Schopenhauer (1788-1860)

1. Le redoublement du dualisme et l’individuation illusoire

C’est également dans la filiation de Kant que se situe Schopenhauer, bien qu’il développe l’une des critiques les plus radicales de la philosophie kantienne. S’inspirant à la fois de Kant et de l’hindouisme (que les Allemands commençaient à connaître au début du XIXe siècle), Schopenhauer oppose deux Mondes : notre monde empirique, qui est phénomène, apparence et, plus encore, illusion, et le monde en soi qui est l’Absolu. Mais si le monde illusoire est semblable à la Maya des Hindous, le monde Absolu est simplement (comme chez ces Hindous) l’autre côté de l’illusion. Le dualisme phénoménal qui oppose monde illusoire et monde vrai recouvre un monisme ontologique qui n’est pas sans faire songer à la Substance unique et totale chez Spinoza.

Mais, à la différence du spinozisme, la doctrine de Schopenhauer va exacerber un dualisme de fait pour ce qui concerne les événements de notre monde et surtout la nature de l’individu.

Dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1818), Schopenhauer expose en effet une conception dualiste de l’individu : il est, d’une part, « volonté », c’est-à-dire désir et donc affectivité, passions, inclinations et, d’autre part, « intelligence », c’est-à-dire entendement, raison, réflexion. Volonté et intelligence s’opposent comme le désir et la connaissance : leur essence respective est différente car leur statut ontologique, selon Schopenhauer, est différent. Précisons ce point avant de revenir sur la nature du moi.

Pour Schopenhauer, « l’intelligence » est simplement destinée à fournir des fins et des moyens au désir, c’est-à-dire à la « volonté ». Mais cette intelligence procède à la manière kantienne : elle construit le monde apparent en utilisant une seule catégorie, la causalité, et en distinguant des objets séparés. La faculté de connaître est donc en l’homme au service du désir et, pour accomplir sa tâche, elle constitue le monde illusoire de l’apparence. Ainsi, l’intelligence est à la fois une puissance simplement utilitaire, et une puissance simplement représentative : empiriste et phenoménale.

Il en va tout autrement pour la volonté : le désir en l’homme est à la fois son corps et son moi psychologique et, à ce titre, il est l’individuation de l’Absolu. Pour Schopenhauer, en effet, si l’intelligence n’exprime que les conditions de l’action humaine (c’est-à-dire l’illusion et la causalité), le désir, en l’homme, exprime l’Absolu lui-même. Plus précisément, le désir est en l’homme un vouloir-vivre qui exprime et réalise en un corps singulier le vouloir-vivre ontologique. En son fond absolu et ontologiquement vrai, le réel est un vouloir infini et un qui enveloppe ou plutôt anime et constitue toutes les réalités singulières et finies. Derrière l’apparence, c’est-à-dire la multiplicité des corps et des objets découpés par l’intelligence humaine, se trouve donc la réalité absolue : cette réalité est une et totalisante, et elle est constituée par le Vouloir.

Le fond ou l’essence de tout être est donc un même Vouloir. Celui-ci n’est pas une volonté éclairée ou intelligente, puisque l’intelligence n’est qu’humaine; il est un Vouloir-vivre : une pulsion aveugle et nécessaire à vivre et à se reproduire indéfiniment comme vie. Nous pourrions dire que, pour Schopenhauer, le désir est l’essence de toute chose (inanimée et animée, végétale, animale et humaine) si nous précisions que, pour lui, le désir est aveugle et nécessaire.

Le Vouloir-vivre est donc une force insurmontable et incoercible, et cette force est sans but, ni finalité, ni signification. En ce sens, le Vouloir est nécessaire, aveugle et, par conséquent, absurde.

C’est de là que découle le pessimisme de Schopenhauer, ou c’est ainsi qu’il le justifie. Car cette nature cosmique du Vouloir-vivre se répercute dans l’individu humain. C’est parce que l’individu humain, par son corps, n’est que « l’objectité de la Volonté », c’est-à-dire l’objectivation et l’individuation, la délimitation du Vouloir-vivre ontologique, que cet individu est conduit par le désir. Mais, comme le Vouloir-vivre, le désir individuel est nécessaire, aveugle et absurde.

C’est donc de ce désir que à la manière bouddhiste) découle pour l’homme tout son malheur.

