INTRODUCTION : LE PHILOSOPHE DEVANT LES CRISES

A l’orée du XXIe siècle, le monde semble déchiré par des crises dont la gravité ne le cède en rien à celle des crises du début du siècle. Les guerres ne sont plus « mondiales » mais elles déchirent cependant tous les continents sous des visages nouveaux, qu’il s’agisse de guerres de religions travesties en guerres nationales, ou de combats d’intérêts travestis en luttes nationales. L’effondrement des empires totalitaires engendre la haine et les conflits locaux, tandis que les progrès technologiques produisent la misère et le chômage, et cela non pas certes par eux-mêmes, mais par l’absence d’une maîtrise de l’économie libérale par la démocratie. La liberté reste ou s’avère le plus précieux des biens, mais elle ne semble pas réussir à organiser les hommes, comme elle ne semble pas réussir à administrer les choses.

Ainsi, dominés par la misère, par la violence ou par le malheur, la plus grande partie de la population mondiale semble vivre, sur le plan économique et social, dans un état de crise permanente. L’exceptionnelle croissance économique de certains pays du Sud-Est asiatique n’est pas en mesure de masquer la crise actuelle du « mondialisme ».

L’Europe, on le sait, n’est pas épargnée. Mais au lot commun de misère et de violence, de délinquance et d’injustice, de guerres et de servitudes, elle ajoute une spécificité culturelle: la crise de la philosophie.

Nous ne pensons pas seulement aux crises des idéologies, c’est-à-dire à l’effondrement des systèmes idéologiques et politiques qui, pendant la première moitié du siècle, inspiraient l’action et croyaient justifier les politiques. Si la religion inspire la politique de certains pays islamiques (qu’ils soient arabes ou non), elle n’inspire plus d’une façon sensible et directe les nations occidentales et, notamment, l’Europe. Les autres idéologies se sont effondrées sous les coups extérieurs de la guerre (comme le fascisme et le nazisme) ou par l’action interne du délabrement et de l’esclavage (comme le bolchevisme).

Derrière ces crises des idéologies, qui voient s’effondrer les systèmes de valeurs qui orientaient l’action publique, se profile une crise plus fondamentale qui affecte la source même de toute valeur et de toute signification : il s’agit de la philosophie elle-même. L’Europe du XXe siècle est le lieu d’une crise majeure de la philosophie qui concerne non pas seulement les contenus de la philosophie, mais l’idée même de philosophie.

La crise de la philosophie, telle qu’elle s’énonce chez Husserl par exemple, accompagne la crise des sciences, et consiste en une interrogation inquiète sur sa propre validité. La philosophie n’étant pas une croyance (ni imposée, ni choisie), elle est amenée à poser d’une façon plus radicale que ne le faisait Descartes, la question de ses fondements, et à examiner ses propres titres d’une façon plus rigoureuse que ne le faisait Kant. Car s’il appartient par essence à la philosophie de s’interroger sans cesse sur ses droits et ses pouvoirs, cette inquiétude et cette exigence sont particulièrement vives après la Seconde Guerre mondiale : nul philosophe ne pouvait éviter la question du rôle (ou de l’absence d’action) de la philosophie face au déferlement de la guerre et de la violence concentrationnaire. La question est tristement contemporaine et toujours valable. Que dit, que peut la philosophie face à la misère, au malheur et à la violence ? Si elle ne peut rien, que vaut-elle ?

Ces questions sont sérieuses. Leur pertinence est corroborée par le développement considérable des philosophies tragiques, au temps même où la philosophie se met en question. À cet égard, l’exemple de Heidegger est symptomatique : il propose de remplacer la philosophie par la « pensée » et la phénoménologie par l’« ontologie », puis il assigne comme but à cette pensée de dire l’angoisse de mourir, le souci pour l’existence et l’appel à une authenticité qui consisterait à songer à sa propre mort comme à l’affaire la plus personnelle et la plus importante qui soit.

Cette doctrine exprime peut-être les angoisses et les violences du XXe siècle, elle n’en exprime pas les désirs les plus profonds, ces désirs de paix et de liberté qui sont au moins aussi significatifs de ce siècle que le désir de mort véhiculé par les philosophies tragiques. Outre Heidegger, ce siècle voit se développer la pensée de Sartre, elle aussi tragique en son fond. Ici, le philosophe semble démuni devant le développement de la « nécessité » sociale et historique, celle des « ensembles pratiques » et de l’économie capitaliste, comme il se sentait « de trop » lorsqu’il écrivait La Nausée, envahi qu’il était par ce qu’il disait être le sentiment de l’absurdité du monde et de la gratuité des choses et des hommes. Antihumaniste comme Heidegger, il désespérait aussi bien de l’homme que de la philosophie. Le fait qu’il menait des combats politiques pour la démocratie, la justice et la liberté ne trouvait aucun fondement dans son œuvre et ne faisait que souligner le divorce entre la réalité et la pensée philosophique, prisonnière de son désespoir et de son interrogation sur elle-même. Où qu’on se tournât, on croyait constater une tragique convergence entre les crises politiques et sociales et la crise fondamentale de la philosophie elle-même.

Pourtant cette apparente convergence entre violence objective et inquiétude philosophique reposait sur un malentendu ou une ignorance. Le malentendu consistait à croire que la réalité effective était la seule possible : violente et tragique; et que la philosophie n’avait pas d’autre tâche que de décrire et d’entériner cette réalité tenue pour unique et nécessaire. Une même attitude de réception et de perception passive était adoptée à l’égard du monde en crise : tout semblait logiquement devoir aller à sa perte parce que tout semblait effectivement en train de se perdre.

