La philosophie comme éthique : l’immanence, la réalisation de soi et la félicité (Spinoza, 1632-1677)

1. Introduction: note sur la Renaissance

C’est à la Renaissance (et notamment sous l’impulsion de Marcile Ficin, 1433-1499, et de son Académie platonicienne) qu’il appartiendra de faire revivre cet esprit général de la civilisation grecque, c’est-à-dire son amour de la vie et de la sagesse en même temps que son enthousiasme pour la beaute et pour la philosophie. Cette renaissance culturelle fut à bon droit nommée humanisme puisque l’intérêt des écrivains et des philosophes pour la pensée antique était motivé par un intérêt pour l’homme et son bonheur, et cela à la sortie d’un Moyen Àge qui certes avait été plus fécond et vivant qu’on ne le dit parfois mais qui avait cependant consacré l’essentiel de son effort à l’analyse théologique des rapports de l’homme à Dieu et à la transcendance.

L’humanisme, comme critique latente du dualisme ontologique qui avait marqué tout le Moyen Âge, exprimait en même temps l’idée que la civilisation nouvelle, libérée en grande partie de la transcendance, allait pouvoir construire un monde immanent qui rendrait légitime la poursuite de la « volupté » (comme dit Thomas More en son Utopia), c’est-à-dire d’un nouveau plaisir et d’un nouveau bonheur de vivre.

Mais la nouvelle civilisation ne voulait pas se contenter de rêveries utopiques (sur le plan politique) et de travaux érudits (sur le plan philosophique). Elle tente de construire une ontologie de l’immanence et de l’unité avec Giordano Bruno (1548-1600) mais, jeté en prison et brûlé en place publique à Rome, le philosophe n’a pas la possibilité de tirer les conséquences éthiques de son audace métaphysique. De même, le moine calabrais Campanella, qui passe la majeure partie de sa vie dans les prisons de l’Inquisition, se borne à esquisser les grandes lignes d’une éthique de la joie par la connaissance dans un système utopique, La Cité du Soleil, qui ne parvient pas à se libérer ni du dogmatisme métaphysique ni de l’autoritarisme politique.

C’est en réalité à Spinoza qu’il appartiendra de construire le premier grand système philosophique se proposant, à la sortie d’une Renaissance encore déchirée idéologiquement et politiquement, de construire une vision totalisatrice et unitaire du monde, vision qui serait assez libérée des pesanteurs théologiques de la transcendance pour fonder véritablement une doctrine moderne de la liberté et de l’action.

Or cette doctrine sera très précisément un système de l’immanence réalisant l’identification entre la philosophie et l’éthique : l’ouvrage fondamental de Spinoza concentre toute sa philosophie, décrit « la vraie philosophie », et s’intitule Éthique.

Non seulement cet ouvrage place l’éthique au centre de la préoccupation philosophique, mais il souhaite établir une seconde identification, celle qui associe l’éthique en tant que telle et la recherche du bonheur.

On le voit, par-delà la Renaissance et le Moyen Age, Spinoza semble le véritable continuateur de cette lignée philosophique qui, de Platon à Épicure, en passant par Aristote, s’était efforcée de montrer que le but de la philosophie ne saurait être que la préparation de l’homme non pas à sa mort, mais à sa vie et à son bonheur.

2. Le spinozisme et le bonheur

Qu’on nous permette d’abord de nous citer.

Nous disions en 1977 que « la raison profonde [ …] de l’admiration que l’Europe manifeste à bon droit pour Spinoza quel que soit l’horizon philosophique d’où provient cette admiration […] tient à ce fait unique : Spinoza est le seul philosophe qui réalise la synthèse entre la vigueur formelle d’un système achevé et la richesse concrète d’un vécu existentiel » (« Le système et la joie dans la philosophie de Spinoza », Giornale della filosofia italiana, Milan, avril 1977). Et nous remarquions, parmi d’autres conclusions, que « … le spinozisme, comme critique des philosophies de l’angoisse, et notamment du calvinisme, ouvre la voie aux philosophies modernes du bonheur à travers tout le XVIIIe et tout le XIXe siècle, aussi bien en France qu’en Allemagne ».

C’est bien du bonheur, en effet, qu’il s’agit dans la doctrine de Spinoza. Des interprétations traditionnelles ont parfois contesté ou occulté ce fait : d’un point de vue idéaliste, on souhaitait marquer une difference entre la visée suprême du spinozisme qu’est la béatitude (beatitudo) et ce qu’on entend couramment par bonheur, tandis que d’un point de vue matérialiste on réduisait la signification de « l’utile propre » à sa dimension corporelle.

Mais si l’on examine de près la doctrine et les textes, on doit se rendre à l’évidence : la béatitude est la félicité suprême, c’est-à-dire le bonheur véritable, car il y a équivalence entre le terme felicitas et le terme français bonheur, quel que soit le niveau existentiel considéré. Spinoza écrit : « … outre le fait que [cette] doctrine procure une entière tranquillité d’âme, elle a l’avantage de nous enseigner en quoi consiste notre suprême félicité [summa félicitas], c’est-à-dire notre béatitude [sive beatitudo] » (Éthique, II, 49, Sc.). La béatitude comme visée ultime et contenu existentiel de la sagesse est donc bien un bonheur, puisqu’il s’agit du bonheur suprême (dont nous aurons d’ailleurs à dire le contenu ainsi que les conditions de son instauration). Lorsque l’individu humain n’a pas encore atteint cette sagesse, au terme d’un itinéraire « escarpé » et « ardu » (ibid., V, 42, Sc.), le bonheur qu’il est déjà en mesure d’atteindre n’est certes pas la béatitude elle-même, mais il s’agit encore d’un bonheur, désigné par le même terme de felicitas : « … le fondement de la vertu est l’effort même pour conserver son être, et le bonheur [felicitas] consiste en ce fait que l’homme peut conserver son être » (IV, 18, Sc.).

