Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

1. Le moi en première personne et l’entrée dans l’existence

Le sensualisme matérialiste inspirait le plus grand nombre des penseurs et des médecins du XVIIIe siècle, rassemblés sous le vocable de « philosophes ». Condillac et Diderot, Helvétius et d’Holbach, La Mettrie et Destutt de Tracy, Voltaire et Sade (1740-1814), construisent un corps de doctrines qui se dit explicitement matérialiste. Ce matérialisme appuie sur la sensation d’origine extérieure ou intérieure, tout l’édifice de la connaissance, et il fait reposer sur le mécanisme et causalité des sensations tout l’édifice de l’action et de la morale. Il se proclame donc athée et développe une critique de la morale et de la religion dans une perspective immanentiste qui se voudrait libératrice. La mise en place d’une Nature une et déterministe, dont les lois mécaniques et nécessaires s’imposent à l’homme conçu comme une machine ou un clavecin est donc destinée, en croyant reprendre un héritage spinoziste, à libérer l’homme moderne de la servitude des morales dogmatiques et des préjugés religieux.

Mais cette intention libératrice se déployait dans le seul cadre d’une méthode objectiviste : réduisant l’homme à ses sensations et à ses déterminismes, elle ne le saisissait que de l’extérieur et finissait par en méconnaître la spécificité. La bonne volonté libératrice se dissolvait dans la méconnaissance croissante de d’humanité de l’homme.

C’est précisément contre ce réductionnisme et cette chosification que se dresse toute l’œuvre de Rousseau : elle exprime tout entière une protestation de la conscience de soi contre l’objectivation de l’individu humain, et non pas seulement une protestation de la conscience morale contre la facticité mondaine.

Cette protestation, nous pourrions la désigner par le terme sans doute anachronique de révolte puisqu’il s’agit bien de la révolte doctrinale d’un écrivain qui s’oppose par la seule réflexion à l’idéologie environnante sans entreprendre cependant aucune action subversive ou « révolutionnaire ».

La révolte critique de Rousseau commence d’abord par le commencement. En effet, la première œuvre importante ouvre la carrière publique de Rousseau en même temps qu’elle pose la question d’une origine et d’un fondement. Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) se propose en effet de répondre à une question morale et sociale (posée on le sait par l’Académie de Dijon) en justifiant cette réponse par une démarche et une réflexion radicales : au-delà de la simple condamnation des mœurs d’une société tout occupée de son luxe et de ses plaisirs, tout entière marquée par l’hypocrisie ou le formalisme des relations sociales, Rousseau se propose de dégager une origine qui soit un fondement. Il tente, par une réflexion régressive qui est explicitement présentée comme une hypothèse méthodologique, de remonter à une origine effective, c’est-à-dire à une situation originelle de l’humanité à partir de laquelle puisse se comprendre un devenir historique qui la conduise à la situation contemporaine. Source d’un devenir, la situation première est une origine ; mais, parce que cette origine est en même temps un principe d’intelligibilité, elle se manifeste aussi comme fondement.

C’est ainsi que, pour Rousseau, l’origine fondatrice de l’humanité actuelle (ce que nous pourrions appeler son commencement) est constituée simultanément par l’innocence des premiers hommes et par la logique élémentaire issue à la fois de l’accroissement démographique, du surgissement des obstacles et de l’instauration de la propriété. Le Discours nous propose donc une véritable analyse genétique du devenir social à partir de cette origine qu’est l’état de nature. Mais cette « généalogie » de l’histoire n’est en rien le déroulement nécessaire d’un système de causes et d’effets impersonnels qui s’imposerait aux sociétés comme un destin aveugle et inéluctable. Dès le commencement de sa réflexion, Rousseau conteste en fait les réductions mécanistes par lesquelles ses contemporains font de l’homme une machine. En effet, le devenir de la société en tant que corruption et dégénérescence n’est pas un simple phénomène naturel qui ne serait qu’un fait, mais une activité humaine dont on peut dégager le sens et l’intelligibilité.

C’est que, pour Rousseau, l’homme est libre : « Ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre […] et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme. »

Dans l’état originel qu’est l’état de nature, l’homme est à la fois liberté et bonté. Celle-ci n’est rien d’autre que l’innocence d’un être sans instinct de domination ou d’agression, et sensible à la souffrance d’autrui. Libre et capable de pitié, l’homme originel est donc une conscience sensible qui connaît le bonheur par ses relations simples avec un petit nombre d’individus, et par une activité artisanale où chacun ne fabrique et n’échange que ce qu’il peut fabriquer lui-même.

