Note sur Hegel (1770-1831)

D’abord kantien, Hegel élabore très vite son propre système, ou plutôt la méthode originale grâce à laquelle il élaborera ce système tout au long de sa vie. C’est cette inspiration centrale qui nous retiendra ici puisqu’elle consiste très précisément dans la réinterprétation de l’idée kantienne (et platonicienne) de phénomène. Loin que, pour Hegel, le phénomène soit un simple écran nous séparant de la réalité vraie, c’est-à-dire absolue, il en est au contraire le mode d’apparition. Non pas que le monde phénoménal de l’expérience soit immédiatement l’Absolu, mais c’est dans son mouvement historique que ce réel se manifeste comme le dévoilement progressif de l’Absolu lui-même.

C’est ici que nous pouvons saisir ce que nous appellerons la théorie hégélienne de la conscience ou, plutôt, les lignes principales de cette theorie.

Après des œuvres de jeunesse consacrées à un effort pour renouveler le christianisme réformé en Allemagne, Hegel écrit sa première grande œuvre, en 1807, en pleine période napoléonienne et conquérante : il s’agit de la Phénoménologie de l’esprit.

Par elle, on comprend que pour Hegel le réel n’est pas l’Etre, mais le devenir de l’Etre, c’est-à-dire le mouvement par lequel l’Etre, c’est-à-dire l’Esprit, s’instaure progressivement et historiquement à travers le mouvement des idées et le devenir des événements. Cet Être est l’Absolu lui-même, tel qu’il s’exprime à travers et dans les formes les plus élevées de la pensée philosophique et de la réalité étatique. L’Absolu est donc la totalité, ou la totalité est l’Absolu : totalité des cultures et totalité du temps à travers lequel elles se manifestent. À la fin des temps, c’est-à-dire au temps de Hegel, l’Absolu est incarné par l’État (qui synthétise le droit objectif et la moralité subjective devenue « vie éthique objective ») et par le Concept (qui s’exprime dans la philosophie spéculative dont les concepts sont seuls en mesure de dire la plénitude de la réalité, réconciliée avec elle-même et parvenue au stade de la Substance).

Mais, dans ce mouvement, quelle est la nature et la place de la conscience ?

Celle-ci n’est pas une donnée d’expérience permanente et stable, mais une étape dans une évolution qui est celle de l’histoire globale de l’humanité. La conscience singulière, en chaque individu, correspond à un moment logico-ontologique du mouvement global de l’humanité considérée comme une entité qui traverserait toutes les époques en se construisant progressivement comme Esprit (universel et global) et comme Absolu (substantiel et réfléchi).

On peut préciser quelques étapes historiques et collectives de ce devenir de l’Esprit. Chaque étape concerne ou enveloppe à la fois une collectivité, et les individus concrets qui composent cette collectivité. On peut, avec Hegel, nommer « figures de l’Esprit » chacune de ces étapes qui sont en effet respectivement des modalités concrètes ou des manières d’être de l’Absolu en train de se réaliser à travers l’histoire (des idées et des États).

C’est ainsi que l’Esprit est d’abord certitude sensible (aussi bien comme doctrine empiriste, que comme expérience de la conscience naïve). Ensuite, l’Esprit devient perception par le mouvement d’évolution, de contradiction et de dépassement synthétique que Hegel nomme « dialectique ». C’est cette méthode dialectique (appliquée aux événements historiques et aux idéologies culturelles) qui permet à Hegel de conférer à la phénoménologie sa nouvelle signification. Mais poursuivons ce mouvement. Après la figure de la simple perception (et en raison de la dialectique interne contradictoire de l’attitude empiriste), l’Esprit se pose comme Esprit analytique et scientifique. Il devient « entendement ». Certes, la science est ainsi constituée, mais surgit alors la dialectique, c’est-à-dire l’échange contradictoire et dynamique issu de « l’intérieur » même des réalités. L’entendement se dépasse alors pour donner naissance (dans l’histoire objective et dans la conscience des philosophes et des individus, pense Hegel) à cette nouvelle figure qu’est la Raison. Celle-ci devient « active » d’abord comme « loi du coeur » ou « vertu » opposée au cours du monde (on reconnaît le XVIIe siècle, et peut-être Rousseau), et ensuite comme individualité certaine d’elle-même et « qui se sait elle-même réelle en soi et pour soi-même ». Mais ce n’est encore là qu’une étape, et comme toute étape du devenir, elle serait fausse si elle était figée et considérer comme le tout de la Vérité. Au-delà de la Raison « législatrice » et examinant les lois (scientifiques ou civiles) se profile enfin, selon Hegel, l’Esprit lui-même. Mais il est d’abord l’équivoque de la moralité subiective ou la limitation de l’Aufklärung (les Lumières) avant de devenir religion révélée et, enfin, Savoir absolu, Substance spirituelle de la culture et de l’État de droit, Réconciliation de la Nature et de l’Esprit, bref: le Concept.