En effet, le moi n’est pour Schopenhauer qu’une affectivité égoïste et assoiffée de plaisirs et de jouissances. Or, dès que la jouissance est atteinte (notamment dans ce but ultime et ignoré des individus qu’est la reproduction vitale de l’espèce), le désir s’éteint : alors survient la satiété. Cependant, pour Schopenhauer, la satiété n’est pas le désir comblé, mais simplement « l’ennui » qui provient de la fin du désir lorsqu’il a atteint son but. De plus, cet ennui succède à la souffrance et précède une souffrance future. En effet, le désir est caractérisé ici comme « manque » : il est la souffrance du manque qui tente de se supprimer comme souffrance en comblant ce manque. Mais la jouissance à laquelle accède l’individu est éphémère et fragile : elle est vite remplacée par l’ennui.

Ainsi, l’homme est-il, par son désir qui n’est qu’un aveugle Vouloir-vivre, constamment ballotté entre la souffrance et l’ennui. La vie sociale exprime bien, selon Schopenhauer, cette condition tragique : souffrance, dans la semaine de travail, ennui, dans l’oisiveté du dimanche et peur de la mort tout au long de la vie.

Dans ces conditions, par cette condition humaine, le bonheur devient évidemment, pour Schopenhauer, un bien illusoire. Il ne saurait consister qu’en une « cessation de la souffrance ». La question morale se pose donc pour le philosophe en ces termes : comment échapper à cette sorte de condamnation à souffrir qu’est la vie humaine ? L’essence de l’homme étant un désir aveugle et insatiable, la solution ne résiderait-elle pas dans le suicide ?

Schopenhauer écarte cette hypothèse en affirmant que la solution serait illusoire puisque le Vouloir-vivre ontologique, lui, est éternel et permanent. Il propose plutôt une « sagesse ». Pour l’auteur, cette sagesse consiste en une « contemplation », c’est-à-dire en une connaissance philosophique purement intellectuelle qui, en prenant conscience de la vérité simplement phénoménale du monde et du désir, serait en mesure de renoncer aux passions produites par le désir et au désir lui-même. Philosophie, mais également mystique, art et spiritualité sont ainsi, pour Schopenhauer, des « calmants de la volonté ». Par ces « calmants », renforcés par la chasteté, le sage peut ainsi à la fois participer à l’extinction de l’espèce humaine, tout en travaillant à l’extinction de son propre désir, c’est-à-dire au nirvana préconisé par les Hindous. Il y a là une véritable libération, et l’instrument de cette libération est l’intelligence qui seule peut se distancier des buts du désir, les connaître et les neutraliser.

2. Critique de la théorie de la souffrance et du desir

Cette sagesse contemplative est fort séduisante, mais il est à craindre qu’elle ne puisse être mise en œuvre dans le système qui est pourtant censé y conduire. Les contradictions de ce système sont si graves et si nombreuses qu’elles interdisent de combattre le pessimisme qu’il implique, et même de comprendre celui-ci.

La première difficulté est d’ordre ontologique et concerne l’affirmation d’un monde absolu derrière le monde apparent de la Maya. La seconde difficulté concerne la théorie du désir et de la souffrance.

Sur le premier point, on peut remarquer que Schopenhauer tombe sous le coup de la critique qu’il adresse lui-même à Kant : comment peut-on être assuré de l’existence d’un monde absolu et vrai derrière le phénomène si la faculté de connaître, c’est-à-dire ici « l’intelligence », ne permet d’accéder qu’à des phénomènes ?

Comment peut-on dépasser la catégorie trompeuse de la causalité et le concept illusoire d’individu si le seul instrument de connaissance est l’intelligence qui pose précisément ces illusions?

Autrement dit, le système de Schopenhauer interdit la connaissance de cet absolu qu’est le Vouloir-vivre, c’est-à-dire la connaissance de cette unité vitale qui est censée englober tous les êtres faussement distingués et opposés.

Le Vouloir-vivre, insatiable et aveugle, est donc l’obiet d’une simple affirmation dogmatique.

C’est la seconde difficulté que nous évoquions.

Ce dogmatisme va compromettre toute la conception du moi et toute la morale que Scho-penhauer prétend déduire de cette doctrine de la Volonté.

Si le moi n’est désir que parce qu’il exprime le Vouloir-vivre cosmologique, ou parce qu’il en est une partie, comment ce moi peut-il être orienté par l’intelligence ? comment peut-il comprendre les fins que celle-ci lui propose, dès lors qu’il n’est rien d’autre (comme le Vouloir-vivre) qu’une pulsion vitale et aveugle poursuivant seulement sa propre reproduction ?

