L’éthique et l’immanence : la vie sans les dieux ni la mort (Épicure, 341-272 av. J.-C.)

Ce qu’exprime l’éthique d’Aristote est que le bonheur, en sa forme la plus élevée, consiste dans la vie philosophique elle-même, c’est-à-dire dans la constante activité de recherche théorétique, et dans l’acceptation de ceux des plaisirs qui impliquent affirmation et plénitude.

Un regard critique pourrait considérer qu’il y a là un élitisme. Aristote dit lui-même qu’on ne rechercherait pas le bonheur parfait pour un esclave, et que « la foule, qui de toute évidence ne se distingue en rien des esclaves, choisit une existence toute animale » (I, V, 3). Dans ces conditions, seul le philosophe serait en mesure d’exprimer ce qu’il y a de divin en l’homme et d’accéder ainsi à un bonheur parfait.

C’est cet élitisme qui sera contesté par Épicure et ses disciples. En 306, il s’installe à Athènes et y fonde une sorte de maison communautaire dans une grande propriété qui sera le Jardin d’Épicure. C’est là qu’il achève l’élaboration de son œuvre au milieu de l’amitié de ses disciples et de leurs familles.

L’œuvre considérable d’Épicure est perdue pour sa plus grande part. Il s’agissait d’une logique et d’une physique. Seules nous sont parvenues trois lettres dont la « Lettre à Ménécée » sur la morale. C’est dans ce texte court qu’on trouve l’essentiel de la doctrine morale, c’est-à-dire de l’éthique d’Épicure.

Le but de l’éthique consiste toujours, pour Épicure, comme pour ses prédécesseurs, dans la recherche des conditions du bonheur. Mais cette recherche prend désormais son fondement dans la seule expérience du plaisir, et cela à partir du fait que les deux seules affections qui caractérisent l’homme sont la douleur et le plaisir.

Or, à l’opposé d’un élitisme aristocratique ou philosophique, Epicure constate que le plaisir est un bien qui est recherché par tous, la douleur étant fuie par tous. Il convient d’organiser l’existence humaine autour de la recherche du plaisir. Mais celui-ci doit d’abord être reconnu dans sa vérité: il n’est pas un mouvement ou un processus, mais un état; il n’est pas mêlé de douleur, mais homogène et pur. Le plaisir vrai est donc un état, et cet état est pleinement affirmatif et non pas le véhicule d’un manque qui serait une douleur.

À partir de là, Épicure peut montrer qu’une sélection des plaisirs doit être opérée, si l’on veut effectivement parvenir au bonheur. Il distingue alors des plaisirs nécessaires (inévitables), des plaisirs simplement utiles et des plaisirs indifférents (ni nécessaires ni réellement utiles). En retenant seulement les plaisirs nécessaires et en acceptant certains plaisirs utiles et affirmatifs, on pourra accéder au bonheur puisque le plaisir est un bien en lui-même et non pas le signe d’un bien. A ce moment, « les hommes pourront vivre comme des dieux ».

Sans construire une métaphysique, Epicure se situe dans une perspective atomiste (celle de Démocrite) et matérialiste, et peut dès lors affirmer que les dieux ne se préoccupent pas des affaires des hommes. C’est aux hommes, libérés de la peur des dieux, qu’il appartient de mener ici-bas une vie divine.

Une telle vie, faite de liberté d’esprit et de plaisirs sélectionnés, suppose que l’homme soit également libéré de la peur de la mort. Épicure est l’un des premiers penseurs à construire une éthique du bonheur qui implique un combat clair contre l’angoisse de mort. Pour lui, ni la pensée de la mort ni la mort ne devraient concerner l’individu éclairé puisque, s’il y pense, c’est « qu’elle n’est pas là », et si « elle est là », il n’a pas à y penser puisqu’il est mort et que c’est lui « qui n’est pas là ».

Libéré de cette angoisse de mort, l’individu peut alors rechercher une espèce d’immortalité au sein même de la vie, entre la naissance et la mort. Elle sera accessible à tous et non pas seulement à une élite, parce que tous peuvent rechercher des plaisirs qui ne soient que plénitude et nécessité.

Cette vie humaine ressemblera donc à celle des dieux par les sentiments des plaisir les plus connus, mais aussi par les plaisirs plus forts de l’amitié. Épicure se fait le défenseur fidèle et enthousiaste de l’amitié, et celle-ci apparaît bien dans son œuvre comme une valeur fondamentale. Et parce que l’expérience qu’il en a se déploie au sein d’une communauté de philosophes, on peut dire que les valeurs fondamentales qui constituent le bonheur épicurien sont la philosophie, l’amitié et le plaisir mesuré qui n’asservit ni ne tourmente.

Le ton nouveau de cette éthique du bonheur est l’insistance critique sur l’immanence : c’est au sein de ce monde-ci, et à l’intérieur d’une vie d’homme, que peut s’atteindre un bonheur réel et que la vie peut mériter d’être vécue. Les ambitions métaphysiques des générations précédentes se sont évanouies, en même temps que mourrait Alexandre et que s’effondrait son empire. Non seulement les Grecs devaient se retourner sur eux-mêmes mais, au sein de la Cité, les individus eux-mêmes devaient se détourner de la politique s’ils voulaient accéder à ce nouveau bonheur de l’immanence.

(Robert Misrahi , « Qu’est-ce que l’éthique »)

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