Il n’est donc pas pertinent d’opposer une sagesse spinoziste qui serait proche d’un mysticisme ou d’un élitisme, et une doctrine du bonheur qui serait seule concrète et universalisable. C’est au contraire en tant qu’elle est une doctrine concrète du bonheur, que la sagesse spinoziste se présente à nous comme le paradigme de la philosophie elle-même : celle-ci est par essence une éthique, et l’éthique est la réflexion et la voie qui seules peuvent nous conduire vers le but suprême de l’humanité, c’est-à-dire vers le bonheur même. La signification de l’Ethique, c’est-à-dire le propos même de Spinoza est donc sans équivoque : dans la courte préface de la partie II, Spinoza annonce clairement qu’en se préparant à expliquer « les choses qui suivent de l’essence de Dieu, c’est-à-dire de l’Etre éternel et infini », il se bornera à l’explication « de celles qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa béatitude suprême » (Ethique, II, Préf.).

L’examen préliminaire du vocabulaire de Spi-noza nous a donc permis d’établir que sa philosophie est une éthique et que son ontologie n’est qu’une introduction à cette éthique, celle-ci étant très exactement une philosophie du bonheur.

Nous aurions pu arriver aux mêmes conclusions en partant de la doctrine elle-même et notamment des premières pages du Traité de la reforme de l’entendement, dans lesquelles Spinoza définit son propos avec une intensité et une densité remarquables : « quand l’expérience m’eut enseigné que, dans le cours ordinaire de la vie, tout est vain et futile ; comme je constatais que tout ce qui était pour moi cause ou objet de crainte était bon ou mauvais non pas en soi-même mais en tant seulement que j’en étais

ému, j’en vins à décider de chercher s’il n’existait pas quelque chose qui fût un bien véritable, communicable par soi, par lequel, ayant rejeté tout le reste, l’esprit put être exclusivement concerné; quelque chose enfin dont la découverte et la possession me donnent pour l’éternité la jouissance d’une joie permanente et suprême [..quo invento et acquisito, continua ac summa in eternum fruerer lotitia] ».

Ainsi, le spinozisme est une éthique qui cherche à définir, à fonder et à acquérir un « bien véritable », et ce « vrai bien » est la jouissance d’une joie si parfaite qu’elle doit être appelée béatitude. Et ce terme de béatitude, issu sans doute de l’ancien vocabulaire religieux, reçoit la signification neuve, immanente et concrète du bonheur en sa plénitude.

3. Le système de l’immanence : la critique de la religion et la théorie de la Nature

Cette visée est d’une exigence si extrême, l’opposition de cette visée et des conceptions ordinaires de l’existence au XVIIe siècle (qu’elles soient religieuses, comme chez Pascal, Descartes, Leibniz et Malebranche, ou mécanistes comme chez Hobbes et Gassendi) est si radicale, que le philosophe ne pouvait faire partager son point de vue que par la médiation d’un système rationnel aussi rigoureux et aussi démonstratif que les mathématiques. Le sous-titre de l’Éthique (Ethica more geometrico demonstrata, éthique démontrée selon l’ordre géométrique) annonce ce propos et permet de comprendre la forme même de l’ouvrage. Son agencement en cinq parties, leur déroulement à travers Définitions, Postulats, Axiomes, Propositions, Démonstrations et Scolies ne sont pas l’expression d’une conception quantitative du monde, mais la mise en œuvre d’une décision de communication rationnelle, sur la base de démonstrations universellement acceptables. En outre, parce qu’il s’agira des questions les plus importantes de la philosophie et des enjeux les plus précieux de l’existence, cela qui a à être communiqué devra s’appuyer sur des fondements solides (ceux de la connaissance rationnelle discursive puis intuitive) et non pas sur de simples convictions ou de simples croyances.

La forme rationaliste et discursive de l’Ethique n’est donc pas secondaire ou surajoutée : elle exprime le propos même de l’auteur qui est de communiquer avec une force démonstrative absolue des vérités d’une importance et d’une portée absolues.

À partir de là, le Système pouvait se déployer avec toute sa force et son amplitude, si l’on entend par Système spinoziste aussi bien l’agencement rigoureux de l’Ethique, que l’agencement non moins rigoureux de l’ensemble des œuvres de Spinoza autour de son œuvre majeure.

Car la recherche d’un fondement rigoureux pour la philosophie du bonheur extrême exige d’abord que soit opérée la critique de la religion. C’est là le sens de ce Traité théologico-politique publié en 1670 sans nom d’auteur et clandestinement (alors que l’Éthique elle-même ne sera publiée qu’en 1677, après la mort de Spinoza dans les Opera posthuma, et portant les initiales B.d.S. malgré les recommandations de Spinoza lui-même qui souhaitait l’anonymat).

Le Traité théologico-politique est un détour et un fondement. Avant d’exposer et de justifier sa propre conception du monde, Spinoza opère la critique de tous les pseudo-fondements que la philosophie proposait pour justifier aussi bien la connaissance que l’action, et qui se ramenaient tous à une référence plus ou moins directe au monothéisme biblique. La conception juive, chrétienne et musulmane d’un monde créé par un Dieu transcendant, ce Dieu étant conçu selon les propres termes de Spinoza comme un père, un juge et un monarque, constituait en fait la culture dominante du XVIIe siècle. Aux Pays-Bas, où vivait Spinoza (né dans une famille juive d’origine portugaise à Amsterdam en 1632), cette culture et cette religion dominante étaient constituées par le calvinisme d’une part et par le judaïsme d’autre part. C’est cette double culture religieuse que Spinoza rejette, tout en lisant Descartes et en suivant l’enseignement latin d’un « érudit libertin », Van den Enden.

La critique de la religion ne se borne pas, chez Spinoza à un combat contre la superstition religieuse et contre la croyance passionnelle et imaginaire, comme on le voit dans l’Éthique (cf. notamment Éthique I, Appendice). Cette critique se constitue d’abord et surtout comme une critique des Ecritures. Le Traite theologico-politique (TTP) fonde l’exégèse moderne, mais dans une perspective sans ambiguïté, réellement inspirée par le souci rationaliste de comprendre un Texte par ses structures internes, et de le rapporter à ses auteurs véritables, strictement humains. Moïse n’est pas même un de ces auteurs (tous plus récents), il n’est pas inspiré par un Dieu quelconque, il est seulement un législateur qui a su structurer un peuple autour d’une langue. En déniant à Moïse et aux Prophètes un statut divin, Spinoza ne ménage pas son admiration à l’égard de leur œuvre législative (Moïse), morale et poétique (Salomon et David), politique (Jérémie) ou même édifiante (le Christ). Mais ils ne sont que des hommes. Spinoza, qui connaissait parfaitement et l’hébreu et les textes bibliques, appuie sur des arguments extrêmement précis et rigoureux la démonstration de sa thèse centrale : la Bible ne fournit aucune connaissance réelle et consistante de Dieu, elle se borne à établir une législation et un code de justice valable pour une nation singulière (c’est l’œuvre de la Thora, ou Pentateuque, dit « Ancien Testament ») ou à définir une morale réductible à la charité (c’est l’œuvre des Évangiles). Ne fournissant ainsi aucune connaissance de Dieu ou de la Nature, les Écritures ne sauraient donc fournir aucun fondement réel pour une éthique, ni aucune justification rigoureuse pour des principes de vie.

