Le bonheur solaire et la révolte contre l’absurde chez Albert Camus (1913-1960)

Au premier abord il semble que l’œuvre d’Albert Camus se situe dans une perspective comparable à celle de J.C. Powys. Mais, en précisant le rapport que l’expérience du bonheur entretient avec la critique morale et politique, nous comprendrons mieux l’originalité de la pensée de Camus.

1. L’évocation d’un bonheur solaire

Remarquons tout d’abord la présence constante du bonheur à travers l’œuvre entière d’Albert Camus, qu’il s’agisse des récits, des essais ou des œuvres de fiction. Cette présence se donne souvent (et très vite, dès L’Envers et l’endroit) comme référence et comme désir, comme allusion évocatrice plutôt que comme objet d’une analyse approfondie. Dans « La mort dans l’âme » (in L’Envers et l’endroit), il décrit ainsi son premier contact avec l’Italie, venant de Prague : « Une lumière naissait. Je le sais maintenant : j’étais prêt pour le bonheur. » Puis, dans le petit hôtel où il loge à Vicence : « Qu’ai-je à souhaiter d’autre ? […] je respire le seul bonheur dont je sois capable – une conscience attentive et amicale » (L’Envers et l’endroit, p. 37). Au cours d’une promenade dans les collines qui entourent Vicence, Camus comprend de mieux en mieux sa propre expérience du bonheur : « Et, dans la dernière lumière, je lis au fronton d’une villa :  » in magnificentia naturc, resurgit spiritus  » [* dans la magnificence de la nature, l’esprit renaît « ]. C’est là qu’il faut s’arrêter […]). Car je n’ai pas encore parlé du soleil […] c’est maintenant seulement que j’entrevois la leçon du soleil et des pays qui m’ont vu naître » (ibid., p. 38). Et au cours d’un voyage à Palma de Majorque, il écrit : « Là était tout mon amour de vivre : une passion silencieuse pour ce qui allait peut-être m’échapper, une amertume sous une flamme » (p. 44).

C’est dans Noces (et notamment dans le chapitre « Noces à Tipasa ») qu’Albert Camus exprime avec le plus de force son expérience du bonheur. Sur cette côte méditerranéenne, non loin d’Alger, il écrit : « Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes […]. Est-il même à Déméter ce vieil hymne à quoi plus tard je songerai sans contrainte : Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses.  » Voir et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? » (p. 57). Camus comprend alors ce qu’on appelle « gloire » et qui est le droit d’aimer sans mesure aussi bien le monde que les êtres : « Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme c’est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure quand je me jetterai dans les absinthes pour faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et aussi celle de ma mort […]. J’aime cette vie avec abandon et veut en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme » (p. 58). L’expérience de Camus, ici, est à la fois sensuelle, esthétique et morale. La poétisation de la nature (ciel, mer, parfums, cigales, érotisme, paysages somptueux et moments de plénitude) est intégrée au sentiment de la validité morale de cette expérience et à l’exaltation d’une condition humaine capable de vivre un tel bonheur. Nulle réflexion abstraite ici, mais un éloge sensuel de la contemplation (terme qui revient souvent sous la plume de Camus, et qu’il associe parfois au mot courage, sur lequel nous reviendrons). À la contemplation poétique se relie la sensualité érotique, mais en tant que celle-ci est un élément de la signification affirmative de la vie et de la condition humaine : « J’avais fait mon métier d’homme, et d’avoir connu la joie tout un long jour ne me semblait pas une réussite exceptionnelle mais l’accomplissement ému d’une condition qui, en certaines circonstances, nous fait un devoir d’être heureux » (p. 60). Une telle lecture eudémoniste de la condition humaine est explicitement reliée par Camus à la culture grecque; et nous avons nous-même rencontré de nombreux éléments qui justifient notre accord avec cette affirmation d’Albert Camus : « C’est le christianisme qui a commencé de substituer à la contemplation du monde [thème central de la culture grecque] la tragédie de l’âme » (L’Eté, p. 855). Et plus loin : « L’incendie gagne, Nietzsche est dépassé. Ce n’est plus à coups de marteau que l’Europe philosophe, mais à coups de canons » (ibid.).

Mais l’espoir est une dimension fondamentale de la pensée de Camus; il écrit, dans le même chapitre de L’Été : « … le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. Malgré le prix que coûteront aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. Ô pensée de midi, la guerre de Troie se livre loin des champs de bataille ! » (ibid., « L’exil d’Hélène », p. 857).

