Le Bonheur et la société non répressive (Herbert Marcuse, 1898-1979)

C’est précisément en mai 1968 que paraît la traduction française d’Éros et civilisation (publié d’abord à Boston en 1955). Le contexte historique jeta une lumière nouvelle sur cet ouvrage qui, en 1955 et aux Etats-Unis, se présentait simplement comme une enquête philosophique sur la pensée de Freud. La lumière nouvelle était celle de l’utopie, non pas comme simple conviction mais comme doctrine réflexivement fondée.

1. Rappel et critique de la doctrine freudienne

En effet, ce que Marcuse étudie dans l’œuvre de Freud n’est pas tant la psychanalyse en général, comme thérapeutique et comme doctrine de l’inconscient, que la psychanalyse dans son rapport au bonheur. Et parce que cette doctrine concerne à la fois l’individu et le groupe social, on peut dire que Marcuse étudie la signification éthique et politique de la psychanalyse dans son rapport au bonheur. Mais l’inspiration utopiste consiste précisément à relier la question unitaire d’une éthique politique et la question concrète des conditions du bonheur.

Or, selon la thèse de Freud clairement mise en évidence par Marcuse, la formation de la civilisation exige le sacrifice des instincts : « Le bonheur, dit Freud, n’est pas une valeur culturelle » (Eros et civilisation, p. 15). Et Marcuse précise ainsi la pensée du fondateur de la psychanalyse : « Le bonheur doit être subordonné à la discipline du travail en tant qu’occupation à plein temps, à la discipline de la reproduction monogame et aux lois de l’ordre social. Le sacrifice systématique de la libido, son détournement rigoureusement imposé vers des activités et des manifestations socialement utiles est la civilisation » (p. 15).

C’est donc la question du bonheur qui est ainsi placée par Marcuse au centre de la psychanalyse et au centre de sa propre réflexion.

En un premier temps, Marcuse se veut disciple de Freud, comme il reste disciple de Marx. Avant de dépasser ces deux doctrines vers leurs prolongements utopistes et pleinement libérateurs, il souhaite établir ce qui en elles constitue un socle irréversible. C’est en ce sens qu’il donne son plein accord à l’idée selon laquelle la civilisation repose d’abord sur une répression des instincts, c’est-à-dire sur la sublimation d’une part importante de la libido. Mais très rapidement il précise sa position et se démarque de ce que l’on pourrait appeler le réalisme freudien. Si, pour Freud c’est l’essence même de la civilisation de reposer sur la répression telle que nous la connaissons, il n’y a là, pour Marcuse, qu’un simple fait. Si « le développement du progrès semble lié à l’intensification de la servitude », c’est que celle-ci devient d’autant plus rigoureuse qu’elle est superflue dans ses formes actuelles. La répression radicale et douloureuse appartient pour Freud à l’essence même de la civilisation, alors que, pour notre philosophe, la forme et l’intensité de la répression développée dans la société industrielle ne sont qu’un fait, et ce fait est susceptible de se modifier.

Certes, « la notion d’une civilisation non répressive ne sera pas discutée en tant que spéculation abstraite et utopique ». Et Marcuse ajoute qu’il souhaite reprendre la discussion de l’œuvre de Freud pour montrer qu’elle contient déjà par elle-même les éléments qui permettraient d’assouplir le lien entre répression et civilisation, et il affirme que, déjà dans la réalité sociale contemporaine, « les réalisations même de la civilisation répressive semblent créer les conditions préalables à l’abolition progressive de la répression » (p. 17).

Malgré ces affirmations prudentes (défense du freudisme et distance par rapport à l’idée d’utopie), le contenu effectif de la doctrine de Marcuse nous semble se situer bien au-delà de la psychanalyse classique, et cela dans une perspective utopiste.

Le point doctrinal de la psychanalyse, qui est ici décisif, est la théorie du principe de réalité opposé au principe de plaisir. Marcuse voit bien que, selon Freud, la civilisation exige, pour sa propre réalisation, que le plaisir soit sacrifié et qu’il y a une opposition fondamentale et radicale entre bonheur et société. Si le bonheur est défini comme la satisfaction intégrale des besoins, et si la liberté est définie comme la sécurité obtenue par les lois de la cité, alors, selon Freud, bonheur et liberté sont opposés. Mais ce fait concerne le domaine de la conscience. Marcuse propose qu’on examine de plus près ce que Freud dit de l’inconscient : on constate alors un rapprochement paradoxal entre bonheur et liberté, entre « plaisir » et « réalité ». Pour Freud en effet (selon Marcuse) l’inconscient soutient l’identification du bonheur et de la liberté, c’est-à-dire du plaisir et de la réalité. L’inconscient conserve le souvenir des étapes passées du développement individuel, étapes au cours desquelles la satisfaction intégrale a été obtenue; et ce passé revendique sa propre répétition dans l’avenir, il revendique sa réalisation future : « il crée le désir que le paradis soit recréé sur la base des réalisations de la civilisation » (p. 29).

Ainsi, pour Marcuse (et, selon lui, pour Freud), la mémoire de la libido satisfaite se prolonge en désir proversif, en désir de re-création du bonheur. La référence au passé le plus profond de l’individu et de son désir est déjà la préparation d’une libération future, ou l’anticipation d’un état futur à la fois réel (libre) et heureux.

La doctrine freudienne de l’instinct de mort et de la tendance du vivant à retrouver l’état de l’inertie minérale n’est pas une difficulté pour Marcuse. Selon lui, le principe du Nirvana (recherche de l’insensibilité) est destiné à combattre la douleur et les tensions, et doit donc être considéré comme étant au service de l’instinct de vie, c’est-à-dire Éros.