C’est d’abord par cette liberté spécifique que l’individu humain passera de l’état de nature à l’état civil, ou social. Mais pour comprendre ce mouvement et ce devenir, il faut ajouter à la liberté, la perfectibilité. Selon un paradoxe apparent, Rousseau fait reposer la décadence sociale sur la perfectibilité de l’homme. C’est celle-ci en effet qui peut seule rendre compte du développement du savoir et de la raison qui, en changeant l’environnement social, vont permettre le surgissement des passions qui vont corrompre la société et les individus.

Et le premier acte, ou le commencement de la déchéance, réside dans l’invention de la propriété : « le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » À partir de là, en effet, naît la division du travail, la dépendance réciproque et la servitude. La richesse produit le luxe et tous les nouveaux désirs qui résultent de la comparaison et de la compétition. Rousseau écrit dans la seconde partie du Discours : « Je remarquerai combien ce désir universel de réputation, d’honneurs et de préférences, qui nous dévore tous, exerce et compare les talens et les forces, combien il excite et multiplie les passions, et combien, rendant tous les hommes concurrens, rivaux ou plutôt ennemis, il cause tous les jours de revers, de succes et de catastrophes de toute espèce en faisant courrir la même lice à tant de Prétendans. »

Sans entrer dans le détail de ces analyses incomparables, notons leur spécificité : il s’agit toujours pour Rousseau de décrire un enchaînement des passions qui soit une genèse libre et intelligible. Rousseau le dit clairement : c’est par lui-même que l’homme fait son propre malheur et l’analyse de ce qu’on pourrait appeler la logique passionnelle des conflits et des vices de la société civile est expressément destinée par Rousseau à combattre ce mal et à restaurer l’homme sinon dans son bonheur originel du moins dans un bonheur nouveau et conquis. Dans une lettre à Voltaire du 18 août 1756, Rousseau écrit : « La juste défense de moi-même m’oblige seulement à vous faire observer qu’en peignant les misères humaines mon but était excusable et même louable à ce que je crois; car je montrais aux hommes comment ils faisaient leur malheur eux-mêmes et par conséquent comment ils les pouvaient éviter. »

Ainsi, par sa référence à la liberté originelle de l’homme, Rousseau pouvait-il tirer un enseignement politique et moral d’une critique sociale conçue comme l’élucidation d’un libre devenir à partir d’une origine simple et pure. Mais, parce que cette élucidation est comme l’une des premières tentatives de description phénoménologique de la naissance et du développement des passions (après les analyses de Hobbes et de Spinoza), nous pouvons tirer, quant à nous, un autre enseignement que cette critique morale voulue par Rousseau. Cet enseignement nouveau, cette richesse de l’analyse résident dans l’idée que les passions sont elles-mêmes l’œuvre des individus.

Le paradoxe a rarement été mis en évidence : Rousseau pose à la fois la libre origine des passions, et la servitude de l’état civil dans lequel elles se développent. Mais ce n’est qu’un paradoxe apparent : seul un être libre peut être passionné et se soumettre librement aux passions qui font sa servitude parce qu’elles le soumettent aux lois erronées qu’il se donne.

On peut donc dire, à partir de là, que le moi, constitué par les passions vicieuses telles que l’ambition, la jalousie, la vanité, l’hypocrisie et, plus généralement, cette méchanceté qui transforme l’amour de soi en amour propre et le dresse contre autrui, on peut dire que ce moi est artificiel. Il est sa propre œuvre. Il est d’ailleurs le choix du paraître et de l’artifice au détriment de l’être véritable. Le moi, œuvre de la perversion de l’amour de soi, légitime, en amour propre, illégitime, vain et agressif, est donc certes une création contingente de l’homme social, mais il est surtout sa propre création.

C’est que, pour Rousseau, les passions sont le fruit de notre complicité et de notre faiblesse. Elles sont donc toujours notre œuvre, et c’est à ce titre qu’elles expriment notre innocence ou notre culpabilité.

Ainsi, pour Rousseau, les passions qui forment le contenu du moi, c’est-à-dire le contenu affectif et « sensible » d’une conscience individuelle, ne sont pas de simples phénomènes issus du corps et qu’on pourrait décrire en extériorité. Si elles n’étaient que cela, elles seraient indifferentes. Or, pour Rousseau, elles sont dramatiques. Elles sont non seulement la source de notre servitude sociale devant la « Magistrature » et les « Loix » mais encore la source de notre malheur ou de notre bonheur, l’origine de notre coupable convoitise ou de notre pitié et de notre sensibilité innocentes. Elles sont dramatiques parce qu’elles impliquent un enjeu et que, cependant, en toutes circonstances elles sont notre œuvre.

