LA DIALECTIQUE FICTIVE DE L’IDEM ET DE L’IPSE: PAUL RICOEUR

a) Herméneutique et stratégie.

Bien que, dans Soi-même comme un autre, Ricoeur présente une judicieuse critique de la conception de l’autre chez Lévinas, c’est pourtant dans la même ligne herméneutique qu’il se situe. La ligne semble continue entre Heidegger et Gadamer et elle passe explicitement par Lévinas et par Ricoeur. Cette herméneutique consiste à saisir ce qui n’est pas visible derrière ce qui est visible et à poser comme découverte et explication phénoménologique une méthode qui en réalité s’écarte considérablement de la phénoménologie. De même que Heidegger voulait saisir l’être non apparent derrière l’étant immédiat, de même que Lévinas voulait saisir l’Infini (divin) à l’horizon du verset biblique et la source de toute injonction derrière les textes “saints” et le visage d’autrui, de même Ricoeur souhaite constituer une doctrine de la conscience de soi sans recourir d’abord à l’évidence immédiate du cogito mais en opérant plutôt un long détour par une analyse linguistique qui ne livre pas directement ni phénoménologiquement le sujet lui-même. Selon ses propres déclarations Ricoeur déploie « une herméneutique de existence sous-jacente a la notion de I’agir et du souffrir ». Si cette doctrine est explicitement une “phénoménologie herméneutique”, il reste qu’il s’agit d’une “herméneutique du soi” comme le déclare Ricoeur lui-même dans sa Préface. Or cette herméneutique consiste à déduire et même à construire ses trois “traits majeurs” à partir de “trois traits grammaticaux“ du discours: c’est en effet sur la base linguistique de trois faits grammaticaux (l’usage du “se” et du “soi” dans les locutions réfléchies, le dédoublement du même selon le régime idem et ipse, et la corrélation entre soi et autre que soi) que Ricoeur déduit et construit les “traits majeurs” de son discours philosophique qui est “l’herméneutique du soi” ; détour de la réflexion par l’analyse ; dialectique de l’ipséité et de la mêmeté ; dialectique de l’ipséité et de l’altérité.

L’herméneutique est donc bien ici le choix du détour par la linguistique comme le prouvent amplement les analyses nombreuses et approfondies de la philosophie analytique anglo-saxonne, et comme le confirme plus particulièrement la place considérable (comme charnière décisive longuement analysée) accordée au problème du récit littéraire. Que cette herméneutique ne soit pas réellement phénoménologique et qu’elle débouche comme toutes les herméneutiques sur une ontologie de l’inconnaissable, c’est ce dont nous nous apercevrons plus loin. Ce qui est au moins certain c’est qu’il s’agit d’une interprétation comme on le voyait déjà chez Heidegger et Lévinas. Le discours philosophique, s’il est a la poursuite analytique de ce qui n’apparaît pas immédiatement, risque fort de n’être en effet qu’un discours interprétatif qui, avec ou sans appellation “herméneutique” devra présenter de sérieuses lettres de créance.

Notre critique n’est pas sévère : nous restons près du texte et des déclarations de l’auteur. Ricoeur révèle en effet lui-même la véritable signification de son herméneutique du soi: elle est une stratégie. “En opposant polairement le maintien de soi au caractère [opposition qui constitue l’essentiel de la doctrine] on a voulu cerner la dimension proprement éthique, sans égard pour la perpétuation du caractère.”

L’intention de cette herméneutique n’est donc pas de dire d’abord la nature et le rôle du sujet, quitte a déduire de la une morale ou une éthique, mais a établir une doctrine du sujet telle quelle rendra nécessaire l’affirmation d’une certaine morale. C’est cette affirmation qui est la véritable fin et le véritable motif de la substitution d’une doctrine du soi a une philosophie du je c’est-a-dire 4 une philosophie du sujet. — C’est ici non seulement l’idée d’herméneutique mais encore l’intention morale a priori qui compromettent à nos yeux la pureté phénoménologique de cette entreprise.

Ce n’est pas là, pourtant, la plus grande difficulté. On peut certes déplorer que les “phénoménologues” contemporains, ceux qui, comme Lévinas et Ricoeur ont su nous introduire a la phénoménologie de Husserl, s’autorisent de ce qui fut leur rôle pour construire, sous le nom de phénoménologie, des doctrines non phénoménologiques qui sont plutôt des ontologies morales. Mais c’est la, après tout, le droit d’un auteur de dénommer sa propre doctrine comme il l’entend ; si cette dénomination fait difficulté, la vigilance du lecteur y verra occasion féconde d’une lecture plus rigoureuse. — La véritable difficulté, en ce qui concerne l’herméneutique du soi, est que son inspiration stratégique explicitement moralisatrice jette un discrédit rétrospectif sur ensemble de la doctrine.

En effet, si l’opposition des deux formes de l’identité personnelle, celle du caractère et celle de l’ipséité, a pour but explicite de fonder une certaine morale de la responsabilité (appuyée sur le rôle de la promesse et opposée a l’identité du caractère) on peut légitimement s’interroger sur la valeur de cette opposition. La difficulté consiste dans la fragilité d’une description qui, non contente de passer par la grammaire et la littérature s’ordonne à l’avance à un projet moral qui concerne un futur, une attitude, et une doctrine morale qui n’ont pas été fondées. Si la morale de la responsabilité est déjà ce qu’il y a lieu de promouvoir elle devient plus importante que la validité même des descriptions du sujet et jette une ombre rétrospective sur la vérité de ces descriptions. Il n’est plus certain, dés lors, que l’herméneutique soit une bonne méthode : sa portée gnoséologique risque fort d’être réduite ou compromise par son intention stratégique.

Il y a plus grave : l’herméneutique du soi sera si profondément marquée par cette stratégie qu’elle se présentera paradoxalement comme n’étant pas une philosophie du sujet. Paul Ricœur revendique explicitement cette différence radicale et cette opposition entre d’une part l’herméneutique qu’il s’efforce de constituer et d’autre part ce qu’il croit devoir désigner comme philosophie du sujet. Il écrit à propos du plan de son ouvrage : “d’autres débats se proposeront en cours de route… Mais les polémiques dans lesquelles nous serons alors engagé se situeront au delà du point où notre problématique se sera séparée de celle des philosophies du sujet… Dans tous les cas de figure le sujet c’est je. C’est pourquoi l’expression philosophie du sujet est tenue ici pour équivalente à philosophie du cogito. »

L’opposition de Ricœur à l’idée même d’une philosophie du sujet est si ferme que l’on est tenté de lui appliquer le terme qu’il applique lui-même à Nietzsche à propos de l’identité et de l’unité de la personnalité : résumant la position négatrice de Hume puis de Nietzsche à l’égard de l’identité personnelle, Ricœur écrit : “La violence de la dénégation remplacera la subtilité de l’insinuation.” Le terme de dénégation est ici d’autant plus remarquable que l’ensemble de l’ouvrage de Ricœur est écrit en première personne et fait constamment référence à la présence et à l’activité de l’auteur lui-même dans son argumentation : analyse “que j’abrège ici outrageusement“; “on objectera ici à mon plaidoyer” “J’ai défendu moi-même..….”; “Je laisse en l’état de suspens ce que je viens d’appeler perplexité…“ etc.