C’est dire que la difficulté du dualisme ontologique se retrouve ici; elle est reconduite à l’intérieur du moi qu’on a divisé en deux parties distinctes : le désir pulsionnel ne peut avoir de relation avec l’intelligence vide et formelle.

Cette difficulté, cette opposition de la « volonté » et de la « représentation » s’aggravent lorsqu’on se réfère à la fin fixée par la sagesse et qui consiste, selon Schopenhauer, en une extinction du désir qui devrait résulter d’une activité contemplative de l’esprit. En effet, il est impossible de comprendre comment le désir (toujours simplement vital et poursuivant exclusivement sa propre jouissance égoïste) pourrait consentir à s’éteindre. Il n’a pas la possibilité de comprendre ce but, formulable seulement par la réflexion et l’intelligence; mais il n’a pas non plus la possibilité de s’y conformer, c’est-à-dire de renoncer à sa propre essence ou au moins de la modifier. En effet, le désir ne peut être pensé que sous la loi de la causalité phénoménale et, en outre, il ne peut être distingué du Vouloir-vivre cosmique dont Schopenhauer nous a affirmé qu’il est à la fois aveugle et nécessaire. Dans ce système, le désir humain, expression du Vouloir-vivre, ne peut donc ni se libérer de la nécessité aveugle qui le rend insatiable, ni même simplement comprendre ce que pourrait signifier un corps individuel sans désir. En clair, le système même de Schopenhauer rend impossible la liberté que réclame Schopenhauer, et dont il charge l’intelligence de la construire par la « contemplation ».

À cette impossibilité de droit, Schopenhauer va répondre par une affirmation de fait : il proclame l’existence de la liberté de l’individu sur un plan « intelligible » (comme l’avait déjà fait Kant).

Mais cette affirmation ne fait qu’aggraver la scission dualiste du moi : elle redouble l’opposition désir-intelligence par une nouvelle opposition, celle de deux « caractères ». Schopenhauer, en effet, ne craint pas d’affirmer que le moi, dans son action, déploie un « caractère » et que ce caractère comporte deux aspects. Comme développement psychologique de la causalité, il est notre « caractère empirique ». À ce titre, il est déterminé, c’est-à-dire rigoureusement nécessaire et prévisible, soumis aux désirs et aux pulsions. Mais il comporte un second aspect : dans l’absolu intemporel, nous aurions choisi notre caractère. Celui-ci, comme « caractère intelligible », est totalement libre. Nous ne pouvons changer notre comportement empirique, bien qu’il soit le fruit d’un libre choix qui nous rend responsable. C’est à ce titre que l’intelligence pourrait agir et, en combattant le caractère insatiable du désir, travailler à « calmer la volonté » et à éteindre la souffrance avec le désir.

Mais ces affirmations sont contradictoires sur un plan rationnel. Elles ne semblent avoir un sens que dans la perspective dualiste qui oppose noumène et phénomène. Mais cette perspective est elle-même dogmatique puisqu’elle s’oppose à la cohérence de la théorie : celle-ci ne peut affirmer à la fois la nécessité et la liberté du caractère que parce qu’elle affirme contradictoirement que l’intelligence crée l’illusion et connaît l’absolu. Seules ces contradictions permettent d’affirmer simultanément l’ultime paradoxe : le désir est nécessairement souffrance parce qu’il est pulsion nécessaire, et le désir peut être libéré par l’intelligence seule capable de sagesse.

Mais ce paradoxe est une gageure difficilement tenable : comment l’intelligence pourrait-elle agir sur le désir, elle qui peut simplement connaître ? Et comment le désir pourrait-il être éteint ou atténué, lui qui est nécessité et aveuglement?

Plus généralement: comment la sagesse humaine pourrait-elle modifier le sens et le mouvement tragique du désir si celui-ci n’est rien d’autre que l’expression d’un Vouloir-vivre cosmique, ontologique, nécessaire et tout-puissant ?

Toutes ces insurmontables difficultés proviennent d’abord, comme nous l’avons dit, d’un double dualisme qui oppose des mondes qu’on a d’abord dits incommunicables : ni le noumène ne peut se faire phénomène, ni le désir empirique ne peut se faire intelligence. C’est pourquoi il est à la fois incompréhensible que la sagesse puisse vouloir changer le désir, et impossible qu’elle en ait le pouvoir.