C’est cette conception à la fois dramatique et personnelle des passions qui vont ouvrir chez Rousseau la nouvelle démarche réflexive : parce que les passions sont la source de notre malheur ou de notre bonheur, mais aussi parce qu’elles sont notre œuvre propre, Rousseau va entreprendre la démarche la plus originale et la plus radicale qui soit : pour reconstruire le bonheur, il va entreprendre de décrire les passions en première personne.

C’est ainsi que les Confessions, les Rêveries du Promeneur solitaire, les Dialogues entre Jean-Jacques et Rousseau, mais également le roman par lettres La Nouvelle Heloïse, sont tout autre chose que la simple invention littéraire d’une nouvelle forme, et l’instauration de la sensibilité romantique. Ces œuvres sont l’expression d’une conception à la fois éthique et dramatique du contenu passionnel de l’existence : conception dramatique par les enjeux extrêmes impliqués dans les diverses formes de la sensibilité, et conception éthique par la référence à un dépassement de ces passions devant conduire à un nouveau bonheur.

Ces deux aspects de l’analyse passionnelle, chez Rousseau, se concrétisent dans le choix de la description en première personne. Parce que la passion est l’œuvre du moi, seule une description en première personne, c’est-à-dire opérée par le sujet même qui éprouve cette passion, est susceptible de la décrire véritablement de l’intérieur et, par conséquent capable, en la rendant intelligible, de la conduire vers son propre dépassement et de l’ouvrir à une autre modalité de l’existence.

L’entreprise des Confessions et des Rêveries est donc en effet, unique, comme le dit Rousseau. Dans la lignée de saint Augustin et de Montaigne, mais également dans la lignée du Descartes des Meditations metaphysiques où les enjeux absolus sont abordés en première personne, Rousseau déploie donc une description de soi qui est à la fois une connaissance et une morale, une connaissance de la passion par le sujet même de la passion en tant qu’il s’efforce de reconquérir son bonheur perdu.

L’analyse de soi est conduite par Rousseau avec une telle précision, elle met en évidence des implications si riches du vécu passionnel remémoré, que la description du moi se transforme et se dépasse. Ce qui pouvait paraître une description psychologique de passions traditionnelles se révèle peu à peu comme une entreprise radicalement neuve : Rousseau, voulant décrire ses souvenirs et ses rêveries, ses peines et ses joies, découvre en réalité un nouveau domaine, une nouvelle dimension de la vie affective, une toute nouvelle conception du moi : Rousseau, en vérité, découvre et nous fait découvrir le domaine de l’existence.

Dès l’abord, Rousseau s’oppose à l’intellectualisme abstrait qui privilégie la connaissance pour définir l’homme. Il écrit dans la première partie du Discours sur l’inégalité : « Nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir, et il n’est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n’aurait ni désirs ni craintes se donnerait la peine de raisonner. » Il en va de même de sa propre entreprise : la connaissance de soi qu’il déploie dans Les Confessions et dans Les Rêveries n’est pas l’expression d’une curiosité intellectuelle et n’est pas destinée à verser des documents au dossier de la connaissance universelle de l’homme; elle est destinée par Rousseau à l’élucidation des raisons de son malheur passé, à la reviviscence de ses joies, et à la compréhension des expériences extrêmes qu’il a pu faire de l’extase et du ravissement.

La connaissance de soi, en première per-sonne, est donc destinée à mieux saisir les contextes où se déploie l’expérience de la joie, et à mieux délimiter ce qui fut, et sera désormais, pour Rousseau, le plus grand bonheur.

Certes, Les Confessions se présentent d’abord comme plaidoyer et comme l’exposition objective des qualités morales ou des fautes de l’au-teur. En voulant répondre aux multiples accusations (réelles ou imaginaires) dont il fut l’objet tout au long de sa vie, Rousseau souhaite d’abord se disculper en offrant l’image sincère et entière de ce qu’il fut, avec ses qualités et ses défauts. Mais cette analyse d’intention morale exprime le vécu avec tant de précisions et de richesses que l’entreprise psychologique et morale se transforme en une entreprise existentielle. Par le souvenir et la réflexion, Rousseau met en évidence la réalité centrale de son être : toutes ses passions et ses expériences sont orientées par un mouvement constant, le désir du bonheur. Et c’est ce désir du bonheur qui, en éclairant la signification des passions, en révèle la nature « existentielle ». Le récit des Confessions, complété par les Rêveries, exprime comme un mouvement de dépouillement. Les passions, pures relations affectives à autrui, laissent peu à peu apparaître leur noyau essentiel constitué par le pur sentiment de l’existence.

