La conviction ou la responsabilité : la conception démoniaque de la politique chez Max Weber

C’est la mise en évidence d’une forme démoniaque du tragique qui parcourt l’essentiel de la pensée de Max Weber. Nous devrons nous y attarder un moment : nous verrons comment le recours à l’alternative éthico-politique non seulement justifie l’injustifiable, mais presque, sous une pseudo-gratuité tragique de l’action, les plus graves ambiguités d’ordre pratique. Comme dans le cas précédent, la position du problème pratique en termes d’alternative aboutit en réalité à l’incapacité absolue de résoudre valablement ce problème par la raison ; tout se passe en fait comme si l’on voulait condamner toute réflexion et justifier le recours à la croyance, tout en s’attribuant le mérite du scrupule de conscience et de la recherche désintéressée. Garder pour soi la bonne conscience morale tout en s’inclinant, la mort dans l’âme, devant les violences de l’histoire, voilà en quels termes on pourrait définir tout le projet de Max Weber.

La pensée de Max Weber repose essentiellement sur l’opposition de la science et de l’action, c’est-à-dire de la connaissance et de la politique. Cette opposition signifie qu’il ne saurait être question, pour la science historique et les sciences sociales en général, de fournir des motivations pour l’action politique, pour les choix et les options qu’elle implique. La science ne saurait intervenir dans l’action.

Cette affirmation semble ne pas faire de difficulté s’il s’agit seulement de distinguer les finalités respectives de la connaissance (qui suppose objectivité et désintéressement} et de l’action politique (qui suppose le combat, la défense de certains intérêts exclusifs d’autres intérêts, et l’esprit partisan qui n’exclut jamais, dit Max Weber, la mauvaise foi dans l’argumentation et dans la pratique).

À y regarder de plus près, cependant, les choses ne sont pas aussi simples ni aussi évidentes. Max Weber ne procède pas à une simple distinction phénoménologique, c’est-à-dire à la distinction entre une attitude méthodologique cognitive (constituée par le souci de la preuve et la recherche des « causalités » données} et une attitude pratique (plus préoccupée de construire que de connaître, d’exercer un pouvoir que d’organiser une intelligibilité). En réalité, la distinction wébérienne va plus loin : l’opposition entre science ct action est destinée à mettre en relief le caractère finalement injustifiabie des choix pratiques exercés dans l’ordre politique.

On sait en effet que Max Weber conçoit l’histoire comme une guerre des dieux. Cela signifie à ses yeux que les valeurs qui inspirent l’action sont toujours injustifiables par la raison (c’est-à-dire, croit-il, la science constituée) et qu’elles reposent donc toujours sur des choix et des options qui ne sont à la limite que des croyances. Et parce que ces croyances sont toujours situées hors du champ de l’intelligibilité rationnelle, l’action politique comporte une part inéluctable de tragique, c’est-à-dire de violence injustifiable. La « guerre des dieux » consiste dans le combat inexpiable des valeurs pratiques et politiques entre elles : toutes finalement gratuites et injustifiables, elles sont donc toutes, inversement, susceptibles d’être adoptées et d’insPirer une action.

Il semble bien que le tragique wébérien soit à la fois une mise on évidence de la violence irrationnelle comme moteur de l’action, et l’affirmation que la politique comme guerre inexpiable et mortelle est une structure indépassable. On peut ici parler de tragique : c’est par sa condition même que l’homme est conduit à agir violemment sans justification rationnelle et sans retraite possible ; cette inéluctable guerre politique de toutes les valeurs contre toutes les valeurs ne peut bien entendu être interprétée comme tragique qu’à la lumière d’une protestation de la conscience du savant qui joint ici la lucidité au pessimisme. Ce pessimisme est ici comme toujours fort ambigu, puisque son objet est à la fois donné comme un mal radical qu’il faudrait condamner ou combattre, et comme une nécessité inéluctablement lite à la nature même de la condition humaine. On rend impossible ce qu’on présente comme exigible.

Le tragique réside donc pour Max Weber dans le fait que le mal comme violence est à la fois indépassable dans l’ordre de l’action (les sociétés sont inéluctablement diverses, séparées et hostiles) et inacceptable dans l’ordre de la connaissance (le savant ne justifie rien et reste indépendant de toute croyance, de tout totalitarisme et de toute pression politique).

