Le bonheur extatique et la sensualité chez John Cowper Powys (1872-1963)

1. Le bonheur et la lutte contre la cruauté

L’image que nous avons retenue de Nietzsche n’est pas une interprétation arbitraire puisqu’elle repose sur des citations précises et nombreuses que nous aurions pu multiplier. Elle n’est pas non plus le fruit d’un effort de récupération qu’aurait opéré une pensée d’extrême-droite, en Allemagne ou en France. Elle est en effet celle-là même que retient le grand écrivain et philosophe anglais J.C. Powys, pour la combattre et la condamner. « Nietzsche, lui aussi, était un noble génie solitaire. Mais on voudrait pouvoir lui demander, non sans acrimonie, pourquoi il a fallu que, emporté par la haine qu’il ressentait à l’égard de la vulgarité et de l’idéalisme humain, il aille jusqu’à faire l’apologie des Borgia assassins et des sanguinaires  » bêtes blondes  » » (Apologie des sens, p. 302).

La critique de Nietzsche par J.C. Powys est d’autant plus significative que l’écrivain anglais mène à la fois une lutte pour le bonheur et un combat contre la cruauté, ce thème central de la pensée de Nietzsche. Ce qui est également remarquable c’est que, à la différence de Nietzsche qui entérine bien volontiers la cruauté de la nature ou des hommes, Powys en rejette la responsabilité sur la nature elle-même et la considère comme l’expression du mal absolu qu’il y a lieu de combattre sans relâche.

John Cowper Powys est né en 1872 et mort en 1963. Parmi ses essais, citons essentiellement l’Apologie des sens (1930) et L’Art du bonheur (1935). Il est surtout connu pour ses romans (Wolf Solent, Les Enchantements de Glastonbury, Les Sables de la mer) et une extraordinaire Autobiographie (Gallimard, 1965).

S’il est vrai qu’il se situe dans le prolongement d’une ligne de pensée qui va de Schopenhauer à Nietzsche, mais en s’opposant pourtant à cette pensée à propos de la cruauté et du mal, ce n’est pourtant pas là que réside la raison principale de son intérêt pour nous. S’il nous concerne c’est que, tout en étant aussi lucide que ces philosophes sur la cruauté du monde, il ne s’incline pas devant elle et, loin d’en faire l’apologie, il souhaite la combattre afin de construire une authentique philosophie du bonheur. Cette philosophie aura des bases lucides, pourtant elle se constituera non comme assomption passive du tragique mais comme création active du bonheur.

C’est pour mieux comprendre cette doctrine du bonheur qu’il nous faut maintenant entrer au cœur du système qui la soutient.

Aussi bien dans l’Apologie des sens (A.S.) que dans L’Art du bonheur (A.B.), Powys pose clairement le sens de son projet : définir un but de vie. « Nous ne réfléchissons pas assez à ce formidable problème de savoir ce qui constitue véritablement le but de la vie » (A.S., p. 282). Et Powys consacre en effet toute son œuvre à la présentation et à l’élucidation de ce problème, parlant même de sa doctrine comme d’une « philosophie nouvelle ». Certes il emploie parfois le terme de « religion » pour désigner son propos, mais cette religion est sans transcendance et ne mérite son nom qu’en raison du fait que Powys souhaite établir un « culte secret et extatique à vie, et de la Vie », un véritable culte du bonheur. Il ne s’agit pas pour lui de constituer un groupe ou une secte puisqu’il exalte au contraire la solitude et qu’il souhaite que chacun construise son bonheur sur la base de cette solitude dont la signification est métaphysique (cf. Philosophie de la solitude).

2. La métaphysique athée de la Cause Première et le défi

Nous devons dire quelques mots de cette métaphysique qui fonde la conception que Powys se fait du bonheur.

