La réciprocité dans la relation Je-Tu (Martin Buber, 1878-1965)

Avant que ne se développe en France et en Angleterre une pensée du bonheur soucieuse en même temps de justice et de libération pour tous (chez J.C. Powys et chez A. Camus), on voit se constituer dans l’Allemagne démocratique de Weimar, autour des années 1920, puis en exil (durant la période nazie et après la guerre), une pensée utopiste qui est en fait une nouvelle réflexion sur le bonheur.

Tandis qu’Ernst Bloch (dont nous reparlerons plus loin) publie L’Esprit de l’utopie en 1918, Martin Buber publie en 1923, à Francfort, Je et Tu (Ich und Du).

Ce livre, bien que rarement évoqué, aura une influence considérable sur le développement de la question des relations à autrui et de la communication, durant tout le XXe siècle, à travers la philosophie de l’existence et, d’abord, dans l’œuvre de Jaspers (Philosophie, liv. II, « Éclairement de l’existence », Première division : « Moi-même en communication et dans mon historicité »).

Certes, la référence première de Martin Buber est la Bible hébraïque et son propos initial est de rénover le judaïsme (comme Kierkegaard tenta de rénover le christianisme). Mais, à partir de la référence au « face-à-face », Moïse avec Dieu, Buber est amené à développer pour elle-même l’analyse de la relation à autrui, et c’est dans cette analyse que réside la véritable fécondité de sa pensée. Non seulement le philosophe éclairera par sa doctrine de la réciprocité Le Problème de l’homme (1962), mais encore il prolongera cette doctrine vers ses conséquences politiques et utopiques dans Les Chemins de l’utopie (1950).

La réciprocité est donc pour Martin Buber une réalité fondamentale et fondatrice. Elle consiste en une certaine modalité de la relation à autrui, modalité qui s’oppose à la forme courante de la relation dans nos sociétés indus-trielles. Le plus souvent, en effet, l’homme n’est qu’un moyen pour l’autre homme, un moyen d’enrichissement ou d’efficacité, c’est-à-dire finalement un objet. C’est encore à cet état de chose ou d’obiet qu’est réduit l’individu lorsque l’anthropologie contemporaine s’efforce de le connaître. Par la sociologie ou la psychologie, l’homme est réduit à n’être plus que le résultat mécanique et anonyme des forces sociales externes ou des pulsions psychiques internes qui le pressent et le déterminent. L’individu déterminé est alors annihilé, réduit à autre chose que lui-même, réduit précisément à des forces anonymes externes ou à des forces biopsychiques internes. Personnalité, valeur et liberté sont tout simplement niées.

Contre ces relations chosifiantes qu’elles soient issues de l’exploitation et de l’anonymat social, ou qu’elles soient le résultat de connaissances anthropologiques faussement scientifiques, Buber met en évidence la spécificité et l’exceptionnalité de la relation authentique. Celle-ci est exclusivement la relation réciproque.

Une telle relation peut toujours émerger entre deux consciences, lorsque deux individus se perçoivent directement et ne réduisent pas l’autre aux relations et connaissances abstraites qui sont censées le définir mais qui en fait le tra-hissent. Chacun est alors un Je pour l’autre qui est un Toi, ou un Tu. Aucun n’est réductible à sa fonction sociale (ouvrier, militaire, patron, fonctionnaire), aucun n’est réductible à des mécanismes psychologiques (« pulsions », « complexes », tendances, traumatismes, « caractère »). Au contraire, chacun est pour l’autre une conscience en première personne, saisie à travers la relation directe de la deuxième personne. C’est dire que la relation réciproque est la seule véritable relation qui place face à face deux consciences absolues, conscientes de la présence absolue et entière d’une autre conscience.

Cette relation réciproque, réelle et véritable est donc immédiate. Elle est d’abord totale et instantanée : c’est la totalité du sujet qui est posé comme tel par l’autre, et cela dans l’instant même de la rencontre. Celle-ci est immédiate également par un autre aspect : elle est directe, sans médiation, et n’a pas à utiliser des réalités ou des concepts extérieurs et différents pour rendre possible l’accès à l’autre.