Nous n’allons pas reprendre ici les remarquables critiques opposées à Max Weber par Leo Strauss, et qui concernent la pseudo-incommunicabilité des sociétés et la pseudo-guerre irrationnelle des dieux.

Nous devons seulement nous interroger sur cette alternative tragique : ou la connaissance ou la politique (irrationnelle}. Quelles sont, chez Max Weber, l’origine et la signification de l’alternative irréductible qu’il instaure ?

Au premier abord, il pourrait sembler que ce dilemme provienne de la théorie même de la science. Puisqu’il s’agit de la science historique et sociale, il faut définir une méthode qui soit à la fois rationnelle (universalisable et « causale ») et phénoménologique (distincte par conséquent des sciences de la nature). Cette méthode phénoménologique consiste à restituer les univers historiques, c’est-à-dire les divers systèmes de valeurs qui fonctionnent comme motivations de l’action et de la vie historique à l’intérieur de chaque groupe socioculturel et seulement à l’intérieur de tel ou tel groupe. C’est d’ailleurs ici, on le sait, le principal apport de Max Weber, et un résultat irréversible et décisif : l’action historique est à comprendre en termes de motivations et par conséquent de signiñcations, et non pas en termes de causalité aveugle et inerte.

Mais à partir de ce principe méthodologique de base, Max Weber tire une série de conclusions qui conduisent toutes à la non-intervention du savant dans l’ordre pratique. La tâche du savant est d’aider ceux qui agissent à mieux comprendre ce qu’ils font, à mieux évaluer le coût et les conséquences de leur action, à mieux dégager les valeurs qu’implicitement ils poursuivent et celles contre lesquelles, ipso facto, ils entrent en lutte ; mais en aucun cas le savant ne saurait intervenir dans le choix des valeurs : « faire le choix, cela est donc son affaire”? », celle de l’homme doué de volonté, c’est-a-dire de l’homme d’action, « pour peu qu’il agisse avec la conscience de ses responsabilités ».

D’un côté le savant, de l’autre l’homme responsable, le politique : ne semble-t-il pas, comme nous le disions plus haut, que ce soit de cette opposition méthodologique que procédera le tragique webérien ?

Conservons un moment cette hypothèse.

Le savant, ajoute Max Weber, c’est-à-dire « la méthode scientifique de traiter les jugements de valeurs », n’a pas seulement pour tâche de comprendre (verstehen) et de faire revivre (nacherleben) les « buts voulus et les idéaux qui leur servent de fondements », mais encore de porter un jugement critique : or cette critique ne concerne jamais les contenus, mais seulement la cohérence logico-formelle des divers systèmes de valeurs, et des diverses chaînes pratiques finalités-moyens. Ne jouera dans cette critique que le principe de non-contradiction. Le savant n’indique donc à l’homme d’action que la cohérence ou l’incohérence de ses choix, celle qui existe (ou non) entre ses buts et ses moyens, et enfin quelles sont les valeurs indirectement impliquées (ou combattues) par les choix explicites : mais, en aucun cas, le savant ne saurait formuler un choix, ni justifier aucun choix, ni combattre aucune valeur. « Aider l’individu à prendre conscience (des) étalons ultimes qui se manifestent dans le jugement de valeur concret, voilà finalement la dernière chose que la critique peut accomplir sans s’égarer dans la sphère des spéculations. Quant à savoir si le sujet doit accepter ces étalons ultimes, cela est son affaire propre, c’est une question qui est du ressort de son vouloir et de sa conscience, non de celui du savoir empirique », Le savant est donc celui qui voit tout et comprend tout, mais ne choisit rien : la pensée théorique ne doit avoir aucune incidence d’ordre pratique, et cela en raison même de sa vocation : le savant n’a pas à s engager, Il est tenu de n’assumer aucune responsabilité.

