L’égoïste ou les fantômes, selon Stirner [1806-1856]

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C’est dans la philosophie anarchiste et notamment chez Stirner (dans l’Unique et sa propriété) que commence à se dessiner une doctrine du désir où celui-ci se donne comme l’égoïsme individuel qui doit lutter contre les grandes instances idéalistes pour assurer son développement. Ces instances, tels la Patrie ou l’État, le Prolétariat ou l’Humanité, ne sont certes pour Stirner que des « fantômes », mais ce sont elles qui s’opposent au libre déploiement de l’individualité afin de garantir l’existence de la Société. L’alternative est chez Stirner un dilemme tranché qui oppose brutalement le désir égoïste individuel aux institutions répressives. Même le prolétariat est conçu comme une abstraction vide et artificielle dont le seul but ou la seule fonction est de détourner à son profit toutes les énergies individuelles; l’aliénation est donc en fait le principal résultat de la soumission des individus « égoïstes » à une instance supérieure et institutionnelle.

Une critique libératrice s’avère donc nécessaire, et cette critique sera d’autant plus violente que la soumission se réalise d’une façon insidieuse, par le recours que font les pouvoirs à l’idée de dévouement ou de vocation.

Le dévouement n’est pour Stirner que le masque noble et moral dont on couvre la la soumission du désir à l’existence collective, c’est-à-dire la négation même de l’individu dans son « égoïsme » fondamental. Le dévouement est le nom héroïque de la dépendance.

Il en va de même pour la vocation. Avec une lucidité qui annonce la critique que la philosophie existentielle effectuera du concept d’essence de l’homme, Stirner dénonce l’idée selon laquelle un individu devrait référer son action à un idéal qui exprimerait sa destination profonde la réponse à l’appel d’un idéal (artistique, politique, humaniste, personnel), réponse qu’on nomme vocation, n’est rien d’autre que l’action rétroactive d’une idée ou d’une exigence sociale sur la personnalité d’un individu qui, en réalité, était disponible et sans détermination a priori.

Ce sont les intérêts sociaux qui enserrent les individus dans les rets de la vocation, celle-ci n’étant pas autre chose que le chemin prédéterminé imposé par l’institution à des individus égoïstes, ainsi nécessairement brimés ou opprimés.

L’égoïste (c’est-à-dire l’individu se déterminant exclusivement par son propre désir et ses propres passions) n’a pas à trouver pour son action une justification qui découlerait de la référence à un but ou à un idéal : une telle finalité ne pourrait qu’avoir une origine sociale, c’est-à-dire extérieure et étrangère. L’égoïste n’a pas à rechercher de justification qu’il dénommerait vocation et qui serait un autre masque de la dépendance. L’autonomie absolue de l’égoïste se manifestera dans la référence de l’individu à lui seul, c’est-à-dire plus précisément à sa seule existence actuelle. Le désir égoïste n’a pas d’autre but que de se déployer actuellement comme il l’entend, c’est-à-dire d’exister. L’égoïste n’échappe à l’aliénation institutionnelle que lorsqu’il se borne à « exister sa vie » dans le présent, au lieu de la vouer ou de la consacrer à un idéal qui refluerait sur elle pour la définir et la déterminer.

La force de cette critique stirnerienne contre les idéaux trompeurs, fantomatiques et mystifiants, n’est certes pas négligeable, mais elle n’est pas suffisante pour masquer des contradictions graves et des obscurités.

Stirner semble croire que l’idée même de vocation renvoie à une pression illusoire issue de la société (considérée d’ailleurs d’une façon abstraite). Parce que le terme de vocation est particulièrement obscur, parce qu’il recouvre une expérience mal comprise et mal élucidée, Stirner rassemble sous ce terme le résultat principal de sa critique de l’idéalisme ; pour lui, « vocation » signifie essentiellement soumission et dévouement sacrificiel, soumission à une mission ou un devoir dont l’origine, les contenus et les finalités sont extérieurs à l’individu qui, croyant suivre une vocation intérieure, reproduit seulement une injonction extérieure. En opposant la pure existence présente, qui jouit de soi, à la vocation, qui se dévoue, Stirner croit opposer l’individu désirant à l’institution exploiteuse qui pousse sa violence jusqu’à définir le contenu même de la destinée individuelle et à lui faire confondre la voie autonome de celle-ci avec la voix transcendante de l’institution.

Or cette description ne permet pas de rendre compte de plusieurs données existentielles qui sont aussi importantes que les évidences de la jouissance présente. Stirner ne rend pas compte, par exemple, du fait que le vocable confus de vocation peut recouvrir une expérience de l’autonomie individuelle en tant qu’elle s’affirmerait elle-même comme apte à construire telle ou telle œuvre, à déployer telle ou telle activité La vocation désignerait alors le mode d’activité ou de création auquel l’individu, affirmant ainsi son propre choix, déciderait de se consacrer.

