Le Souverain bien et l’éthique : la perfection, l’activité et le bonheur (Aristote, 305-322 av. J.-C.)

Cette clarté du lien entre philosophie et éthique apparaît pleinement dans l’œuvre d’Aristote. Certes, Aristote présente une critique rigoureuse de la doctrine platonicienne des Idées. S’il faut, selon Platon, pour percevoir et connaître un objet, une idée, les rapporter à leur Modèle transcendant, il faudra, dit Aristote, pour percevoir ce Modèle le rapporter à un Modèle antérieur et plus transcendant : mais l’on sera pris dans une régression à l’infini, et la transcendance de l’intelligible n’éclaire pas vraiment le monde sensible et immanent. Au terme de cette critique (dite du troisième homme), Aristote s’efforce de montrer que la connaissance procède par concepts construits par l’intelligence humaine elle-même. C’est ce qu’il établit notamment dans une vaste réflexion sur la logique et les structures formelles du discours (dans l’Organon). De cette réserve à l’égard de la transcendance platonicienne, résultera une œuvre immense tournée aussi bien vers la connaissance du monde physique et animal, que vers la connaissance de l’âme humaine, de l’Être en tant qu’être (dans la Métaphysique) et des exigences de l’éthique et de la politique.

Il peut alors sembler que la philosophie soit le déploiement d’une immense connaissance systématique du monde, de l’homme et de l’Ètre absolu, et que l’éthique n’en soit qu’une infime partie. Mais c’est là une image trompeuse, une illusion perspectiviste due à l’ampleur quantitative du discours aristotélicien concernant chaque élément de la réalité. Au contraire, si l’on considère de près l’œuvre intitulée Éthique à (ou de) Nicomaque, c’est-à-dire l’éthique proposée à ou éditée par Nicomaque (qui est le fils d’Aristote), on peut apercevoir une autre mise en place des idées. Tout se passe comme si l’éthique était la réflexion ultime sur le sens et la destination de l’existence humaine, et que l’œuvre de pure connaissance n’était que la préparation ou le moyen de cette réflexion sur l’action. L’Éthique à Nicomaque intègre et suppose connues toutes les analyses de l’âme, de la raison, de la vie et de l’Être qu’Aristote a développées ailleurs. De plus, c’est seulement dans la perspective éthique, qui est celle de l’interrogation sur la meilleure forme de la vie et de l’action humaines, que ces connaissances rationnelles trouvent leur place et leur sens.

C’est le texte même de l’Éthique à Nicomaque qui nous convainc de la signification de l’éthique comme but et achèvement de la philosophie. Pour Aristote, en effet, « le bonheur est la fin des actions humaines » (X, VI) et tout l’ouvrage est une réflexion sur la vertu et le bonheur, passant par une étude du plaisir, de l’amitié, de l’action politique et de la contemplation théorique et métaphysique. C’est donc à une description de l’action la meilleure qu’est finalement destine tout le système de la connaissance philosophique. Même lorsque cette connaissance est une contemplation métaphysique de l’Etre en tant qu’être, elle s’intègre à l’éthique comme moyen ultime de la réalisation du bonheur. La philosophie produit le bonheur le plus précieux et le plus élevé, mais cette idée est le contenu même de l’éthique. Le bonheur est le but poursuivi par l’éthique, la philosophie elle-même permettant l’accès final et parfait au bonheur même. A la limite, il n’y a plus de différence notable entre l’éthique et la philosophie : celle-ci, pour Aristote, doit être pratique et concrète, c’est-à-dire permettre la meilleure des vies, qui est le bonheur même. Or l’éthique est précisément cette réflexion sur le bonheur, ses contenus et les voies qui y conduisent. Disons que la philosophie, comme connaissance systématique du monde, est le moyen d’accéder aux buts ultimes de l’existence humaine, ces buts et ces moyens étant définis par une philosophie de l’action. Cette philosophie de l’action est l’éthique elle-même; et l’éthique véritable est exclusivement une éthique du bonheur, un eudémonisme.

Quel est, maintenant, le contenu de cette éthique du bonheur comme expression et couronnement de la philosophie ?