Pour Max Weber, la science ne peut donc établir ni fonder un salut, des valeurs, un sens existenticl. Elle ne peut (outre la réflexion sur les moyens); que permettre d’élucider les valeurs et les consequences qui sont effectivement poursuivies ou impliquées en chaque circonstance. « Le courage doit reconnaître cette nouvelle situation et distinguer entre le savant et le chef ou le prophète qu’on réclame mais que l’époque ne peut fournir ». Il convient de distinguer science et croyance, et de ne pas demander de credo à la science : selon Max Weber il vaudrait mieux choisir, en toute lucidité, le « sacrifice de l’intellect », si l’on n’était pas capable de « supporter avec virilité (le) destin de notre époque », qui est celui du désenchantement. il n’appartient pas à la science mais à un prophête où à un sauveur de répondre à la question : « Quel dieu devons-nous servir parmi tous ceux qui se combattent ? Devons-nous, peut-être, servir un tout autre dieu, mais quel est-il ? » Or l’attente messianique ne convient plus à notre temps, privé de prophète et de sauveur, et 1l faut se contenter de répondre aux « demandes de chaque jour ».

À partir de là, on peut apercevoir que la lecture traditionnelle qu’on fait de Max Weber n’est pas satisfaisante et que notre hypothèse n’était pas la bonne : ce n’est pas la conception de la science qui, chez Max Weber, commande le tragique de sa vision de l’histoire. Puisque la vocation de la science n’est pas d’intervenir dans le cours de l’histoire, mais seulement de connaître des « faits » (systèmes culturels, mode de relation causale, « types généraux et idéaux d’attitudes ou de structures sociales, tous métaphorisés par le terme dieux »), le savant en tant que tel ne se trouve affronté à aucune difhculté pratique, à aucune angoisse, à aucun débat de conscience ; ces difficultés, angoisses et scrupules ne sauraient provenir que de l’urgence des choix pratiques. Choix dont les éléments d’appréciation se donnent toujours cependant d’une façon confuse, ambiguë et contradictoire. Aucun de ces problèmes ne saurait se poser à celui qui, tel le savant, a décidé de ne pas choisir, c’est-à-dire de n’exclure ni d’élire, de ne condamner ni défendre aucune cause.

Certes, une telle attitude d’objectivité a le mérite de ne pas soumettre la politique et l’action à de pseudo-connaissances qui, tenues dogmatiquement pour vraies, autoriseraient le totalitarisme et la violence dans leur mise en pratique. La pensée marxiste, qui lie de cette façon la pratique à un dogme théorique, n’a pas le privilège de la violence dogmatique et « scientifiquement » fondée : la pensée de droite, qui fonde son élitisme sur de pseudo-données biologiques, répond au même schéma et pratique le même dopmatisme de la violence. C’est le mérite de Max Weber d’avoir montré que, de certaines données objectives, on ne saurait conclure honnêtement à une forme particulière et exclusive de l’action.

Mais cette conclusion devient erronée lorsqu’on la généralise, et lorsqu’on affirme en somme, comme Max Weber, qu’aucun enseignement pour l’action, ni aucun principe de choix, ni aucune possibilité de condamner quelque système de valeur que ce soit ne sauraient découler de la connaissance rationnelle. On le montrera en détail plus loin.

Constatons au moins qu’une telle doctrine permet toutes les ambiguïtés, puisqu’elle autorise (quelles que soient les circonstances politiques, fussent-elles celle de l’Allemagne d’entre les deux guerres) toutes les abstentions, c’est-à-dire en fait tous les consentements et toutes les complicités, en permettant de sauvegarder en outre toutes les apparences de la conscience scrupuleuse et de la belle âme.

Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qu’il importe est de constater que l’opposition de la science et de la politique n’est en rien l’origine du tragique wébérien.

Ce n’est certainement pas d’une « objectivité » pratiquement irresponsable, c’est-à-dire en fait d’une indifférence, que pourrait découler une conception nietzschéenne ou tragique de la « guerre des dieux ». Or c’est ce « tragique » qui nous importe ici, car si l’indifiérence ne condamne rien l’assomption du tragique permet tout.

En fait, le tragique wébérien provient d’une Opposition qui se situe dans un tout autre champ que celui où s’opposent la vérité scientifique (incapable d’indiquer des choix) et l’action politique (contrainte de choisir par ses propres moyens). Ce tragique provient de l’alternative qui oppose l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité.

Si l’on précise la véritable signification de ces termes dans le contexte wébérien, on s’aperçoit assez vite qu’il s’agit en fait d’une alternative que nous connaissons bien : il s’agit du dilemme entre l’action politique et l’action morale. Montrons-le en détail, contre la lecture traditionnelle qu’on fait de Max Weber.

