Conclusion : Le sujet unitaire comme Désir, comme réflexion et comme existence

Notre parcours à travers les doctrines du moi et les philosophies du sujet nous a permis de mettre en évidence deux séries de constatations.

D’une part, nous avons saisi la progression d’une prise de conscience : par un mouvement non linéaire, certes, nous avons vu se mettre en place l’idée d’individu, puis l’idée d’un sujet de la réflexion, porteur de liberté et d’identité; cette idée s’est constamment approfondie et a conduit à la notion plus synthétique d’existence. Mais, d’autre part, nous avons aussi constaté que des difficultés constantes surgissaient de ces doctrines, au cœur même de leur progression. C’est ainsi que la personnalité concrète de l’individu a été scindée en un moi et en un sujet, sans qu’on puisse établir un lien clair entre ces deux notions. Le « moi » prenait bien en compte la vie affective mais n’était pas pour autant considéré comme un sujet; celui-ci prenait bien en compte la réflexion, la responsabilité et l’identité, mais n’était animé par aucune force de vie, c’est-à-dire aucun Désir.

De sorte que, en ce milieu du XXe siècle, lorsque le sujet était bien devenu ce qu’il est, c’est-à-dire constituant, il restait abstrait et simplement rationnel, sans désir ni liberté concrète. Lorsque ce sujet devenait concret et se présentait comme existence, paradoxe ou injonction morale, il devenait finalement abstrait, séparé de son « désir » et de son « caractère », encore conçus en termes de psychologie chosiste et objets d’un discrédit moral.

Ce qui se déployait ainsi, notamment dans les années soixante, prenait la figure d’une crise de la philosophie : la crise de la notion de sujet était en même temps la crise de la philosophie puisque celle-ci devait faire face aux critiques destructives et déconstructionnistes des anthropologies. Celles-ci, constituées comme des sciences de la nature (sociologie marxiste, psychologie freudienne, ethnologie, linguistique) annonçaient la fin de la philosophie (comme chez Althusser), ou la mort du sujet (comme chez Heidegger), ou celle de la conscience (comme chez Lacan ou Derrida).

C’est dans ce contexte culturel que nous avons élaboré une philosophie qui est à la fois une défense de la philosophie et la mise en place d’une véritable théorie du sujet intégral (cf. bibliographie de Robert Misrahi).

Le sujet n’est pas d’abord une réflexion : il n’est pas une connaissance, ni une puissance rationnelle clairement constituante; il n’est pas non plus, dans la vie active et spontanée, un retour réflexif sur soi, un redoublement contemplatif ou méditatif. Ces dimensions (connaissance et réflexion) sont des possibilités constantes du sujet, mais ne sont pas la définition de son être premier et spontané.

Cet être premier du sujet est le Désir. Mais il convient de décrire celui-ci dans son intégralité, si l’on veut comprendre que le sujet puisse devenir éventuellement connaissance et réflexion.

C’est pourquoi nous dirons que le sujet est Désir, et que le Désir est réflexivité. Le Désir est déjà par lui-même présence à soi comme désir conscient de soi et de son objet ; de plus, il est choix, distinction et poursuite de buts, création de sens et de valeurs : c’est dire qu’il est toujours actes d’intelligence et de jugement (sinon toujours clairs et avisés, du moins toujours existants). En outre, il est identité personnelle à travers le temps. Mais de plus, comme il peut être obscur, confus, imaginaire et ambivalent, nous disons qu’il n’est pas d’abord connaissance ou réflexion. Le Désir n’a pas nécessairement une compréhension et une connaissance intégrales de son sens et de son mouvement. Il est pourtant présence consciente au monde et à lui-même, en même temps que permanence et conscience d’un même désir existant. C’est pourquoi nous opposons la réflexivité (comme léger dédoublement et présence à soi-même en première personne) et la reflexion (comme retour explicite et redoublement cognitif sur soi-même et sur ses actes). En d’autres termes, à la conscience obscure s’oppose la réflexion claire et redoublée, ainsi que la connaissance.

Le « suiet » traditionnel avait en fait été identifié à la réflexion alors que celle-ci n’est que le déploiement et l’approfondissement systématique d’une possibilité plus élémentaire qui est la réflexivité. Mais celle-ci est une conscience, et non une connaissance; en outre, cette conscience immédiate se déploie comme vie quotidienne et pratique, c’est-à-dire comme existence et comme Désir : c’est ce Désir (mouvement unitaire de l’existence et des affects) qui est la réflexivité, c’est-à-dire le sujet intégral et originel.