Les contemporains de Spinoza ne s’y sont pas trompés : le spinozisme est une philosophie de l’immanence, c’est-à-dire, en un siècle religieux, un athéisme. Et si ce sont les Juifs qui ont « excommunié » Spinoza, ce sont les chrétiens qui l’ont haï et combattu dans toute l’Europe, en même temps que se développait parallèlement et clandestinement l’admiration extrême pour l’auteur de l’Éthique.

Car le TTP ne fait que lever une hypothèque : la religion monothéiste n’est d’aucun secours pour fonder sérieusement une philosophie. C’est à l’Ethique qu’il appartiendra de fournir ce fondement et de déployer cette philosophie.

On sait qu’il s’agit essentiellement d’une philosophie moniste de l’immanence. Reprenant les termes traditionnels de substance, de Dieu, d’attribut et de mode, Spinoza leur confère une signification radicalement neuve et les agence selon un système bien structuré qui exprime finalement l’unité organique de la Nature. Car le « Dieu » de Spinoza, s’il constitue le titre (De Deo) et le thème de la première partie de l’Ethique, ne ressemble en rien au Dieu transcendant des religions monothéistes. Remarquons tout d’abord que dans le judaïsme religieux, le croyant ne prononce jamais le nom Dieu, considéré comme sacré; il désigne indirectement ce Dieu par des expressions ou des termes comme le « Saint (béni soit-il) », « le Seigneur Adonaï », « le Tout-Puissant », « le Très-Haut ». Il est donc clair que Spinoza, utilisant le mot Dieu, se situe d’emblée en dehors du sacré. De plus et surtout, il ouvre Ethique I par une longue analyse de la substance, et ne rencontre le concept de Dieu que dans la Proposition 11 de la partie I de l’Ethique lorsqu’il peut établir l’équivalence de ce concept avec celui de substance. Dieu n’est plus une personne, un créateur, un juge ou un monarque, il n’est que le monde lui-même dans son infinité et son unité, c’est-à-dire la substance, autonome, unique et infinie : « Dieu, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement » (Ethique, I, Prop. 11).

Sans entrer dans l’analyse détaillée de la substance, disons seulement qu’elle est le concept suprême englobant le tout de la réalité. Elle est l’Être. Mais si elle est connaissable, elle ne l’est que d’une façon médiate, par ses attributs. Ceux-ci ne sont pas des qualités ou des propriétés mais des réalités infinies données effectivement dans la Nature : ces attributs son en outre en nombre infini, mais nous en connaissons directement deux : l’Étendue et la Pensée. Chaque chose matérielle singulière, ou chaque idée singulière formée par l’esprit (Spinoza ne dit pas « l’âme ») sont des modes finis, c’est-à-dire des modifications des attributs eux-mêmes, c’est-à-dire finalement l’expression de la substance sous un certain aspect fini.

Ce qu’il importe de mettre en évidence c’est l’équivalence ontologique rigoureuse entre la substance d’une part, et les attributs d’autre part, c’est-à-dire les modes. Parce que tous les concepts s’imbriquent sur un même plan homogène et non selon une hiérarchie ascendante comme veulent le faire croire les interpretations mystiques du spinozisme, la réalité du monde est à la fois unifiée, infinie et concrète : cette réalité est l’ensemble infini des réalités finies qui ne prennent respectivement leur sens et leur existence que du rapport à la réalité infinie qui, dans le même plan (ou la Pensée, ou l’Étendue) fonde et détermine cette réalité singuliere.

Cette réalité infinie, on le comprend, est la Nature elle-même. Parce que la substance est unique et infinie elle intègre et comprend le tout de la réalité. Mais cette réalité est toujours concrète, constituée par un nombre infini de réalités finies en relation avec toutes les autres réalités singulières en même temps qu’avec chaque infini « en son genre » (Étendue, Pensée, etc.). À la fois concrète, déterminée, infinie et bien structurée, il est clair que cette réalité qui est la substance (ou, si l’on veut, « Dieu ») est en fait la Nature.

Ainsi, le Dieu de Spinoza n’est rien d’autre que la Nature elle-même et Spinoza affirme explicitement cette équivalence : « La puissance par laquelle les choses singulières, et donc l’homme, conservent leur être est la puissance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature (par le corollaire de la Prop. 24, Part. I) » (ibid., IV, 4, Dém., c’est nous qui soulignons : nous traduisons sive par « c’est-à-dire », et non par « ou ». Cf. notre Introduction à l’Ethique : « Principes pour une traduction française de l’Ethique »).

Le monisme de Spinoza est bien le monisme de l’Être, la substance unique désignée comme « Dieu » englobant toutes les formes de la réali-té. Mais, parce que cette réalité est l’ensemble infini des réalités effectives, elle est la Nature.

Le monisme de Spinoza est un monisme de la seule Nature, infinie et active, productrice. Mais si le spinozisme opère ainsi la critique du dualisme traditionnel des religions qui opposent Dieu et le monde, et s’il peut exprimer l’unité de ce monde comme Nature, qu’il s’agisse de la « Nature naturée » ou « de la Nature naturante » (I, 29, Sc.), il opère aussi la critique simultanée du matérialisme et du spiritualisme. C’est un contresens de réduire le monisme de Spinoza à un naturalisme matérialiste comme c’est un contresens de le réduire à un mysticisme spiritualiste. En effet, le concept d’unité de la substance doit être compris en son sens le plus rigoureux : Étendue et Pensée (infinies comme attributs, mais données concrètement comme choses finies et comme idées singulières) ne sont pas deux réalités distinctes comme le sont la « matière » et « l’esprit » dans leur définition traditionnelle, mais deux aspects d’une seule réalité. Si la substance est une, ce n’est pas seulement en raison de l’unité exclusive de l’infini (il ne peut y avoir deux infinis, un monde et un Dieu), c’est aussi en raison de son unité interne : la substance est simultanément Pensée et Étendue, ainsi que tous les autres attributs inconnus. Ainsi, l’Étendue et la Pensée sont deux aspects d’un seul Être, comme le corps singulier et l’esprit singulier sont deux aspects contemporains d’un seul être, l’homme singulier.