Ainsi, la préoccupation concrète de Camus pour un bonheur terrestre ne se sépare pas de sa revendication politique d’un bonheur pour le plus grand nombre. Il avait écrit dans Combat en 1944 : « On n’ose plus prononcer le mot de bonheur dans ces temps torturés. Et pourtant des millions d’êtres, aujourd’hui, sont à sa recherche, et ces années ne sont pour eux qu’un sursis qui n’en finit plus, et au bout duquel ils espèrent que leur bonheur à nouveau sera possible » (p. 299).

Individuel ou politique, c’est sous la même lumière resplendissante et sous le même soleil qu’Albert Camus place le bonheur qu’il revendique pour ses contemporains et pour lui-même. C’est d’une manière explicite qu’il rassemble en esprit ses grandes œuvres eudémonistes non seulement sous le signe mais encore sous le titre d’œuvres solaires. Il écrit en effet dans ses Carnets (II, p. 311) en février 1950 : « Titre essais solaires : L’Été. Midi. La Fête » (Essais, Pléiade, p. 1817).

Cela ne signifie pas que Camus réserve à ces seules œuvres solaires la référence fondamentale au bonheur. Elle est au contraire présente à travers toute l’œuvre de fiction, et notamment dans son théâtre. Caligula peut s’écrier : « Qui te dit que je ne suis pas heureux ? » (cité par Pierre Nguyen-van-Huy dans La Metaphysique du bonheur chez Albert Camus, p. 4). Meursault, dans L’Etranger; peut affirmer : « .. j’ai senti que j’avais été heureux et que je l’étais encore ». Jan, dans Le Malentendu, définit ainsi son devoir d’homme : « … je vais essayer de mieux connaître celles que j’aime et d’apprendre à les rendre heureuses […]. Je veux retrouver mon pays, rendre heureux tous ceux que J’aime. » Dans La Peste, Rieux rappelle « qu’il n’y pas de honte à préférer le bonheur » et affirme « qu’il faut donner à l’héroïsme la place secondaire qui doit être la sienne juste après et jamais avant l’exigence généreuse du bonheur » (p. 5). Citons enfin cette phrase, extraite de son discours de réception du prix Nobel, en 1957 : « Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi… » Et encore : « … la plupart d’entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé [le] nihilisme et se sont mis à la recherche d’une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire » (Discours de Suède, in Essais, p. 1073 ; c’est nous qui soulignons).


Le bonheur est donc chez Camus une revendication constante et omniprésente. C’est elle qui structure l’œuvre entière en lui donnant son sens et son unité. Ce sens est rassemblé dans les nombreuses métaphores lumineuses et solaires, et l’on est en effet fondé à parler d’un bonheur solaire, constitué par l’éclat de la joie et la force de l’exigence à la fois poétique et sensuelle, individualiste et généreuse.

Il reste que le bonheur n’est pas analysé pour lui-même et qu’il ne fait pas l’objet d’un véritable approfondissement. Il est évoqué plus qu’analysé, invoqué plus que compris. Objet d’une revendication, il n’est pas cependant accompagné d’une analyse de ses contenus possibles, ni d’une recherche précise concernant les voies et les moyens qui permettraient à chacun et à tous de le réaliser pleinement.

Pourtant, nous ne sommes pas entièrement démunis pour comprendre le sens de ce bonheur que, en première analyse, Camus semble simplement évoquer et revendiquer au lieu de le comprendre pour le construire. En effet, il est possible que le bonheur camusien s’éclaire par le constant rapport que Camus lui fait entretenir avec son contraire, les ténèbres et le malheur.

2. Le soleil et la misère, la beauté et la justice

Il ne s’agit pas d’une compénétration du bonheur et du malheur, c’est-à-dire d’une ambiguïté de style nietzschéen au terme de laquelle les deux expériences seraient inséparables quant à leur contenu et à leur sens, le bonheur impliquant en lui-même souffrance et malheur, celui-ci impliquant de soi bonheur et ivresse. Il n’y a là, chez Nietzsche, qu’une forme de nihilisme, ne dépassant guère celui de Schopenhauer, et susceptible d’être rapproché de cet instinct de mort et de ce nihilisme européen que Camus souhaitait explicitement combattre.

Le rapport du bonheur et du malheur a un autre sens chez Camus.

