L’ESPÉRANCE ET L’UTOPIE [Ernst Bloch 1885-1977]

C’est dans le contexte pessimiste de ce [XXe] siècle que, d’une façon paradoxale, un philosophe parvient à considérer à la fois les désirs concrets de ses contemporains, et les interrogations philosophiques de l’homme de réflexion: Ernst Bloch, philosophe allemand, exilé aux Etats-Unis, revenu dans l’ancienne République démocratique allemande, puis réfugié dans l’ancienne Allemagne occidentale. L’originalité de son entreprise mérite qu’on s’y arrête un moment.

Passé par le marxisme, mais souhaitant en dépasser le dogmatisme, Ernst Bloch prête une attention neuve à la construction de l’avenir. Contre toutes les philosophies de l’histoire qui, à la suite de Hegel, croient rendre compte d’un passé déjà accompli ou d’un avenir répétitif et prédéterminé, Ernst Bloch s’efforce de comprendre l’avenir comme l’œuvre créatrice des individus et des groupes.

Cette œuvre créatrice s’enracine dans des structures de la conscience individuelle qui impliquent un rapport à des fins qui valent comme souverain bien, et à une visée qui est celle-là même du bonheur. « L’existence dangereuse, correctement saisie, est à l’existence heureuse ce que le feu est à la lumière; c’est le bonheur qu’éclaire déjà la lueur qui sort de la bouche à feu. » (E. Bloch, Le Principe espérance, t. III, Paris, Gallimard, 1991, p. 27.) Seule une telle visée du bonheur, füt-il le plus difficile, le plus dangereux et le plus lointain, peut rendre compte du mouvement de l’histoire. Celle-ci, loin d’être le déroulement plus ou moins dialectique d’une nécessité abstraite et globale, est, au contraire, l’activité des individus tournés vers un souverain bien qu’ils situent dans l’avenir. Celui-ci est l’œuvre des individus dans l’exacte mesure où ils sont toujours portés, dans le présent, par le « souhait » d’un certain idéal à réaliser et par l’« espoir » ou l’espérance de voir un jour l’avènement effectif de cela qui est désiré.

Tout l’effort d’Ernst Bloch est consacré à la compréhension de ce dynamisme créateur. D’une part, il analyse tous les actes de la conscience qui participent à la création de l’avenir et, d’autre part, il décrit toutes les œuvres et les activités qui manifestent cette activité créatrice, ou qui en sont le fruit, dans tous les domaines de la civilisation humaine.

Et d’abord l’activité même de la conscience. Ernst Bloch la situe au premier plan, à l’encontre même de ses compagnons de l’ancienne R.D.A. et au terme d’une réflexion commencée longtemps auparavant durant son exil aux Etats-Unis (entre 1938 et 1949).

Ce qu’il appelle la « catégorie Espérance » rend compte de tous les aspects et de toutes les implications de l’activité de la conscience présente: elle est par essence tournée vers l’avenir et, par définition, vise en cet avenir un bien suprême, une extrême satisfaction, ou la réalisation d’un rêve.

La « catégorie Espérance » se livre d’abord à la réflexion comme étant la présence active et actuelle du « non-encore-réalisé ». La conscience est, par sa structure la plus décisive, toujours habitée par le « non-encore-réalisé » et toujours tournée vers le « front du possible ». Les différentes couches de la catégorie de la possibilité, ainsi que les significations « horizon », « Novum », ou « front », constituent les modalités concrètes du rapport à l’avenir, et c’est ce rapport riche et multiple à l’avenir qui constitue le présent même de la conscience. Ainsi l’action véritable est la mise en œuvre, par la conscience, d’un certain nombre d’attitudes qui rendent compte du lien du présent à l’avenir : le « nouveau », le « devant nous », le « médiatisé » sont des contenus dynamiques et constants de l’activité. Le « présent authentique » comporte toutes ces dimensions et ces tensions créatrices, et c’est pourquoi la conscience est « mouvement ».

Plus radicalement encore, le noyau principal de la conscience utopique, c’est-à-dire de la conscience réelle et réellement consciente de tous ses pouvoirs, est le « franchissement ». Il y a là un vécu dont la signification est primordiale: il implique toutes ces activités de dépassement, de transcendance et de transgression qui, portant la conscience au-delà d’elle-même et de son propre présent, la portent vers son propre au-delà, vers son propre possible qu’elle anticipe pour le réaliser, et qu’elle réalise en l’anticipant.

La « catégorie Espérance » n’est done pas la propension à se perdre dans une croyance en un avenir meilleur. Elle est la structure dynamique d’une conscience définie simultanément par la conscience de la possibilité, le franchissement du présent et le souhait d’un avenir extrême. La substantialité même de la conscience, ce qui fait son existence et son sens, est. en effet. le désir et le « souhait » le mouvement vers la perfection, la plénitude et l’idéal.