La vocation peut donc être un nom inadéquat donné à une réalité existentielle authentique et qui est le choix de sa propre vie ; mais elle peut aussi recouvrir l’illusion du sujet sur ses talents et ses responsabilités, ou n’être que le nom grandiloquent qu’il donne à la synthèse de ses choix et de ses actions passés, attribuée orgueilleusement à une force qui le dépasserait et le « choisirait ».

Parce qu’il rejette systématiquement sur la « société » la culpabilité de l’exploitation et de la contrainte, Stirner se rend aveugle aux divers processus d’aveuglement sur soi que recouvre le terme de vocation.

Mais il se rend également insensible à son aspect d’authenticité : il s’agit aussi, derrière ce vocable, de reconnaître la cohérence et le travail. Or, chez Stirner, aucun concept ne permet de rendre compte ou de justifier de telles entreprises. S’il y a lieu, pour l’anarchiste, de privilégier l’immédiat et le plaisir, il ne saurait plus reconnaître aucune place à ces entreprises existentielles et personnelles qui consistent à organiser sa propre vie comme une action temporelle cohérente, ou une série d’actions organisées. Le labeur créateur et prolongé, la poursuite difficile d’une fin difficile, l’accomplissement d’une tâche qu’on se fixe à soi-même en la valorisant et qu’on valorise en se l’imposant n’ont aucune justification ni validité existentielle dès lors qu’on se borne à définir ces actions par la passivité supposée de la « vocation » et qu’on les réduit à la seule efficacité de l’action institutionnelle répressive.

L’opposition artificielle du désir individuel et de l’institution n’a pas seulement pour inconvénient de rendre inintelligible l’ensemble des expériences réelles qui correspondent au terme impropre de « vocation » ; elle interdit également de comprendre que les activités sociales et collectives puissent se rapporter, en fait, elles aussi et fort souvent, à l’idée de projet cohérent de longue portée.

En effet, c’est souvent par l’idée de vocation, ou mieux encore de « mission », que les groupes historiques justifient à leurs propres yeux leur action politique quand elle est organisée et orientée vers un but lointain, qui exige le combat et le labeur, la patience et le dévouement. Certes, il peut y avoir là illusion et mystification: la part n’en est ni plus ni moins grande ici qu’en ce qui concerne la « vocation » individuelle; cela est particulièrement évident si l’on observe toutes les mystifications qu’a pu couvrir le terme d’« élection », utilisé pour désigner la mission qu’un peuple ou une Église s’attribuent à eux-mêmes, en la supposant venue d’ailleurs.

Mais la confusion entre institution et répression empêche de comprendre clairement les cas où la « vocation » historique désigne l’authenticité d’une action collective qui doit être comprise non pas comme une pseudo-mission d’origine transcendante (telle la conquête de l’Amérique par l’Espagne catholique), mais comme une action patiente, authentique et créatrice, dans laquelle une société a investi pour un temps donné le meilleur de son énergie : que l’on songe à la peinture et à l’architecture de la Renaissance italienne, à la naissance et au développement de la démocratie en Europe, ou au déploiement du prophétisme dans l’Ancien Testament.

Le terme de « mission » devrait dès lors recouvrir une fausse conscience et une idéologie, « vocation » étant susceptible d’être rendu à son vrai sens : non pas réponse à un appel extérieur, mais construction progressive du cheminement singulier d’une société et d’une histoire.

S’il en est ainsi, on aperçoit aisément que la « vocation » concerne aussi bien les groupes sociaux que les individus ; on voit aussi que, dans les deux cas, le terme recouvre souvent fausse conscience et illusion mais peut désigner parfois l’authenticité d’une action cohérente, prolongée et spécifique.

L’action répressive par le biais de la vocation imaginaire peut être le fait aussi bien des individus que des groupes sociaux ; inversement, l’expression d’une personnalité individuelle, spécifique et créatrice, peut se déployer aussi bien dans les groupes sociaux que chez les individus.

La vérité, c’est que les individus sont les porteurs et les agents des tâches historiques, de même que les cultures et les sociétés sont les milieux où se déploient les tâches individuelles. C’est que chacun est l’autre un milieu et un instrument : l’opposition du désir individuel libre et de la société répressive est artificielle dans la mesure précisément où elle masque cette interdépendance. Finalement, elle interdit de comprendre que « vocation » n’est pas synonyme obligé de répression, mais dénomination malencontreusement idéaliste d’une expérience existentielle (individuelle et sociale) qui est celle de la cohérence créatrice et persévérante.

L’alternative stirnerienne entre le désir et l’institution est d’ailleurs si radicale et artificielle qu’elle débouche sur le rejet de tout contrat ou de toute institution comme éléments de la structuration sociale. C’est parce que Stirner oppose l’« égoïste » et la « société » qu’il refuse de lier les individus entre eux par des liens qui dureraient plus longtemps que l’action même qui les aurait suscités. Au contrat ou à l’institution, Stirner oppose l’association : elle seule établirait entre les égoïstes les liens nécessaires à leur existence sans jamais les soumettre cependant à une Loi qui, les englobant et les dépassant dans le temps et dans l’espace, finirait par les soumettre. Aussi sporadique que leur propre action commune, l’association disparaîtrait avec celle-ci, rendant les individus à leur indépendance primitive et au déploiement total, immédiat et spontané, de leur désir.