À travers ses voyages, à Prague ou à Vicence, à Palma ou à Gênes, à Tibissa ou à New York, Camus approfondit et éclaire toujours plus non pas une mais deux expériences fondamentales. L’expérience de l’être comblé par un moment poétique au cœur de la beauté (un rivage, un cloître, une rue animée, un sourire, des collines, un crépuscule) n’implique pas d’autre éternité que celle de l’instant. C’est alors la fragilité des choses et de la lumière qui apparaît. Ce sentiment de l’éphémère introduit l’auteur à la deuxième expérience fondamentale : celle du désespoir : « Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre » (L’Envers et l’endroit, p. 44).

Plus significative que la référence à l’éphé-mère, la référence à une « inquiétude » fondamentale (« la face blême de l’inquiétude », p. 34) peut seule éclairer cette seconde expérience. Ce qui est alors spécifique de l’œuvre et de la vie de Camus est le prix égal que l’auteur accorde à ces deux expériences. Ayant « besoin d’une grandeur », il la trouve « dans la confrontation de [son] désespoir profond et de l’indifférence secrète d’un des plus beaux paysages du monde ». En fait les deux expériences cruciales sont celles du désespoir, inaugurée à Prague, et celle du bonheur solaire, inaugurée à Alger et particulièrement éclatante à Vicence. « Mais les deux [villes, Prague et Vicence] me sont chères et je sépare mal mon amour de la lumière et de la vie d’avec mon secret attachement pour l’expérience désespérée que j’ai voulu décrire » (p. 39). Et plus loin : « … et moi, je ne veux pas me résoudre à choisir ».

L’originalité de cette forme camusienne du désespoir réside donc dans son autonomie, puisqu’elle ne provient pas du bonheur lui-même mais, selon Camus, d’une certaine considération de l’homme mortel par lui-même. Il y a là une sorte de réflexion métaphysique dont nous éclairerons le sens plus loin par la notion d’absurde. Ici, nous voulons insister sur le fait que l’expérience du malheur, pour Camus, appartient à un aspect de la condition humaine mais sans découler de l’autre expérience, celle du bonheur solaire qui appartient également à la condition humaine. Camus reste attaché aux deux expériences mais il ne les confond pas, il ne les identifie pas. Elles sont spécifiques et ne se corrompent pas réciproquement.

Ce souci de la claire distinction des expériences est particulièrement manifeste en ce qui concerne l’attitude de Camus à l’égard de la misère matérielle et de la pauvreté. Dans la préface à la réédition de L’Envers et l’endroit, dédiée à Jean Grenier, Camus écrit : « Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil » (p. 6). Mais la misère, « la pauvreté n’a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses, [… Mes révoltes] furent presque toujours […] des révoltes pour tous et pour que la vie de tous soit élevée dans la lumière ». Ainsi, la référence à la misère n’est pas une référence à un malheur qui serait inhérent à la condition humaine, mais une révolte contre l’injustice. C’est une autre dimension de l’œuvre de Camus qui commence alors à se mettre en place : la dimension proprement « morale » et politique, le « combat » constant pour la justice sociale et contre l’oppression et l’intolérance politique.

Dès lors, le rapport du combat politique à la question du bonheur est plus clair : la misère et l’injustice ne sont pas des éléments constituants mais des données négatrices de ce bonheur solaire qui, au contraire, doit être désiré et revendiqué pour tous. La lumière est le but, la misère et l’injustice sont l’obstacle. Mais cet obstacle est l’œuvre des hommes, de leur égoïsme et de leur indifférence. Le combat spirituel et politique est donc destiné à faire toujours plus grande la part du soleil et de la lumière, c’est-à-dire du bonheur. L’eudémonisme, ici, est une revendication politique dont la signification est tout entière éthique et existentielle, même si Camus emploie le terme de « morale ». Sa morale n’est pas ascétique ni doloriste, elle se révolte au contraire contre la souffrance et revendique pour l’homme une vie heureuse.