Selon la tradition, Aristote assigne d’abord à sa recherche la définition du « souverain bien de notre activité » (ibid., I, IV, 1). Mais, fidèle à sa propre inspiration réaliste et à sa critique des Idées transcendantes, il montre que « le bien ne saurait être quelque caractère commun, général et unique » (I, VI, 3). D’abord, il serait alors abstrait et vide. Ensuite « si l’on affirme du bien qu’il est commun à tout, ou qu’il existe séparé et subsistant par lui-même, il est évident qu’il serait irréalisable pour l’homme et impossible à acquérir. En fait c’est juste le contraire que nous recherchons ici » (I, VI, 13).

Il s’agit donc pour Aristote de définir un souverain bien humain, un souverain bien que l’homme puisse acquérir. Mais il doit s’agir d’un bien qui soit effectivement souverain, c’est-à-dire suprême, et non pas simplement d’un bien quelconque, poursuivi parce qu’accessible. Or ce qui caractérise « le bien parfait, est ce [fait qu’il] doit toujours être possédé pour soi et non pour une autre raison » (I, VII, 4). Un bien est supérieur à un autre s’il est plus recherché pour lui-même que pour atteindre un autre but. Et le bien suprême est celui qui est recherché exclusivement pour lui-même et non une fin extérieure. « Ce paraît être, au premier chef, le bonheur » (I, VII, 7).

Ainsi, le souverain bien étant le bien suprême parce qu’il est une fin en soi et non le moyen d’une autre fin, ce souverain bien ne saurait être que le bonheur.

La doctrine est considérable, dans sa force et sa simplicité. Le souverain bien est certes l’objet traditionnel de la recherche philosophique et éthique, mais il ne présuppose désormais aucune démarche mystique ou métaphysique qui conduirait l’âme humaine vers une transcendance intelligible.

Ce ne sont là, pour Aristote, que des abstractions qui unissent le vide des notions à l’irréalisme de la pratique. Aristote souhaite définir un souverain bien qui soit à la fois pensable par la raison, et réalisable dans la vie. Cette exigence (que nous appellerions volontiers humaniste) n’atténue en rien l’exigence éthique : tout en le voulant réalisable et concret, Aristote souhaite que le Bien poursuivi soit effectivement suprême et souverain. Ce bien doit donc être parfait. Mais la perfection du Bien, son statut de Bien suprême, sa prégnance et son privilège par rapport à tout autre bien ne résultent plus, comme chez Platon, d’une structure éternelle et intelligible, ni d’une situation de transcendance par rapport à un monde sensible et déchu. La perfection du Bien, et l’essence de son caractère suprême, vont consister, pour Aristote, en une réalité à la fois concrète et neuve, générale et singulière : il s’agit de l’autonomie.

Le souverain bien est en effet le but qui, recherché comme un bien, n’est pas recherché pour atteindre un autre but, un autre bien, mais seulement (et enfin) pour lui-même. L’individu qui recherche le souverain bien est lui-même autonome et libre s’il poursuit un bien qui se suffise à lui-même et qui soit autonome. Or, et c’est ici l’affirmation centrale et la nouveauté radicale de cette éthique philosophique, seul le bonheur est une fin qui ne renvoie qu’à elle-même et qui ne se constitue pas comme le moyen d’une autre fin.

En effet, Aristote a raison de poser en principe « que ce qui se suffit à soi-même est ce qui, par soi seul, rend la vie souhaitable et complète » (I, VII, 7). Or c’est là le bonheur lui-même, dans sa définition la plus concrète et la plus générale. Aristote ajoute cependant un caractère qui complète le précédent : c’est le fait « d’être souhaité de préférence à tout, et sans que d’autres éléments viennent s’y ajouter » (I, VII, 8).

Le propos d’Aristote est donc clair : montrer que le souverain bien comme réalité humaine et concrète ne saurait être qu’une fin accessible et parfaite cependant, et démontrer qu’une telle fin parfaite ne saurait être que le bonheur lui-même, puisque seul le bonheur est désirable pour lui-même, et que seul le bonheur est préféré à tout autre fin. Désirabilité, autonomie et préférabilité absolues sont les caractères concrets d’une perfection humaine et réalisable.