La Nature est donc à la fois matière étendue et pensée active : le monisme de Spinoza n’est pas seulement la critique du dualisme métaphysique entre Dieu et le monde, il est aussi la critique de l’opposition dualiste entre la matière et l’esprit.

C’est de ce naturalisme original, de ce monisme synthétique et dynamique de la Nature comme Pensée et comme Étendue, que vont découler les conséquences éthiques les plus considérables.

4. De l’ontologie à l’éthique par la psychologie du désir

Les lectures traditionnelles du spinozisme réduisaient ces conséquences à l’éloge de la sérénité du sage face à la nécessité universelle de la Nature et des événements. Mais c’était réduire l’Ethique à sa première partie et ne lire Spinoza qu’à travers Descartes et les stoïciens. On oubliait l’essentiel : l’ontologie moniste de la partie I est destinée à rendre possible une éthique de la béatitude, celle-ci ne pouvant découler des religions monothéistes, toutes réduites à des morales de la crainte et de l’obéissance. Seule une ontologie moniste de la Nature permet de travailler à une véritable éthique du bonheur, puisque seule une telle ontologie permet de former une conception de l’homme qui soit libérée des préjugés et de la superstition. L’unité et la nécessité de la Nature, chez Spinoza, n’ont pas d’autre fonction en effet que la critique de la Providence, du mystère et de la superstition, c’est-à-dire de l’imagination délirante qui asservit l’homme par la religion d’abord et ensuite par les passions.

Si l’ontologie spinoziste est destinée à rendre possible une éthique libérée de la crainte et de l’obéissance, c’est qu’elle seule est capable, comme philosophie de la Nature, de fonder une nouvelle anthropologie qui soit authentiquement humaniste.

C’est cet aspect de l’œuvre de Spinoza, pourtant fondamental et décisif, qui a été paradoxalement le plus ignoré par les grands admirateurs européens du philosophe d’Amsterdam. Jusqu’à une date relativement récente, le spinozisme était considéré essentiellement comme une ontologie moniste et comme une philosophie de la nécessité. Toute la sagesse qu’elles impliquaient se réduisait à la béatitude en tant que nécessité comprise et intuition de la Totalité. Mais l’on amputait ainsi la doctrine spinoziste de toute l’anthropologie du Désir, parfaitement révolutionnaire, et dont la fonction existentielle est à la fois d’établir un lien concret entre la Nature et l’individu et de fournir les conditions de possibilité de cette éthique du bonheur qui, on l’a vu, est le propos explicite du spinozisme.

Sur le rôle fondamental de l’anthropologie, Spinoza est lui-même parfaitement clair (cf. Ethique III, Préface). Ses prédécesseurs, qui reconnaissent comme lui le lien entre l’éthique (« les principes de la conduite ») et la théorie des passions (« les affects passifs »), ont méconnu le lien entre ces passions et la Nature. Elles étaient tenues pour des imperfections troublant l’ordre de la Nature, alors qu’en celle-ci il n’existe aucun « vice » : sa puissance est une et constante. Et, parce qu’une théorie des principes de la conduite, c’est-à-dire une éthique, doit combattre d’abord l’inconstance et l’impuissance humaine, il convient d’étudier d’abord la nature humaine sans la séparer de la Nature (l’homme n’est pas « un empire dans un empire ») (ibid.) et en considérant les passions « comme s’il était question de lignes, de surfaces ou bien de corps » (ibid.). Seule un telle anthropologie rationnelle, libérée de tout mystère, et du préjugé cartésien du libre arbitre, sera en mesure de comprendre les causes de notre servitude et de connaître les moyens de construire notre liberté véritable.

On le voit, le propos éthique de Spinoza est constant, et il se précise tout au long de son ouvrage central. L’éthique doit rechercher « le bien véritable » : et l’on constate que ce bien est d’abord la liberté en tant qu’elle est le contraire de la servitude. La partie V de l’Ethique porte pour titre : « De la puissance de l’Entendement ou de la liberté humaine ». C’est cette partie finale qui réalise donc entièrement le propos spinoziste et porte la doctrine à son point extrême : elle conclura à l’identité de la liberté et de la béatitude (V, 36, Sc.). L’éthique n’est pas la recherche morale du « bien », qui serait opposé au mal et à la perversion, elle est la recherche de principes d’action qui puissent conduire l’individu de la servitude à la liberté, cette liberté étant non pas un libre arbitre vide, mais une certaine modalité de l’existence se déployant comme béatitude.

C’est pour comprendre ce lien entre liberté et béatitude, et pour comprendre aussi la nature véritable de la servitude et les conditions du passage à la liberté et au « salut » (ibid.) que doit être instaurée une connaissance rigoureuse de l’esprit humain. Nous parlons ici d’anthropologie, d’autres préfèrent parler de « psychologie rationnelle » : peu importe. L’essentiel est d’apercevoir l’originalité, l’audace et la modernité de cette conception spinoziste de l’homme, et nous allons maintenant en esquisser les grandes lignes (cf. également notre ouvrage Le Corps et l’Esprit dans la philosophie de Spinoza).

5. La doctrine de l’homme

Malgré les traductions discutables du terme spinoziste « mens » par le terme français « âme », l’individu humain, chez Spinoza n’est pas comme dans le dualisme cartésien l’union de deux réalités distinctes, le corps et l’âme, mais l’unité effective d’un être singulier qui est simultanément corps et esprit (mens).

C’est la doctrine ontologique des attributs, tous aspects d’une seule substance, qui entraîne cette conséquence anthropologique : esprit et corps sont les deux aspects concrets d’une seule réalité, l’individu humain. En effet, corps et esprit sont des modes finis de deux attributs, eux-mêmes aspects d’un seul Être, la substance, c’est-à-dire la Nature. Parce que celle-ci est une en sa totalité infinie, elle est également une en ses individuations concrètes.