Le paradoxe est assez considérable : voici une philosophie en première personne qui s’oppose aux philosophies du sujet (première personne) et propose une doctrine herméneutique sur la base de la stratégie morale de la personne responsable ! On ne s’étonnera pas que le terme de dénégation ait particulièrement retenu notre attention.

Quoi qu’il en soit nous définirons ainsi notre tâche : examiner si la conception du soi et le rôle accordé à ce soi correspondent bien à la nature et au rôle du sujet réel tel que nous pouvons le saisir dans la vie effective. Nous ne faisons pas le procès d’une intention mais l’examen d’une doctrine dans son rapport à la réalité.

b) Idem et ipse.

Dans le but de construire une philosophie du soi Ricœur s’interroge sur les apories de l’identité. Mais afin d’éviter ce qui lui parait l’ambition démesurée d’un Descartes ou d’un Husserl affirmant un pouvoir de fondation intégrale du cogito par lui-même, et souhaitant également éviter la négation totale du sujet opérée par Nietzsche, Ricœur n’étudiera ces apories de l’identité qu’au moyen de l’analyse indirecte et du détour constitué par l’examen de la philosophie analytique et de la linguistique anglo-saxonne. Cet examen qui, avec une grande richesse d’information, s’efforce à la rigueur la plus minutieuse, est intéressant en ceci qu’il permet à son auteur d’établir (croit-il) l’identité non sur la base première de la conscience de soi mais comme exigence logico-épistémologique issue des difficultés même d’une linguistique s’efforçant, en parlant d’autrui, de répondre à la question qui ? Il n’est pas utile ici d’entrer dans le détail de cette démonstration ; donnons-en plutôt le résultat.

Selon Ricœur l’identité du sujet doit se décomposer en deux significations distinctes. D’une part l’identité est la similitude d’un individu qui est et reste “le même” (idem) à travers le temps et qui peut ainsi être reconnu comme étant le même individu qui a agi en différents moments ou en différents lieux. Cette identité est, selon l’auteur, celle du “caractère“. Elle est la permanence ou la “persévération” de l’individu dans le temps et dans l’espace, et elle se déploie sur la base de l’unité du corps propre et de la constance des dispositions. Ricœur propose d’appeler “mêmeté” cette identité de l’individu reconnaissable à son caractère, à ses dispositions, et à ses identifications à des valeurs et à des idéaux. La mêmeté correspond à l’idem latin que l’on confond, selon Ricœur, avec le ipse. Ce dernier terme, correspondant au français ipséité, est l’expression de la seconde forme d’identité, celle du sujet proprement dit, ou comme l’écrit Ricœur, celle du “soi“ . Mais cette identité repose sur une autre forme de permanence que celle du caractère ; elle se constitue comme “maintien de soi” à travers le temps grâce à la “promesse” faite à l’autre qui “compte sur moi” et qui doit pouvoir compter sur la permanence de la parole donnée. La promesse est ainsi à la fois le révélateur et le constituant de l’identité du soi. Cette ipséité est, aux yeux de l’auteur, si différente du caractère qu’il finit par réserver à l’ipséité le terme d’identité, tandis que la “persévération” du caractère est désignée comme “mêmeté” : “ipséité et mêmeté cessent de coïncider”, Ricœur oppose donc radicalement “la continuation du caractère” et “la constance dans l’amitié”, comme il oppose la persévération du même dans la mêmeté de l’individu et la persévérance de l’identité du soi (ipse) dans la promesse et l’imputation de responsabilité.

La doctrine dite “herméneutique du soi” est donc ferme et constante : la mêmeté s’oppose à l’ipséité dans la mesure ou la première exprime “l’immutabilité du caractère” et, plus précisément, “l’inscription du caractère dans la mêmeté” tandis que la seconde exprime l’engagement moral à l’égard d’autrui, et cela “sans le support de la mêmeté ”. Si, bien souvent, l’ipséité “recouvre” la mêmeté (mon “caractère” est cependant “le mien” et le caractère suppose sa “mienneté”), dans les cas extrêmes qui livrent la vérité des formes de l’identité, on constate, pense Ricoeur, que “l’ipséité s’affranchit de la mêmeté”.

On trouve donc d’un côté l’agent de l’action quotidienne qui déploie dans une relative immutabilité son caractère et ses dispositions, et de l’autre le sujet de l’engagement moral qui transcende ses humeurs et son caractère par sa promesse, et constitue ainsi, affranchi de son caractère, sa véritable identité de sujet personnel. Cette doctrine, constante à travers une évolution dont Ricœur lui-même analyse les nuances, revêt donc une signification parfaitement claire : la théorie du soi est non seulement destinée fonder une morale de la responsabilité mais en outre elle se constitue elle-même de cette morale. L’identité du sujet n’est en toute rigueur que l’identité temporelle du soi et cette dernière identité se constitue par et dans l’engagement moral à l’égard de l’autre. C’est par l’altérité morale que le sujet se constitue comme ipséité.

Un fait soulignera mieux cette intention morale de l’herméneutique. Ricœur reproche d’abord à Parfit d’affirmer en un style quasi bouddhiste que “l’identité n’importe pas”, cette affirmation s’appuyant sur la confusion du caractère et du soi et ne pouvant concerner chez Parfit que la mêmeté du caractère, c’est-à-dire l’identité pratique dissoute dans les récits de science-fiction ; mais pour Ricœur le soi reste identique à lui-même à travers toutes les fictions de modification radicale du caractère par télécommande électronique et propulsion sur d’autres planètes. Or vers la fin de son ouvrage, Ricœur rend hommage à Parfit en évoquant un détachement moral et une distanciation à l’égard du soi proprement dit. Il évoque une “appréhension apophatique du soi” et un dépouillement de toute qualité et de tout intérêt, dépouillement qui, placé sous le signe de Jean Nabert, Gabriel Marcel, Emmanuel Lévinas, comporte à l’évidence une signification spiritualiste et métaphysique. Tout se passe donc comme si, avec Paul Ricœur, on assistait à la résurgence post-phénoménologique de la notion de personne, appuyée sur l’idée d’une “crise” morale de l’ipséité et opposée à la permanence passive du caractère. Si Lévinas est un “phénoménologue” non phénoménologue et post-kantien, Ricœur est peut-être un “phénoménologue” non phénoménologue post-fichtéen : pour lui, comme pour Fichte, c’est l’affirmation morale qui fonde la réalité et l’identité du sujet.


Cette doctrine est claire, sa stratégie est avouée et manifeste. Il reste à nous interroger sur sa validité dès lors qu’elle repose sur une option morale certes sympathique mais si peu fondée qu’elle jette une ombre sur la doctrine même du sujet. C’est cette doctrine qu’il nous appartient maintenant d’examiner.