Cependant, « tout en convenant que le bonheur est le souverain bien », on désirera sans doute « quelques précisions supplémentaires » (I, VII, 9). Simplement désireux d’apporter ces précisions, Aristote va en fait souligner cette conception de la philosophie comme éthique, conception que nous voyons se former dans l’Antiquité. En effet, pour mieux définir le bon-heur, il s’interroge sur ce qu’est « l’acte propre de l’homme » (I, VII, 10). Or c’est là, semble-t-il, la question philosophique par excellence (aussi bien pour Aristote que pour ses successeurs) : la question sur l’essence et la nature de l’homme est plus précisément la question sur l’essence de l’acte qui le constitue précisément comme homme et non comme chose ou animal. L’homme comme tel est d’abord un certain acte, mais cet acte est une certaine forme d’activité. L’interrogation philosophique (qu’est-ce que l’homme ?) conduit nécessairement à l’interrogation éthique (qu’est-ce que l’activité proprement humaine qui pourrait constituer une fin en sol, une fin autonome ?). La question « qu’est-ce que l’homme ? » conduit donc à la question « qu’est-ce que l’acte propre et autonome qui définit l’homme, qu’est-ce que le bonheur ? En se déployant, la philosophie se découvre et se réalise comme étant l’éthique elle-même. Et la philosophie, c’est-à-dire l’éthique, est en son fond une doctrine du bonheur.

Poursuivons l’analyse de cet acte spécifique de l’humanité, acte par lequel se définira le bonheur. Il s’agira d’une « vie active propre à l’être doué de raison », et cette « activité épanouie » qui seule sera sa propre fin en même temps que la marque même de l’humain, sera « l’activité de l’âme, en accord complet ou partiel avec la raison » (I, VII, 14). Finalement, on aperçoit que cette activité qui exprime au mieux l’essence de l’homme est la vertu elle-même : « le bien propre à l’homme est l’activité de l’âme en conformité avec la vertu » (I, VII, 15). Cette activité essentielle est en même temps le bonheur, puisqu’elle est parfaite, c’est-à-dire complète et satisfaite par elle-même, à la condition toutefois qu’elle occupe la vie entière. « Car une hirondelle ne fait pas le printemps, non plus qu’une seule journée de soleil; de même ce n’est ni un seul jour, ni un court intervalle de temps qui font la félicité et le bonheur » (I, VII, 16).

Il y a donc chez Aristote une identification entre tous ces termes : bien préférable en soi (par lui-même), essence de l’homme (acte propre), bonheur (désirable ultime et préférable) et enfin vertu (activité raisonnable). Humanité par excellence, bonheur et vertu sont réciproquement liés et interchangeables. Si donc on veut comprendre pleinement la conception du bonheur chez Aristote, on doit préciser les contenus et la signification de la vertu. Celle-ci n’est nullement austère et ascétique comme elle le deviendra chez les stoïciens, ni simplement hédoniste comme elle le deviendra chez les épicuriens. Au contraire, la vertu aristotélicienne implique tout à la fois la prudence de la raison avec sa recherche du juste milieu, et la plénitude du plaisir avec sa perfection.

Examinons mieux ce dernier point. Comment et pourquoi une éthique du bonheur qui en appelle à l’activité vertueuse peut-elle en même temps préconiser la poursuite du plaisir ? En quoi l’eudémonisme aristotélicien n’est-il pas un simple hédonisme de la volupté, tout en intégrant le plaisir comme un élément valable du souverain bien ?

La culture grecque était sans rapport direct ni perceptible avec le judaïsme religieux (qui ne fut pour elle que la religion d’une province de l’Empire d’Alexandre, puis des Séleucides), sans rapport de filiation avec le christianisme qui était postérieur évidemment aux siècles qui virent la naissance et l’épanouissement de la civilisation grecque. C’est cette extériorité de l’hellénisme au judaïsme et au christianisme qui lui permet d’échapper au préjugé spiritualiste : le plaisir et la chair ne sont pas des péchés pour la pensée grecque.