On doit, faute de place, présenter la réserve principale qu’appelle cette description de l’histoire de l’humanité donnée comme phénoménologie, c’est-à-dire manifestation de l’Absolu lui-même. Et cette réserve sera constituée, à nos yeux, par une affirmation ultérieure faite par Hegel, en 1831, dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire, affirmation qui consiste à opposer les intentions conscientes des individus dans la vie culturelle et politique, et la signification globale du mouvement de l’histoire. En effet, cette signification est ignorée des individus, et l’illusion où ils seraient de poursuivre leurs propres fins ne serait qu’une « Ruse de la Raison ».

Cette affirmation discutable, et non susceptible de recevoir une preuve quelconque, révèle a posteriori la signification de la Phénoménologie de l’Esprit. Toute expérience subjective y est récusée et finalement neutralisée, puisque la conscience de soi n’est jamais, pour Hegel, qu’un moment partiel et passager qui doit être intégré au mouvement de la totalité et emporté par lui.

Mais, par cette négation de la vérité de l’individu, non seulement Hegel rend évanescente l’expérience de soi en confondant évidence existentielle et contenu culturel, mais encore rend-il incompréhensible sa propre existence, c’est-à-dire sa propre réalité d’individu réfléchissant. Si bien que, en fait, le Système de Hegel exclut la validité et donc l’existence même de l’individu qui écrivit la Phénoménologie à un moment donné de l’histoire. Le Système exclut son auteur, comme le Devenir de l’Esprit cosmique et absolu exclut le projet singulier d’un individu singulier. En d’autres termes, le Système de l’Esprit universel comme Concept ne rend pas compte de l’existence même de l’individu qui pense ce Système : en neutralisant cet individu qui pourtant le porte, ce Système se neutralise et se détruit lui-même.

On pourrait faire la même remarque à propos de l’histoire elle-même : un système politique de la totalité, qui subordonne les individus (et donc l’individu) à sa propre substance totale, détruit les fondements qui le portent et se détruit par conséquent lui-même.

Une autre difficulté, inhérente au système de Hegel, doit être notée. Une ambiguïté permanente subsiste, pour chacune des figures de l’Es-prit, quant à la question de savoir si cette figure, ce « moment dialectique » n’a qu’une existence temporellement limitée, ou s’il comporte une signification et une efficacité qui dépasse le moment historique où il est apparu. Pour ne prendre qu’un exemple : la dialectique du maître et de l’esclave (celle « de la domination et de la servitude ») exprime-t-elle simplement le « moment » stoïcien de la conscience de soi dans l’Antiquité, ou bien cette figure a-t-elle une portée si considérable qu’elle puisse définir l’essence même des relations humaines comme lutte pour la reconnaissance ? S’il en est ainsi (comme le croient nos contemporains), la peur de la mort et la soumission au Maître serait la dimension fondamentale et permanente de la conscience de soi : mais l’on ne comprend plus, alors, la raison qui fait préférer cette figure de l’Esprit pour définir la conscience en sa perma-nence, comme on ne comprend pas non plus à l’inverse) comment cette figure particulière et passagère a pu n’être qu’un moment historique disparu alors que les guerres de conquête et l’esclavage se sont poursuivis bien au-delà de l’Antiquité.

La vérité est qu’une tout autre description phénoménologique de la conscience de soi et de la reconnaissance d’autrui devient nécessaire après Hegel. La pesanteur de l’influence hégélienne ne saurait que freiner le progrès de la phénoménologie du sujet.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du depuis la renaissance. »

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