Notons dès maintenant une difficulté majeure. En fondant une réflexion sur le sujet (c’est de lui qu’il s’agit, qu’on le veuille ou non) sur l’analyse des textes linguistiques on inverse l’ordre logique des éléments de l’argumentation. On oublie en effet que la lecture des termes grammaticaux désignant le sujet (soi, se, je, mien, etc.) suppose déjà, chez le lecteur, une compréhension intuitive de ces termes. L’identité du sujet est donc donnée antérieurement à la lecture et à l’interprétation qu’il donne des textes linguistiques. Ceux-ci ne permettent pas de dire quel est le sens de l’identité puisque c’est au contraire l’identité du sujet qui donne un sens à la grammaire et en rend possible la compréhension et l’interprétation. Nous sommes en présence d’une véritable pétition de principe. Et cette inversion de l’ordre logique des arguments comporte des conséquences qui dépassent de loin le cas particulier de la lecture des pronoms personnels, puisque c’est la relation même entre linguistique et phénoménologie qui est concernée. Loin que la linguistique puisse fonder le sens de l’ipséité et par conséquent la signification phénoménologique que le sujet a pour lui-même, c’est au contraire la phénoménologie, c’est à dire un certain rapport immédiat du sujet à lui-même, qui est seule en mesure de fonder la linguistique c’est-à-dire une réflexion sur le sens du langage. Le fondement de tout sens et de tout langage est l’utilisation et la compréhension intuitive, antérieure à toute lecture et à toute écriture, de soi-même comme unité et comme centre de référence et de signification. C’est dans un prochain ouvrage que nous nous proposons de développer longuement les implications méthodologiques et doctrinales de ces idées.

C’est une difficulté analogue qui surgit à propos du rapport entre le « maintien de soi” et la “promesse”. Loin que la promesse puisse constituer, c’est-à-dire fonder l’existence et la signification de l’ipséité comme maintien de soi, comme le pense l’auteur, c’est au contraire l’existence antérieure d’un sujet identique à lui-même à travers le temps qui rend possible et même compréhensible la signification même de l’idée de promesse ainsi que la formulation et la réalisation d’une promesse singulière. La promesse constitue si peu l’ipséité du sujet qu’un sujet identique à soi doit d’abord exister pour être ensuite en mesure de comprendre, de faire et d’accomplir une promesse, c’est-à-dire un choix de valeur concernant l’avenir de ce sujet déjà identique à lui-même. En outre, et de la même manière, un sujet identique à soi-même doit déjà exister pour être en mesure de ne pas promettre tout en étant lui-même, et en étant toujours en même temps capable de promettre en choisissant et ses promesses et leur destinataire.

L’herméneutique du soi ne présente pas seulement de graves difficultés logiques. C’est aussi sur le plan des contenus que la réflexion critique est amenée à s’interroger.

c) Le caractère sans liberté. Le soi sans contenu.

Pour un phénoménologue c’est un véritable objet d’étonnement de voir utilisé le concept de “caractère”. Malgré les nuances apportées, ce terme désigne encore, dans Soi-même comme un autre, une Structure psychologique permanente qui individualise et spécifie l’agent de l’action, toujours considéré de l’extérieur (“comme un autre”) et qui permet à l’observateur de le “reconnaître” et de “l’identifier”. Tout en prenant ses distances avec la caractérologie (mais sans que soit cité le Traité du caractère de Emmanuel Mounier) Ricœur maintien la pertinence de ce concept en se bornant à l’accompagner par d’autres concepts proches tels les dispositions ou les identifications à des modèles culturels. Or il n’est pas évident que le caractère soit aujourd’hui un concept utilisable.

Il reste en effet obscur et réducteur. Sa définition et son utilisation ne permettent pas d’éclairer l’origine des constantes du comportement simplement constatées, et même en réalité simplement postulées. Ce qui manque ici, pour comprendre ces constantes de l’action, c’est l’analyse de leurs significations : Or tout se passe comme si l’auteur ne disposait plus des concepts de sens et d’intentionnalité qu’il connaît pourtant bien pour les avoir utilisés dans ses ouvrages antérieurs sur la phénoménologie ou sur l’interprétation et l’herméneutique psychologique. Sans avoir nous-même recours à l’idée d’inconscient (dont nous ferons ultérieurement l’examen critique) nous pouvons au moins constater que l’anthropologie contemporaine a su renoncer à l’idée de caractère pour lui substituer celle de désir, l’action étant le fruit du déploiement ou des modifications de ce désir. — Nous aurons à réexaminer de près cette notion de désir ; ici, bornons-nous à constater qu’elle est absente aussi bien dans les références à l’identité du caractère que dans les références à l’identité du soi.

Or seul le désir aurait permis d’éclairer le comportement en lui reconnaissant un statut de désir significatif. Le paradoxe de cette absence est d’autant plus considérable que Paul Ricœur s’efforce d’intégrer à la mêmeté du caractère des pratiques de niveau élevé, plus riches et structurées que ne le sont les illustrations de l’agir dans la philosophie anglo-saxonne. L’auteur intègre à cette identité individuelle les “plans de vie” (choix et développement d’une profession, d’un mode de vie, d’une carrière, etc.) ainsi que les “identifications” à des valeurs qui font la permanence et l’identité ouverte d’une nation, par exemple. Il y a là un paradoxe parce qu’il y a contradiction : si l’action se réfère à ces plans, à ces choix et à ces valeurs c’est qu’elle est soutenue par un désir qui donne sens et qui choisit et non par un caractère qui pulserait et individualiserait sans motifs ni raisons. Il est contradictoire de faire du caractère une permanence psychologique donnée et d’intégrer cependant à son concept les idées de plan, de choix et de valeur.

Cette contradiction provient de l’absence de la notion de désir et d’une réflexion neuve sur cette notion : seule une réalité aussi dynamique et vaste aurait permis de comprendre à la fois que l’action ait un sens et qu’elle puisse être libre. Car le désir est précisément la puissance affective et effective capable de donner sens au monde et de se modifier concrètement.

Dénué de désir, et donc opaque et obscur, le caractère est en outre réduit à n’être qu’une sorte de déterminisme atténué. Expliquer l’action par le caractère c’est d’abord la priver de sens et c’est ensuite la priver de liberté. Et c’est en effet très explicitement et très volontairement que Ricœur invoque constamment la passivité de l’homme. Son ouvrage se conclut par une référence au “trépied de la passivité” constitué par la chair et le corps propre, l’autre et l’altérité, et enfin la conscience comme rapport à soi. Cette passivité constitutive de l’existence est clairement rapportée en cette “Dixième étude” sur l’ontologie, à l’ensemble de la réalité humaine. Certes, celle-ci est plutôt saisie du côté du soi, et reliée, comme passivité, à la puissance actuelle et infinie de l’être. Laissons de côté cette référence ontologique sur laquelle nous reviendrons : comme la référence morale elle fonctionne comme le but qui fut visé par la stratégie de mise en place de l’opposition caractère/soi. — Il reste cependant qu’un fait significatif doit être retenu : la passivité, ici rapportée au soi, était déjà rapportée au caractère. Celui-ci désigne, dans l’esprit de Ricœur, tout ce qui dans notre action et notre vie exprime la “réceptivité du désir” (ce dernier terme n’étant ni analysé ni repris) la “persévération des habitudes”, ou la “couche de notre existence que nous ne pouvons changer mais à quoi il nous faut consentir”. L’intention est claire : le caractère dit tellement notre passivité qu’il a “la valeur emblématique du destin”.