Le problème du rapport entre le sage, poursuivant le bonheur, et le plaisir, effectivement poursuivi par le plus grand nombre, pouvait donc être posé en termes clairs, libérés de toute hypothèque.

Déjà chez Platon la question du plaisir était posée puisque le Philebe définissait la vie sage comme une vie mixte comportant intelligence et plaisirs, pourvu que ceux-ci ne soient pas issus d’un manque et soient donc d’origine spirituelle.

Mais c’est avec Aristote que l’éthique consacre au plaisir une place et une dignité considérables, aussi bien dans la méditation éthique que dans la pratique de la vie. Pour Aristote, le plaisir est un bien puisqu’il est toujours recherché pour lui-même et qu’on « admet que le bien est quelque chose d’achevé » (X, III, 4). Il reste qu’il convient de nuancer les affirmations d’Eudoxe (disciple dissident de Platon et fondateur de l’hédonisme) selon lesquelles tous les plaisirs sont bons, et il y a lieu de rechercher quels sont les plaisirs dignes d’être poursuivis dans une éthique du bonheur. Cette discussion sera reprise par Épicure dans sa classification des plaisirs en nécessaires, utiles et indifférents.

Mais cette distinction ne saurait avoir de sens qu’à partir d’une connaissance du plaisir en tant que tel. Aristote ne se borne pas à évoquer le plaisir, à le préconiser ou à le sélectionner, il en propose d’abord une description interne et rigoureuse.

Pour mettre en évidence la nature et le caractère du plaisir, Aristote prend un exemple, « l’acte de la vue ». C’est un acte « complet à chaque moment de sa durée, car il ne lui manque aucun élément qui, venant le compléter, parachèverait son caractère spécifique » (X, IV, I). Il en va de même pour le plaisir : il forme un tout, et il est ce tout durant sa durée entière. Le plaisir, en son essence, ne résulte pas d’un manque, il comporte en lui-même sa propre plénitude. Pour Aristote, le plaisir n’est certainement pas un mouvement ou un devenir, comme on le dit souvent, mais une plénitude et une actualité. Il nomme perfection cette réalité du plaisir. Plus précisément, tout sens est un acte et le déploiement d’une activité. Le plaisir est le couronnement de l’acte parfait, l’expression même de la perfection de l’acte : or, « l’activité la meilleure … est celle du sens le mieux disposé, eu égard au meilleur des objets susceptibles de l’affecter. Cette activité sera la meilleure et la plus agréable » (X, IV, 5). Ainsi le plaisir est à la fois le couronnement et l’expression de l’activité parfaite (la meilleure qui soit pour chacun des sens), et un sentiment lui-même parachevé de plénitude et de complétude. « Le plaisir parachève l’activité qui se déploie […] à la manière d’un ornement qui s’ajouterait de surcroît, comme la beauté pour ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse » (X, IV, 8). La seule condition à ce déploiement agréable c’est que « agent » et « patient » se trouvent dans les mêmes conditions et entretiennent entre eux les mêmes rapports. Il existe également une réciprocité entre les activités et leurs plaisirs respectifs. Le plaisir accroît l’activité, et le perfectionnement de celle-ci accroît le plaisir correspondant.

Aristote insiste aussi sur la spécificité et l’originalité de chaque forme de plaisir, eu égard au sens concerné et aussi, pour l’espèce humaine, à l’individu concerné.

Disposant d’une analyse du plaisir, il est possible, après avoir montré qu’il est par lui-même plénitude et achèvement, de s’interroger sur le choix des plaisirs dignes de s’intégrer au bonheur. Spécifiques, ils n’ont pas tous la même perfection, la même richesse, la même positivité. Mais pour opérer ce choix il convient de pousser plus loin l’analyse du bonheur lui-même.