Fort clairement, Powys se dit partisan d’un « athéisme dogmatique et matérialiste ». Mais cette adoration, ce culte ne sont en rien une louange adressée à la Nature, il s’agit bien plutôt d’une étrange et bien originale relation au cosmos dans sa totalité. Malgré son athéisme matérialiste, Powys pose qu’il existe une Cause Première de l’univers et de la Nature, ce principe étant l’origine interne du monde et de « la pression évolutive » et, par conséquent de la vie elle-même sous toutes ses formes. Powys rejoint ici une inspiration schopenhauérienne : l’univers est un seul Être, et cet Être est un mouvement vital. Mais il se sépare de Schopenhauer dans son rapport à cette Cause Première : « Vous continuez à haïr la Cause Première pour son abominable et répugnante cruauté, tout autant que vous la bénissez de vous avoir fait ce don suprême, la vie » (A.S., p. 255). Il y a là, certes, un anthropomorphisme évident, mais Powys l’assume comme tel : l’essentiel est pour lui de mettre en évidence le caractère manichéiste de la Nature, et de prendre position devant la tragédie inscrite en fait dans le cosmos et son deve-nir. Car, pour Powys, le mal lui-même est inscrit dans « le Système des choses », et ce mal est la méchanceté et la cruauté présentes partout et non pas seulement dans l’homme. C’est ici que se marque le mieux l’originalité de Powys : à la tragédie et à la cruauté cosmique, il oppose un « bien », mais sous la forme d’un « défi ». À la souffrance humaine et cosmique, Powys va opposer cet immense défi : la volonté d’être heureux. Il s’agit d’une « vertu solitaire et tragique qui refuse de s’apitoyer sur elle-même et qui consiste à faire en sorte d’être heureux » (ibid., p. 254). Elle lance « son défi à la Cause Première » (p. 343) et, tout en reconnaissant que la contradiction et la lutte des contraires caractérisent le « drame cosmique », elle refuse d’être la victime d’un seul aspect du monde et revendique une lutte qui s’appuie sur l’autre aspect : la vie elle-même.

Mais cette lutte pour le bonheur n’a de sens que si l’on renonce au déterminisme. Et Powys, en souhaitant « défier ou éteindre la Cause Première » pose en même temps la liberté de la volonté (p. 156). Le monde n’est pas un « Destin » mais un « Hasard » et une « énergie créatrice »; c’est parce que « l’avenir échappe au déterminisme » que la volonté créatrice de « magie » poétique est toute-puissante (p. 211 et 312).

Si l’on voulait résumer ces premières considérations ontologiques, on pourrait dire que, pour Powys, le « mal » réside dans « le Créateur » lui-même, tandis que le « bien » consiste en ce défi de la volonté libre et créatrice par lequel elle pose et développe à tout prix son désir du bonheur.

3. Le geste mental de la jouissance et la contemplation extatique

Nous pouvons maintenant entrer dans une compréhension plus précise de celui-ci.

Il repose tout d’abord sur un acte premier opéré par l’âme comme ce « geste exultant et stoïque qui lui est coutumier, de désir-du-monde » (A.S., p. 258). Il s’agit là d’une volonté imaginative qui accomplit « un geste mental de jouissance » (ibid., p. 327).

Ce « geste » fondamental exprime toute la signification du sensualisme de Powys. Bien qu’il s’agisse d’abord de descendre en imagination derrière l’apparence matérielle des choses et de défier la Cause Première par le choix de la jouissance, ce « geste » n’est en rien « un sentiment mystique » (p. 156). Il se situe au-delà de la distinction entre la matière et l’esprit et il se propose d’opposer à « la cruauté brutale », « l’inoffensive sensualité ». Cette sensualité, qui n’est pas mystique (malgré les appels de Powys à la communication avec la Cause Première), n’est pas non plus utilitaire ou pratique. L’auteur s’oppose à l’activisme et à l’agitation qui caractérise nos sociétés industrielles ; il fait l’apologie de la pauvreté et de la simplicité, tout en combattant la richesse du profit ou du pouvoir.

C’est à partir de là qu’il prône une attitude contemplative : mais cette contemplation, si elle n’est pas un activisme extérieur, est une activité intérieure intense, et c’est par elle et en elle que l’individu peut accéder à une jouissance originale et originelle. Cette jouissance sera à la fois poétique et extatique, faisant du sensualisme de Powys non pas un empirisme pragmatique mais une sorte de métaphysique et de « magie ».

