LE VISAGE IMPERSONNEL DE L’ABSOLU (Lévinas)

Dire que l’exigence et le devoir sont comme une liberté antérieure, extérieure au sujet et qui le regarde et le saisit par-derrière, c’est exprimer par une métaphore le contenu réel d’une expérience de la liberté où celle-ci se sent captée par une autre liberté et ressent comme violence son rapport à l’autre.

On peut dès lors se demander quelle peut être la signification concrète de cette autre métaphore que Lévinas emploie pour désigner le rapport à l’autre : on se souvient qu’il parle d’une épiphanie du visage et que celle-ci serait la source à la fois d’un interdit de la violence et d’un rapport à l’absolu (ou transcendance).

1. L’interprétation tendancieuse du visage de l’autre

Remarquons tout d’abord que Lévinas ne se propose pas d’analyser le contenu de la perception du visage de l’autre. Il n’étudie pas ce phénomène significatif qu’est un visage de chair animé d’un sens et d’une présence. Il n’étudie pas non plus la puissance expressive d’un visage singulier.

Celui-ci en effet comporte en lui-même la signification globale d’une attitude de la conscience, d’une manière globale d’exister comme conscience incarnée. Mais, en outre, le visage de l’autre est capable d’exprimer intentionnellement à l’adresse d’autrui des contenus affectifs (l’attention amicale, l’amour, l’admiration, la peur, la convoitise, le désir, la colère, etc.) ou des contenus conceptuels (l’étonnement, l’incompréhension, la compréhension, l’incertitude, la recherche, la sérénité, etc.).

Aucune de ces dimensions n’est étudiée ni même évoquée par Lévinas. Les problèmes pourtant classiques de « l’expression des émotions » ou du travail de l’acteur ne sont ni abordées ni situées. Il serait pourtant intéressant de savoir ce que pense le moraliste de l’origine éventuellement culturelle et historique de l’expression des affects par le visage et de la maîtrise de ces affects par l’expression (ou la non-expression volontaire) du visage. De même, il serait intéressant de connaître l’opinion du moraliste face au problème de la composition d’un personnage par l’acteur, ou de l’attitude de l’aveugle « face au visage » des autres.

Ainsi, on peut bien dire que ce que Lévinas passe sous silence est la singularité des visages humains, la raison de leur puissance expressive, et enfin l’action de la liberté dans la vie même du visage qui, à travers le temps et les circonstances, souhaite ou non se faire expressif, souhaite ou non exprimer tel ou tel contenu, tel ou tel sens.

Ces remarques ne sont pas proposées dans une intention polémique. Elles sont destinées à mettre en évidence le fait que le visage, tel que l’évoque si souvent Lévinas, n’est qu’un visage en général, un visage abstrait ou, si l’on veut, le fait général que tout être humain a un visage, est un visage.

Il reste que l’omission d’une réflexion sur ce qui constitue la liberté, l’expressivité et la singularité d’un visage humain rend possible une approche simplement abstraite du visage et laisse la porte ouverte à une interprétation qui n’aurait pas été possible si l’on avait opéré une véritable phénoménologie concrète du visage humain.

Une telle interprétation, isolée de la réalité concrète des visages avec leur intentionnalité et leur liberté, ne saurait être que tendancieuse, c’est-à-dire intentionnellement tirée dans une direction contingente. C’est ainsi qu’il n’est pas évident, à nos yeux, que LE visage de l’autre exprime directement et indubitablement la présence d’une transcendance. Or, on le sait, le visage humain (réel) est, pour Lévinas, le « visage de la transcendance ». Il ne saurait s’agir que d’une métaphore puisque autrement il faudrait considérer que chaque visage est l’incarnation d’un dieu, ce qui irait à l’encontre du monothéisme professé par Lévinas. Mais cette métaphore devrait être justifiée par quelques traits ou quelques éléments inscrits dans tout visage humain. Or Lévinas s’y refuse puisque toute conceptualisation ou explication ferait tomber le divin, l’éthique et la transcendance dans le domaine de l’être.

C’est donc sur le seul fait qu’un visage n’est pas un complexe musculaire sans signification mais une unité expressive où la chair est significative et révélatrice de l’activité éveillée d’une conscience, c’est sur ce seul fait que Levinas s’appuie pour affirmer que le visage est une épiphanie et qu’il est ainsi la révélation et la manifestation à la fois de la transcendance absolue et de sa sainteté. Il passe donc de l’évidence de la conscience dans le visage (ajoutons : et le regard) de l’autre, à l’affirmation selon laquelle cette conscience est sainte et, comme telle, reliée à l’absolu et au « Très Haut ». Ce passage est une transformation de sens, il implique un saut, il est indifférent à la démonstration, il affirme son propre sens: il est une croyance.

Toute croyance est évidemment libre et licite. Mais la parole adressée au lecteur n’est authentique que si elle se présente pour ce qu’elle est : ici, une croyance qui ne trouve son autorité et son fondement qu’en elle-même. Il est donc possible de la récuser puisqu’elle est contingente. Mieux : il est indispensable ici de la récuser puisqu’elle aboutit à la méconnaissance de la réalité concrète des visages et, par conséquent, à la méconnaissance de cet autre qu’elle dit prendre comme fin de sa morale.