On se souvient que le bonheur est le bien souverain, suprême, préférable à tout autre bien parce qu’il est poursuivi pour lui-même et non en vue d’une autre fin. Ce privilège lui vient du fait qu’« il n’a besoin de rien pour être complet et [qu’] il se suffit entièrement à lui-même » (X, VI, 2). Il convient donc de trouver l’activité qui, par elle-même, pourrait être complète et suffisante, pour qu’elle soit précisément celle qui constitue le bonheur. Cette activité est celle qui est conforme à la raison et à la vertu, et c’est elle qui procurera à la fois plaisir et bonheur.

Et la plus parfaite des activités heureuses sera celle qui est conforme à la vertu la plus parfaite et la plus expressive de ce qu’il y a de meilleur en l’homme. Le bonheur proviendra donc de l’activité qui exprime l’acte de l’homme par excellence, acte qui le distingue de toute autre espèce vivante : cet acte est la contemplation. Le bonheur implique la contemplation, en tant qu’elle est l’acte de connaissance théorétique qui ne manque de rien pour être parfait et complet, en même temps qu’il exprime l’essence de l’homme et la meilleure part de lui-même. Le bonheur parfait découle de l’activité de la meilleure part de nous-même ou de ce qu’il y a pour ainsi dire de divin en l’homme (X, VII, I).

Ce bonheur, cette vie heureuse et quasi divine par la contemplation, c’est-à-dire la connaissance totalisatrice, n’est pas une simple activité intellectuelle, abstraite et froide. Elle est au contraire agréable et constitue par elle-même un plaisir ou, comme nous dirions aujourd’hui, une jouissance.

De plus, en ce qui concerne les autres plaisirs, extérieurs au pur plaisir de connaître, nous disposons maintenant d’un critère de sélection pour les admettre dans la constitution de la vie heureuse : ils doivent être parfaits et achevés, comme doit l’être le bonheur lui-même. Si l’on songe aux biens extérieurs qui sont nécessaires, ou si l’on se réfère aux loisirs et au repos, on apercevra que la sagesse eudémoniste n’exclut pas les plaisirs, mais les accepte et les intègre à sa propre activité essentielle. Ainsi, certains plaisirs choisis, ceux qui sont conformes aux vertus morales cardinales telles que la justice, le courage ou la tempérance, peuvent à bon droit être considérés comme des biens. C’est qu’ils couronnent une activité parfaite et bien adaptée à son objet. Parfaits eux-mêmes, ces plaisirs sont alors dignes de s’intégrer dans une vie heureuse.

Mais il est clair en même temps que, pour Aristote, les plaisirs ne sauraient à eux seuls constituer le bonheur, fussent-ils purs et positifs. Le bonheur ne saurait exister que si, outre les plaisirs de l’art ou de l’amitié par exemple, l’individu accède au plaisir de la contemplation. Là seulement réside la vie pleinement heureuse, c’est-à-dire la sagesse elle-même. En effet, l’existence contemplative (en quoi consiste la sagesse, supérieure à toutes les vertus morales) « est la seule qu’on puisse aimer pour elle-même » (X, VII, 5). Elle seule constitue donc « le bonheur parfait ». Et il semble bien que « la sagesse [….] comporte des plaisirs merveilleux autant par leur pureté que par leur solidité et il est de toute évidence que la vie pour ceux qui savent se révèle plus agréable que pour ceux qui cherchent encore à savoir » (X, VII, 5).

L’existence heureuse, c’est-à-dire la sagesse, est non seulement « agréable » et se donne comme une jouissance, elle est en outre indépendante. Certes, dit Aristote, le sage se consacrerait mieux à son activité « s’il associait d’autres personnes à sa contemplation » (X, VII, 4). Il reste qu’il est à un suprême degré « l’homme qui ne relève que de lui-même ».

C’est par l’activité de l’esprit que le sage accède à cette indépendance et à cette liberté, et seule cette activité, qu’elle soit ou non accompagnée par d’autres biens et d’autres plaisirs, peut conduire le sage au « comble du bonheur ». Et si cette existence contemplative se prolonge tout au long de la vie, alors on pourra parler de bonheur parfait.