La revendication du bonheur n’est donc ici ni égoïste ni aveugle. Au contraire, Albert Camus maintient ces deux exigences que sont la jouissance heureuse et le combat contre l’injustice : « À l’heure difficile où nous sommes que puis-je désirer d’autre que de ne rien exclure et d’apprendre à tresser de fil blanc et de fil noir une même corde tendue à se rompre » (L’Eté, « Retour à Tipassa », p. 874). Camus n’a pas renié « la lumière où [il] est né » et il n’a pas voulu refuser les servitudes de ce temps et le perpétuel combat contre l’injustice. Non seulement ces deux expériences distinctes sont fidèlement maintenues dans leur présence et leur exigence, mais elles s’éclairent et se renforcent l’une par l’autre : « Pour empêcher que la justice ne se racornisse […] je redécouvrais à Tipassa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice et retourner au combat avec cette lumière conquise » (ibid.). C’est que Camus souhaite « accueillir du même cœur ce qui transporte et ce qui accable ».

On le voit, la jouissance admirative et joyeuse de la beauté et la révolte active et constante contre l’injustice forment chez Camus non pas une expérience ambiguë comme chez Nietzsche, mais deux expériences distinctes qui se renforcent et se justifient l’une l’autre : la revendication de la justice arrache le bonheur à son isolement ou à son égoïsme, tandis que l’expérience de la beauté et l’amour de la vie donnent au combat pour la justice sa chair et son sens. Il y a là une générosité qu’on ne trouve pas chez Nietzsche, plus attaché à marquer son mépris pour le « troupeau », la « démocratie » et le « socialisme », tels qu’il les voit.

On pourrait dès lors être tenté de comprendre la pensée et l’action de Camus comme le fruit d’une « morale ». Il ne s’agirait certes pas d’une morale ascétique et doloriste mais cependant d’une référence à quelque chose comme la vertu qui, à travers la « castellanité » de Camus, rejoindrait un souci classique d’honneur et de grandeur; la vertu serait donc malgré tout encore une fois au service non de la justice mais de la belle âme, comme on dit après Hegel, et de la bonne conscience. Camus n’avoue-t-il pas : « Comme tout le monde, j’ai essayé tant bien que mal de corriger ma nature par la morale » (L’Envers et l’endroit, préface, p. 11) ?

En réalité, l’exigence et la pensée de Camus ne sont pas de l’ordre d’une morale austère, et son combat pour la justice n’est pas de l’ordre de la vertu : « Rêver de morale quand on est un homme de passion, c’est se vouer à l’injustice, dans le temps même où l’on parle de justice. » Camus dit au contraire que, certes, « la morale existe » (L’Eté, p. 871) mais que « rien n’est vrai qui force à exclure. La beauté isolée finit par grimacer, la justice solitaire finit par opprimer ».

Plus son œuvre se construit, plus Camus comprend le sens véritable de son combat : il reconnaît assez vite que sa recherche « ressemble encore à une morale », mais que « nous vivons pour quelque chose qui va plus loin que la morale » (ibid., p. 875).

3. Le dépassement de la morale et la révolte métaphysique contre l’absurde, l’évocation de la joie

A la différence de Nietzsche (qu’il admire peut-être un peu hâtivement) et à l’instar de J.C. Powys, Camus « ne hai[t] que les cruels ». Pour lui, qui ne se dit pas « optimiste », mais qui récuse le nihilisme, « le vrai pessimisme consiste à renchérir sur tant de cruauté et d’infamie » (ibid., p. 1073), comme on le voit au cours de la guerre de 1914, et de toutes les guerres. Quant à lui, il a toujours tenté de « dépasser le nihilisme » et cela « non point par vertu, ni par une rare élévation de l’âme, mais par une fidélité instinctive à une lumière où [il est] né ».

Ce n’est donc plus de morale ni de moralité qu’il s’agit ici. En combattant pour la lumière vivante et la beauté, contre la misère et l’injus-tice, Camus n’a pas le projet ni le sentiment d’accomplir une œuvre morale, mais la détermination de s’opposer au nihilisme et d’exalter la condition humaine.

Ce qu’il trouve sur son chemin, ce n’est pas le bien ou le mal, mais la coexistence de la beauté et de la misère, la possibilité donnée aux uns d’aimer et d’admirer, et la contrainte faite aux autres de subir l’humiliation. « Il y a la lumière et il y a les humiliés. » C’est cette coexistence qu’il tente de comprendre afin de mieux combattre le nihilisme et de restaurer l’homme dans la plénitude de sa dignité et de sa grandeur.

Or, pour Camus, ce qu’exprime cette coexistence est « une énigme ». Éclairer cette énigme afin d’accroître la lumière est dès lors une entreprise qui laisse derrière elle la vertu et la morale, et qui se constitue peu à peu comme une « métaphysique » (nous dirons plutôt, d’une façon plus exacte, comme une éthique philosophique ou une philosophie).