Tandis que la passivité du soi sera opposée à la puissance ontologique (et infinie) de l’être, la passivité du caractère est opposée à l’autonomie même de l’individu puisque celui-ci “consent” à une singularité dont il n’est pas la source et qui vaut pour lui sinon comme nécessité rigoureuse du moins comme symbole d’un destin. — Le caractère, concept utilisé pour rendre compte de l’identité-mêmeté de l’individu singulier, implique donc un résultat paradoxal : la spécificité individuelle est réduite à un développement pratique involontaire constitué par des “traits immuables” qui lui confèrent la pesanteur d’une chose ou d’un destin. En outre, dans le temps même où elle est privée de la puissance de la liberté, elle est privée de la lumière du sens. Dénuée de tout désir, elle est privée de toute intentionnalité donatrice de sens et n’agit que par “traits de caractère” et dispositions” innées ou acquises par habitude.


L’explication de l’identité (« mêmeté”) par le caractère aboutit donc à rendre incompréhensible l’action véritable, faite quant à elle de décisions libres, de significations affectives, intellectuelles et axiologiques, et enfin de création.

Cette inadéquation de la “mêmeté” à la réalité de l’action provient de la conception traditionnelle et chosiste que Ricœur se fait ici de l’action en la référant à un hypothétique “caractère”. Il n’est pas étonnant dès lors de constater que la même inadéquation se reproduit quand on confronte à cette action non plus la “mêmeté” (ou caractère) mais l’ipséité (ou sujet). La signification de ce désaccord est inverse de la précédente : le soi, défini exclusivement en termes de permanence morale d’un engagement responsable, est un principe d’action dénué de tout contenu. Le caractère était sans liberté ni désir, le soi est sans désir ni contenu. Le premier terme était tiré vers le bas par les pesanteurs des dispositions et du destin (à quoi il fallait consentir) et le second terme est tiré (malgré “sa passivité”) vers les hauteurs de l’abstraction et du vide. Car rien, dans le soi, ne justifie qu’il reconnaisse telle ou telle valeur, tel ou tel droit, à une autre conscience devant laquelle il se fera responsable : la responsabilité est ici sans contenu parce que le rapport à l’autre est lui-même sans contenu ni désir, quelle que soit la forme de celui-ci. Ce rapport à l’autre, chez Ricœur, s’appuie exclusivement sur le fait que le soi serait, d’une façon “originaire” c’est-à-dire en lui-même, porteur d’une “troisième modalité de l’altérité à côté de la chair et du rapport à l’autre, à savoir l’être-enjoint en tant que structure de l’ipséité”.

Cette passivité originaire du sujet semble bien être affirmée pour les besoins de la cause, dans une stratégie qui souhaite faire reposer l’identité du sujet sur sa responsabilité à l’égard de l’injonction venue d’autrui. Cette injonction (terme explicitement repris de Lévinas) resterait en effet inopérante si n’était pas affirmée dans le sujet “requis” une disponibilité appelée “être-enjoint” .

En réalité, cette stratégie reste purement formelle, a priori et inutile. Si le soi n’est lui-même sujet permanent que dans les situations d’injonction c’est-à-dire d’obligation morale, le concept d’ipséité devient inutilisable dans tous les autres cas : le sujet, dont on prétendait établir le privilège et la réalité par la morale disparaît de toute activité non morale et laisse donc, semble-t-il, l’individu sans ipséité. Ce n’est pas un mince paradoxe ! Voici que l’individu agissant qui refuserait une responsabilité (p. ex. refuser une fonction dans quelque groupe social que ce soit) ne serait plus un sujet-ipse identique à lui-même à travers le temps et l’espace, et libre de ses mouvements et de ses décisions !

Le concept de caractère était inadéquat par sa pesanteur faussement anthropologique et le concept de soi est inadéquat par son abstraction faussement morale et spirituelle. Parce que le soi n’est qu’un principe d’identité fonctionnant dans le seul champ restreint de la “morale”, celle-ci n’étant en outre arbitrairement définie que comme obligation, ce “soi” est privé de toute puissance concrète de motivation et n’est donc pas en mesure de rendre compte des actions véritables, qui sont toutes et toujours en relation avec un désir “L’être-enjoint” n’est plus dès lors qu’un a priori vide et formel, arbitrairement affirmé pour les besoins d’une stratégie morale et ontologique.

De plus (et parallèlement) cette abstraction vide d’un soi purement moral revient à dénier la subjectivité, c’est-à-dire l’être de sujet à l’individu réel qui agit par désir. C’est alors laisser croire que le désir est soit une pulsion aveugle, soit l’autre nom du caractère et qu’en tout état de cause il est hors de question qu’il puisse effectuer des évaluations, des affirmations de valeur, des choix et des décisions. Si, avant l’injonction, l’individu n’est pas un sujet, il ne le sera pas comme caractère. Mais l’on se rend alors incapable de comprendre que le sujet puisse émerger un jour !

On saisit mieux, maintenant, le caractère artificiel de cette dichotomie trop traditionnelle entre le “caractère” (ou moi, ou mêmeté) et le sujet (ou personne ou ipséité). Issue d’un personnalisme religieux d’origine kantienne, elle aboutit seulement à scinder l’individu concret en deux identités dont l’une serait psychologique, objective, caractérisante et relativement immuable, tandis que l’autre serait spirituelle, morale et métaphysique par son rapport de passivité à l’autre et à l’être. Mais une telle scission n’est pas donnée dans la réalité. C’est la personnalité concrète, avec sa vie et ses désirs, qui est en même temps un sujet avec sa liberté et son identité. Pour comprendre ce fait nous aurons à reprendre la description du sujet en montrant qu’il est à la fois désir et conscience, c’est-à-dire contenus substantiels et identité personnelle. Il nous incombera alors de dire les conditions c’est-à-dire les structures de fait, réelles, perceptibles et souvent inaperçues qui rendent possible cette unité et cette identité de l’individu concret qui font de lui à la fois une personnalité singulière et un sujet véritable.


Quoi qu’il en soit, n’ayant pas l’intention de scinder l’individu en caractère et ipséité, nous n’aurons pas à résoudre la difficulté majeure qui serait de comprendre comment le caractère peut se mettre en rapport avec l’injonction morale, ou comment la personne morale peut se mettre en rapport avec le caractère et sa “persévération”.

Mais cette difficulté existe dans le système de Paul Ricœur et ce n’est pas le moindre paradoxe de constater que l’auteur tente de la surmonter non en contestant la dichotomie artificielle qui en est la source, mais en intégrant cette dichotomie dans une théorie linguistique du récit qui est explicitement chargé de mettre en relation les deux “pôles” de l’identité qu’on a pourtant soi-même artificiellement créés. — Quelle est, à cet égard, la doctrine de Ricœur ? Les vertus du récit sont-elles en mesure de résoudre ou de dépasser les apories de l’identité ?

d) Le récit : sémiologie ou sophisme ?