Le geste « désir-du-monde » est une contemplation qui est un choix et une décision. Celle-ci, œuvre de la volonté et de l’imagination, constitue les actes les plus quotidiens ou les objets les plus prosaïques comme les supports magiques qui entraînent une véritable extase. « Cette contemplation du soleil (le dieu tout-puissant), de la lune (la déesse mystérieuse), de l’océan (le dieu insondable) […] constitue en réalité le seul et unique objectif de toute vie […]. Un certain frisson de bonheur mystérieux accompagne ce culte de la contemplation » (A.S., p. 147). Ces « extatiques moments de bonheur » sont riches de « sympathie imaginative » et « nous avons atteint le but même de la vie lorsque l’un d’entre eux […] provoque en nous [un} frisson de joie » (ibid., p. 60).

Cette contemplation extatique porte essentiellement sur la lumière et les éléments, eau, terre, vent, feu. Mais elle se déploie aussi dans l’acte de savourer le thé ou le café, ou bien de consommer le pain. Tous les gestes, tous les actes, tous les moments de la vie quotidienne peuvent être source d’une jouissance extatique et composer ainsi un bonheur rare.

Sans aucune agressivité, mais avec au contraire la plus grande « compassion » pour tous les êtres, c’est par la conscience de sa solitude que le poète philosophe aussi bien que toute âme individuelle sont en mesure de parvenir à cette contemplation magique du monde et d’accéder ainsi à la « joie profonde ». L’âme sait alors que « la constante jouissance […] de ces merveilleuses essences […] représente l’unique extase inaltérable de la vie » (ibid., p. 346).

4. La conversion, l’acte ichtyen et la félicité

Pour accéder à cette perception magique de la beauté du monde, l’individu doit non seulement se dresser contre la répugnante cruauté de la Nature et lui opposer son geste de désir et de jouissance, il doit aussi opérer en lui-même une sorte de conversion pour être en mesure précisément d’accomplir ce « geste » mental. « Il ne tient qu’à nous de recréer notre esprit » (A.S., p. 245). Pour ce faire, nous devons distinguer radicalement ce qui est essentiel et ce qui est secondaire; ainsi, nous oublierons la douleur et les souffrances, et nous ne garderons en mémoire que « les exhalaisons accumulées du ravissement » (ibid., p. 222) qui seront perpétuellement nourries de ces impressions venant « des routes de campagne, jardins, porches, vieux murs, chemins creux, arrière-ports, sentiers de sous-bois ». Par cette sélection des impressions, nous saurons faire que « seules demeurent les visions privilégiées » (p. 222).

La conversion est donc aussi une « conversion à la vie statique » fondée non sur l’action mais sur la contemplation. « Rousseau recopiait des partitions et Spinoza polissait des lentilles » (p. 249). C’est pourquoi Powys peut dire qu’elle est un « détachement » qui conduit l’âme bien loin des soucis quotidiens sans importance et loin également du tragique attaché à la vie et à l’évolution. Ce détachement, étudié pour lui-même dans L’Art du bonheur; comporte trois aspects ou trois opérations. Il est d’abord un mouvement de l’esprit que Powys appelle « l’acte ichtyen en raison de sa lointaine ressemblance avec le bond du poisson hors de l’eau, la façon dont le poisson bondit dans l’air et retombe dans l’eau » (A.B., p. 22). Le détachement se réfère ainsi au symbole chrétien des premiers temps du christianisme : iχθνS (ichthus) signifie « poisson » et désignait le Christ Sauveur. Mais, précise Powys, « ici, le  » sauveur  » est notre attitude d’ultime défi » (ibid., p. 23).

La deuxième opération de la conversion consiste en une « dé-carnation » par laquelle l’esprit de détache de son corps par l’imagination et se désolidarise des conflits et des soucis qui caractérisent la vie ordinaire.

La troisième opération de la conversion est ce que Powys appelle « l’acte panergique » (A.B., p. 57). Il s’agit d’une sorte de rassemblement et de rappel en l’âme de tout ce que nous sommes nés pour apprécier, c’est-à-dire « la nourriture, la boisson, l’amour et le sommeil, la magie des éléments, la lecture de livres passionnants, les expressions changeantes de la face de la Nature, le spectacle bariolé des rues » (ibid., p. 57).