L’individu qui réfléchit sa vie et ses désirs se révèle peu à peu comme une conscience (nous dirions un sujet) intéressée à sa propre existence en tant qu’elle est la poursuite d’une jouissance. Et cette jouissance est la jouissance de vivre et d’exister. Si bien que l’existence n’est pas seulement le pur fait d’exister, au-delà des passions dérisoires et trompeuses, mais le fait de se saisir comme jouissance de l’existence. Rousseau n’annonce pas le moins du monde le « pur ennui de vivre » qu’on verra chez Valéry, mais le fort sentiment de la jouissance d’exister. Exister, pour Rousseau, c’est se réjouir d’exister.

Tout cela est particulièrement manifeste dans la lettre de Rousseau à M. de Malesherbes, du 26 janvier 1762. Rousseau récuse l’idée (issue de la sympathie) qu’il est « le plus malheureux des hommes ». Bien au contraire, sa solitude fut toujours pour lui une source de jouissance, ou plutôt l’occasion de la révélation de la jouissance d’exister : « Mais de quoi jouissais-je enfin quand j’étais seul ? De moi, de l’univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu’a de beau le monde sensible et d’imaginable le monde intellectuel […] mes désirs [et mes chimères] étaient la mesure de mes plaisirs. » Et la lettre se poursuit en rappelant avec quelle « sorte de volupté » il se livrait au « ravissement » de sa fusion avec l’univers, et avec quelle « agitation » il s’écriait « Ô grand Être ! Ô grand Être ». Au-delà de ces extases panthéistes où il jouissait aussi de lui-même, Rousseau rappelle le « délire continuel » de ses journées de promenade dans la campagne et la montagne, et le sentiment qu’il avait toujours « de pouvoir jouir davantage encore » et lui faisait dire : « je reviendrai demain ».

Cette joie d’être et de se sentir être se déploie et s’exprime dans les moments les plus forts des Confessions, fussent-ils un peu embellis par le souvenir reconnaissant comme à propos de la vie aux Charmettes, avec Madame de Warrens. Cette joie n’est pas seulement issue de la relation à la nature : elle s’éprouve aussi dans la vie simple et rustique, parmi quelques personnes tendrement aimées, vie à la fois intense et calme, douce et « vertueuse » telle qu’elle s’exprime aux Charmettes mais également en ce château fictif de M. de Wolmar (dans La Nouvelle Héloïse) ou dans la maison de l’île Saint-Pierre, avec Thérèse, la servante-maîtresse, gouvernante puis épouse.

Cette jouissance d’exister parcourt donc tout l’œuvre de Rousseau. Elle manifeste à la fois la nature affirmative de la conscience humaine et la nature qualitative de son existence, füt-ce après le dépouillement des passions sociales du paraître et de la compétition. Et c’est dans la dernière œuvre, Les Rêveries du Promeneur solitaire (publiée à titre posthume en 1782) que le sentiment de l’existence s’exprime dans tout son éclat.

Rousseau écrit dans la « Cinquième promenade » : « … et le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs, mais un état simple et permanent qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme, au point d’y trouver enfin la suprême félicite ».

Ainsi, au-delà de l’artifice des attitudes sociales, et au-delà du morcellement du temps et des contenus de la passion, Rousseau accède à une expérience fondamentale qui est à la fois Jouissance et permanence. L’existence est alors pure joie et « suprême félicité ». L’âme peut « rassembler tout son être », se libérer du passé et de l’avenir. Ainsi « le présent dure toujours [.] sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte, que celui seul de notre existence ». Ce sentiment la remplit tout entière. Et « tant que cet état dure, celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir ». Cet état, qui est le bonheur même d’exister comme pure existence actuelle et intemporelle, est l’état que Rousseau connut fréquemment à l’île Saint-Pierre, soit dans ses promenades, soit dans son bateau laissé à la dérive, soit au bord même du lac de Bienne. Rousseau écrit en effet : « Le sentiment de l’existence, dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en dis-traire, et en troubler ici-bas la douceur. »

Ainsi, par ses « extases », et par cette pure jouissance d’exister, Rousseau élève-t-il l’existence même de la conscience au-delà de ces contenus passionnels et inquiets qui forment un « moi », avec ses impressions, son mouvement, son vide et son inquiétude. Soutenu par l’intention profonde du bonheur, le moi se dépouille de ses attaches et de son empiricité; et ce à quoi il accède n’est pas une intellectualité vide, mais au contraire une plénitude qualitative faite de la pure conscience d’exister et de la pure jouissance de cette permanence qui est une liberté et de cette liberté qui est une jouissance de soi.