Ce double dualisme, source de toutes les difficultés du système de Schopenhauer, provient lui-même d’une conception plus radicale : c’est l’aveuglement ou le parti pris de Schopenhauer, en ce qui concerne la nature même du désir, qui le conduisent à inventer des dualismes touiours plus inopérants.

Schopenhauer, en effet, commence en réalité par poser une certaine conception du désir : celui-ci serait par essence manque et souffrance. C’est cette conception dont nous devons maintenant faire la critique.

L’expérience intégrale de l’humanité, c’est-à-dire des hommes concrets saisis dans la totalité de leur existence, ne correspond pas aux descriptions qu’en donne Schopenhauer. Le désir n’est pas réductible à l’expérience négative du manque: s’il en était ainsi on ne comprendrait pas le mouvement même du désir vers l’obiet de sa satisfaction. Celle-ci est donc en fait une expérience positive. Et l’expérience commune est en effet celle de l’accès au plaisir sous toutes ses formes, aux satisfactions de la jouissance et du contentement, aux joies enfin de l’esprit, de l’art ou de la pensée. Le fait de la réitération et de la renaissance indéfinie du désir n’est pas la marque de son insuffisance essentielle, mais de son dynamisme et de la puissance de l’exigence humaine. Celle-ci n’est pas condamnée à n’être jamais satisfaite, elle a pour sens de ne jamais périr.

Que certains désirs se transforment parfois en passions et en aliénations n’implique pas que celles-ci expriment l’essence de celui-là : elles n’en sont qu’une des modalités possibles. Et le fait que certaines existences s’estiment comblées et satisfaites, le fait que des morales ou des éthiques estiment qu’il est possible ou de se satisfaire des formes habituelles du désir ou de construire de nouvelles manières d’agir et de désirer, tous ces faits prouvent deux choses : d’une part les modalités du désir sont plus affirmatives, plus variées et plus nombreuses que ne le laisse entendre Schopenhauer et, d’autre part, le désir est un fait de conscience suffisamment libre et ouvert pour qu’il comporte une réceptivité à l’égard de la réflexion intelligente ou, mieux, qu’il implique en lui-même et par sa propre essence une certaine espèce de réflexivité.

S’il en est ainsi, comme nous le pensons et comme l’observation objective peut nous en convaincre, nous avons toutes les raisons de ne souscrire ni au pessimisme tragique de Schopenhauer, ni au déterminisme ou à la conception négative du désir qui sont censés justifier ce pessimisme. Il apparaît au contraire que la description du désir comme négativité et nécessité est une description partielle qui a pour but de justifier rétroactivement la vision nihiliste et ascétique qui est celle de Schopenhauer. Mais si une telle conception du désir et du moi est stratégiquement destinée à identifier la condition humaine et la souffrance, on peut dire que cette conception est tendancieuse. Elle est destinée à justifier la condamnation du désir que souhaite prononcer Schopenhauer, à partir d’une vision peccative et coupable de la condition humaine.

Mais cette vision pessimiste, qui prétend transformer le monde et par conséquent le désir en illusions tragiques, est elle-même une illusion. Les contradictions attachées à la description du moi rendent en effet illusoires et l’action libératrice de l’intelligence, et la description tendancieuse du désir : ce sont à la fois le sujet philosophique et le moi affectif qui sont emportés par la doctrine de Schopenhauer, non seulement dans le cycle des renaissances de la Maya, mais encore dans la fantaisie d’une philosophie du désir qui tourne tout simplement le dos à la réalité entière de la condition humaine et à la signification affirmative de l’existence et de sa joie.

3. Conclusion

Ce qui reste de la philosophie de Schopenhauer est paradoxalement d’une richesse et d’une importance considérables. Schopenhauer a su comprendre et montrer que les enjeux de la philosophie concernent l’existence humaine la plus concrète, dans ses joies et ses souffrances. Il a su mettre en évidence, au sein d’une culture essentiellement religieuse, le fait que le désir et l’affectivité sont plus caractéristiques de l’individu que ne le sont la raison et l’intelligence. Enfin, il s’est efforcé de s’adresser à tous par un style à la fois simple et ferme, reconnaissant ainsi la vocation universelle de la philosophie.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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