L’âme comme miroir, comme lumière et comme activité : Charles de Bovelles (1479-1553)

Charles de Bovelles, représenté sur une verrière dédiée à sainte Catherine et réalisée par Mathieu Bléville, basilique de Saint-Quentin, 1521.

Pour Charles de Bovelles, l’homme, c’est-à-dire l’âme, est un miroir. Elle est le microcosme qui reflète ou plutôt qui « réfléchit » ce monde comme un miroir réfléchit la lumière. Mais en même temps l’âme est un centre. Elle est le lieu central où s’opère cette réflexion du monde et où, surtout, s’exerce une activité de connaissance. Cette activité est à la fois intellectuelle et sensible puisqu’elle donne une forme et un sens au monde sensible et qu’elle donne à l’intelligence un contenu.

A la fois intellect et sensibilité, ce centre qui est l’âme n’est pourtant pas un composé, mais un être substantiel absolument simple. Écoutons cette voix ferme et profonde : « Car enfin si toute connaissance était division de l’être et multiplication de sa substance, toute connaissance serait alors en tout cas connaissance d’autrui. Rien ne serait donc connu de soi, rien n’aurait le pouvoir de se regarder, de s’observer soi-même et de jouir de soi. Enfin, il n’y aurait nulle Sagesse, puisque la Sagesse est contem-plation, connaissance, science de soi-même. »

Ce centre absolument simple qu’est l’âme peut cependant être décrit comme « bifront » et même « quadrifront ». Car l’âme en se connaissant est comme dédoublée, elle devient son propre miroir dans lequel elle réfléchit son propre être. Cette dualité peut encore se dédoubler en ignorance de soi (scindée en deux directions opposées, soi et le monde) et en science de soi-même ou Sagesse (scindée en deux directions convergentes, le soi tourné vers soi-même). Des dessins illustrent cette quadri-partition de l’âme simple (cf. Cassirer, op. cit., p. 391).

On est en présence d’une sorte de structuration de la conscience de soi. Destinée à faire l’éloge de la Sagesse comme conscience et connaissance de soi, elle semble durcir d’une façon réaliste des distinctions dont le sens est surtout méthodologique ou fonctionnel et dont l’intention est de comprendre la coexistence en l’âme de la Sagesse et de l’Ignorance ou Folie. Ce sens s’éclaire d’ailleurs par une métaphore très vive que Bovelles développe plus loin.

Pour éclairer le sens qu’il donne à l’opposition de l’attitude « ignorante » (que nous dirions empirique) et de l’attitude « sage » (que nous dirions réflexive), Bovelles prend la métaphore de l’Œil. Mais l’âme est un Œil double : elle est constituée par un Œil externe qui, tourné vers le monde, reçoit sa seule lumière qui est matérielle et sensible, et par un Œil interne qui, tourné vers lui-même, reçoit sa propre lumière intérieure et peut ainsi accéder à la Sagesse.

L’âme est ainsi un miroir qui est un Œil, et, comme vision (interne ou externe), elle est lumière et connaissance. Ce qui est en outre remarquable chez Bovelles, c’est que cette description n’est pas faite en termes statiques mais en termes dynamiques. L’âme n’est pas un simple miroir passif et réceptif qui se bornerait à recevoir une lumière et des notions déjà constituées, qu’elles soient d’origine externe ou interne. Bien au contraire, l’âme est active : « L’âme raisonnable …] recueille […] des notions, formes, images de toutes les choses sensibles, qui lui suffisent pour confectionner, susciter, produire en elle-même en tant qu’auteur de sa propre notion, la forme propre qui est le commencement de la Sagesse humaine et la connaissance de l’Âme même par soi-même. »

Ainsi, la Sagesse est l’œuvre même de l’âme. Nous pourrions dire plus : la Sagesse est le fait, pour l’âme, d’être son propre auteur et son œuvre propre. La métaphore de l’Œil, à la fois miroir, lumière et action est précisément destinée à éclairer le sens de cette création de l’homme par lui-même, création en quoi consiste la Sagesse. En effet, la nature n’a donné à l’Homme qu’un œil externe qui voit le monde, et un œil interne d’abord aveugle à lui-même. La Sagesse (et donc aussi l’action promethéenne de l’homme sur lui-même) consiste à recueillir la lumière externe et à la tourner vers l’œil interne pour le rendre voyant et faire ainsi que l’âme soit consciente d’elle-même : « Et c’est bien à cette tâche que se consacrent toutes les vertus humaines et les activités (negocia) de l’Homme : à faire passer dans le second œil la lumière du premier éclairé par la nature; c’est-à-dire à faire que l’Homme, après avoir connu le monde comme objet et recueilli sa lumière, revienne enfin du monde en lui-même ; ou encore qu’il apprenne à tirer de cette première lumière et science du monde sa propre lumière et science de soi-même. » Et lorsque l’Homme devient ainsi son œuvre propre, il se tourne vers le pôle opposé à celui qui est constitué par « l’objet », c’est-à-dire vers lui-même, c’est-à-dire vers le sujet : le concept et son terme ne sont pas encore explicitement mis en place, mais la réalité qu’ils désigneraient est déjà là. La suite du texte le confirme, annonçant déjà le Cogito cartésien : « …l’Entendement contemplatif est tel qu’il voit toutes choses… puisqu’il échappe désormais à la servitude des sens et qu’il comprend toutes choses librement et par lui-même, ne se référant qu’à soi et se fondant sur soi » (in Cassirer, op. cit., p. 433).