Le propos de l’auteur est ici encore clair et explicite : “Ce sera la tâche d’une réflexion sur l’identité narrative de mettre en balance les traits immuables que celle-ci doit à l’ancrage de l’histoire d’une vie dans un caractère et ceux qui tendent à dissocier l’identité du soi de la mêmeté du caractère.” Plus précisément, comme il est dit ailleurs, l’identité narrative a pour but de constituer une médiation entre les deux “pôles” de l’identité, c’est-à-dire une forme d’identité intermédiaire qui comporte et qui éclaire les traits de l’idem aussi bien que les traits de l’ipse, permettant ainsi une meilleure saisie de leurs différences spécifiques en même temps qu’un lieu de communication entre les formes extrêmes de ces deux identités.

Ayant d’abord opté pour un traitement à la fois universel et indirect de la question du sujet (fût-ce à la première personne !), traitement qui permettrait de saisir le soi comme s’il s’agissait d’un autre, ou d’un autre qui serait un soi, Ricœur, on l’a vu, utilise le détour par la grammaire et la linguistique. – Il paraît dès lors cohérent que, pour résoudre les difficultés qui résultent de la dissociation du caractère et de l’ipséité, l’auteur ait recours au même matériau et aux mêmes instruments de communication indirecte : l’étude du récit littéraire, c’est-à-dire de la narration paraît s’imposer.

En réalité, cette cohérence méthodologique permet plus de mettre en évidence la place ici accordée à la linguistique, à la sémiologie et à la rhétorique (comme étude des figures du style et notamment de ce que l’on croit être l’écriture narrative) qu’elle ne permet de résoudre réellement les difficultés issues de la scission dualiste de l’identité. — Examinons de près le rôle attribué au récit. Permet-il de répondre aux espoirs de l’auteur ?

L’auteur appelle “identité narrative” cette singularité d’un individu qu’un écrivain exprime dans un “récit”. Il souhaite donc tirer des conclusions valables pour l’individu réel en général à partir d’une “réflexion sur l’identité narrative”, c’est-à-dire sur l’identité d’un héros en tant qu’elle est construite par un écrivain. C’est ainsi que Ricœur dégage les concepts d“intrigue”, puis de “personnage”. La “mise en intrigue” d’une vie (par l’enchaînement des événements qui évoluent entre la permanence d’un individu et l’imprévisibilité de ces événements) permet de construire précisément un “caractère”. Le “personnage” serait, selon Ricœur, analogue à la « mise en intrigue” du caractère : “L’identité du personnage se comprend par transfert sur lui de lopération de mise en intrigue d’abord appliquée à l’action racontée”. — Ce que Ricœur pense pouvoir conclure de là c’est que le récit mettrait en évidence deux pôles de la personnalité : celui qui découle des acquisitions et des fixations caractérologiques issues de l’ancrage d’une vie dans une histoire (celle qui est “racontée”), et celui qui découle de l’arrachement du personnage à ses pesanteurs et exprime son engagement éthique et son choix de valeurs.

Le récit littéraire permettrait ainsi de mettre en évidence les deux pôles extrêmes de l’identité et permettrait en outre de les relier dans l’unité ambivalente d’un récit et d’un personnage. La trilogie exprimant la réalité serait donc : “décrire, raconter, prescrire” , et le rôle du récit (raconter) serait de valoir comme charnière entre le caractère objectivement constitué dans le réel et la prescription morale où le soi s’affirme également dans le réel. — Par ailleurs le récit serait un “laboratoire” où la pensée humaine essaierait divers choix de valeurs avant de les réaliser dans le monde.

Nombreuses sont les difficultés d’une telle doctrine, c’est-à-dire d’un tel usage de la sémiologie ou plus simplement de la “théorie narrative” et de la critique littéraire. Nous n’en examinerons que quelques-unes.

L’une des plus graves difficultés consiste dans le risque que l’ensemble de la doctrine ne soit fondé sur une pétition de principe, pour ne pas dire un sophisme. Car le lecteur du récit ne peut établir un lien entre les événements qui constituent le personnage et fabriquent peu à peu le caractère du héros que si, auparavant il est lui-même, comme lecteur, un être identique à soi, capable de saisir une unité temporelle et de comprendre ce qu’est l’identité d’un personnage. Le problème qu’on voulait résoudre par le récit est en fait supposé résolu puisqu’il n’y a de récit que pour un être disposant d’une mémoire et d’un pouvoir de synthèse, c’est-à-dire d’une identité. L’analphabétisme et l’illettrisme prouvent à l’envi que la substance du récit écrit repose sur la capacité du lecteur : sans lecteur pas de lecture et partant, pas de récit. Et pourtant l’individu illettré est une Conscience-sujet qui se saisit comme identité : mais celle-ci est étrangère au récit écrit.

Non seulement le récit présuppose un lecteur pour lequel le problème de l’identité a déjà été résolu (et doit être élucidé par le philosophe sans recours au récit), mais il présuppose aussi un auteur. Il semble que Ricœur, fasciné par l’idée d’un soi qui ne serait pas un je mais serait cependant une personne, ait complètement fait abstraction de l’auteur du récit et de son rôle par rapport à l’existence et à la structure du récit.

En admettant que le récit construise un caractère et un personnage, on na pas tenu compte du fait que, précisément, ce personnage est construit, et construit par un auteur préexistant à l’œuvre. Ne rien dire de cet auteur, le passer sous silence, interdit qu’on appréhende pleinement la véritable signification de l’identité personnelle : on se rend incapable de comprendre les statuts réels de l’identité du personnage et de l’identité de l’auteur, ainsi que la différence qui les distingue. Or la linguistique et la sémiologie ont depuis longtemps établi une différence radicale entre le narrateur d’un texte, le personnage inscrit dans ce texte, et l’auteur même du texte. Or celui-ci est l’auteur et du texte, et du narrateur, et du personnage. Ce qui est dit du texte doit donc être différencié de ce qui est dit de l’auteur : celui-ci est réel, tandis que ceux-là sont fictifs c’est-à-dire construits par l’auteur. La structure et le contenu des personnages n’expriment donc pas la réalité du monde, de l’homme et de son identité, mais la perspective de l’auteur sur ce monde, cet homme et cette identité. Un critique littéraire écrit, à propos du roman de Ismaïl Kadaré Le pont aux trois arches : ‘Il y a donc unification artistique des éléments du récit et non pas une quelconque thèse de l’interférence entre l’onirique et le réel”? Nous pouvons généraliser : les personnages sont des figures de rhétorique, des métaphores construites et inventées par un auteur pour communiquer son point de vue sur le monde par une médiation imaginaire et esthétique, textuelle. Ils ne peuvent donc être considérés comme une expression réaliste du réel, c’est-à-dire comme un savoir, comme une information dont la valeur gnoséologique aurait été avérée et fondée.

