Le macrocosme et le microcosme. La beauté du monde et la puissance créatrice de l’homme. Marsile Ficin [1433-1499], Léonard de Vinci [1452-1519], Pic de la Mirandole [1463-1493]

La pensée de Nicolas de Cuse ne conduit pas seulement à la constitution d’un nouveau statut de l’âme saisie désormais comme centre individuel et actif. Elle conduit également à mettre en place une nouvelle perspective sur le monde considéré comme un « cosmos », un ordre global et rationnel : ce monde sensible acquiert désormais valeur et dignité. La terre devient une réalité « noble » douée de chaleur et de vie. Dès lors, l’âme entre en relation étroite avec ce monde : elle le réfléchit comme un diamant finement taillé dont la pointe extrême engloberait et réfléchirait la totalité du cosmos. L’âme est un monde dense et ramassé qui se constitue comme le reflet du cosmos infini et qui peut, par l’invention des principes rationnels de la mathématique, en exprimer toutes les formes.

Mais nous avons vu que cette exaltation du sensible immanent dans et par l’âme se heurte, chez le Cusain, à une perspective encore théologique. La connaissance est en conflit avec la foi et cela dans le temps même où elle établit le nouveau lien entre le macrocosme et le microcosme. Cela signifie concrètement que la mystique allemande, fût-ce dans sa nouvelle forme, n’était pas en mesure de se déployer pleinement comme un authentique humanisme.

Cette tâche allait être « initiée » et mise en œuvre par l’Académie florentine, c’est-à-dire par les travaux d’un cercle d’érudits assemblés autour de Marsile Ficin (1433-1499) dans sa villa, l’Académie platonicienne. Ce cercle d’hommes de culture lisait et commentait les œuvres de Platon et de Plotin, et Marsile Ficin lui-même a traduit ces œuvres qui, reprises et repensées dans une nouvelle perspective non scolastique, ont eu un rôle déterminant dans la formation de l’esprit de la Renaissance.

Pour Marsile Ficin ce n’est plus la connaissance qui permet de comprendre le rapport entre microcosme et macrocosme, ou entre l’âme et Dieu, c’est l’amour, c’est-à-dire Eros.

« L’esprit n’est jamais contraint du dehors, c’est par amour qu’il plonge dans le corps, par amour qu’il s’en dégage » (cité par E. Cassirer, op. cit., p. 171). L’individu humain, en tant qu’il est une âme substantielle et immortelle, n’est plus défini comme pouvoir de connaissance mais comme puissance d’amour. L’approche de la subjectivité, à quoi s’efforce toute la Renaissance, commence avec Marsile Ficin à se faire plus concrète. Un autre humaniste, Lorenzo Valla, avait déjà exalté l’amour en le saisissant plus précisément comme plaisir, celui-ci étant le fondement du « vrai bien » (De la volupté, 1431).

On sait aussi qu’à la cour de Laurent de Médicis on chantait dans des poèmes l’épanouissement de la sensibilité esthétique et de la sensualité. Mais L. Valla est un érudit qui, dans les Elégances de la langue latine (1471), ouvre la voie à un approfondissement de la conscience esthétique, tandis que, dans Le Libre Arbitre (1482), il affirme déjà fortement la liberté de l’âme face à la puissance divine de la grâce.

C’est à la même date que M. Ficin publie sa Théologie platonicienne. Dans toutes ses œuvres, ce philosophe théologien va tourner son regard vers l’amour conçu non plus comme volupté hédoniste mais comme relation spirituelle et forte de l’âme à Dieu. Il ne s’agit pas d’un retour au mysticisme. Ce dont l’âme se nourrit, dans son rapport à Dieu, est la beauté même du monde. L’amour est à la fois une relation réciproque à Dieu et une admiration de la beauté du monde comme œuvre de Dieu. Toute âme porte en soi, d’une façon innée, la norme de la beauté comme harmonie et proportion et c’est cette norme intérieure qui lui permet de saisir à la fois la splendeur du monde et la divinité du signe que la beauté inscrit dans l’univers. La beauté est le sceau de Dieu dans le monde, et cette beauté, comme expression divine, ne peut être appréhendée que par l’amour.

Une nouvelle conception de l’âme se dessine. Elle n’est plus seulement une puissance de connaître mais aussi une puissance imaginative et amoureuse. Par cette dimension d’amour, une possibilité neuve est mise en évidence dans l’activité même de l’âme. Il s’agit de la réciprocité. L’âme, qui est déjà saisie comme la « copule » du monde, c’est-à-dire le lien et la médiation entre le monde intelligible et le monde sensible, devient en outre le lien de la réciprocité. Il s’agit certes de la réciprocité entre l’âme et Dieu. Aussi bien le christianisme, avec M. Ficin, que le judaïsme italien, avec Léon l’Hébreu, décrivent la relation à Dieu comme une relation intense d’amour (cf. Dialoghi d’amore, Rome, 1535). Mais cette perspective religieuse n’est plus une mystique fusionnelle, et, en outre, elle permet d’accéder aux significations et aux contenus existentiels de la vie de l’âme. C’est Spinoza, au XVIIe siècle, qui saura se souvenir de cette integration du Désir à l’essence même de l’esprit humain.