Sous sa plume, l’alternative semble concerner deux manières de pratiquer l’action politique : l’une se fonderait principalement sur des options et des doctrines, c’est-à-dire des idéaux dont la valeur repose sur une ferme croyance intéricure (une conviction), l’autre se fonderait principalement sur l’attention aux conséquences qu’il appartient au chef politique d’assumer (une responsabilité). L’auteur prend l’exemple du syndicaliste pour illustrer cette éthique de la conviction : n’est-ce pas la preuve que l’opposition des deux formes d’action concerne bien exclusivement la politique ? En réalite, les choses sont plus complexes.

Le fait principal qui peut nous éclairer est si évident qu’il passe inaperçu comme ce qui est éblouissant. Max Weber utilise le terme d’éthique : Verantwortungsethisch (éthique de la responsabilité), et Gesinnungsethisch (éthique de la conviction}. En outre, citant l’exemple du syndicaliste qui, agissant selon ses convictions, serait inattentif aux conséquences de ses revendications, il ajoute immédiatcement un autre exemple, qui est celui du chrétien : « Dans un lanpage religieux nous dirions : “Le chrétien fait ses devoirs et, en ce qui concerne le résultat de l’action, il s’en remet à Dieu.” »

Sur la base de cet exemple, pris parmi d’autres possibles, on peut apercevoir enfin la signification véritable de l’alternative : quand Max Weber oppose deux attitudes politiques, il procède en fait à l’opposition entre le réalisme politique, soucieux de conséquences et d’efficacité, et l’idéalisme moral en politique, c’est-à-dire le moralisme dans la politique. Léthique de la conviction, présentée par Max Weber comme l’une des deux attitudes politiques qui s’excluent, est en réalité chez lui l’éthique du devoir s’opposant à la politique de la réussite. Le dilemme est introduit par Max Weber lui-même dans les termes suivants : « Mais comment se pose alors le problème des relations véritables entre éthique et politique? »

La doctrine de Max Weber, on le sait, est toujours très nuancéce ; on peut se demander si elle n’est pas, ici, confuse et inachevée.

Tout d’abord, l’auteur sait très bien qu’il est artificiel de séparer éthique et politique : « N’existe-t-il absolument aucun rapport entre ces deux sphères, comme on l’a dit quelquefois ?.. Peut-on vraiment croire que les exigences de l’éthique puissent rester indifférentes au fait que toute politique utilise comme moyen spécifique la force, derrière laquelle se profile la violence ? Ne constatons-nous pas que, parce que les idéologies du bolchevisme et du spartakisme ont précisément eu recours à la violence, ils aboutissent exactement aux mêmes résultats que n’importe quel autre dictateur militaire? »

Mais l’affirmation de départ, selon laquelle il existe en réalité un lien entre éthique et politique, n’est pas réellement développée pour elle-même : Max Weber se contente de montrer que l’éthique ne peut pas ne pas juger l’action politique : il n’en tire une nouvelle définition ni de l’éthique ni de la politique. Celle-ci reste pour lui le domaine de la violence, tandis que celle-là reste le domaine de l’absolu, puisqu’il la désigne parfois par l’expression l’« éthique absolue ».