Or ce que doit respecter le philosophe qui réfléchit sur l’identité de l’individu humain c’est l’ordre véritable des questions : l’analyse des structures littéraires de l’identité ne saurait qu’être postérieure à celle des structures de l’identité réelle d’un auteur en tant que tel, c’est-à-dire comme sujet identique ayant décidé d’écrire une fiction. En écartant ici le problème de la fonction cathartique de l’imagination pour l’auteur lui-même et pour son lecteur, nous devons donc insister sur ce fait : il y a lieu de traiter d’abord de la réalité qui rend possible le récit parce qu’elle le fonde, et c’est l’identité personnelle de l’auteur comme individu humain d’abord et comme écrivain ensuite. Or Ricœur ne respecte pas cet ordre de conditionnant (l’individu qui écrit) à conditionné (le personnage construit). Statuer sur l’identité réelle et tirer des conclusions à partir de l’identité fictive c’est supposer une seconde fois le problème résolu. Car on postule évidemment que l’auteur a la conscience de lui-même comme personne identique, on sous-entend qu’il a une mémoire de ce qu’il écrit (il “construit” temporellement une intrigue et un personnage) et l’on comprend que cette mémoire est un pouvoir de synthèse et de création. Bref, on postule que le problème est résolu ailleurs dans le temps même ou l’on prétend le résoudre par l’examen d’un récit postérieur à cet ailleurs et construit par lui selon des règles poétiques d’invention dont on ne dit rien.

Le résultat de ce qu’il faut bien appeler un sophisme linguistique (que Ricœur n’est pas loin de reprocher à la philosophie analytique anglo-saxonne) est que l’on se donne ce qu’on prétend démontrer. On inscrit dans le texte, a posteriori, ce qu’on prétend en extraire : l’expérience d un sujet qui a conscience de sa propre identité.

Et c’est ainsi que, à propos du récit, on parle de l’ancrage d’une vie dans une histoire, ancrage qui aboutit à la notion de caractère ; on parle aussi d’options éthiques, notion qui aboutit à l’identité éthique du soi, et enfin d’appréhension apophatique du soi comme saisie d’une ipséité sans définition ni contenu. — La situation logique est ici particulièrement paradoxale. Tout récit suppose déjà un auteur comme individu identique à lui-même et l’on prétend pourtant dégager de ce récit la signification de cette identité ; il faudrait affirmer maintenant que cet auteur est objectivement, selon le modèle fictif d’un personnage qu’il a inventé, une identité scindée en caractère immuable et en soi moral. Mais les notions de caractère et de personne morale ont en fait déjà été étudiées (et postulées, dirions-nous) ailleurs et antérieurement dans les œuvres précédentes de Paul Ricœur. Tout se passe donc comme s’il inscrivait dans le récit ce qu’il a déjà défini ailleurs comme constitutif de la réalité humaine (le volontaire et l’involontaire, la finitude et le mal, l’histoire et l’absolu) et comme s’il réintroduisait ces notions sous d’autres noms : mêmeté, soi, passivité, être, infini, injonction. Mais ces notions sont projetées aujourd’hui sur la réalité de l’individu comme si elles étaient réellement découvertes par la réflexion sur la linguistique et réellement extraites des récits fictifs.

Le paradoxe ne s’arrête pas là. Car Ricœur est lui-même l’auteur du livre Soi-même comme un autre où il est question du récit : or il ne traite pas le problème de sa propre inscription dans le texte qu’il nous propose. Sommes-nous en présence d’un auteur littéraire, d’un philosophe, ou d’un individu singulier Paul Ricœur ? Qui est (pour reprendre la question même de l’auteur du livre) le porteur du pronom Je si souvent employé au cours de l’ouvrage ? Certainement pas un caractère ou un auteur littéraire, mais plutôt un philosophe en première personne. C’est dire que l’identité du philosophe précède et conditionne l’œuvre dont il est l’auteur : mais pourquoi cette œuvre ? Quelles sont ses conditions de possibilité ? Et comment le philosophe comme pur sujet de la réflexion, peut-il se référer au “récit” et au “caractère” dans un texte non-fictif ? Et comment peut-il se référer à la réalité dans une réflexion sur la fiction ?

Ces questions ne se posent que parce que la doctrine n’a pas réellement déterminé le statut du récit alors qu’elle fonde sur lui l’essentiel de son argumentation. Seule une telle détermination aurait permis de préciser la modalité du rapport du récit au réel d’une part et à son auteur d’autre part. Il n’est pas évident que l’on puisse passer directement du récit au réel comme le laisse pourtant entendre Ricœur. Une telle possibilité impliquerait une conception réaliste de la littérature qui en ferait soit une copie terme à terme soit une anticipation littérale de la réalité. Or c’est bien ce que suppose l’auteur qui emploie plusieurs fois l’expression “laboratoire” en faisant de la narration littéraire le lieu d’expérimentation éthique de la vie, lieu où s’essaieraient les valeurs anticipant le monde et l’existence… Il s’agit là en fait d’une conception obsolète de la littérature qui ignore et l’effet du texte sur lui-même et sur le lecteur, et la fonction imaginaire de la création. Seule une conception respectueuse du moment métaphorique impliqué dans toute création littéraire (comme le savait d’ailleurs Ricœur lorsqu’il écrivait La métaphore vive) permettrait de comprendre comment s’effectue ce passage de la fiction à la réalité. Ce passage ne s’effectue pas à partir du contenu réaliste du récit mais par la médiation d’une transformation existentielle et intellectuelle appelée par le récit et réflexivement opérée par le lecteur lui-même à l’occasion du récit. Celui-ci fournit donc non pas un modèle mais un appel métaphorique qu’il appartient au lecteur de transposer à sa façon sur le plan imaginaire d’abord et réel ensuite. Serait alors possible la réalisation effective d’un monde neuf, différent du monde métaphorisé par le récit, mais en résonance éventuelle avec lui par la médiation d’une communication indirecte.

Certains récits, plus subtils que les romans traditionnels peuvent aller plus loin sans être pour autant moralisateurs : ils peuvent métaphoriser un itinéraire intérieur, ou illustrer métaphoriquement la possibilité même d’une modalité existentielle qu’un auteur aurait pu, par ailleurs, proposer dans une réflexion conceptuelle directement ancrée sur le réel.

Ce ne sont là que des possibilités parmi d’autres, offertes par le récit et la création littéraire. D’une façon générale il convient, dans l’interprétation des œuvres, d’être attentif aux intentions effectives des écrivains afin de ne pas inscrire artificiellement leur œuvre dans les structures abstraites de la linguistique et de la sémiologie. — Quoi qu’il en soit, il est au moins impérieux de distinguer plusieurs formes de récit avant de statuer sur la supposée fonction de la narration. Le rôle de l’imagination créatrice n’est pas le même dans le récit historique (lointain ou immédiat), dans le récit réaliste événementiel (journal de bord, carnet de route, mémoires et souvenirs, enquêtes et reportages), dans le récit autobiographique et les confessions, ou dans le récit biographique métaphorisé. La fiction narrative dont parle Ricœur n’est qu’un cas particulier, le plus conventionnel, du récit, à savoir le roman avec ou sans personnages. Pour saisir le véritable statut de chacune de ces formes de récit, et par conséquent la nature de leur rapport respectif à la réalité, il aurait fallu distinguer plusieurs niveaux de réflexion, et plusieurs niveaux de métaphorisation.

Seuls ces différents niveaux de réflexion (que nous examinerons ultérieurement) permettraient de distinguer le personnage (ou le sujet central du récit), le narrateur, l’auteur comme écrivain de fiction, ce même auteur enfin comme écrivain réflexif et philosophe. Et seules ces déterminations des plans de la réflexion permettraient de savoir qui s’adresse au lecteur, à quel lecteur, et pour quelle entreprise.