Mais, pour la Renaissance, le rapport de l’âme à la beauté du monde et à la beauté de l’art est finalement plus important que son rapport à Dieu, fût-il réciproque. Chez Léonard de Vinci, par exemple, la démarche conceptuelle de la connaissance n’est pas séparable de la perception de la beauté. Comme le rappelle E. Cassirer, à propos de Léonard de Vinci, « l’imagination exacte » de l’artiste domine de très haut les fluctuations chaotiques du sentiment subiectif » et la vision au sens strict est à la fois saisie esthétique de la proportion et saisie intellectuelle de la nécessité objective. Comme le montre Paul Valéry dans L’introduction à la méthode de Léonard de Vinci, il y a ici convergence entre la conscience esthétique du monde et la connaissance mathématique de ce monde et de sa nécessité objective.

Au-delà d’une théorie de la connaissance et d’une théorie de l’art, au-delà même de l’unité fondamentale postulée par Léonard de Vinci entre la connaissance mathématique et perceptive du monde et l’appréhension de la beauté et de la proportion, ce qui nous importe ici est la référence à la puissance créatrice de l’âme. Pour Léonard de Vinci, en effet, la découverte des lois qui ordonnent l’expérience est en même temps, chez l’artiste, une œuvre de création. Et ce qu’il crée est « une seconde nature ».

Mais n’est-ce pas l’amour qui est créateur ? En réalité, les Sonnets de Léonard de Vinci s’inspirent explicitement de la théorie de l’amour de M. Ficin. Pour celui-ci, l’amour est le médiateur entre le visible et l’invisible, entre le sensible et l’intelligible, mais, comme médiateur, il est créateur. Par son rapport amoureux à la beauté, l’âme participe à l’élévation du Tout. Elle sauve ainsi la totalité de l’être, comme l’exprime l’œuvre religieuse de Marsile Ficin, se faisant l’écho des idées élaborées par son Academie florentine.

Mais si l’âme accomplit par l’amour et par la création artistique une œuvre salvatrice, il est clair que son activité la plus élevée comporte une signification éthique. Connaissance, amour, création convergent dans l’opération spirituelle de l’âme pour en exprimer la destination éthique.

Et cette destination est mondaine. L’esprit de la Renaissance sait qu’en admirant la beauté et la valeur du monde, il admire par là même la puissance créatrice de l’homme et sa dignité. Écoutons, sous la plume d’un humaniste, la voix même de la Renaissance : « Tout ce que nous voyons là est nôtre, c’est-à-dire humain, parce que produit par les hommes : toutes les maisons, toutes les forteresses .. tous les édifices de la terre. Nôtres sont les peintures, les sculptures, les arts, les sciences, les sagesses. Nôtres sont toutes les inventions, toute la diversité des langues et les genres littéraires que nous sommes amenés à admirer avec d’autant plus d’enthousiasme et de stupeur que nous en tenons l’usage pour plus nécessaire. » Ces lignes sont extraites d’un ouvrage de Gianozzo Manetti, dont le titre est déjà un manifeste en soi : De dignitate et excellentia homini qui date de 1452.

On retrouve la même ardeur et le même enthousiasme légitime chez Pic de la Mirandole (1463-1493) dans un ouvrage au titre lui aussi programmatique: Oratio de hominis dignitate (Discours sur la dignité de l’homme). Écoutons-le également. Dans une allégorie qui ouvre ce discours, le Démiurge, c’est-à-dire l’Artisan suprême, s’adresse ainsi à l’homme: « Ô Adam, nous ne t’avons donné ni une place déterminée, ni une physionomie propre, ni aucun don particulier, afin que la place, la physionomie, les dons que tu aurais souhaités tu les aies, et tu les possède selon tes vœux, selon ta volonté […] toi tu n’es limité par aucune barrière, c’est de ta propre volonté que tu détermineras ta nature [.]. Nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, maître de toi-même et ayant pour ainsi dire l’honneur et la charge de façonner et de modeler ton être, tu te composes la forme que tu aurais préférée. »

Ce discours de Pic est, selon l’historien Burckhardt, « le plus noble héritage que nous ait légué la Renaissance ». Il est aussi, selon nous, la plus profonde et la plus audacieuse des réflexions philosophiques sur l’âme et sur l’homme : voici que celui-ci apparaît dans sa nudité prometteuse, libéré de toutes ses chaînes, et apte enfin, par cette liberté qui le définit dans son essence même et le situe au-delà de toute détermination a priori, à se construire lui-même selon sa préférence.

Ne voit-on pas là émerger non seulement l’individualité libre exaltée par la Renaissance, mais la liberté même d’un homme moderne qui serait la source et l’origine de la forme de son être intérieur, modelée selon la valeur qu’il aurait lui-même définie et préférée ?

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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