Et, en effet, le fondement de cette éthique destinée à éclairer l’énigme de la condition humaine et à accroître la lumière (celle de la connaissance et celle de la vie heureuse) est constitué par une véritable conversion, et inaugure par conséquent une véritable éthique : « Paris est une admirable caverne, et ses hommes, voyant leurs propres ombres s’agiter sur la paroi du fond, les prennent pour la seule réalité […]. Mais nous avons appris, loin de Paris, qu’une lumière est dans notre dos, qu’il nous faut nous retourner en rejetant nos liens pour la regarder en face, et que notre tâche avant de mourir, est de chercher, à travers tous les mots, à la nommer » (L’Eté, p. 866). On le voit, Camus rend hommage à Platon, en même temps qu’il cerne sa propre tâche dans ce qu’elle a de spécifique : reconnaître la lumière après une conversion radicale, et tenter de dire le sens de l’énigme qu’elle constitue.

On dira d’abord que le sens de cette énigme, le fil rouge qui donne le sens de la coexistence du soleil et de la misère, est constitué par l’Ab-surde. Mais il convient de définir avec précision cet absurde et d’en situer rigoureusement la place et la fonction. Ce faisant, c’est la signification même et les contenus du bonheur qui apparaîtront dans une plus grande lumière.

C’est au cours d’une « crise » que se déclenche le plus souvent le sentiment de l’absurde (Le Mythe de Sisyphe, 1942, in Essais, p. 100). Brusquement apparaît la question centrale, la seule qui vaille la peine d’être posée, et qui est de savoir si la vie a un sens, si elle « vaut la peine » d’être vécue. L’enjeu central du Mythe de Sisyphe est de répondre à la question du sens de la vie et par conséquent à celle du suicide : faut-il, ou non, continuer de vivre ? Tout l’effort de Camus consistera à justifier une réponse affirmative, mais qui impliquera l’adoption d’une certaine attitude « métaphysique ».

Le premier mouvement de l’homme exigeant (« le cœur fier ») est la recherche d’une lucidité absolue sur sa propre condition. L’univers est alors privé des illusions et des lumières trompeuses qui justifiaient l’existence et « l’homme se sent un étranger » (ibid., p. 100). Un sentiment d’exil et d’étrangeté apparaît avec la disparition des mirages d’une patrie métaphysique perdue (l’Age d’Or, le Paradis) ou d’une terre promise faite de spiritualité et d’harmonie. « Un jour […] le « pourquoi  » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement » (ibid., p. 107). Il se produit une prise de conscience de l’absence de signification de toute chose et de toute action, puisque d’une part tout est vain et « inutile » et, d’autre part, tout est voué à la mort. Le sentiment de l’absurde, non pas « la philosophie de l’absurde » (dit Camus), mais le vécu individuel de l’absurde, découle d’une brusque lumière sur notre mort et par conséquent sur le néant de toutes choses, puisqu’on a renoncé aux illusions des religions et de la transcendance.

L’absurde (son sentiment en l’homme) est d’abord la protestation de la vie contre l’éphémère et le non-sens entraînés par la conscience de la mort. Il réside dans la fuite inéluctable du temps, dans le mouvement de toutes choses vers le néant. Ensuite, l’absurde apparaît dans la pesanteur et l’étrangeté des choses. Le monde est « épais » (ibid., p. 107). Sartre disait déjà dans La Nausée (1938) que le dégoût devant l’Absurde des choses vient de la révélation de leur « contingence », de leur gratuité.

Chez Camus l’absurde est cette épaisseur du monde en tant qu’elle nie l’individu qui, désor-mais, s’y sent étranger, exilé. « Une seule chose : cette épaisseur et cette étrangeté du monde, c’est l’absurde » (ibid., p. 108). Il faudrait y ajouter « l’étrangeté » des humains : les gestes quotidiens dépouillés de leurs motivations illusoires deviennent mécaniques et absurdes. Les relations humaines elles-mêmes sont le plus souvent, dans le monde empirique, fondées sur le malentendu, la méconnaissance, l’humiliation ou la séparation comme l’expriment les œuvres romanesques ou théâtrales. Si la lutte pour la justice s’oppose à la « misère humaine » (pauvreté, injustice, séparation) ce n’est pas qu’elle nourrisse l’illusion d’un monde totalement harmonieux, mais elle vise simplement à sauver la dignité et la grandeur de l’homme.