Lorsqu’il rejette simultanément les deux thèses, dont l’une affirme que l’éthique et la politique n’ont aucun rapport (c’est l’alternative que nous étudions actuellement et que nous rejetons aussi) et dont l’autre affirme que « la même éthique est valable aussi bien pour l’action politique que pour n’importe quelle autre espèce d’action », ce n’est pas pour préparer de nouvelles définitions à partir d’une nouvelle conception de la relation entre les deux perspectives. Une telle tâche est certes pressentie par Max Weber, puisque quelques pages plus loin il évoque les cultures où l’éthique se spécialisait et se différenciait selon les conditions sociales et les professions, tel le système de vie hindou, dans lequel chacune des professions (constituant une caste) faisait l’obiet d’une loi éthique particulière, d’un dharma (par exemple, il est dit dans une conversation entre Krishna et Ârjuna : « Fais ce qui est nécessaire », c’est-à-dire la guerre, qui est le devoir qui s’impose à la caste des guerriers). De même, Max Weber écrit que « la doctrine de la corruption du monde par le péché originel permettait d’intégrer avec une relative facilité la violence dans l’éthique ». Mais ce ne sont là que des notations destinées à préparer la critique de la morale de la conviction (celle du Sermon sur la Montagne, comme il le dit à la même page). En fait, la visée réelle de Max Weber ne consiste pas à préparer une nouvelle doctrine de l’action mais à montrer (à partir d’exemples historiques, c’est-à-dire de faits socioculturels) que, dans la réalité, le lien entre l’éthique et le politique est plus étroit qu’on ne le dit : et cette affirmation signifie que le rapport entre l’exigence absolue et la violence est plus ambigu, plus fluent, plus variable et multiple qu’on ne le croyait. Mais ce rapport ambigu, cette ambiguïté de l’action qui fait que, souvent, le mal provient du bien et le bien résulte du mal, toutes ces affirmations reposent (et c’est là ce qui est essentiel pour nous) sur une conception parfaitement traditionnelle de l’éthique et de la politique. Pour Max Weber la morale est en fin de compte ce que produit une religion, c’est-à-dire, dans le contexte où il se situe, les Evangiles et le Sermon sur la Montagne : « Le droit naturel chrétien » repose sur « les exigences a-cosmiques du Sermon sur la Montagne » qui a la forme d’une « pure éthique de la conviction”? ».

De même, les premiers chrétiens « savaient très bien » (dit Max Weber en assumant donc ce point de vue) « que le monde était régi par des démons et que l’individu qui se compromettait (sic) avec la politique, c’est-à-dire avec les moyens de la puissance et de la violence, concluait un pacte avec les puissances diaboliques ». Ainsi, le moyen décisif en politique est la violence, instrument du pouvoir, tandis que l’éthique est l’exigence absolue du tout ou rien, celle des Évangiles : donation de tous ses biens, non-réponse à la violence, et enfin devoir de vérité : « il est, lui aussi, inconditionnel, du point de vue de l’éthique absolue ».

Le but de Max Weber n’est donc pas le moins du monde de préparer une nouvelle conception de la pratique, mais de montrer, en ie déplorant dramatiquement, le divorce (en même temps que le lien) entre l’éthique et la politique : les définitions de celles-ci restent inchangées, et le tragique contemporain résulte, là encore, du heurt entre les exigences de la politique et celles de la morale. Mais la lucidité exige selon Max Weber que l’on aperçoive l’échec de l’éthique de la conviction : cet échec résulte nécessairement de la problématique des fins et des moyens, c’est-à-dire de la justification des moyens par la fin.

C’est à partir de là qu’on peut comprendre le tragique wébérien : il est en réalité le désenchantement nostalgique définissant ses valeurs par une inspiration religicuse qui à perdu sa justification, sa foi et sa croyance, c’est-à-dire son fondement. Pour Max Weber, le Dieu chrétien est mort et sl laisse l’homme seul face à ses responsabilités pratiques : en d’autres termes, l’éthique absolue, « la conduite sciemment éthique de notre vie qui jaillit de toutes les prophéties religieuses » et qui se présente désormais sous la forme d’un « rationalisme grandiose » a dû céder le pas aux « compromis et aux accommodements ». Sur les ruines de la foi chrétienne et sur la base d’un désenchantement du monde issu de la fin du merveilleux et du sacré, « la multitude des dieux antiques sort de ses tombes, sous la forme de puissances impersonnelles qui tentent de faire retomber la vie humaine en leur pouvoir, et de la faire participer à leurs luttes éternelles ».

En clair, cela signifie que la conscience moderne est déchirée entre les forces violentes exclusives qui occupent tout le champ politique, lorsqu’il est laissé sans recours par l’effondrement des bases de l’éthique absolue, celle de la conviction. La lucidité consisterait à accepter ce désenchantement, c’est-à-dire à la fois la nostalgie d’une éthique ancienne sans efficacité ni pouvoir, et la nécessité d’une politique moderne faite de violence et de gratuite. Cette gratuité s’appellera le destin : « C’est le destin qui gouverne les dieux et non pas la science. »

Le destin tragique, c’est-à-dire la contingence injustifiable des combats et de la violence historiques, doit être affronté avec courage : cela ne peut se faire que par le renoncement à l’éthique illusoire de la conviction, et par l’assomption d’une éthique de la responsabilité qui consiste pratiquement à répondre aux exigences quotidiennes de la politique. Les « tourments de l’homme moderne » proviennent d’une seule question : « Comment se montrer à la hauteur du quotidien » , lorsqu’on la pose après la ruine du messianisme ?