Si nous nous pénétrons de l’action de la conversion, alors nous éprouverons un « flot libérateur de bonheur planétaire ». Nous comprendrons que le drame cosmique est en réalité un drame qui se déroule en nous-même, et que « sa grandeur tragique » consiste en la lutte de notre esprit contre « l’inquiétude, la misère et l’apathie » (p. 47). Par la conversion nous passons de ces tourments, issus des terribles commandements de l’Ancien et du Nouveau Testament qui ont fait notre malheur (p. 153), à la paix intérieure et à la jouissance. C’est alors une véritable « félicité paradisiaque » qui envahit l’âme, pourvu que nous n’ayons pris aucun intérêt aux tâches et aux travaux du monde industriel (p. 149).

5. Le pouvoir de l’esprit et sa divinité

Il est possible maintenant de comprendre les conclusions auxquelles parvient J.C. Powys (A.B., p. 166 et 167). Le plaisir, au sens courant, comme pure satisfaction des besoins est inconstant, variable et dépend toujours de causes extérieures. Le bonheur, au contraire, ne dépend pas de ces réalités : « Il naît de l’esprit, il est nourri par l’esprit. » Et Powys poursuit : « Nous ne sommes pas nés pour être heureux. Nous sommes nés pour nous battre pour le bonheur. » Et le « secret du bonheur » ne se trouve nulle part ailleurs qu’en nous-mêmes, et dans notre volonté imaginative et créatrice capable de susciter face au monde les enchantements les plus extatiques. Et la source de cette énergie, l’origine de ce secret sont en nous comme un « divin élément ».

Voilà pourquoi Powys appelle sa doctrine « philosophie ichtyosaure ». Cette métaphore poétique se réfère aux origines les plus lointaines de l’humanité et à l’enracinement de l’homme dans les plus anciennes espèces de poissons et de serpents, les sauriens. L’homme peut, selon Powys, communiquer avec cette Nature ancestrale et animale, puisqu’il est lui-même animalité.

Mais s’il est en deçà, il est aussi au-delà de sa simple humanité: il est esprit et il est à ce titre divin. Et c’est précisément en luttant pour son bonheur, pour sa jouissance poétique et extatique et en désamorçant les pièges « de l’inquiétude, de l’apathie et de la misère », c’est-à-dire l’action vaine et cruelle, que l’homme peut accéder à sa divinité véritable. Alors, mais alors seulement, on peut comprendre la profondeur de ce vers de Woodworth, souvent cité par Powys : « Le plaisir qu’il y a dans la vie ». Mais l’on peut comprendre aussi qu’il ajoute : « … dans la vie et dans la mort ». Car le secret du bonheur et la mise en œuvre de la conversion sont aussi « une réponse profonde, étrange, inexplicable, intime au mystère de la vie et au mystère de la mort ». En rassemblant le souvenir de tous les morts et de toutes les souffrances que draine l’histoire de l’humanité, l’âme est renforcée dans son détachement et dans sa volonté farouche des frissons de joie et des enchantements du bonheur. Nous pourrions dire ainsi que, pour J.C. Powys, la décision de poursuivre le bonheur et d’être heureux par l’esprit et par la poésie contemplative et sensualiste est la seule et véritable manière pour l’homme de réaliser la plénitude de son humanité. Il révèle ainsi l’élément divin qui est en lui. Mais cette divinité de l’homme n’est rien d’autre que la marque de sa solitude métaphysique face à l’absence de tout dieu, et l’expression de la grandeur qu’il acquiert par le défi qu’il adresse au malheur en se faisant le chantre du bonheur. « Ce dont notre civilisation occidentale aurait le plus besoin à l’heure actuelle c’est d’un Jean-Baptiste du sen-sualisme, d’un Prophète de la sensualité simple, primitive, innocente » (A.S., p. 150).

6. Critique de la métaphore et de la sensualité esthétique, la jouissance comme défi métaphysique

C’est cette référence centrale à la sensualité qui va nous conduire à présenter quelques observations concernant l’ensemble de la doctrine de Powys.

La grandeur, la force et la qualité de son œuvre romanesque ne sont évidemment pas en cause. Mais la doctrine qui sous-tend la poursuite du bonheur appelle, quant à elle, un examen critique et quelques réserves.