Plénitude et intemporalité disent donc l’existence pure et, chez Rousseau, l’entrée dans le vif sentiment de l’existence, c’est-à-dire dans la suprême félicité.

Mais l’intensité calme de ces jouissances de l’intemporel reste pourtant le privilège de grands moments d’extase et non pas le tissu permanent de la vie. Entre les moments où s’exprime avec éclat la grande lumière de l’existence (liée chez Rousseau à l’intuition de l’être suprême) se déroule une vie plus ordinaire, déchirée et tourmentée par les passions d’un moi. Qu’en est-il plus exactement ?

Dans la description du cours ordinaire de sa vie il est d’abord clair que Rousseau déploie une réminiscence affective. Il y insiste explicitement. Il prend plaisir à faire « renaître » par le souvenir aussi bien ses extases que les contenus les plus divers de sa vie affective et de ses expériences. Ce qui apparaît alors est une série d’attitudes concrètes, actives ou passives, qui sont bien plus le déploiement d’un moi dynamique que l’enchaînement d’événements psychiques constitués par des passions toutes faites. Même si l’on se réfère à la vie affective de l’auteur, on saisit un déploiement dynamique et quasi inten-tionnel, et non pas un processus mécanique et impersonnel. La finesse et la profondeur des analyses du moi par le moi lui-même révèlent chez Rousseau une unité personnelle et active qui rassemble au long du temps tous les vécus, les plus contradictoires fussent-ils en apparence.

C’est ainsi que l’ambivalence des passions est manifestement chez Rousseau l’alternance de la joie ou de la souffrance, en tant que cette alternance est l’œuvre même de Rousseau. Le moi se révèle ainsi peu à peu comme l’œuvre d’un sujet qui déploie tour à tour sa passivité, sa faiblesse et son tourment, ou son activité explosive, son enthousiasme et ses extases. Il s’agit toujours du même sujet.

Reconnaissons que le terme de sujet n’est pas ici très exact. Rousseau parle de ses penchants, de son inclination, de sa nature et de ses passions, il évoque la propre conscience qu’il a de lui-même, mais n’utilise pas le terme de sujet. Il décrit non un sujet mais une existence comme nous l’avons vu plus haut. Mais cette existence n’est pas seulement l’affirmation de la plénitude de l’être, elle est aussi le déroulement plus ou moins mouvementé d’une affectivité intense et fragile, contradictoire et instable, enthousiaste et tourmentée. Ce que nous voulons mettre en évidence est le fait que cette affectivité et cette « sensibilité » qui font l’être intime de Rousseau sont le fruit de sa propre activité intérieure. Elles sont le fruit de sa liberté et de ses choix intuitifs, sans être toujours le résultat d’une réflexion explicite.

Cette affectivité apparemment instable qui passe brusquement de la dépression à l’enthousiasme ou du désespoir à l’extase, est en réalité unifiée par ce que nous pourrions appeler un projet constant : c’est le constant désir du bonheur le plus intense qui entraîne ou le désespoir du paradis perdu, ou l’extase d’un présent comblé, ou la douceur d’une espérance fictive. Mais ce désir du bonheur est un principe unifiant sans être une rationalité abstraite. C’est la « sensibilité » même de Rousseau, c’est-à-dire sa conscience intuitive, son inclination spontanée et son existence concrète, qui fait l’unité de sa personnalité et permet en effet de reconnaître la marque de Jean-Jacques dans toutes les émotions qu’il éprouve et dans toutes les actions qu’il entreprend.

Départs brusques et ruptures, voyages et errances, disent tous la même poursuite d’un absolu qui est précisément la plénitude existentielle telle que nous l’avons décrite et telle que Rousseau l’a vécue dans l’île Saint-Pierre.