On doit d’ailleurs ajouter que l’interprétation du visage de l’autre comme révélation du divin n’est pas seulement une méconnaissance de la réalité existentielle et affective des visages, elle est aussi une sorte de violence imposée à l’autre : voici en effet qu’en le faisant porteur d’une signification transcendante et en le transformant en « injonction » à moi faite, on contraint l’autre à se faire le messager, c’est-à-dire en fait le simple intermédiaire du divin. On le contraint à n’être plus que la médiation entre le divin et moi, médiation exigeante cependant puisque l’autre, porteur du divin, se voit conférer par là le droit de me faire son « otage ».

Ainsi, par cette interprétation tendancieuse du visage de l’autre en termes de transcendance absolue et de sainteté, on fait de l’autre l’intermédiaire et même l’instrument du divin dans sa saisie de moi-même, dans la pression que ce divin (c’est-à-dire cet autre) exerce sur moi pour me contraindre à la faiblesse et à l’obéissance des otages. Très étrangement, la liaison qu’on établit entre le visage de l’autre et l’absolu, cette liaison qui devait interdire la violence, voici qu’en fait elle se révèle comme une violence exercée contre soi-même (par la médiation de l’autre) ou contre l’autre (par la médiation de la transcendance).

2. La transcendance sans visage

L’« injonction » transforme donc le visage humain en médiation de l’absolu. Mais, par ce passage qui est une violence, il cesse en réalité d’être un visage. L’absolu en effet ne saurait être qu’universel, c’est-à-dire indépendant de la singularité de la chair. Mais un visage universel est un visage sans traits et par conséquent sans personnalité.

C’est d’ailleurs ce qu’implique la théorie globale de l’être, chez Lévinas. Pour lui, l’absolu c’est « l’autrement qu’être ». L’au-delà de l’être ne saurait être cerné ni défini par les concepts de l’entendement, il ne saurait être inscrit dans les cadres de la raison, ni dans les calculs de la sci-ence. Parce qu’il est censé être au-delà de l’instrumentalité, il est situé au-delà des instincts égotistes du moi et du pragmatisme de l’intérêt. C’est pourquoi, d’ailleurs, cet universel est situé au-delà de toute image. Il n’est pas l’objet d’une vision qui, effectivement, en ferait un objet, que cette vision soit l’activité imaginaire ou l’activité conceptuelle. L’absolu, chez Lévinas, est le Tout autre, c’est-à-dire ce qui échappe et au concept et à l’image : c’est pourquoi il est parole. Il est l’injonction. Et cette parole impérative est la parole biblique : tu ne commettras pas de meurtre.

Et c’est pourquoi la transcendance absolue, chez Lévinas, n’est pas un être mais l’au-delà de l’être : c’est qu’elle est l’éthique elle-même, l’injonction à la responsabilité, et non une Chose conceptualisable. Mais, par ce fait, cette transcendance se voit dépouillée de tout visage réel. L’affirmation de Lévinas selon laquelle « le visage de l’autre est le visage de la transcendance » conduit en réalité à l’affirmation selon laquelle la transcendance est sans visage puisqu’elle n’est ni conceptualisable, ni représentable, ni visible. Le Dieu de Lévinas, qui est le Dieu biblique, est celui dont Moïse ne voit iamais la face mais seulement la nuque; et cela même est une métaphore poétique qui suggère que le dieu invisible n’est pleinement perceptible que dans ses pas et ses traces : en son œuvre, et non pas en lui-même.

Ce qui nous concerne, dans cette démarche théologique qui conclut du visage humain au dieu sans visage ni détermination, ce n’est pas la positon métaphysique de Lévinas ni ses options religieuses, c’est la question de l’autre : il devient clair ici que l’autre est nié comme réalité humaine s’il est transformé en médiateur du divin. Or cette médiation n’a pu être affirmée par Lévinas que dans une démarche a priori qui était déjà universalisante et métaphysique. Lévinas ne perçoit en l’individu qu’un visage en général, c’est-à-dire en fait une abstraction. Et cette abstraction est doublement abstraite puisqu’elle révèle non seulement l’humain en général, mais l’humain en général comme épiphanie, c’est-à-dire manifestation d’une transcendance qu’on ne peut ni voir, ni nommer, ni singulariser. Si une perception du visage humain conduit à une telle doctrine de l’au-delà de l’être sans image ni concept, et se réduit à la seule parole universelle de l’éthique, c’est que le noyau central de la réflexion n’était pas l’autre homme dans sa singularité, mais seulement l’humanité, et l’humanité comme objet de ma bonté et de ma sollicitude.

La vérité est qu’une morale de l’injonction, lorsque celle-ci a une origine transcendante, conduit non pas à la pleine reconnaissance de l’existence de l’autre sujet mais à la réduction de cet autre à n’être que l’instrument de la révélation du divin.

Robert Misrahi « Qui est l’autre ?»

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