Le malentendu consistait à emprisonner la philosophie dans une tâche de consécration de la crise réelle, et à définir la philosophie comme critique de la société et non pas simplement comme critique transcendantale de la connaissance. La crise où se mouvait la philosophie se retournait contre la philosophie dans et par le mouvement où elle s’identifiait à une sociologie déguisée ou à une anthropologie structuraliste. La philosophie en oubliait sa tâche créatrice, ainsi que la dimension inventive et positive de sa contestation.

C’est que le malentendu reposait sur une ignorance, et sur la plus grave des ignorances : l’aveuglement sur soi. La philosophie européenne, enfermée dans la pensée tragique et l’anthropologie déterministe, semblait ignorer toute la part solaire et dynamique de son histoire. Elle semblait ignorer qu’elle avait le plus souvent lié sa tâche critique à une tâche constructrice. Le doute chez Montaigne s’accompagne d’une recherche de la volupté de vivre; les philosophes du XVIIIe siècle critiquent le despotisme et les connaissances sans fondements, mais ils souhaitent construire une société démocratique et un bonheur concret pour tous. Certaines version de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen se font l’écho de cette recherche fondamentale du bonheur. Le XIXe siècle découvre l’existence et approfondit la connaissance du sujet, mais sa démarche critique souhaite déboucher sur une plénitude et sur une signification. Si, dès lors, Schopenhauer, Nietzsche et Heidegger ne sont pas le tout de la philosophie, s’ils n’épuisent pas le champ philosophique, il devient urgent de mieux comprendre les tâches de la philosophie qui furent occultées par la pensée tragique. Il devient urgent de combler notre ignorance sur le développement de la philosophie afin de mieux comprendre son statut et ses tâches véritables.

Le but de la philosophie ne saurait consister à se faire le miroir passif des crises sociales. Sa propre crise, sa propre recherche sur son sens et sur sa validité doit être autonome et créatrice. C’est seulement à partir d’une véritable compréhension de soi, c’est-à-dire de son propre sens et de sa démarche propre qu’elle aura quelque chance d’assumer une responsabilité à l’égard du monde et de se présenter non comme un miroir passif et répétitif d’un monde déjà fait mais comme lumière créatrice d’un monde à construire.

On le voit, le malentendu et l’ignorance proviennent ici de la méconnaissance d’un fait fondamental : le but de la philosophie, sa raison d’être et sa signification résident dans l’effort réflexif pour comprendre et résoudre les crises objectives en commençant par comprendre et résoudre sa propre crise. Ce qu’il convient maintenant de voir est que l’interrogation critique sur elle-même comporte, en ce qui concerne la philosophie, une signification éthique.

Quand elle s’interroge sur sa propre validité, la philosophie pose que sa valeur de vérité comporte des conséquences si graves dans l’ordre de la vie et de l’action, qu’il importe en effet que ses méthodes et ses critères soient l’objet d’une critique rigoureuse. Elle ne souhaite pas se détruire pour se désespérer, mais se critiquer pour se renforcer. Et sa force de pensée, elle souhaite la mettre au service d’une existence plus riche et plus pacifiée, plus significative et plus harmonieuse. On le voit : l’essence et la vocation de la philosophie ne résident pas dans la critique, mais dans l’examen critique des conditions et des voies d’une existence meilleure.

La philosophie est donc éthique par vocation. Les crises qu’elle connaît tout au long de son histoire sont les interrogations légitimes sur la validité des connaissances et des valeurs qui devront permettre une vie meilleure pour le plus grand nombre. L’examen critique n’est donc pas sa propre fin, mais le moyen d’établir d’une façon ferme et assurée des voies nouvelles pour l’existence et pour l’action, lorsque les critères anciens deviennent incertains ou insuffisants, lorsque l’exigence s’accroît avec le Désir.

En d’autres termes, la tâche de la philosophie est de proposer et même d’instaurer des commencements neufs pour l’existence. Et c’est à partir d’une réflexion sur l’irrationalité de la violence objective et sur l’obscurité ou l’incertitude de la conscience de soi que la philosophie se constitue comme ce commencement et ce recommencement de l’existence. Elle ne se borne pas à constater des crises hors d’elle-même et en elle-même, elle part de cette double inquiétude pour construire une vision du monde, un système de valeurs, une orientation qui ouvrent des voies pour l’existence et qui permettent de mieux vivre.

Ces remarques nous conduisent à une question. La philosophie ne serait-elle pas en réalité identifiable à l’éthique elle-même, et celle-ci ne serait-elle pas nécessairement une éthique du bonheur ? Pour préciser cette double question et pour tenter d’y répondre, nous organiserons notre réflexion en quatre temps. Nous suivrons d’abord le mouvement de la pensée classique, de Platon à Spinoza, mouvement par lequel se délimite, se définit et se constitue le domaine de l’éthique comme véritable signification de la philosophie et comme système des doctrines du bonheur.

Nous pourrons alors mieux comprendre les doctrines contemporaines du bonheur, ainsi que leur occultation par la pensée tragique : ce sera le deuxième moment de notre recherche. Le troisième moment, disposant alors d’une information et d’une vision suffisantes, pourra se consacrer à l’examen plus approfondi de l’éthique et de son rapport à l’idée nouvelle d’existence. C’est dans le quatrième moment que nous serons en mesure de proposer enfin une éthique existentielle de la joie, éthique qui s’efforcera d’être à la fois conceptuellement rigoureuse et qualitativement substantielle.

(Robert Misrahi – Qu’est-ce que l’Ethique )

Laisser un commentaire