L’absurde réside aussi, pour Camus, dans l’opacité d’un monde que la connaissance ne parvient pas à élucider. Les hypothèses scientifiques évoluent sans cesse et elles ne rendent pas compte de la complexité des événements. Le monde extérieur reste « irrationnel » (ibid., p. 113) et l’individu intérieur reste étranger à lui-même. Il existe des vérités, des moments psychologiques, mais non pas une vérité du monde, ni une vérité de chacun. « Entre la certitude que j’ai de mon existence et le contenu que j’essaie de donner à cette assurance, le fossé ne sera jamais comblé. Pour toujours je serai étranger à moi-même » (ibid., p. 111).

Ainsi, les figures de l’absurde sont-elles bien cernées : mortalité et inutilité de l’existence, absence d’espoir métaphysique et spirituel, étrangeté du monde et exil de l’homme, opacité des choses et opacité de la conscience à elle-même. Devant une telle prégnance du non-sens, on est tenté de songer à un nihilisme et l’on se demande si Camus a bien conduit un combat contre le nihilisme, comme il l’a explicitement souhaité.

Paradoxalement, on peut répondre par l’affirmative : Camus a effectivement et efficacement combattu le nihilisme. Pour s’en convaincre il faut le suivre de plus près et affirmer avec lui la définition qu’il donne de l’absurde. Ce n’est pas le monde qui est absurde : en lui-même il n’est pas raisonnable, ou rationnel, « mais ce qui est absurde c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme. L’absurde dépend autant de l’homme que du monde » (p. 113). L’homme « sent en lui son désir de bonheur et de raison. L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde » (p. 117).

La lutte de Camus contre le nihilisme va précisément consister à maintenir constamment présente cette tension, cette confrontation, cette séparation entre l’homme et le monde. Le suicide entraînerait une disparition de l’absurde. Or, pour Camus, la grandeur de l’homme consiste au contraire à maintenir la présence de l’absurde. Cette sorte de résistance au non-sens est un défi: Camus souhaite que l’homme, pour accéder à sa dignité, relève ce défi qui consiste à vivre sans espoir métaphysique et à limiter à la terre une vie dont l’aspect solaire serait l’en-droit, tandis que l’aspect absurde serait l’envers (cf. L’Envers et l’endroit). Camus n’oppose pas seulement, comme dans ses œuvres de jeunesse, le soleil et la misère, il oppose aussi tout au long de son œuvre la joie et l’absurde. Il les oppose et il les relie dans un défi métaphysique : non pas au sens d’une référence à des mondes divins et spirituels, mais comme discipline de vie située au-delà de la morale traditionnelle, et soucieuse cependant de générosité, de beauté et de justice.

En effet, en soutenant « le pari déchirant et merveilleux de l’absurde » Le Mythe de Sisyphe, p. 137), l’homme renaîtra : « Le corps, la tendresse, la création, l’action, la noblesse humaine reprendront alors leur place dans ce monde insensé. L’homme y retrouvera enfin le vin de l’absurde et le pain de l’indifférence dont il nourrit sa grandeur » (ibid.).

Cette lutte contre le nihilisme n’est pas un « renoncement » ; l’homme absurde, en portant son interrogation et sa recherche jusqu’à leurs ultimes conséquences, et cela dans un effort solitaire, « sait que dans cette conscience et dans cette révolte au jour le jour, il témoigne de sa seule vérité qui est le défi » (ibid., p. 139).

Concrètement, ce défi est une révolte. Il n’est plus possible de séparer la prise de conscience, la lucidité concernant l’absurdité de notre rapport à un monde vide, et la révolte, le défi lancé par l’homme contre ce silence du monde. La lucidité, selon Camus, n’entraîne pas le suicide mais la fidélité à l’absurde, c’est-à-dire le maintien de la contradiction entre la limitation du monde et l’exigence de l’homme.

Ce défi ne s’adresse pas à une Personne divine, mais à la réalité dépouillée de toute illu-sion. Tourné vers cette réalité et ce monde, l’esprit révolté ne fuit pas et ne se renonce pas dans une croyance religieuse ou abstraite : au contraire, il « transfigure » la vie concrète.

La « révolte » entraîne une nouvelle forme d’existence et de nouveaux contenus, sinon même de nouvelles significations.