L’immédiateté de la relation réciproque entre deux consciences, qui se posent et se saisissent mutuellement comme personnes, ne fait pas de cette relation un événement aveugle : il s’agit au contraire de la plus claire conscience. Martin Buber va même plus loin : la réciprocité est un événement qui se situe entre les deux consciences et non à l’intérieur de chacune d’elle, et cet événement de l’entre-deux est en même temps l’origine de chacun des deux sujets, l’origine de chaque Je. Ce ne sont pas les individus qui sont à l’origine de la relation réciproque, c’est au contraire la relation réciproque qui est à l’origine de chaque ego, de chaque Je.

L’importance de la rencontre est considérable. Non seulement elle instaure et pose donc ego et alter ego, mais en outre elle ouvre une nouvelle période de l’existence. À ce double titre elle est un véritable commencement : elle est le premier moment d’une nouvelle période de l’existence, et elle est le premier événement qui rende possible la conscience de soi et la personnalité. Elle est donc fondement à la fois comme origine temporelle et comme condition de possibilité.

Ce fondement n’est pas un événement formel ou abstrait, il est un acte concret. Martin Buber nomme cet acte la percée. La rencontre, comme inauguration et comme événement absolu, est en effet comme une percée brusque hors du monde ancien des objets et des consciences réifiées, et comme une entrée brusque dans le nouveau monde des consciences véritables reconnues enfin et saisies comme des personnes.

Pour mieux éclairer la spécificité de la rencontre et de la réciprocité, Martin Buber oppose le dialogue véritable et les faux dialogues. Le premier ne peut s’instaurer que sur la base de l’affirmation plénière et immédiate de l’autre comme conscience absolue, toute entière présente : seule la réciprocité entre des intériorités reconnues peut faire émerger le vrai dialogue où chacun écoute l’autre et lui répond effectivement. Au contraire, la relation abstraite entre des individus réduits à leur fonction ou à leur situation empirique, c’est-à-dire à leur extériorité, ne saurait engendrer qu’un dialogue illusoire ou faux. Il sera marqué par la méconnaissance ou par le simple calcul escomptant des résultats, mais fondé sur l’ignorance de l’autre. Souvent (mais non pas toujours) le dialogue politique n’est ainsi qu’un simulacre de dialogue parce qu’il ne s’appuie pas sur une véritable réciprocité. Enfin le faux dialogue par excellence est celui dans lequel chacun des interlocuteurs se borne à attendre que l’autre ait cessé de parler pour reprendre son propre discours au point où il l’avait précédemment laissé. De ces dialogues illusoires ou faux découlent tous les malentendus et toutes les violences.

Seul le dialogue authentique est fécond, parce que seul il se fonde réellement sur la réciprocité, c’est-à-dire la rencontre de deux affirmations mutuelles. C’est pourquoi la réciprocité est l’essence de l’amour. Si Martin Buber croit devoir distinguer un amour céleste et apollinien, et un amour terrestre et dionysiaque, c’est pour insister sur la part d’activité spirituelle qui se trouve dans l’amour véritable. Quoi qu’il en soit, on peut dire que chez Buber la réciprocité fonde l’amour. Mais, par là même, la réciprocité s’avère être le fondement indispensable d’une société qui voudrait réaliser la justice et établir l’harmonie heureuse entre tous ses membres. Sans analyser pour elle-même l’expérience de l’amour, Buber déploie plutôt la conséquence politique de sa conception de la réciprocité. Il s’agit pour lui d’évoquer les utopies sociales et l’histoire des utopies. Ce qui ressort principalement de l’évocation historique opérée par Buber est l’idée fondamentale selon laquelle une société harmonieuse, juste et heureuse est un idéal de perfection parfaitement réalisable, à la condition que cette société soit tout entière fondée sur le principe de réciprocité. Or ce principe, Buber l’a montré, est constitutif de ce qu’il y de meilleur dans les individus humains, et de cela même qui les constitue comme sujets. La réalisation de la société utopique (c’est-à-dire de la société juste et heureuse) ne serait donc en toute rigueur que la réalisation même de l’humanité de l’homme.

(Robert Misrahi , Qu’est-ce que l’Ethique)

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