De même, le malheur de la naissance issu de la mort de la mère, la question de la culpabilité face à cette mort, le remords des mensonges qui furent nuisibles à autrui, s’organisent tous autour de ce désir de bonheur qui entraîne Rousseau toujours plus loin, au-delà de sa solitude et de son tourment. La découverte de la sexualité et d’une sensibilité éventuellement passive, s’inscrit également dans cette poursuite et cette attente du bonheur.

Mais l’attente et la poursuite du bonheur sont clairement chez Rousseau le désir d’amour. Le contenu le plus vif du bonheur est l’intensité et la pureté des relations qui établissent entre les êtres une absolue transparence, et très explicitement la joie qui résulte de la contemplation de la joie chez l’autre. Donner la joie ou se réjouir de la joie sont des expériences fréquentes et marquent chez Rousseau le désir constant du « paradis ». Qu’il s’agisse des enfants que Rousseau rencontre et qu’il comble de dons, ou bien des femmes qu’il a aimées, ou bien des rares amis qui émergeaient d’un monde de « persécuteurs », c’est toujours en relation à l’autre que Rousseau déploie son désir de bonheur ou se tourmente de son absence.

Ainsi la signification des passions est-elle toujours active et existentielle, concernant la place même de Rousseau dans le monde social et dans la nature, concernant aussi son propre rapport à lui-même et à l’Être suprême. Le moi, au-delà du mouvement apparent des affects tra-ditionnels, se déploie en réalité comme une existence sensible à la signification de son être et tout entière parcourue par le désir d’amour.

Il y a là beaucoup plus que les sources d’un simple romantisme littéraire. C’est à une philosophie de l’existence que s’ouvre Rousseau, fût-ce dans la condamnation tacite de la démarche philosophique. En effet, il nous présente non pas la vie psychologique de passions mécaniques, mais l’entreprise dynamique d’une liberté qui est une existence et qui, à partir de la situation de départ qui fut la sienne, tente de construire un sens et d’accéder à une plénitude.

Ce désir d’absolu unifie non seulement l’affectivité apparemment contradictoire de Rousseau, mais encore toute son œuvre.

Car ce que le Discours sur l’inégalité met en évidence, c’est la perte d’un paradis originel de simplicité et de jouissance. C’est ce paradis qui, à titre de fiction, anime et inspire La Nouvelle Héloïse, et c’est lui encore, à titre d’avenir politique cette fois, qui inspire Le Contrat social. Mais le paradis à construire sera neuf et différent du paradis originel. La société démocratique de transparence, de vertu et de liberté doit être une société moderne consciente de l’irréversibilité du savoir. La perfection est donc non pas à retrouver mais à construire.

On pourrait penser que cette politique est aussi fictive que le roman, et qu’elle comble simplement le grand désir imaginaire de Rousseau. Il n’en est rien. Rousseau s’appuie non seulement sur le passé hypothétique de l’humanité, et sur le passé réel de sa propre histoire, mais encore sur l’expérience présente qu’il n’a jamais cessé de vivre et qui est la pure jouissance de soi-même dans l’existence extatique auprès de la Nature et auprès de l’Etre.

Le noyau substantiel de la politique de Rousseau n’est pas seulement constitué par l’expérience d’un bonheur « sensible » à l’âme et aux sens, bonheur dont il s’agit de construire les conditions institutionnelles de possibilité. Il est également constitué par l’expérience de la conscience morale. Le futur partenaire du Contrat social sera non seulement un citoyen libre, mais encore un citoyen vertueux. Or, la vertu est définie par Rousseau comme une intuition intérieure : c’est encore l’expérience de la conscience en première personne qui fonde l’unité de l’action temporelle de l’individu en tant qu’action morale, coextensive à la citoyenneté démocratique.

Il reste que cette Démocratie idéale est lointaine et n’existe encore qu’à l’état de projet pour Rousseau et ses contemporains. Au contraire, l’expérience individuelle de la conscience morale est déjà présente pour Rousseau, qu’il s’agisse de lui-même et de sa propre vie, ou de tout autre homme de bonne volonté.

En quoi consiste cette conscience morale ?

Son contenu et sa signification en sont esquissés dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » qui est un texte de l’ouvrage pédagogique Émile, ou de l’éducation (1762). Le prêtre savoyard est une fiction destinée à soutenir une doctrine, mais le modèle de ce prêtre existait : il s’agissait des abbés Gaime et Gâtier, connus à Turin et au séminaire d’Annecy.