Le second axe de la réflexion d’Ernst Bloch illustre bien, par ses réalisations effectives, le sens de cette conscience anticipante. C’est l’imagination qui, alors, entre en jeu. Elle est la médiation entre le désir et l’œuvre, à la fois puissance d’anticipation et puissance de réalisation, puissance visionnaire et puissance créatrice. La richesse des analyses et de la culture d’Ernst Bloch est immense. L’auteur part des rêves éveillés les plus simples, et des désirs vitaux les plus élémentaires, pour parcourir tous les domaines de la création humaine qui permettent de constater l’existence et l’efficacité de ce constant désir d’un avenir si parfait qu’il est comme un bien et un bonheur suprêmes. L’auteur rencontre alors les « images-souhaits » reflétées dans ces « miroirs » que sont, par exemple, les littératures populaires, la danse ou le théâtre, et il analyse longuement ces « épures d’un monde meilleur » que sont la médecine ou la technique, l’architecture ou les systèmes sociaux utopistes. Toutes ces anticipations sont créatrices et fécondes, et toutes impliquent, en effet, l’idée d’une histoire à construire et d’un progrès vers la réalisation d’un bonheur concret digne d’être considéré comme un souverain bien. Il n’est pas jusqu’aux grands systèmes philosophiques où Ernst Bloch n’aperçoive un « paysage du souhait », étroitement relié à la sagesse. Mais les préoccupations de l’auteur sont toujours concrètes et c’est dans la même perspective de souhait, d’espérance et de franchissement qu’il conduit une réflexion sur « la journée de huit heures, la paix dans le monde, le temps libre et les loisirs ».

C’est au terme de cette réflexion, dans le tome III de son grand ouvrage, que s’expriment avec le plus de force les significations de l’ouverture et de l’espérance: il s’agit bien, dans tous ces mouvements de la conscience anticipante et créatrice, d’un souverain bien qui est, comme le bonheur, intuitif et concret, existentiel et absolu.

Le bonheur est alors « l’équilibre parfait ou l’heureux rapport entre le dedans et le dehors, mieux connu sous le nom glorieux de joie ». Ernst Bloch conduit cette description de l’existence heureuse (qu’il a raison de désigner par le beau nom de joie) en analysant quelques-uns des modèles de perfection qui orientent toujours l’action et la vie, telles qu’elles sont décrites par les plus grands créateurs. C’est ainsi qu’existent des « modèles d’adéquation de l’homme avec lui-même », des « paradigmes » du rythme de la volonté ou de la contemplation avec le double éclairage Dionysos-Apollon, ou vita activa-vita contemplativa; existent aussi des « prototypes du franchissement de frontières » avec Faust et le pari de « l’Instant exaucé », des « paradigmes du franchissement de frontières abstrait » à l’exemple de Don Quichotte et de Faust. Mais « le franchissement et le monde le plus intensément humain qui soit » se réalisent dans la musique est l’« Humanum », c’est-à-dire la plénitude de l’espérance humaine.

Ou plutôt, devrait-on dire, commencent à se réaliser dans la musique. Pour Ernst Bloch, en effet, celle-ci est née d’abord comme « un appel lancé à l’adresse de ce qui manque », et qui est situé « de l’autre côté de la frontière ». La musique est ainsi constituée « par le matériau de l’espérance, vivace jusque dans les accents de la souffrance causée par l’époque, le monde, et même la mort ». C’est pourquoi toute musique, et non pas seulement la musique romantique, est toujours expressive, comme on le voit chez Jean-Sébastien Bach ou Josquin des Prés. L’opposition forme-expression affective est absurde car toujours la forme n’est que le moyen « d’atteindre une diction qui surpasse la parole […] et en fin de compte et toujours : la formulation d’un […] appel ». Et ce qui s’exprime ainsi

Il reste que la musique ne fait ainsi que commencer l’expression du plus intensément humain. Selon Ernst Bloch, ce sont les créations religieuses de l’humanité qui expriment pleinement ces désirs de perfection. Mais il appartient aux athéismes, et notamment à celui de Lucrèce et de Feuerbach, à la fois matérialistes et exigeants, de libérer l’humanité de la transcendance, tout en conservant le mouvement et le désir du souhait du meilleur: « C’est Jupiter Optimus Maximus que l’athéisme abolit essentiellement, mais non pas le contenu optatif de l’Optimum Maximum lui-même ». L’élan vers le haut finit ainsi par être un élan vers l’avant, et les choses d’ici-bas se révèlent à la longue moins « invalides » que les choses d’en haut. Ernst Bloch nous rend très sensibles à cette réalité et à cette efficacité du « rêve vers l’avant », et il sait promouvoir simultanément la lucidité et l’enthousiasme, l’ouverture au monde des possibilités réelles et le dynamisme créateur du désir et du rêve.