C’est ainsi que, à propos de l’ontologie athée de la Cause Première, on a trop souvent le sentiment d’être en présence de simples métaphores poétiques qui se présentent à la fois comme telles, et comme éléments d’une interprétation conceptuelle du monde. Mais on est alors étonné de l’anthropomorphisme illimité de la doctrine. Tout se passe comme si, sur la base d’une revendication d’athéisme, on était en réalité devant une description religieuse du monde : un Créateur, origine de la Nature et de son évolution, accomplit son œuvre cruelle en suscitant la haine, la violence et la « répugnante cruauté » du monde et de l’homme. Dans le même temps, on affirme que cette Cause Première est bénéfique puisqu’elle octroie la vie, ce bien précieux entre tous. Cet anthropomorphisme naïf et, selon les propres termes de Powys « dogmatique », se double ainsi d’un manichéisme tragique qui nous entretient de la lutte éternelle entre le bien et le mal. Que ce manichéisme évoque pour nous le dualisme perse de Zoroastre (le Zarathoustra de Nietzsche) et la lutte d’Ormuzd et d’Ahriman, la lumière et l’obscurité, ou qu’il suscite en nous le souvenir des théories gnostiques des premières sectes chrétiennes hérétiques, nous sommes toujours en présence d’un dogmatisme traditionnel dont les sources « religieuses » sont l’imagination interprétative et les superstitions populaires.

Indépendamment du problème de la vérité, un tel anthropomorphisme, fût-il métaphorique, présente l’inconvénient de justifier l’existence de la souffrance par l’action d’un Créateur diabolique. Si bien que, parfois, on est amené à se poser la question de savoir si les extases poétiques et sensualistes du poète ne sont pas simplement destinées à conjurer le malheur et la souffrance tragiquement inscrits dans le « Système des Choses ». Powys serait alors un héritier de Schopenhauer plus proche qu’il n’y paraissait d’abord.

Une différence considérable subsiste cependant entre ces deux auteurs : pour Schopenhauer, la contemplation est connaissance désintéressée et doit conduire à la mort du désir, alors que pour Powys, la contemplation est esthétique et sensualiste et doit conduire au désir-du-monde, et à la jouissance. Le bonheur est indéniablement réhabilité par Powys et restauré dans sa dignité et sa valeur.

Ainsi, sommes-nous conduits à une autre remarque portant non plus sur l’ontologie fantaisiste de Powys mais sur sa conception des contenus du bonheur : ceux-ci paraîtront à la réflexion bien minces. En effet, si Powys souhaite établir une distinction entre plaisir et bon-heur, et relier celui-ci à une jouissance poétique de l’esprit, il semble bien qu’en réalité la distinction n’ait été que formelle : le bonheur n’est pas autre chose ici qu’une jouissance ponctuelle et sensualiste, retrouvée et éprouvée le plus souvent qu’il est possible, mais réduite au domaine d’une sensualité poétique. Certes, Powys évoque souvent l’érotisme, d’une part, et l’activité de l’esprit d’autre part, mais tout se passe comme si le bonheur n’était rien d’autre que la succession des plaisirs esthétiques qu’un poète peut éprouver par la contemplation des spectacles qui s’offrent à lui, ou dans la consommation des biens élémentaires. Tout se passe comme si l’on était en présence d’un épicurisme ascétique et esthétique, présentant la sérénité et la jouissance auxquelles il aspire comme un simple defi lancé contre la tragédie cosmique. Dans une telle perspective, le bonheur ne saurait être que morcelé. Il est le nom donné à toutes les jouissances extatiques, mais celles-ci, purement sensuelles et esthétiques en définitive, restent discontinues et comme atomisées.

Certes, Powys a raison d’attribuer à l’art la fonction de nous conduire vers le bonheur, mais il n’est pas certain que les seules sensations de jouissance esthétique suffisent à constituer le bonheur dans la plénitude de son sens. L’art ne saurait être qu’un élément parmi d’autres dans la construction de ce bonheur, et les jouissances ponctuelles, quelles qu’elles soient, doivent êtrereliées entre elles et à une vision d’ensemble si elles doivent réellement se distinguer des plaisirs hétéronomes et entrer valablement dans l’édification d’un bonheur qui concerne une part importante et unifiée de la vie d’un homme et non pas seulement quelques instants privilégiés mais sporadiques.

(Robert Misrahi , « Qu’est ce que l’Ethique ? »

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