En premier lieu, Rousseau fonde la conscience morale (que nous définirons plus loin) sur une doctrine métaphysique : la religion est première, mais elle n’est pas constituée par une révélation sacrée ni des dogmes particuliers. Elle est religion du cœur et croyance; elle affirme l’existence d’un Dieu créateur et organisateur du monde mais aussi créateur de l’homme en tant qu’être libre. Le mal dans le monde provient de cette liberté et l’immortalité est destinée à compenser les souffrances de la vertu et les injustices causées par la méchanceté. L’homme vertueux est alors assuré, par ce Dieu et par cette immortalité, d’accéder au bonheur qu’il mérite et n’a cessé de désirer.

Sur cette base, Rousseau développe sa conception de la morale. Celle-ci ne saurait découler de la raison, trop abstraite et incertaine. Elle découle bien plutôt de l’expérience et de la sensibilité. Le véritable guide moral de notre action réside en nous-même et dans l’expérience intérieure que nous faisons quotidiennement : le bonheur d’autrui nous rejoint, son malheur et sa peine nous attristent et nous font souffrir. Toute la morale découle de cette intuition universelle. Le sentiment que nous avons des autres, la compassion, la pitié, sont des intuitions directes et immédiates qui ne nous trompent pas et nous invitent à rechercher le bonheur d’autrui comme nous poursuivons le nôtre.

Ainsi : « Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu sur lequel […] nous jugeons nos actions et celle d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience. » La conscience morale est donc une intuition, elle est vécue par le sujet même dont nous avons dit qu’il est une existence, et elle est saisie comme l’évidence irréfutable d’une lumière naturelle. Elle ne doit rien à la raison et ses indications sont si fortes et immédiates que le terme d’instinct vient sous la plume de Rousseau :

« Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal qui rend l’homme semblable à Dieu ! c’est toi qui fait l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions… »

Parce que la sympathie avec la souffrance d’autrui entraîne l’indignation immédiate devant l’injustice et la joie devant le bonheur des autres, la conscience morale est métaphorisée comme un instinct; mais ce terme n’est qu’une métaphore en effet puisque l’âme est libre et s’oppose au corps d’où viennent les passions et les égoïsmes. Cette âme vertueuse est alors métaphorisée à l’autre bout de la chaîne comme étant divine. La conscience morale rend l’homme semblable à Dieu. Il devient par là digne de ce bonheur expérimenté constamment comme présence, comme réminiscence ou comme reviviscence tout au long de la vie de Rousseau. Ainsi, l’individu qui est déjà une existence capable d’accéder au bonheur de la plénitude paradisiaque, et du paradis perdu, se rend maintenant digne de ce bonheur qu’il mérite par sa compassion pour autrui et par sa libre inclination pour le bonheur de tous.

Les passions et les contenus passifs du moi sont alors bien dépassés. En outre se manifeste d’une façon implicite mais vive la consubstantialité de l’existence et de la moralité. Au-delà du moi passionnel, l’existence de l’individu s’est constituée à la fois comme le mouvement unificateur de la sensibilité à la poursuite de son bonheur, et comme le mouvement unificateur de la liberté à la poursuite de sa sociabilité. Existence heureuse et existence vertueuse sont les deux aspects d’un seul être : l’individu faible et abandonné construisant par son désir à la fois sa plénitude, son amour et son estime de soi.

2 Quelques questions posées par l’œuvre de Rousseau

Une telle conception de la conscience morale ne manque pas d’entraîner quelques difficultés : avec un contenu existentiel qui emporte notre adhésion (comme l’attention prêtée à l’amour, la sympathie envers la souffrance, et surtout le fervent désir du bonheur et du bonheur partagé), la doctrine se présente pourtant comme le fruit et l’expression d’une métaphysique discutable.

La dépendance d’une évidence morale par rapport à un système déiste n’est pas elle-même une évidence, mais un dogme ou une habitude culturelle mal élucidés. L’affirmation d’un Dieu créateur et bon reste une croyance naïve ou l’expression d’un désir infantile et imaginaire. La seconde affirmation (l’innéisme de la conscience morale) se heurte à la difficulté culturaliste : l’histoire des sociétés humaines manifeste plus la diversité des morales que leur unité « instinctive ».