Ernst Bloch nous appelle au désir de l’extrême et sait nous montrer que seul ce désir est créateur de réalité. Et en ce désir, en cette réalité humaine auto-créatrice, ce qui prend forme est la plénitude parfaite de l’accord avec soi-même. Chesterton, cité par Ernst Bloch, écrivait: « L’homme qui n’a pas, constante à l’esprit, une image optative de sa propre perfection, est aussi monstrueux qu’un homme sans nez. » L’image « optative » désigne ici l’image idéale de soi-même, celle qui, parmi plusieurs autres, serait à la fois préférée et souhaitée, désirée comme incarnation de sa propre perfection à construire. C’est cette idée dynamisante que reprend Ernst Bloch lorsqu’il écrit: « Le souhait édifie et crée du réel […]. Le désir de devenir conforme à soi-même attire l’âme, il est la solution offerte par l’idée au cristal total qu’est la réalité renouvelée, il est l’esprit qui […] s’oriente vers notre avenir avec la force de l’aimant, vers cet avenir du monde qui dirige constamment ses regards sur nous… » (E. Bloch, L’Esprit de l’utopie (1918), cité par lui-même dans Le Principe Espérance, t. III, p. 554.)

Ainsi la genèse réelle n’est pas au début mais à la fin et « elle ne commencera à commencer que lorsque la société et l’existence deviendront radicales… ». Dès que l’homme fondera ce qui est sien dans une démocratie réelle, « naîtra dans le monde quelque chose qui nous apparaît à tous dans l’enfance, et où personne encore n’a jamais été: le Foyer ». (Id., Le Principe Espérance, op. cit., t. III, p. 560. Il s’agit de la dernière phrase de l’ouvrage.)

QU’EN EST-IL DU SUPRÊME DÉSIRABLE?

L’apport et la force de la pensée d’Ernst Bloch sont considérables. Contre le dogmatisme déterministe et chosiste, il relie bien l’action historique et l’action en général à leur racine individuelle: le souhait, le désir et l’espérance. L’action s’invente à partir de l’imagination d’un monde meilleur et, par conséquent, à partir de l’avenir. Et celui-ci est notre œuvre, loin qu’il soit le résultat nécessaire et mécanique d’un passé qui ne ferait ainsi que se répéter lui-même dans un avenir sans avenir. Ernst Bloch a ainsi réhabilité l’utopie et la pensée utopiste, en montrant que l’histoire est créée, non par les dogmes et les idéologies figées, mais par les utopies rêvées et mises en œuvre par les individus. La voix d’Ernst Bloch est une belle exhortation à l’espoir, et une remarquable analyse des catégories de l’espérance.

Il reste que l’utopie, chez Ernst Bloch, laisse un certain nombre d’interrogations sans réponse, et cela en raison de l’obscurité de certains points de doctrine. Lorsque l’auteur nous parle de « souhait » ou de « paradigmes » de la perfection, il insiste à bon droit sur le moteur de l’action, mais il ne se prononce pas sur les possibilités de réalisation de ces idéaux. Ils sont efficaces comme sources du mouvement, mais sont-ils efficaces comme origines d’une incarnation réelle de ces idéaux? Trop souvent, Ernst Bloch évoque le monde objectif comme cadre et limite du possible; mais ces « possibilités objectives » ne sont-elles pas précisément définies par le désir et le souhait eux-mêmes?

On ne saurait en effet considérer que les « possibilités » sont inscrites à l’avance dans le monde objectif: le tracé d’une future voie ferrée, par exemple, n’est pas inscrit dans la montagne ou la rivière, mais inventé à partir du terrain, avec des viaducs ou des ponts ou des tunnels inventés et construits de toutes pièces par l’esprit humain. C’est après l’action que l’esprit projette rétroactivement, dans le passé, un « avenir » qu’il appelle possible. C’est donc le désir et le souhait eux-mêmes qui s’inventent des possibles (tels des gratte-ciel ou des autoroutes de montagne) et remodèlent ainsi la réalité. Il en va de même dans l’ordre de l’histoire et de l’invention politique: seul un réalisme étroit pourrait penser que l’histoire est prédéterminée par le possible et ses « limites ». Car on ne peut savoir ce qui est possible qu’après avoir tenté l’épreuve: c’est après l’action que se définissent les limites et les franchissements.