Il est clair que le concept d’association désigne une réalité trop fragile et incertaine, il comporte un contenu trop indéterminé pour être en mesure de remplir sa fonction : exprimer la permanence d’un groupe social et la réciprocité réelle des actions individuelles qui le constituent.

Si l’on considère la réalité sociale telle que la souhaite Stirner en dehors de l’association (qui ne saurait être qu’éphémère et sporadique), on est amené à des conclusions inquiétantes : la société stirnerienne ne comporte plus de système de lois et de contrats garantissant la sécurité des individus ; au contraire, ceux-ci sont la seule réalité, comme déploiement totalement libre et non concerté des désirs individuels. Stirner ayant décrit tout individu libéré comme cette spontanéité égoïste du « Moi » qui ne reconnaît aucune limite, aucune loi, et qui affirme n’avoir fondé « sa cause » que sur lui-même, c’est-à-dire « sur rien », il faut pouvoir généraliser cette description : cela signifie que, si la violence des désirs et des moyens de les satisfaire est la seule loi de l’égoïste, il en va de même pour l’autre. Le principe de violence est valable également pour celui qui est face au Moi, et cette généralisation se transforme en réversibilité : la violence que le Moi réclamait pour son seul bénéfice se renverse et se retourne contre lui-même, issue désormais d’un autre Moi qui n’est, lui aussi, qu’égoïsme et violence.

Le principe égoïste de la société anarchiste, parce qu’il oppose, d’une façon à la fois plate et manichéenne, le désir et l’institution, aboutit donc en réalité au contraire de cette liberté qu’il réclame libéré de toute loi, le désir se transforme en force qui se retourne contre soi ou qui impose sa loi aux désirs des individus les plus faibles. Tout se passe comme si l’on n’avait pas dépassé le stade de la violence naturelle, stade où le désir se fonde soi-même comme puissance, et où les limites de sa puissance se rencontrent uniquement dans la puissance de l’autre. Avant le Pacte Social, seule la guerre se déploie dans la spontanéité du réversible : Stirner n’a pas dépassé ce stade, et la dichotomie artificielle du désir et de l’institution n’est pas seulement une confusion conceptuelle, mais l’impossible justification d’un règne de la violence, où le désir lui-même meurt sur ses propres ruines et de ses propres contradictions.

Reconnaissons-le : chez Stirner, les désirs ne sont pas analysés d’une façon suffisamment riche, concrète et signifiante pour rejoindre la réalité, et les institutions ne sont pas suffisamment examinées dans la plénitude de leurs contenus et de leurs significations pour exprimer l’histoire effective. Nous aurons l’occasion de revenir sur ces points. Notons seulement que la description de ce que nous appellerons le fait existentiel, si elle s’accompagne d’une judicieuse critique des pseudo-vocations, ne peut valoir comme analyse suffisante de toutes les significations impliquées dans le déploiement actuel d’une existence singulière. L’« exister » est ainsi conçu par Stirner d’une façon si abstraite qu’il se réduit en fait à la satisfaction des besoins égoïstes : le désir est réduit au besoin. Dans le même temps, c’est à la seule répression de ce besoin qu’est réduite la fonction de l’institution, celle-ci devenant simplement un instrument policier d’exploitation. Ni l’institution n’est saisie dans son rapport, par exemple, à la culture, aux croyances et à la sociabilité, ni le désir individuel n’est saisi dans son rapport aux désirs d’autrui, ou à la vie socialisée comme telle, ou la signification de la vie institutionnelle elle-même.

C’est cette abstraction (pour ne pas dire cette espèce de sécheresse) dans la description des contenus respectifs du désir et de l’institution qui se répercute dans l’idéalisme paradoxal, que constitue l’idée d’association. Il s’agit bien en effet d’un idéalisme, puisque l’association n’est pas analysée pour elle-même (restant un programme intellectualiste et vide) et puisqu’on suppose qu’elle pourrait réellement et immédiatement fonctionner sans qu’on ait auparavant élucidé les contenus et les conditions de la relation interindividuelle réelle, avec ses significations et ses problèmes.

En fait, c’est sur la violence généralisée que débouchait l’anarchisme du désir : il ouvre simplement les voies à la terreur.

Peut-on dire, dans ces conditions, que c’est l’idée de répression institutionnelle qui rend compte de la permanence sociale et de la coexistence des individus opposées à la guerre généralisée et à l’« anarchie »?

Il n’en est rien, et c’est le contraire qui est vrai : c’est parce qu’on oppose désir et répression comme l’intérieur et l’extérieur que l’on se rend incapable de comprendre la réalité sociale effective ou la finalité concrète des existences. Nous l’avons vu avec Stirner, nous allons mieux le voir encore avec Freud, qui emprunte la voie défrichée par Stirner.

(Robert MISRAHI : Ethique, politique, bonheur)

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