Mais nous retrouvons notre cercle : seule une théorie de la réflexion (et par conséquent du sujet et de sa réflexion à ses différents niveaux, concrets, parlés, réflexifs, écrits, fictifs et conceptuels) permettrait en réalité de saisir et de comprendre le statut de l’identité personnelle dans un récit de fiction. Non seulement un auteur qui est un sujet doit précéder tout texte traitant du sujet, mais encore une doctrine du sujet doit être préalablement constituée pour rendre possible et réellement non circulaire toute théorie littéraire du sujet raconté.

Allons plus loin. Pour être en mesure de dégager la “morale” d’un texte fictif il faut déjà disposer des concepts de morale et de valeurs, ainsi que, par exemple, des concepts d’expérience de vie ou d’itinéraire, ou d’enseignement au sens existentiel. La rigueur philosophique ne peut pas prétendre découvrir dans des textes purement fictifs les valeurs qu’elle y inscrit elle-même et qui ont souvent une autre origine que ce texte lui-même. Il paraîtra donc problématique de conclure au caractère objectivement et essentiellement éthique du soi pour la seule raison qu’on aurait constaté (c’est-à-dire inscrit et extrait) ce caractère éthique dans une pure fiction. Or l’auteur de Soi-même comme un autre considère comme allant de soi l’affirmation selon laquelle un récit comporte des implications éthiques. Mais la lecture du récit comme source d’enseignement moral suppose que l’on sache déjà ce qu’est une éthique ou un système de valeurs, une morale ou un système de normes. En fait, pour l’éthique comme pour l’ipséité, l’auteur suppose résolu le problème qu’il dit résoudre par le récit. Disant qu’il puise dans le récit les sources de ces notions, il les y introduit d’abord et les retrouve ensuite dans les chapitres ultérieurs sur la morale. Ces chapitres, bien que succédant aux études sur le récit les fondent préalablement en fait puisque, dans le récit, les notions de morale et d’enseignement éthique ont des significations déjà constituées et allant de soi.


Aussi bien à propos du sujet qu’à propos de sa dimension morale une conclusion générale commence à s’imposer à nous. Si le récit de fiction avait la vertu de nous informer sur les structures de la réalité même du sujet, c’est-à-dire sur la nature du sujet réel, on risquerait d’aboutir à des conclusions aussi fâcheuses que paradoxales dès lors qu’on prendrait pour point de départ la théorie narrative telle qu’elle est développée par Ricœur.

En effet, c’est le statut et la nature du sujet lui-même qui sont menacés de basculer dans la fiction c’est-à-dire dans l’imaginaire. Si la mêmeté est l’identité caractérologique d’un individu singulier semblable à lui-même à travers une intrigue qui en dessine peu à peu les traits constants à travers le cours des événements, cette identité n’est plus que le lien fictivement affirmé par l’auteur de l’intrigue. Plus précisément encore, si l’identité du personnage n’est, comme l’affirme Ricœur, que le “transfert” sur le personnage de l’opération de mise en intrigue d’abord appliquée aux événements pour en faire une histoire, cela signifie que ce personnage et son identité ne sont que les fruits d’une opération littéraire, c’est-à-dire une affirmation rhétorique. L’identité personnelle, celle du “caractère” aussi bien que celle du “soi”, ne sont plus dès lors, dans le récit, que des affirmations fictives synthétisantes, c’est-à-dire le fruit de l’activité imaginaire du lecteur associée à l’activité imaginaire de l’auteur. Ce sont la mémoire et le travail de l’auteur (ainsi que du lecteur) qui donnent corps et substance à l’identité du personnage et du roman. En dehors de l’esprit de l’auteur et de celui du lecteur, l’identité narrative du personnage n’est rigoureusement rien. Elle est à la lettre une pure fiction littéraire. Julien Sorel, Joseph K. ou Antoine Roquentin n’ont pas d’autre existence que l’affirmation, par l’auteur et les lecteurs, de personnages verbaux qui sont dans l’incapacité absolue d’avoir une conscience d’eux-mêmes : l’existence littéraire est sans substance réelle ni conscience de soi parce qu’elle est fictive, c’est-à-dire exclusivement fabriquée dans l’esprit de l’auteur et du lecteur par un travail imaginaire et réflexif d’invention. L’identité narrative, parce qu’elle n’est que l’unité d’une histoire racontée par quelqu’un à quelqu’un, n’est rien d’autre qu’un agencement métaphorique du discours ayant une valeur non pas référentielle mais communicative : l’auteur s’adresse au lecteur par la médiation d’une fiction qui n’a pas conscience d’elle-même, les identités réelles étant exclusivement celles de l’auteur et du lecteur. L’identité du personnage n’est rien parce qu’il n’est lui-même rien d’autre que des mots agencés et animés par d’autres consciences que celle du personnage.

Si donc la nature de l’identité réelle des individus devait être éclairée par les structures du récit, il faudrait dire qu’elle aussi est fictive, n’étant qu’un simple lien postulé de l’extérieur entre des événements qui seraient (mais comment ?) des faits de conscience. C’est dire qu’on procéderait alors à “l’insinuation”, comme dit Ricœur à propos de Hume, ou à la “dénégation” comme il dit de Nictzsche, insinuation ou dénégation aux termes desquelles l’identité (de idem et de ipse) ne serait rien d’autre qu’une fiction. Elle serait en tout état de cause dissoute et dispersée, morcelée et hypothétique, dépersonnalisée pour le dire enfin. Mais comment dans ces conditions appuyer une théorie éthique de l’obligation et de l’engagement (le versant ipse de l’identité) sur une identité en fait simplement imaginaire puisque construite de l’extérieur et a posteriori par des tiers ?

Et comment une telle conception pessimiste et sceptique de l’identité personnelle pourrait-elle soutenir cette expérience de laboratoire que constituerait tout récit du point de vue de l’éthique qu’il implique ? Si la personnalité réelle est morcelée et dépersonnalisée (parce que calquée sur la “mise en intrigue littéraire) comment pourrait-elle tirer le moindre enseignement moral d’un récit fictif, et comment, surtout, serait-elle en mesure de procéder à l’unification des personnages et du récit lui-même ? Si l’on part de l’imaginaire pour éclairer le réel, tout sombre dans l’imaginaire et la gratuité.

Ce que suggère aussi l’éclairage de la question du sujet par les structures de la fiction c’est, outre la dissolution et le morcellement internes du sujet, la passivité où il est soumis à l’égard de son auteur. Mais cette passivité, chez Ricœur, n’est pas posée comme fictive, elle est supposée réelle. Il y a Ià une option métaphysique qu’il importe d’examiner.

e) Ontologie et attestation : la passivité.

Remarquons tout d’abord que, dans Soi-même comme un autre, rien n’est dit à propos de la passivité du personnage à l’égard de l’auteur-écrivain. Le discrédit aurait-il sans doute été jeté sur la portée objective de la théorie du récit.