C’est pourquoi, dans sa référence prudente aux « possibilités objectives », Ernst Bloch risque de se trouver en contradiction avec ce qui fait l’essentiel de son inspiration. Il semble à nouveau faire sienne une théorie « objective » de la situation, qui soumet encore celle-ci à des déterminismes plus puissants que le désir et à des limites antérieures à l’imagination.

Quand il évoque le bonheur et son nom « glorieux » qu’est le terme de joie, il nous semble que l’auteur se satisfait d’une allusion formelle au désir de perfection mais ne se consacre guère à l’analyse des contenus. Il met en évidence un moteur et une énergie, il n’est pas certain qu’il élucide des contenus qui seraient le corrélat véritable du désir, c’est-à-dire la substance même du « monde meilleur » que visent le rêve, le souhait et l’espérance. Le désir utopique est bien mis en évidence, mais l’objet de ce désir reste fort obscur. Lorsqu’il réfléchit sur le Divin, Ernst Bloch, sans apporter de lumière véritable sur ce qu’il entend par ce terme, se borne à évoquer « ce qui ne s’est pas produit, jamais et nulle part, bref, c’est une perfection qui apporterait la satisfaction utopique du besoin propre à l’espérance. Depuis toujours, c’est le divin qui se trouve au faîte de l’Idéal ». Cette description reste formelle, puisqu’elle rencontre seulement les concepts de « perfection » d’« espérance » et de « lointain » (dans l’ordre de l’espace ou du temps). Qu’il s’agisse du religieux, du politique ou de l’esthétique, Ernst Bloch met seulement en évidence un mouvement et une espérance, un appel et un lointain, mais sans jamais être en mesure de proposer des contenus précis et clairs, susceptibles d’être à la fois expérimentés, pensés et communiqués. Or, il est possible que ce paradigme de la perfection qu’est le Divin corresponde à certains aspects vécus de l’expérience humaine elle-même. Ernst Bloch n’y fait jamais allusion. De même, il ne décrit pas le contenu et les significations de l’objectif ultime qui impliquerait à la fois bonheur et liberté. Il écrit, à la fin de son ouvrage: « Aussi clairement visible et distinct que soit le but, dans le contexte d’une société en mouvement et en progression vers sa forme sans classes, l’objectif ne pourra pas être atteint si le sujet ne vise pas au-delà de lui ». Quel est cet au-delà de la société sans classes qu’il conviendrait de poursuivre pour réaliser auparavant cette société? Ernst Bloch ne le dit pas, et ne pressent pas même l’existence d’une question. Il parle d’une « vocation de l’homme pour l’Inouï » mais ne dit rien de son contenu. La foi véritable est, pour Ernst Bloch, « foi du savoir de ce qui germe, de ce qui est encore non éclos dans le monde […]. Et comme le Meilleur est encore en suspens, il faut, nous devons avoir foi en lui, afin qu’il aboutisse ». Mais quels sont le sens et la substance de ce « non éclos »? Quels sont la substance et le contenu de ce « Meilleur »?

L’absence de réponse à la question du contenu se double d’une obscurité à propos des voies qui conduiraient à la réalisation de l’idéal. C’est au cœur de la souffrance et de la détresse que se situe, pour Ernst Bloch, le désir et l’espérance d’un monde meilleur. C’est dire que l’idéal se situe sur le même plan que la réalité quotidienne défectueuse, dans un horizon qui est comme le prolongement du monde empirique où l’idéal a germé. De cette homogénéité, Ernst Bloch ne s’étonne pas. C’est au-delà de la misère que se trouverait la société sans classes, et c’est au-delà de cette société, mais sur le même plan, que se trouveraient « l’Inouï » et le souverain bien. À partir de cette homogénéité du monde actuel et du monde idéal, quels sont les moyens envisageables? Ernst Bloch n’en dit rien en dehors de sa référence discrète au combat des marxistes. Tous se passe comme s’il avait seulement souhaité nous ouvrir à l’espérance, mais en restant discret sur les contenus de notre espoir et muet sur les moyens de sa réalisation. Mais une exhortation à l’espérance peut-elle suffire à nous convaincre de sa pertinence?

Le mérite d’Ernst Bloch, son originalité et son courage restent entiers. Peut-être est-ce à nous, en effet, nous les générations suivantes, qu’il appartient de répondre aux questions que, avec Aristote et Spinoza, il nous a aidés à formuler. Et peut-être fallait-il attendre que le dogmatisme marxiste et les sociétés communistes s’effondrent, pour que soit dégagé un horizon où il sera possible de répondre enfin à la question de savoir ce que peut être aujourd’hui le suprême désirable et le monde « Meilleur ».

(Robert Misrahi – Le bonheur – essai sur la Joie )

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