La première conséquence de ce monisme de la réalité humaine est que l’action humaine est une : elle est simultanément acte de l’esprit, comme « idée » et conscience, et acte du corps, comme étendue et mouvement. L’esprit n’agit pas sur le corps, ni le corps sur l’esprit, puisqu’ils sont ensemble les deux aspects d’un seul acte. Spinoza dépasse ainsi les difficultés insurmontables du dualisme psychologique, toujours en fait adossé à une doctrine religieuse de «l’âme ».

Parce que l’homme n’est pas une âme (illusoirement douée d’un libre arbitre) mais une unité naturelle concrète, son action découle des lois générales de la Nature qui ne sont jamais en défaut. L’homme n’est ni diabolique, coupable ou pervers par son âme, il est simplement soumis aux lois de la Nature qui agissent simultanément et selon la même modalité en son corps et en son esprit.

Celui-ci n’est d’ailleurs rien d’autre que la conscience du corps : « L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, c’est-à-dire un certain mode de l’Etendue existant en acte, et rien d’autre » (Ethique, II, 13 ; cf. également Corol. et Sc. de cette proposition).

En reliant l’individu humain à la Nature, Spinoza ne met pas seulement en évidence un déterminisme naturel opposé aux conceptions animistes, superstitieuses et religieuses de l’action humaine, il met en évidence simultanément l’unité de l’être humain et l’originalité unitaire de ce déterminisme. Celui-ci n’est pas le moins du monde l’action causale du corps sur l’esprit (ou de l’esprit sur le corps) mais l’action causale d’une idée sur une idée, ou d’un mouvement sur un mouvement. Que les deux séries causales soient semblables (et, comme on a dit parfois « parallèles »), n’empêche pas qu’elles sont radicalement distinctes et spécifiques : seul le corps peut agir sur le corps et seul l’esprit peut agir sur l’esprit.

Ainsi le déterminisme spinoziste est en réalité l’émancipation de l’homme par rapport à l’emprise du « mal », c’est-à-dire à la soumission impuissante à des événements passionnels, magiques ou religieux dont il n’aurait pas la maîtrise. Le déterminisme est au contraire l’intelligibilité de l’action humaine : comprendre une action par son insertion dans une série causale donne à cette action les raisons de son surgissement et la raison de ses contenus. Mais cette intelligibilité de la cause donne en même temps le moyen d’agir sur elle : puisque les idées agissent sur les idées, l’esprit humain pourra agir sur le cours de ses idées, c’est-à-dire sur le déroulement de sa propre vie, par l’activité réflexive de la connaissance.

Il en va de même pour les affects (affectus et non affectio): ils sont aussi des idées, et la réflexion peut donc agir sur eux.

Et comme seules les idées agissent sur les idées, c’est par la seule réflexion, c’est-à-dire par la philosophie, que l’individu humain pourra vaincre ses « passions ». Le déterminisme, ou plutôt la connaissance du déterminisme est donc au service de la liberté. Mais Spinoza n’est pas, malgré l’apparence, un intellectualiste : l’énergie et la motivation d’une connaissance des affects proviennent non de la raison mais de l’affectivité elle-même.

C’est ici que la doctrine spinoziste manifeste sa plus grande force et sa plus grande originalité : pour Spinoza en effet « le Désir est l’essence même de l’homme » (ibid., III, Déf. des Affects 1).

Nous avons vu que l’homme est une unité corps-esprit. Mais cette désignation n’épuise pas la nature concrète de l’individu : celui-ci comme corps-esprit, est en même temps un contenu qualitatif et dynamique, et ce contenu est le Désir. Celui-ci occupe la place centrale de la réalité humaine, il en est à la fois la signification et la nature. L’homme n’est plus une âme rationnelle unie mystérieusement à un corps instinctif, il est de part en part Désir. Et c’est à la fois comme corps et comme esprit que l’homme est Désir. En tant qu’il est un corps, il est le Désir comme mouvement, et en tant qu’il est esprit, il est le Désir comme affectivité. C’est ce même esprit qui est capable de connaître, mais sa connaissance est motivée par son Désir.

Pourquoi en est-il ainsi ? C’est que l’homme est essentiellement tendance à persévérer dans l’être. « Aussi bien en tant qu’il a des idées claires et distinctes, qu’en tant qu’il a des idées confuses, l’Esprit s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie, et il est conscient de son effort [conatus] » (III, 9 et Sc. : « le Désir est l’Appétit avec la conscience de lui-même » ; il s’agit, on le voit d’une Proposition centrale). Le Désir, le conatus, est donc ce dynamisme qui permet de comprendre l’existence humaine: en effet, ce dynamisme est le déploiement d’une puissance d’exister (vim existendi), et c’est à l’accroissement de cette puissance, en même temps qu’à son maintien dans l’existence, que vise la réalité humaine.

Et l’accroissement de cette puissance d’exister, qui est une force intérieure d’affirmation, se donne à elle-même comme Joie, tandis que sa diminution se donne à elle-même comme Tristesse. Nous disposons enfin des expériences et des concepts qui, sur la base d’une exposition et d’une analyse rationnelles, vont rendre possible la constitution de l’éthique.

Celle-ci va consister en effet en une transmutation du Désir qui va rendre le Désir à lui-même en l’épanouissant effectivement comme la joie qu’il poursuit, au lieu de le laisser se détruire en sombrant dans la Tristesse que produit la servitude.

Celle-ci est bien la servitude à l’égard des « passions » mais, à la différence de toute la tradition classique, Spinoza n’identifie pas Désir et passions. Insistons sur ce point en revenant à la fois sur l’affectivité et sur la connaissance.