Ce sujet intégral, à la fois Désir et réflexivité, n’est pas une monade isolée. Le Désir est source d’un mouvement vers la plénitude et la signification, et non pas seulement d’un mouvement d’absorption d’un objet. Or, seul un autre sujet peut conférer au Désir le sens qu’il poursuit. C’est pourquoi le Désir est recherche de la reconnaissance en même temps que recherche du sens. Cette recherche structure le Désir comme conscience d’autrui : c’est par son propre mouvement de recherche et de dépassement que le sujet est en même temps conscience d’autrui.

La spontanéité première et libre du sujet originel n’est pas nécessairement heureuse.

Le libre mouvement du Désir spontané vers la joie est le sens même du Désir : mais il ne réalise pas forcément ni toujours la plénitude de ce sens. Car, s’il est réflexivité, c’est-à-dire conscience identitaire de soi-même comme désir, il n’est pas dès l’abord réflexion, c’est-à-dire connaissance, compréhension et maîtrise de toutes les implications et de toutes les significations de son mouvement. C’est pourquoi le Désir spontané, bien qu’il soit une réflexivité, se déploie le plus souvent comme passion et « passivité », comme imagination et croyance, comme mythologie ou idéologie, sans qu’aucun déterminisme ne soit à invoquer.

Pour rendre compte de ces faits apparemment contradictoires, nous devons distinguer deux niveaux de la liberté du sujet. La liberté première est cette spontanéité du Désir par laquelle, comme réflexivité, il constitue à la fois le désirable et l’imaginaire, la liberté et la dépendance, l’invention et la passion. Cette liberté première peut être ou dépendante ou indépendante, claire ou ambiguë, heureuse ou malheureuse, mais elle est fort souvent dépendante et malheureuse, conflictuelle et ambigué. Elle n’en reste pas moins Désir et réflexivité, c’est-à-dire mouvement conscient vers la joie et la cohérence.

C’est ici qu’il convient de faire intervenir un second niveau de la liberté : celui de la liberté authentiquement indépendante. Elle se constitue et ne peut se constituer que par la réflexion. Seul le mouvement réflexif de la connaissance, de la distance à soi et de la méditation peut faire passer le Désir du niveau de la spontanéité plus ou moins cohérente et passionnelle à celui de la maîtrise cohérente et heureuse.

Le mouvement de l’éthique est donc inscrit dans les structures même du sujet.

C’est que le Désir-sujet n’est pas une entité abstraite mais une existence concrète : celle-ci est à la fois réflexivité, affectivité et activité. Plus précisément : existence, parole, travail, jouissance. Le Désir-sujet n’est pas d’abord réflexion : il est, comme existence concrète, le sentiment unitaire de soi-même à travers les affects et les relations à autrui, à travers le travail et les tâches, à travers la création et les œuvres. C’est cette existence concrète qui rencontre les difficultés, les obstacles et les conflits qui s’opposent à la satisfaction entière du Désir et qui engendrent parfois des situations si dramatiques, incertaines ou violentes qu’elles sont vécues comme des crises.

Ce sont ces crises et ces obstacles du Désir qui, par lui et sa propre réflexivité, le haussent au niveau de l’interrogation réflexive et pra-tique. La crise engendre la réflexion éthique comme médiation désormais privilégiée pour conduire le Sujet de l’existence insatisfaite à l’existence significative et comblée.

On le voit : l’origine de la réflexion est exis-tentielle, et c’est ce contenu existentiel de la réflexion qui constitue l’éthique.

Celle-ci n’est donc pas séparable des structures mêmes du Sujet comme Désir et comme réflexivité. L’éthique est en effet le mouvement par lequel un sujet désirant se hausse au niveau de la réflexion par son propre pouvoir de réflexivité. Ce mouvement n’est pas motivé par une raison morale extérieure au sujet; il est autonome. Il est issu du Désir lui-même qui, dans son mouvement vers la plénitude et le sens, découvre l’insuffisance de son existence comme simple réflexivité spontanée désirante et pas-sionnelle, et se consacre au long travail réflexif qui constituera à la fois les conditions d’une personnalité neuve et les contenus d’une existence heureuse.

Robert Misrahi – « Les figures du moi et la question du sujet depuis la renaissance. »

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