La naïveté et le dogmatisme de cette conception de la morale sont d’autant plus surprenants et décevants que l’ensemble de l’œuvre de Rousseau comporte des éléments qui auraient permis la constitution d’une éthique véritable et originale. Et ces éléments sont décrits avec la plus grande force : affirmation et goût de la liberté, recherche et expérience profonde du bonheur, construction de l’indépendance par le vagabondage des voyages et par la critique des obligations sociales de convention ou d’habitude, recherche constante de l’authenticité, relation fondamentale à la beauté de la nature, description approfondie et expérience vraie de l’amour. Tous ces éléments auraient pu entrer dans une éthique de la joie qui aurait su éviter l’arbitraire du moralisme inné et austère, en même temps que le dogmatisme d’un déisme simplement protestataire.

Mais pour qu’une telle éthique eût pu se constituer, il aurait fallu que Rousseau fît une place décisive à la réflexion. Or, il combat toujours la « pensée », la méditation, la « philosophie » (comme il dit). La « Septième promenade » n’évoque que pour les déplorer les temps anciens où Rousseau devait écrire, réfléchir, méditer : « J’ai pensé quelquefois assez profondément, mais rarement avec plaisir, presque toujours contre mon gré et comme par force […] la réflexion me fatigue et m’attriste; penser fut toujours pour moi une occupation pénible et sans charme. »

Mais comment, sans réflexion, construire une éthique qui soit claire et communicable ? Seule une réflexion aurait pu rassembler les éléments existentiels de l’expérience pour les intégrer dans une démarche à la fois concrète et respon-sable, personnelle et ouverte.

La critique de la réflexion par Rousseau est d’autant plus surprenante que toute son entreprise psychologique et descriptive est un travail de la réflexion. Toute la richesse des Confessions et des Rêveries provient d’une attention de la réflexion à ses propres mouvements affectifs et existentiels. La connaissance de soi, fût-elle inspirée et orientée par le souci moral de la justification et de l’évaluation de soi-même, est nécessairement une activité réflexive, et Rousseau n’a pas su le reconnaître. On peut alors se demander si cette critique, fort valable lorsqu’elle est celle de l’intellectualisme, n’est pas simplement polémique et adressée aux « philosophes » lorsqu’elle refuse l’évidence de l’exercice même de la réflexion par « l’âme sensible » qui tente de se connaître et de se justifier.

On le voit, il manque ici une véritable théorie du sujet qui saurait déterminer la nature de la relation d’un moi avec lui-même et avec sa propre existence.

La critique de la réflexion par Rousseau laisse donc à l’état de « credo » une morale qui aurait pu se constituer comme éthique. En outre, elle est injuste à l’égard de soi puisqu’elle ignore sa propre activité réflexive. Enfin, elle empêche l’émergence d’une connaissance véritable de l’origine.

En effet, faute d’une critique réflexive de la croyance et d’une élaboration du rapport de soi à soi, Rousseau considère comme origine chronologique et objective des expériences et des situations qu’il reconstruit a posteriori selon son humeur ou son dessein présents. Certes, il reconnaît que l’homme de la nature, l’homme originel antérieur à la société, est une pure fiction. Mais il décrit cette fiction comme si elle était une réalité, et ne sait pas voir une construction dans ce qu’il croit être une simple fiction de reviviscence. Une réflexion manque sur le rapport du présent et du passé. Et cela est aussi vrai en ce qui concerne l’état de nature, état originel de l’humanité, que les souvenirs de l’enfance ou de l’adolescence de Rousseau. Il sait qu’il embellit son passé, mais il pose cependant que ce passé est réellement originel et paradisiaque : or, il est nourri du présent même de Rousseau, c’est-à-dire le plus souvent par son activité actuelle de création, de réminiscence créatrice et d’écriture.

Notre propre souci de critique réflexive ne doit cependant pas nous rendre injuste à l’égard de Rousseau : quelle que soit l’insuffisance de ses analyses de la réflexion, il reste que son œuvre est un apport considérable et décisif de la propre réflexion créatrice de Rousseau. Peu importe les termes et les polémiques. Il reste que, se concentrant explicitement sur lui-même, se rassemblant lui-même au sein de sa solitude et au-delà de son exil, Rousseau déploie au fil d’une écriture toujours somptueuse, tour à tour concrète et méditative, analytique et descriptive, une incomparable connaissance de soi. Attentive et perspicace, soupçonneuse ou indignée, émouvante et contemplative, la conscience tourmentée de soi-même se saisit ici avec une profondeur encore jamais atteinte, et parvient, grâce à la permanence de son désir, non seulement à manifester une « âme » dans la plénitude de sa vie, mais à en exprimer la substance la plus intense et la plus profonde : la pure jouissance de l’existence par elle-même, la pure position du moi comme existence intemporelle et comme densité vive.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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