L’individu humain, comme esprit et corps, est Désir comme dynamisme et conatus existentiel. Concrètement, ce Désir se déploie comme vie affective (ainsi que nous disons aujourd’hui), c’est-à-dire (ainsi que dit Spinoza) comme déroulement des Affects. Or les affects (affectus) ne sont pas par essence des passions (passio) : un affect peut en effet être ou passif, et c’est alors une passion, ou actif, et c’est alors une action (actio). C’est comme passivité que l’affect est qualitativement négatif, c’est-à-dire une forme de la Tristesse; et c’est comme activité que l’affect est qualitativement positif et réellement dynamique, c’est-à-dire une forme de la Joie. Spinoza ne condamne donc pas, au contraire il exalte la vie du Désir, pourvu que cette vie soit active, c’est-à-dire libre. La liberté n’est rien d’autre en effet pour Spinoza que l’autonomie entière de nos actions, c’est-à-dire le fait que tous nos affects comme contenus qualitatifs découlent exclusivement de notre propre essence. La liberté est donc l’activité en tant que la joie produite par l’accroissement de notre être (accroissement conscient donne dans nos affects positifs) soit notre œuvre et non pas le résultat d’une action extérieure. La servitude, tout entière issue de l’imagination, est précisément cette dépendance effective à l’égard du monde extérieur, cette « aliénation » (comme nous dirions) qui s’exprime non seulement dans tous les vécus de tristesse (c’est-à-dire les passions, toujours passives) mais encore dans les affects positifs qui ne dépendent pas de nous, c’est-à-dire les vécus joyeux issus du cours des événements étrangers à notre action.

La vie affective est donc libre lorsque la joie et la satisfaction du Désir comblé et de la puissance interieure renforcée sont l’expression même de notre essence, c’est-à-dire le fruit de notre activité autonome.

A partir de là, on comprend mieux le rôle éthique de la connaissance : celle-ci est destinée à construire notre liberté en nous rendant maîtres de nous-même; mais cette maîtrise n’est pas le fruit d’une vie sans Désir (comme dans le bouddhisme), ni la victoire de la raison contre les passions (comme dans l’idéalisme d’un Descartes ou d’un Kant), mais le résultat d’une connaissance qui fait passer le Désir de la passivité à l’activité. Certes, nous avons vu que la motivation de cette connaissance n’est pas la raison ou la connaissance elle-même mais le Désir : seul le Désir peut modifier le Désir. Mais à partir de là, l’énergie joyeuse du conatus, ou l’énergie du conatus à la recherche de son « vrai bien », c’est-à-dire d’une joie permanente et extrême, doit disposer des moyens de la transmutation : or ceux-ci sont donnés dans la nature même des affects.

C’est en effet par sa propre définition que l’affect (pour parler à la fois comme Spinoza et comme les psychologues du XXe siècle) est en mesure d’être connu. À la différence de nos contemporains psychanalystes, Spinoza montre bien que l’affect est toujours conscient (Ethique, III, 9). C’est sa définition qui implique cette conscience : « j’entends par Affect (affectus) les affections (affectio) du Corps par lesquelles sa puissance d’agir est accrue ou réduite secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées » (III, Déf. III). La vie affective se situe donc nécessairement aussi bien au niveau du Corps qu’au niveau de l’Esprit, puisqu’elle est constituée par les idées, c’est-à-dire la conscience des modifications du Corps. Cette vie affective est donc par essence accessible à la connaissance, bien qu’elle ne soit pas encore une connaissance, mais seulement une conscience.

On sait dès lors la nature de la servitude et de la liberté : la première est le déploiement d’une affectivité seulement consciente, disposant d’une connaissance « inadéquate » et tronquée du monde et des motifs de l’action. L’individu est conscient, mais il est privé de la connaissance synthétique de lui-même et du monde qui lui permettrait d’être la source exclusive de son action; sa connaissance inadéquate le laisse donc dépendant du monde extérieur. La liberté au contraire est cette autonomie qui résulte du fait que, déployant une connaissance réflexive et donc une connaissance intégrale de la situation du monde et de la nature du sujet, celui-ci n’accomplit que les actions dont il peut être la cause intégrale (toutes choses égales, bien sûr). La connaissance adéquate des affects permet donc le déploiement des seuls affects actifs, issus de la seule essence, c’est-à-dire de la personnalité même de l’individu, et non d’une puissance exterieure.

Par cette connaissance adéquate et réflexive, le philosophe, c’est-à-dire tout homme se vouant à la sagesse, peut alors prendre conscience de ce fait fondamental, déjà évoqué dans les premières pages du Traité de la réforme de l’entendement, et pleinement exprimé dans l’écriture parfaite de l’Ethique : « Il ressort donc de tout cela que nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu’un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons » (III, 9, Sc.).

Ainsi, non seulement le sage peut procéder à la transmutation du Désir en déployant seulement les affects actifs qui découlent de sa propre essence, mais il peut aussi opérer une véritable subversion dans le rapport du Désir aux valeurs : ce ne sont pas les valeurs (extérieures et antérieures) qui commandent le Désir, c’est le Désir qui pose et constitue les valeurs.

C’est cette vérité subversive comme renversement de l’origine transcendante des valeurs qui permet la transmutation du Désir : celui-ci est source de tout bien, et le vrai bien est la joie à laquelle accède le Désir lorsqu’il est à la fois connaissance réflexive de soi et affirmation autonome de son propre pouvoir et de sa propre joie.

6. La réalisation de soi, la félicité et la béatitude

La doctrine du bonheur chez Spinoza n’est donc pas un simple appel à l’optimisme. Elle pose que la félicité n’est pas un choix parmi d’autres choix qui seraient aussi valables, mais la seule voie qui permette la réalisation entière de l’individu humain, une fois clairement connus et la nature de l’Être et la nature de l’homme. L’éthique de la félicité n’est pas une proposition subjective et esthétique, mais la conséquence rigoureuse d’un système du monde extrêmement élaboré et construit à l’encontre de toutes les idéologies ou croyances dominantes qui ne visent en fait qu’à établir le règne de la crainte et la soumission obéissante à l’autorité.

Spinoza rassemble l’essentiel de cette éthique concrète dans une page synthétique et remarquablement dense (IV, 18, Sc.). Le fondement de la « vertu » est le sol ultime sur lequel on peut élaborer un système de principes pour l’action; la vertu, malgré l’identité de ce terme avec le concept traditionnel de la morale, n’est pas le moins du monde l’action « pure » dépouillée de tout « intérêt », mais l’ensemble des actions qui visent à la réalisation de l’essence de l’individu, reconnu comme esprit et corps, c’est-à-dire comme Désir. Le fondement de cette vertu est donc « l’effort même pour conserver son être », et c’est dans le conatus que réside à la fois la source de l’éthique et le contenu premier de la félicité, c’est-à-dire du bonheur : le fondement de l’éthique est donc le Désir, considéré à la fois comme source ultime de l’action et comme but extrême de cette action.