À ce moment « l’homme ne vit plus en tant qu’homme, mais en tant qu’il possède quelque caractère divin » (X, VII, 8). On le voit, Aristote s’oppose aux réalistes et aux hédonistes qui voudraient que l’homme ne se préoccupe que des choses humaines et matérielles. Il n’hésite pas à évoquer une part qui, en l’homme serait divine, et à préconiser un effort pour « nous rendre immortels et pour vivre conformément à la partie la plus excellente de nous-mêmes ». La raison de cette discrète référence à une sorte de transcendance de l’esprit tient au fait que, pour Aristote, c’est en agissant selon la meilleure part de nous-même, la plus élevée, que nous agirons selon notre véritable essence et en toute indépendance: « il serait absurde de régler notre choix non sur notre propre vie, mais sur celle d’un autre » (X, VII, 9).

Pourtant, malgré l’hommage rendu aux sages qui règlent leur vie sur la connaissance des choses mortelles et immortelles, Aristote marque bien sa préférence pour les choses qui concernent l’homme en tant que tel : quasi divin par son activité contemplative, il n’en reste pas moins homme et « l’esprit constitue essentiellement l’homme ». De plus, ce qui est atteint par l’activité de l’esprit n’est pas une sortie et une ascension hors de la condition humaine, mais une vie humaine : l’éthique consiste non pas à chercher des voies pour sortir de la condition, mais à reconnaître les voies qui permettent de vivre une vie humaine qui soit « parfaitement heureuse ».

Et lorsque Aristote décrit « les Dieux » comme étrangers à toute activité et à toute vertu, faisant ainsi la critique de la mythologie populaire, lorsqu’il définit ces Dieux comme étant par excellence doués d’une activité contemplative, c’est encore dans la perspective d’une sorte d’humanisme qu’il se situe, puisque sa réflexion sur les Dieux se conclut par une évocation du bonheur de l’homme lui-même : « l’existence de l’homme ne connaît ce bonheur que dans la mesure où elle présente quelque ressemblance avec une activité de ce genre » (X, VIII, 8).

Si l’activité de Dieu, « qui l’emporte par sa félicité » ne peut être que contemplative, c’est que la contemplation est devenue pour Aristote le modèle et la référence ultime de cela qui, par son autonomie et son indépendance, mérite d’être appelé un bien. Or la contemplation est l’acte propre de l’esprit humain. On peut donc dire que, pour Aristote, l’acte divin est la référence absolue pour la compréhension de la vie heureuse, mais l’on peut dire inversement que le plaisir, ainsi que la plénitude, de l’activité contemplative, en l’homme sage, est le véritable modèle qui permet de comprendre la vie divine. Aristote se situe en fait au-delà d’une quelconque tension entre le divin et l’humain, puisque ce qui lui importe au premier chef dans la constitution de la philosophie comme éthique est la détermination des moyens que possède l’homme pour accéder à sa propre essence, c’est-à-dire à une vie parfaitement heureuse.

Si la contemplation (ou philosophie) est pour le sage à la fois le but et le moyen de la vie heureuse, et si elle vaut par son achèvement et son autonomie, il existe en outre des moyens de second niveau qui permettent d’accéder au bonheur. Ces moyens ou ses médiations ne se substituent pas à la contemplation mais en facilitent l’accès.

Il s’agit d’abord de l’éducation : elle est la préparation à la vie heureuse. Cependant, en raison même de son importance, elle ne saurait être confiée à tout un chacun mais seulement au législateur qui définira par de bonnes lois la meilleure éducation pouvant conduire à la sagesse.

Ainsi, l’action politique est un moyen d’un bonheur parfait; mais en même temps elle est un plaisir par elle-même puisqu’elle est le déploiement d’une activité, et cela au sein et pour le bien de la Cité. C’est dans son ouvrage, la Politique, qu’Aristote traite plus particulièrement de l’agencement de la cité, mais l’on peut déjà considérer que l’action et la réflexion politiques constituent pour Aristote des éléments importants de l’activité du sage dans l’instauration de sa propre vie comme existence heureuse.

(Robert Misrahi, « Qu’est-ce que l’éthique »)

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