On le voit, la doctrine de Max Weber repose sur la même alternative que l’opposition de la violence et de la pureté. La signification de la nouvelle opposition (la responsabilité ou la conviction) est la même que précédemment : il s’agit en fait d’une disjonction entre ce que l’on dit être la morale et ce que l’on dit être la politique. Et, comme précédemment, le tragique est la « prise de conscience » de ce que l’on croit être une condition inéluctable ou structurelle de la vie sociale, c’est-à-dire une situation sans issue. Le tragique consiste dans l’impossibilité où serait l’homme de choisir valablement entre ses responsabilités politiques, impliquant l’usage et la justification de la violence, et ses convictions morales et religieuses, impliquant le désir de l’universel, c’est-à-dire du devoir inconditionnel de respect de l’humanité.

En réalité, cette manière de poser le problème met en évidence le fait qu’il n’est possible de décrire l’action en termes tragiques qu’à la condition d’opposer le domaine politique et le domaine moral, tout en maintenant les définitions traditionnelles de ces termes. Il existe cependant une différence entre l’attitude des moralistes comme Camus (ou B.-H. Lévy, qui retrouve la même conception) et celle des politiques comme Max Weber. Le « moraliste » prend acte du tragique de la violence, mais il lui oppose une protestation inconditionnelle, celle de l’individu sans pouvoir qui néanmoins parle et proteste. Seule une image de l’homme est ainsi sauvée, les politiques poursuivant quant à eux l’exercice de leur pouvoir et le déploiement de la violence.

Opposé à cette générosité abstraite, Max Weber se fait le défenseur de l’homme politique, soucieux de ses responsabilités concrètes et réelles : en fait il choisit, lui, la politique. Or l’essentiel de ses analyses a consisté à montrer le caractère démoniaque de celle-ci, c’est-à-dire la gratuité des déchaînements impersonneis de la violence.

On voit bien le paradoxe auquel on aboutit : tout en distinguant et définissant une « éthique absolue », Max Weber se fait le défenseur des pratiques politiques, et cela, en tant précisément qu’elles ont perdu leurs justifications absolues et qu’elles expriment toutes le relativisme démoniaque le plus total. C’est pourquoi il peut faire l’éloge nostalgique de la politique des castes guerrières hindoues : « Cette specialisation de l’éthique permet à la morale hindoue de faire de l’art royal de la politique une activité parfaitement conséquente, soumise à ses seules lois, toujours plus consciente d’elle-même. »

Or, justifier toute pratique politique (comme certains révolutionnaires) ou déplorer (comme Max Weber) qu’il n’existe plus aucune morale capable de justifier ou de condamner aucune politique, revient strictement au même : on érige en disciplines séparées la morale (qui serait formelle et donc abstraite ou caduque) et la politique (qui seule serait réaliste et sérieuse, c’est-à-dire révolutionnaire pour les uns et démoniaque pour les autres). C’est précisément cette autonomie de la politique que Max Weber décrit dans la phrase que nous venons de citer plus haut, et dont il déplore qu’elle ne corresponde plus à a situation moderne.

De toute façon, on rejette (cyniquement, comme Lénine, ou d’une manière ambiguë, comme Max Weber) la morale d’un côté, et la politique de l’autre, le seul matériau de l’histoire étant cette « politique » avec ses « lois propres ».

Cette attitude repose sur une pétition de principe, ou une confusion, ou une contradiction que nous voudrions maintenant mettre en évidence chez Max Weber, avant de tirer des conclusions plus générales dans un prochain chapitre.

La circularité ou la confusion de la pensée wébérienne s’exprime directement dans la phrase citée plus haut sur l’art royal de la politique chez les anciens Hindous : dans ce texte, Max Weber parle de « morale hindoue » et d’une « éthique spécialisée ».