Et tout d’abord, un nouveau sentiment de liberté. Camus dit ne pas s’intéresser à la « liberté des hommes », abstraite et philosophique, mais seulement à la liberté concrète, effectivement vécue par un individu. Cette liberté neuve consiste à être libéré de tout espoir dans l’avenir humain, ou dans l’avenirpost mortem. Elle est aussi l’indépendance à l’égard de tout « système », de toute philosophie et de toute idéologie. Libéré des croyances et des dogmes, libéré de l’espoir mondain ou spirituel, l’homme révolté est « indifférent ». Son indifférence concerne les valeurs et les croyances, l’espoir et la justification, mais non pas le présent.

La révolte entraîne donc une liberté concrète qui est l’indifférence et l’indépendance par rapport à toute valeur et à toute entreprise. Le « principe » de la libération consiste à « se sentir désormais assez étranger à sa propre vie pour l’accroître et la parcourir » (p. 142).

Cette liberté n’est pas seulement indifférence, elle est aussi ferveur et disponibilité. Pour Camus, « ce qui compte n’est pas de vivre le mieux, mais de vivre le plus » (p. 143). La nouvelle liberté accumulera les expériences. Pour elle, il s’agira de viser à accroître « la quantité » et non la qualité. Celle-ci change par l’accroissement quantitatif. Il s’agit « d’être en face du monde le plus souvent possible ». Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c’est vivre, et le plus possible.

Camus nomme « passion » cette recherche d’une intensité présente toujours multipliée et renouvelée, cette vie ardente faite de flamme et de lucidité, de multiplicité et d’indifférence, de liberté et de présence.

Ici survient ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe. Lorsque la lucidité, c’est-à-dire Albert Camus, s’interroge sur le sens global de son attitude face à l’absurde, lorsqu’il ramasse en quelques formules la signification la plus profonde et la plus importante de toute son entreprise, il retrouve l’idée de bonheur.

Dans la conclusion au Mythe de Sisyphe, Camus peut écrire : « On ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire quelque manuel du bonheur » (p. 197). C’est qu’il n’y a qu’un monde : « Le bonheur et l’absurde sont deux fils de la même terre » (ibid.). Ce n’est pas que le bonheur soit nécessairement impliqué dans l’absurde, ni qu’il naisse nécessairement de la découverte de l’absurde: selon Camus, il arrive aussi que l’inverse soit vrai et que l’absurde naisse du bonheur. En réalité il s’agit d’un choix. La liberté, chez Camus, n’est pas seulement la disponibilité ardente d’une liberté ouverte à toutes les expériences, elle est aussi le choix de répondre à une condition humaine absurde par la fidélité au désir de bonheur. « Dans l’univers soudain rendu à son silence, les mille petites voies émerveillées de la terre s’élèvent.»

En évoquant ce nouveau bonheur, fruit de la lucidité et de la révolte, Camus utilise aussi un terme neuf qui, sans être étudié pour lui-même, dans sa spécificité, revient pourtant plusieurs fois sous la plume de l’écrivain : il s’agit de la joie. La descente de Sisyphe dans la vallée, avec son rocher, son tourment, « si [elle] se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie » (p. 197). C’est que son « destin » lui appartient. « Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. » Cet univers « désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile [.]. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Il est remarquable alors que ce soit plutôt ce terme de joie que le terme de bonheur qui vienne à l’esprit de Camus lorsqu’il conclut son livre L’Homme révolté (1958) : « … le secret de l’Europe est qu’elle n’aime plus la vie […]. C’est pourquoi [ces aveugles] ont voulu effacer la joie au tableau du monde et la renvoyer à plus tard » (p. 708).

Pour Camus, au contraire, le monde, la vie, la joie « restent notre premier et notre dernier amour ». Il s’agit certes d’un « bref amour ». Mais, indifférent aux « fureurs adolescentes » des idéologies meurtrières, l’esprit lucide qui est le véritable esprit libre sait que : « Au sommet de la plus haute tension va jaillir l’élan d’une droite flèche, du trait le plus dur et le plus libre » (p. 709).

On le voit, la révolte lucide s’ouvre sur la terre et ses présences, sur la liberté et sa joie. Mais cette actualité solaire de la joie s’ouvre elle-même sur un dépassement de la violence et du tragique européen, c’est-à-dire peut-être sur le désir et la prémonition d’une utopie concrète.

(Robert Misrahi , Qu’est-ce que l’Ethique)

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