La passivité (le “trépied de la passivité”) n’intervient que dans la Dixième étude sur l’ontologie. Il est alors également remarquable que la sémiologie ne soit plus mise à contribution. Elle n’est plus le détour indispensable qui permettait de parler du soi comme d’un autre en des termes universels énoncés pourtant à la première personne. L’ontologie, quant à elle, se déploie par ses propres forces, toujours en première personne.

Mais l’on ne sait pas d’où lui vient son autorité : l’attestation de responsabilité est le fait le plus souvent invoqué, mais l’expérience immédiate du cogito avait été récusée dans la Préface de l’ouvrage et c’est ce rejet de l’expérience immédiate du sujet qu’avait justifié le détour par la sémiologie. Voici que pour l’ontologie, le détour devient superflu. L’“attestation”, qui signifie témoignage évident, sincère et assuré, voici qu’elle suffit à tout fonder et à tout justifier. Voici que, par elle, l’immédiateté aurait valeur probatoire.

Mais il est vrai que ce que fonde l’attestation, ce qu’elle affirme plutôt, est simultanément le refus de fonder et la revendication de passivité. — Seul l’être, comme infinité et objectivité d’une réalité plus vaste et profonde que l’humain, est décrit en termes de puissance et d’activité, d’énergie et d’actualité. Ces affirmations s’autorisent d’Aristote mais non pas du récit. Elles sont destinées à mettre en relief la passivité constitutive de l’homme qui, dans son identité et son ipséité, reste marqué par la finitude. Voici donc que l’identité personnelle, comme attestation de soi, devient attestation de la finitude humaine face à la puissance toute actuelle et infinie de l’être.

On reste en suspens devant une difficulté majeure : le soi devient l’attestation, par et dans sa passivité, de la seule puissance de l’être. Mais selon quelle argumentation ? Comment le soi peut-il être formé de l’être, lui qui, au début de l’ouvrage, n’avait pas l’autorité suffisante pour s’informer de soi ? Sans l’autorité d’un récit le soi ne pouvait rien affirmer de lui-même et, pour dépasser l’alternative de l’exaltation cartésienne du cogito et de son humiliation nietzschéenne, il devait, on s’en souvient, passer par le détour du récit. Comment expliquer dès lors, que l’attestation ontologique de l’être par le soi, ainsi que l’attestation éthique de la responsabilité et de la passivité du sujet ne soient plus fondées sur aucune stratégie du détour ni sur aucun récit ?

Nous formulerons une hypothèse : l’attestation de la responsabilité du soi et de l’infinité de l’être reposent en fait, chez Ricœur, sur la validation implicite que constitue la référence non dite à un récit fondateur, lui-même innommé. Certes, l’auteur ne fait nulle part état d’un tel récit et il n’en dit donc rien. Il se borne à porter témoignage de l’infini et de la responsabilité morale du soi. Mais en portant témoignage il “ne sait pas” ce qu’il en est de sa triple passivité. Pourtant, seul un récit fondateur, une Attestation majeure (que nous ne nommerons pas à la place de l’auteur pour laisser entière l’énigme ainsi constituée) seule une telle Attestation serait en mesure de lever les doutes qui, dans une dernière page, sont loin de déplaire à l’auteur : “On me permettra de conclure sur le ton de l’ironie socratique..… Seul un discours autre que lui-même convient à la méta-catégorie de l’altérité.” Ainsi l’auteur revendique en fait le caractère essentiel des “trois grandes expériences de passivité”, celle du corps propre, celle d’autrui, celle de la conscience. Mais la raison ou le fondement transcendant (hors du sujet) reste une énigme. Car même si, selon notre hypothèse, l’attestation se fonde sur un récit occulte et non-dit qui fonctionnerait comme témoignage de l’être, ce témoignage laisserait dans l’obscurité, au même titre que l’attestation du soi par lui-même, la nature de l’Autre absolu qui justifierait toute passivité humaine. C’est le texte même de Ricœur qui suggère cette ontologie négative. En se référant de nouveau, en ces dernières pages, à Lévinas et à sa théorie du visage comme trace de l’Autre (l’Infini), Ricœur souligne que “la catégorie de la trace parait ainsi corriger autant que compléter celle d’épiphanie”. Si l’évocation de l’’épiphanie” situe la réflexion de Ricœur dans son contexte de transcendance ontologique et de religion non nommée, l’évocation de la “trace” permet de spécifier ce contexte en un discours apophatique de la non-connaissance d’un Être qui est l’Autre donné dans “l’attestation”. Et l’auteur écrit en effets “Peut-être le philosophe en tant que philosophe doit-il avouer qu’il ne sait pas et ne peut pas dire si cet Autre, source de l’injonction, est un autrui que je puisse envisager ou qui puisse me dévisager, ou mes ancêtres dont il n’y a point de représentation… ou Dieu — Dieu vivant, Dieu absent — ou une place vide. Sur cette aporie de l’Autre le discours philosophique s’arrête.”

Mais le sens interne de ce discours est désormais clair aux yeux du lecteur : en considérant l’ouvrage dans sa totalité, on doit dire qu’un récit (une histoire racontée) fonde la validité d’une attestation certaine de soi et de sa passivité, mais incertaine de l’être de l’Autre qui est peut-être Dieu. De même que le caractère était emblématique d’un destin, l’attestation du soi est emblématique de l’Être pensé en termes négatifs.

Qu’il s’agisse de la doctrine du soi qui morcelle, disperse et déréalise le sujet en l’appuyant sur la démarche fictive du récit, ou qu’il s agisse de la doctrine de l’attestation qui morcelle, disperse et déréalise l’être en l’appuyant sur l’expérience de la passivité, on est en présence d’une incertitude et d’un doute extrême, chez Ricœur, quant à la vérité même du sujet. Incapable de se fonder par lui-même il n’a de recours que dans le récit qui en retour le déréalise, et incapable de poser sa propre activité, il ne trouve dans l’attestation de soi que la trace passive d’un être énigmatique ou équivoque.

Mais, fût-il involontaire, le doute à l’égard du sujet, et, fût-elle équivoque, l’incertitude à l’égard de l’être, sont en réalité des déterminations de la croyance. La carapace de rigueur logique et linguistique est le bouclier d’une incertitude et d’une passivité consentante qui marquent une doctrine garantie non par des fondements réflexifs et évidents, mais par une conviction intérieure. Cette éthique de la responsabilité, parce qu’elle s appuie sur une conception apophatique de l’être et du soi, est en réalité une morale de la conviction. Si bien que, à la fin de ce parcours, le lecteur se pose la question de savoir s’il n’était pas conduit dans le domaine de la croyance non pas seulement à la dernière page mais dès les premières pages de cette réflexion sur le soi.

Mais comment fonder sur la croyance et le doute une méditation en première personne sur le sujet? Le texte lui-même devient incompréhensible dans son existence, et l’auteur, si attaché à l’idée que la moralité et l’ipséité consistent à rendre compte de ses actes, n’est pas en mesure de rendre compte par sa propre doctrine de l’existence même de cette doctrine : l’énoncé ne rend pas compte de l’énonciation, le contenu significatif du discours ne rend pas compte de l’existence même de ce discours comme travail actif offert à un lecteur actif.

(Robert Misrahi – la problématique du sujet aujourd’hui)

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