Pourquoi l’intervention de cette idée de morale, dans un texte qui définit une politique ? A cela, une seule explication possible : Max Weber est parfaitement conscient du fait que tout système politique est une éthique.

En réalité, le mérite de Weber a précisément consisté à montrer que les systèmes politiques sont des systèmes de significations et des lignes d’action constituées par des normes, des croyances et des motivations, et qu’ils sont ipso facto des systèmes de valeurs : mais un système de valeurs est précisément une éthique.

De là provient la difficulté de la distinction wébérienne : toute conviction, si elle est une éthique, vise à sa propre réalisation et se saisit donc elle-même comme responsabilité ; inversement, toute responsabilité, si elle estime devoir faire usage des moyens politiques pour la réalisation de ses buts, se considère ipso facto comme un devoir et une valeur, c’est-à-dire une conviction. Mais si toute responsabilité se pose comme une valeur, et si toute conviction se définit des responsabilités, la distinction wébéricnne est logiquement artificielle et non pertinente. La signification de cette opposition ne peut donc être que pratique : elle est destinée à soustraire la politique non pas à toute problématique morale comme elle le prétend, mais à toute problématique qui supposerait une autre morale que la sienne.

Car si toute politique est une éthique, cela implique qu’en soustrayant la politique à tout jugement de valeur étranger à ses principes, on assume en fait la morale contenue dans la conception qu’on aura de la politique. Le langage tragique ou pathétique ne change rien à l’affaire : Weber assume le démoniaque de la politique comme conflit de forces arbitraires. Et puisque les forces sont impersonnelles et sans fondement, c’est finalement la relativité et la gratuité de toutes les politiques concrètes que Max Weber nous appelle à assumer. Il le précise d’ailleurs clairement en invitant chacun à savoir reconnaitre puis à « suivre son démon ».

Quand Max Weber souhaite que l’homme poiitique fasse preuve de « passion lucide », de « responsabilité » et de « mesure », c’est en termes éthiques (traditionnels) qu’il décrit l’attitude responsable : aussi est-il cohérent lorsqu’il parle d’une « éthique de la responsabilité ». Mais cette cohérence formelle repose sur une incohérence fondamentale, puisqu’il affirme en chaque politique un « démon » injustifiable, que personne ne saurait valablement critiquer .

On retrouve ici l’ambiguïté : dans un style qui est parfois celui des moralistes et des professeurs de morale (« soyez, en politique, responsables, lucides, passionnés, mesurés »), Max Weber dit à la lois sa nostalgie de la morale chrétienne (se justifiant ainsi) et le contenu de sa nouvelle éthique politique : il revendique pour chaque responsable politique et pour chaque groupe social le droit de suivre son démon, c’est-à-dire, en fait, la poursuite de sa propre victoire, sans autre justification que les fins mêmes fixées par ce « démon ».

Mais séparer l’éthique et la politique, puis décrire ce dernier domaine avec des termes moraux, constitue une pétition de principe. En réalité, parce qu’il n’amène pas de nouvelle définition du politique qu’il souhaite opposer à l’éthique tout en le définissant en termes moraux, Max Weber fait simplement régner la confusion.

A cette confusion théorique (incapable de définir l’éthique et la politique de façon à tenir compte du champ de la croyance, de la valeur, et des intérêts qui les englobe toutes deux), s’ajoute l’impuissance pratique (puisqu’il n’a su ni prévoir ni agir sur son temps).

Car la morale, chez lui, reste la forme de l’action politique : tout en pressentant qu’une politique est une éthique, Max Weber ne dit rien des finalités de la politique et ne prend jamais parti : ce n’est pas en elles qu’il situe l’éthique mais seulement dans une forme universelle et traditionnelle, c’est-à-dire kantienne, de la responsabilité et du devoir. Quant aux finalités concrètes, il en fait des forces impersonnelles et des démons qui s’opposent dans un perpétuel conflit aussi injustifiable que nécessaire.

Ainsi, le dernier paradoxe n’est pas le moindre : le nietzschéisme de Max Weber se double d’un kantisme qui aurait renoncé à ses illusions mais non à ses déhnitions. La morale est toujours pour lui la forme universalisable de l’action, mais l’action est toujours la contingence démoniaque et singulière de la violence.

(Éthique Politique et Bonheur par Robert Misrahi)

Laisser un commentaire