C’est bien d’un sujet de la connaissance qu’il s’ agit. Et ce sujet (cette « âme ») est effectivement décrit comme une réflexion au sens strict, comme un regard et un retour sur soi, et même comme un enroulement actif de soi-même en soi-même. Et Bovelles ne craint pas d’utiliser une autre métaphore vive qui aurait pu effrayer un Chrétien : celle du serpent. « Se saisissant elle-même en cercle, finalement, [l’Ame] s’enroule sur elle-même à la manière d’un serpent et pénètre jusqu’au tréfonds d’elle-même » (p. 371). Ainsi, « l’Âme… se réfléchit en soi, se pose face à elle-même, se présente à elle-même, se donne pour objet à elle-même ». En vérité, elle « jouit » d’elle-même et « se nourrit d’elle-même ». Elle « pénètre en soi-même, se traverse tout entière; en soi-même enfin, elle s’établit, se recueille, et devient son propre contenant et sa demeure perpétuelle ».

Seule l’Âme, comme « Soleil vrai et naturel » peut ainsi se créer, se fonder et se nourrir d’elle-même, et seule une telle Sagesse peut « parvenir aux palais sidéraux » (p. 394).

Ainsi, chez Bovelles, la description de l’Âme comme lumière réfléchie et réfléchissante est simultanément description d’une opération active et fondatrice et description d’une jouissance salvatrice qui a la valeur d’une éthique.


Il reste que cette éthique, chez Bovelles, est encore une religion et une foi. L’élan et l’enthousiasme de la découverte réflexive de la conscience et de son pouvoir n’empêchent pas l’auteur de se maintenir dans le cercle finalement dogmatique de la religion chrétienne. L’âme, qui avait été décrite comme simplicité absolue, est en même temps conçue comme trinité avec deux extrêmes et un milieu. Et il y a « trois êtres immatériels qui se replient sur eux-mêmes, se retournent vers eux-mêmes, qui se contiennent eux-mêmes et se reconnaissent eux-mêmes : l’Ame raisonnable, l’Ange, Dieu ». De plus, l’on peut distinguer trois Sagesses : divine, angélique et humaine. Enfin, la jouissance de se réfléchir et celle de demeurer en soi-même semblent oubliées dès lors que Bovelles fonde sur l’accès à la divinité et à l’immortalité de Dieu, la possession de « la vraie béatitude ». Et « Sans la paix divine, nous sommes incapables de nous accorder, de nous attacher, de nous unir ni avec nous-mêmes, ni les uns avec les autres, ni avec les Anges, ni avec Dieu ». Cette référence à Dieu comme garant du projet éthique de la Sagesse semble bien contredire l’autonomie qui paraissait la marque de la conscience de soi. La Renaissance n’est pas encore libérée du divin, malgré sa marche ascendante et quelques tentatives ponctuelles que nous rencontrerons. Une ouverture se présente cependant : il est possible d’interpréter l’œuvre de Bovelles en termes de reliefs. Nous voulons dire que l’accent mis sur chaque thème de réflexion comporte une intensité différente, et qu’il est fort possible que la préférence de l’auteur lui-même porte sur les thèmes libérateurs de la nouvelle conscience. De ce point de vue, il est significatif de constater que c’est dans les deux dernières pages du livre Le Sage qu’on trouve ce véritable manifeste:

« Car l’Homme lettré est la lumière naturelle et la splendeur de l’Homme, lui par qui la Pensée qui a vécu dans les ténèbres depuis les origines émerge enfin dans la lumière, la clarté, la science de toutes choses. » Et, après avoir formulé le vœu « Réjouis-toi », Bovelles s’adresse au lecteur pour lui dire que la Sagesse vraie est une « connaissance savoureuse et parfumée » et pour offrir « en présent » ce livre « à qui désire connaître ses propres richesses. »

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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