Nous ne sommes pas là en présence d’un mécanisme des instincts; l’effort pour persévérer dans l’être, dès lors qu’il a accompli le travail réflexif de la libération des passions pour se déployer comme puissance active d’exister et de désirer, revêt en effet des significations qui ne sont pas celles d’un pur instinct. En effet, parce que la Raison n’exige rien qui s’oppose à la Nature, l’éthique rationnelle demande non seulement que l’on survive, mais que l’on s’aime soi-même. Chacun, éclairé par la connaissance et la réflexion, doit donc rechercher sa propre utilité. Il ne s’agit pas ici seulement de l’utilité matérielle que les « utilitaristes » anglais mettront à l’honneur dans l’ordre de l’économie et de la morale, mais d’une utilité intégrale et véritable. La « vertu » véritable exige pour Spinoza que chacun recherche non pas l’utile en général, mais « l’utile propre », à la fois et réellement utile. Il doit ainsi rechercher « sa propre utilité », cela qui l’affirme lui-même et l’accroît dans son être singulier et personnel. Spinoza va plus loin encore : « l’utile propre » est non seulement singulier et unique comme chaque individu, puisqu’il sert un renforcement de sa propre essence dans une autonomie enfin acquise, mais il est encore et surtout « ce qui conduit l’homme à une plus grande perfection ».

Ainsi la « vertu », par la médiation de « l’utile propre » poursuit « la perfection ». Malgré ce vocabulaire (destiné à obtenir l’écoute des lecteurs dans un contexte social religieux et répressif), l’éthique ainsi déployée n’est pas un idéalisme spiritualiste mais un eudémonisme réflexif. Car la perfection n’est pas la réalisation d’un modèle transcendant (comme chez Platon), mais la pleine réalisation effective d’une essence singulière (comme chez Aristote; cf. Éthique à Nicomaque VII, sur le plaisir, et X, sur le bonheur). Ici la perfection de l’individu humain est la réalisation autonome et effective de sa propre essence, c’est-à-dire le déploiement adéquat de son Désir. Libéré de la servitude des passions et des valeurs imaginaires, l’individu peut alors éprouver en permanence cela qui définit le déploiement concret du conatus et qui est la joie (lætitia). La réalisation de l’essence d’un conatus singulier produit et la liberté et la joie puisque l’affirmation autonome d’une puissance d’exister est un accroissement de cette puissance et par conséquent une joie. Que cette autonomie découle de la réflexion et de la connaissance n’empêche pas qu’elle se déploie qualitativement comme joie.

Concrètement, l’utile propre s’exprime à travers les affects actifs qui prennent différentes figures : Amour, générosité, allégresse, concorde, amitié (cf. Éthique, Appendice, qui rassemble tous les éléments de l’éthique concrète). D’une manière générale, valable pour tous les individus, est donc « bon » tout ce qui produit une Joie active, et « mauvais » tout ce qui produit la Tristesse (c’est-à-dire la souffrance), toujours passive. Spinoza s’oppose ici avec force à toutes les morales de l’austérité et de l’ascétisme, et il défend une conception du plein epanouissement de la personnalité et de la jouissance. Comme il le dit dans le Scolie d’Ethique IV, 18, « seule une superstition farouche et triste peut interdire qu’on se réjouisse […]. Aucune divinité, nul autre qu’un envieux ne se réjouit de mon impuissance et de ma peine et nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre peur, et toutes ces manifestations qui sont le signe d’une impuissance de l’âme; bien au contraire, plus grande est la Joie dont nous sommes affectés, plus grande est la perfection à laquelle nous passons, c’est-à-dire plus il est nécessaire que nous participions de la nature divine » (IV, 18, Sc.).

Après avoir critiqué l’illusion métaphysique (qui ne saurait fournir aucun fondement réel à l’action), Spinoza critique donc les morales religieuses qui prônent l’angoisse et la souffrance, la privation et la culpabilité. Il fait l’éloge des biens concrets tels les plaisirs de la table ou de l’art, ou l’agrément de la parure, de la décoration florale et des exercices du corps, pourvu qu’ils soient utilisés d’une façon modérée et ne deviennent pas nuisibles au lieu d’être utiles.

Cette éthique concrète de la jouissance réfléchie (belle expression d’une certaine société hollandaise du XVIIe siècle) n’est pas un utilitarisme matérialiste, puisqu’elle revêt une signification ontologique : par sa jouissance maîtrisée, l’individu devenu sage participe de la perfection et donc de la nature divine. Nous allons revenir dans un instant sur cette dimension ontologique du déploiement du conatus. Auparavant, il convient de remarquer que cette éthique de la jouissance n’est pas non plus un solipsisme ni un anarchisme. Car : « Il n’existe dans la Nature aucune chose singulière qui soit plus utile à l’homme qu’un homme vivant sous la conduite de la Raison » (ibid., IV, 35, Corol. I). Parce que les conflits naissent des seules passions, et parce que seule la Raison fait s’accorder les hommes, le sage est capable de comprendre que sous cette condition, c’est l’autre homme qui est le meilleur auxiliaire de l’homme et son bien le plus précieux. L’amitié est placée par Spinoza au niveau le plus élevé de ce qui pourrait être une hiérarchie des biens. Par ailleurs, les individus qui se réjouissent ainsi réciproquement les uns des autres et de leur concorde, peuvent constituer ensemble un seul tout, un seul individu plus puissant (IV, 18, Sc.), et « ils ne poursuivent rien pour eux-mêmes qu’ils ne le désirent aussi pour les autres hommes » (ibid.).

L’éthique de la jouissance réfléchie s’épanouit donc en une éthique de l’amitié et de la générosité. La liberté d’esprit ouvre l’esprit à l’autre homme et, au-delà de l’éthique concrète de la sociabilité heureuse, elle permet aussi de fonder l’existence de la société civile et de la démocratie : « L’homme qui est conduit par la Raison est plus libre dans la Cité où il vit selon le décret commun, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même » (IV, 72 ; cf. également T.T.P., chap. XVI sur le Pacte social et le gouvernement démocratique, « collegiater »).

Jouissance réfléchie, générosité réciproque, démocratie, constituent donc les éléments fondamentaux de l’éthique concrète. Mais cette ethique comporte une signification et une portée qui intègrent ces éléments dans une perspective plus profonde : l’éthique de la jouissance réfléchie, comme nous le disions plus haut, comporte une signification ontologique d’une singulière originalité.

