L’empirisme sans sujet : David Hume (1711-1776)

Par sa personnalité et par sa doctrine, Rousseau s’opposait à tous ses contemporains qu’il appelait « les philosophes ». Leur matérialisme et leur athéisme heurtaient sa sensibilité morale ainsi que son sentiment exacerbé de l’existence et du bonheur. Cette philosophie lui paraissait un dogmatisme.

En vérité, c’est à son siècle entier que Rousseau s’opposait puisque, malgré une amitié passagère avec le philosophe anglais David Hume, il se brouilla avec lui et s’opposa donc ainsi non seulement à son empiricisme, très expressif de la pensée dominante du siècle, mais également à son scepticisme..

Le propos général de Hume s’inscrit bien dans le mouvement du siècle. Aussi bien le Traite de la nature humaine (1739-1740) que les Essais sur l’entendement humain (1748) développent une doctrine de la connaissance rigoureusement empiriste issue en droite ligne du sensualisme de Locke et s’apparentant à celui de Condillac. Pour Hume, la philosophie doit fonder sa réflexion morale et politique sur une science de l’homme, c’est-à-dire sur une connaissance rigoureuse des faits qui constituent la nature humaine. Il découle alors du seul examen des faits (ou de ce qui est tenu pour tel) que l’esprit humain n’est qu’un amalgame de sensations. Toute connaissance est un système d’idées, mais toute idée est la copie d’une impression, c’est-à-dire de la marque d’une sensation dans l’esprit humain qui n’est rien d’autre que le lieu, ou le « théâtre » où passent les sensations.

Les impressions et les idées ne formeraient qu’un chaos si elles n’étaient pas reliées entre elles. Mais ce qui les relie n’est ni l’opération d’une conscience ou d’une âme, ni l’opération d’une raison. Le principe de liaison n’est rien d’autre que l’association. Cette association des idées opère entre elles comme les lois de la gravitation, et les idées ne sont que des atomes psychiques reliés de l’extérieur par les lois de la ressemblance, de la différence ou de la contiguïté.

Connaître n’est rien d’autre qu’associer des atomes psychiques, ou reproductions de sensations, selon leur ressemblance ou leur opposition, ou leur simple contiguité. Aucune rationalité interne ne préside donc à ces associations, aucune intelligibilité ne s’en dégage ou ne les intègre, aucun sens n’est donc affirmé par ces combinaisons d’impressions.

Pourtant l’esprit humain croit par la connaissance, établir des liens d’intelligibilité entre les causes et les effets. En réalité il s’agit là d’une illusion. L’esprit est simplement marqué par la répétition des successions et non par une quelconque signification interne des liaisons. Il n’y a pas de rapport interne de signification entre la cause et l’effet, seulement la constatation répétitive d’une succession de fait entre des impressions d’origine externe ou interne. Les pseudo-liaisons nécessaires ne sont que des connexions de fait et, plus précisément, des habitudes. C’est donc notre expérience et notre attente qui nous font affirmer la succession A-B comme une relation causale. La connaissance, en réalité, n’est pas la perception d’une intelligibilité, mais la construction d’une habitude. Celle-ci est si forte qu’elle entraîne une croyance : nous ne connaissons pas la relation A-B, nous croyons seulement qu’il existe des relations là où il n’existe que des successions habituelles.

Le même empirisme sceptique est mis en œuvre par Hume en ce qui concerne la conscience ou le moi. N’ayant que des sensations (externes ou internes) reliées par des associations contingentes, l’individu ne peut se connaître lui-même. Il n’est ni une âme ni une véritable conscience, et certainement pas un sujet : il n’est que la constatation d’un défilé d’images et de sensations, le moi n’est que le pur spectacle de ses impressions et de ses idées.

À partir de là, on comprend mal comment le philosophe Hume peut tenter de construire une morale, une religion naturelle et une politique. On ne comprend pas non plus comment il a pu seulement former le projet de connaître la nature humaine, et comment il a pu affirmer qu’un certain assemblage automatique de sensations dénuées de sens pouvait finir par constituer quelque chose qui soit reconnaissable comme une nature humaine, elle-même soucieuse de vérité et de vie sociale.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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