en fait une philosophie eudémoniste de l’individu devenu maître de lui-même comme existence et comme sujet. Nous ne pouvons que souscrire à une telle inspiration.

Mais si l’on distingue cette inspiration (qualifiant somme toute un bilan positif) et la lettre des concepts à travers lesquels elle s’exprime, force est de reconnaître qu’un certain nombre de difficultés restent sans solution à l’intérieur du système spinoziste.

La première difficulté concerne l’anthropologie moniste. Ce n’est pas l’idée d’une unité corps-esprit qui est en cause ici : au contraire, elle marque une acquisition décisive et définitive. Ce qui est discutable et crée une difficulté, est la conception du « parallélisme ». Même si le terme n’est pas spinoziste, l’idée se trouve chez Spinoza : les idées de l’esprit et les mouvements (ou perceptions) du corps formeraient deux séries incommunicables, parce qu’elles n’exprimeraient que deux faces d’une seule réalité, la substance. Mais, dans ce cas, n’est-on pas renvoyé à une réalité lointaine, dont nous n’avons pas réellement l’expérience ? Une idée est un mode fini : comment passer de là à une réalité infinie et substantielle ?

D’autre part, si la connaissance et la réflexion philosophique ont un rôle véritable dans l’élaboration de l’éthique, c’est-à-dire d’une nouvelle vie, pourquoi ne pas reconnaître le privilège de l’attribut « Pensée » ? Il est en effet le seul à se connaître lui-même. Et si la philosophie change la vie, c’est que la pensée peut agir sur le corps. Nous ne disons pas qu’il s’agit de deux substances distinctes; nous disons seulement que le parallélisme ne rend pas compte de l’action réciproque de l’esprit sur le corps et du corps sur l’esprit. Il reste à mieux comprendre le rapport de l’organisme à la conscience qu’il produit : le déterminisme biologique (riche de contingence et caractérisé par un pouvoir d’autoconstitution) est cela qui est capable de produire la liberté.

Se dessine alors une autre difficulté fondamentale du spinozisme : c’est le problème du déterminisme.

Certes, le souci de Spinoza est de libérer la connaissance en lui assignant la tâche de connaître les lois de la nature et en la reconnaissant capable d’assumer une telle tâche : cartésien à l’extrême, Spinoza récuse toutes les forces occultes et tous les mystères.

Mais le déterminisme est alors conçu d’une façon si rigoureuse que l’on ne comprend plus comment une action de l’esprit sur l’état de choses passé et présent est encore possible. Si l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses, et si ces ordres sont rigoureux et nécessaires, on ne comprend pas d’où pourrait provenir une pensée critique ou une activité de l’esprit qui soit neuve.

Il semble bien, ici, que le système spinoziste ne soit pas en mesure de rendre compte de l’action de Spinoza lui-même, action à la fois novatrice et contingente.

Cette difficulté du déterminisme, issue de la difficulté du parallélisme, entraîne à son tour une autre obscurité : comment la pensée de l’éternité peut-elle rendre compte d’une réalité historique ? Il n’est certes pas question de nier la validité de l’expérience de ce qui ne dépend pas du temps : ici, Spinoza nous éclaire et nous éveille. Mais il reste à comprendre comment se relie ce qui dépend du temps (individuel et social) et ce qui n’en dépend pas. Comment se situent les contenus culturels présents dans l’histoire, par rapport aux structures de l’esprit individuel ? Comment les individus se rapportent-ils à l’histoire des sociétés où ils vivent ? Et l’accès à la conscience de soi et à la félicité peut-il se concevoir en dehors d’une référence à l’histoire ? N’est-il pas alors impérieux de définir de plus près le rapport du sujet à l’histoire et la signification du dépassement qu’il peut en opérer ?

2.3. Conclusion

Ces difficultés, non résolues dans le système spinoziste, n’enlèvent rien à la portée novatrice de ce système, et n’atténuent pas la vigueur et l’exigence de cette éthique de la joie qui est en même temps, et paradoxalement, une philosophie de l’homme libre. C’est dans le prolongement du spinozisme que devrait se constituer aujourd’hui une philosophie du sujet qui soit en même temps une philosophie de la liberté. Mais il s’agira toujours de déployer l’inspiration fondamentale du spinozisme dans laquelle le sujet, c’est-à-dire l’homme libre, est à la fois Désir et Réflexion.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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