Nous avons vu que la joie, dans toutes les formes concrètes qu’elle revêt, exprime non seulement un accroissement de la puissance intérieure, mais un accroissement de la perfection. A ce titre, toutes les joies vécues dans l’existence sont en général susceptibles de comporter des degrés. Le Désir peut toujours accroître son indépendance, la connaissance qui en fonde la puissance peut toujours s’enrichir et les affects positifs peuvent toujours s’intensifier. La perfection est donc le plus souvent un mouvement par lequel l’individu devient toujours plus lui-même et peut toujours accroître sa jouissance du monde et de lui-même. Devant tout ce mouvement on parlera de joie, mais seulement de joie.

Il existe pourtant un état ou un moment dans lesquels l’individu se réjouit d’une joie si extrême, essentielle et fondamentale à la fois, qu’elle ne comporte aucun accroissement possible : il s’agit de la béatitude.

C’est alors par la béatitude et en elle que s’at-teint la « perfection même » (Ethique, V, 33, Sc.). La félicité (c’est-à-dire le bonheur par la joie de la réalisation autonome de soi) accède à l’extrême de sa signification : elle devient béatitude, c’est-à-dire accès à la plénitude de l’être. Cette expérience finale de la sagesse, qui est en même temps une expérience et un déploiement nouveau de l’existence, a pu sembler si obscure qu’il est nécessaire de la considérer de près.

Libéré des affects passifs par la connaissance rationnelle (dite du deuxième genre), l’individu épanoui peut poursuivre le mouvement de cette connaissance.

Il met alors en œuvre la connaissance du troisième genre : il s’agit de « la Science intuitive » (II, 40, Sc. II). Celle-ci n’est en rien (comme on l’a cru parfois) une connaissance mystique de la substance qui rappellerait les expériences mystiques d’un Dieu transcendant. Elle est très exactement une intuition intellectuelle : non pas l’intuition de l’Être, mais l’intuition intellectuelle de la relation qui unit toute chose singulière à son attribut infini. Cette « science intuitive » est donc l’expression même de la connaissance spinoziste de la Nature : celle-ci est une, à travers l’infinité de ses aspects (les attributs) et l’infinité des expressions singulières de chacun de ces aspects (les choses singu-lières). Mais Spinoza ne se borne pas, à propos de la béatitude, à reprendre la partie I de l’Ethique : il s’agit maintenant de l’expérience concrète qui résulte de cette connaissance.

En quoi consiste cette expérience concrète et extrême appelée « béatitude », et fruit de la Science intuitive ?

Elle est ce que Spinoza nomme Amour intellectuel de Dieu, et que nous comprenons comme amour philosophique de la Nature, cet Être infini, unique et nécessaire. Cet « amor Dei intellectualis », issu de l’activité autonome de l’esprit, est donc l’adhésion à l’être, et l’adhésion à la joie que cet être produit lorsqu’il est réfléchi et libéré. Cet amour intellectuel est donc en même temps la plus haute satisfaction intérieur : « car la béatitude n’est rien d’autre que la satisfaction de soi elle-même (animi acquiescentia), satisfaction qui naît de la connaissance intuitive de Dieu » (IV, App. IV), et cette satisfaction est « la plus haute qui puisse être donnée » (V, 38, Sc.).

En rendant ainsi possible l’intégration de la connaissance rationnelle des affects à la connaissance intuitive de l’Etre, la connaissance du troisième genre conduit donc l’esprit à la plus haute satisfaction intérieure : mais d’où provient cette satisfaction et cette plénitude ? Quelle est le contenu de cette connaissance de l’Être qui est capable de nous conduire à la béatitude ?

Il s’agit de l’éternité elle-même. La Science intuitive conduit à la béatitude parce que, à travers notre intégration à la totalité de l’être, elle révèle notre propre éternité. Non pas le moins du monde une immortalité personnelle avec maintien de la mémoire et de l’individualité, mais une conscience actuelle de notre propre signification éternelle, c’est-à-dire permanente et indépendante du temps et du corps. Par le même mouvement, la connaissance du troisième genre, alliée à la connaissance rationnelle et discursive du second genre, nous confère l’éternité et la satisfaction intérieure du sage et la jouissance réfléchie de l’individu. Nous ne craignons donc plus la mort (V, 38) puisque l’éternité est la permanence de la meilleure partie de nous-même, et puisque l’existence, le Désir et la jouissance réfléchie sont libérés et réhabilités. « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie » (IV, 67).

La béatitude est donc la satisfaction de soi d’un individu désirant qui, par la connaissance réflexive et intuitive, accède à la fois à l’éternité et à la jouissance, c’est-à-dire à la perfection même.

Celle-ci n’est pas une qualité « morale » mais une plénitude d’être : « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même; et nous n’en éprouvons pas la joie parce que nous réprimons nos désirs sensuels, c’est au contraire parce que nous en éprouvons la ioie que nous pouvons réprimer ces désirs » (V, 42).

Nous sommes donc bien ici au cœur de cette « joie souveraine et parfaite » que Spinoza se proposait de définir et d’atteindre dès ses premières œuvres. Le mot bonheur peut recevoir ici la plénitude de son sens et il n’est pas étonnant dès lors que la béatitude ait une signification sotériologique. Elle s’identifie en effet non seulement à la joie intérieure extrême et à la liberté, mais encore au salut (V, 36, Sc.). Ce terme, pas plus que les termes « Dieu », « béatitude », « vertu » ou « perfection » ne comporte aucune signification mystique ou religieuse et transcendante, mais revêt au contraire une signification immanente, neuve et intense : le « salut » pour Spinoza n’est d’abord rien d’autre que la béatitude et la liberté elles-mêmes, mais il est en outre l’accès existentiel à l’être même. C’est par là que se conclut l’Ethique : tandis que l’ignorant, ballotté par les causes extérieures, cesse d’être dès qu’il cesse d’être passif, le sage au contraire (c’est-à-dire cet « homme libre » dont parlait déjà Éthique IV) « en tant que tel est à peine ému, il est conscient de soi, de Dieu et des choses par une sorte de nécessité et, ne cessant jamais d’être, il jouit toujours, au contraire, de la vraie satisfaction de l’âme » (V, 42, Sc.).

(Robert Misrahi, « Qu’est-ce que l’éthique? »

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