Ce qu’il y a donc lieu de critiquer chez Freud, ce ne sont pas les analyses des instincts et la théorie de l’incons-cient, c’est plutôt (pour Marcuse) la tendance de Freud à présenter comme des processus biologiques et essentiels ce qui est le fruit d’une évolution historique et comporte une part importante de contingence.

2. Sublimation répressive et sublimation non répressive

C’est ainsi que nous en arrivons à la doctrine centrale de Marcuse : il ne conteste pas qu’il y ait un lien entre répression et civilisation, il conteste que ce lien ne puisse revêtir que la forme contemporaine, et que le fait de la répression totale dans la civilisation industrielle soit l’expression d’une nature essentielle du processus de civilisation.

Pour Marcuse, en effet, il doit pouvoir être possible de retrouver, de recréer l’unité du plaisir et de la réalité, c’est-à-dire l’unité paradisiaque du bonheur et de la liberté. Mais pour ce faire, il convient auparavant de reconsidé rer la nature véritable de la répression.

Si l’on peut appeler « répression fondamentale » les « modifications » des instincts qui sont nécessaires pour que l’humanité survive comme civilisation, on doit appeler « sur-répression » les restrictions rendues nécessaires par la domination sociale. Il y a, selon Marcuse, une différence essentielle entre ces deux formes de la répression. Tandis que la première découle effectivement, comme le pensait Freud, du principe de réalité, la seconde découle d’un nouveau principe que souhaite introduire Marcuse, et qui est « le principe de rendement » (p. 42). Selon Marcuse, la pénurie n’est pas l’origine d’une nécessaire répression, mais le résultat d’une nouvelle forme de la répression qui est destinée à accroître la domination de la société sur les individus et, en les contraignant au travail, à accroître par là même les profits. La « domination » est différente de l’exercice rationnel et civilisé de l’autorité, puisque cette domination a pour but non pas la redistribution collective et équitable des richesses produites, mais le maintien d’un groupe ou d’un individu dans une « situation privilégiée ». La domination, imposée par la violence ou par le consentement, vise donc non pas la rationalisation de la vie sociale mais l’instauration, la défense et l’accroissement des « privilèges ».

On voit ici la référence ou la fidélité marxiste de Marcuse. Il souhaite allier la critique marxiste de l’économie et la critique freudienne de l’affectivité. Pratiquement cet effort de synthèse dans la perspective d’une plus grande justice et d’un plus grand bonheur entraîne Marcuse au-delà de la doctrine freudienne. Pour Marcuse, le principe de réalité ne saurait être défini d’une façon abstraite : la société industrielle exprime, par le principe de rendement, une forme particulière de ce principe de réalité, mais elle révèle en même temps la contingence même de ce principe de rendement. Il est destiné non à promouvoir la civilisation mais à établir la domination.

En effet, si libre cours était donné aux désirs des sens, toute l’énergie de la libido serait absorbée par le plaisir, et plus aucune énergie ne serait disponible pour le travail social. Le refoulement est nécessaire à la « désexualisation » de l’organisme, celui-ci ne pouvant être utilisé comme « instrument de travail aliéné », s’il est spontanément livré à son pouvoir érogène généralisé. Ainsi, selon Marcuse, c’est le seul principe de rendement, et non pas l’essence de la libido comme telle, qui appelle un refoulement supplémentaire, indispensable à l’instauration de la domination et du profit. Cette organisation a des conséquences rétroactives sur la sexualité elle-même : « l’unification des instincts partiels et leur soumission à la fonction de reproduction altère la nature même de la sexualité : d’un  » principe  » autonome régissant tout l’organisme, elle est transformée en une fonction temporaire spécialisée, en un moyen pour réaliser un but ».

À partir de cette critique sociale de la principale thèse psychanalytique, Marcuse peut formuler sa propre conception de la répression. Pour lui, la « répression primaire » est seule indispensable pour garantir le progrès civilisa-teur; elle manifeste en même temps le pouvoir unificateur de la libido, ce pouvoir de rapprochement humain que Freud reconnaissait à Éros. Mais Freud était également sensible à ce qu’il appelait le pouvoir destructeur d’Eros. C’est pourquoi il pensait qu’une répression rigoureuse était finalement indispensable au progrès. Marcuse, au contraire, reconnaît l’utilité de la répression primaire : elle rend possible la civilisation en même temps qu’elle accroît le plaisir, et elle exprime en effet la puissance unificatrice d’Eros. Mais à cette répression primaire s’ajoute une « répression supplémentaire » : elle est indispensable non à la civilisation mais à la domination, et elle semble exprimer le pouvoir destructeur d’Éros, ce pouvoir qui doit être combattu pour le bénéfice de la société de rende-ment. Sous ce principe, et sous sa loi, la société est stratifiée d’après le rendement économique et compétitif de ses membres. La société est alors tout entière orientée vers le gain et la concurrence, dans un processus d’expansion constante (p. 50). Il est donc clair que le conflit entre sexualité et civilisation ne découle pas de l’essence de la libi-do, comme le croyait Freud, mais d’une organisation historique et particulière de la société qui impose la domination politique et le rendement économique au détriment de la sexualité et de l’érotisation du corps. La contradiction fondamentale n’oppose donc pas Éros et la civilisation, mais Éros et une civilisation aliénée. Pour Marcuse il ne saurait donc y avoir de contradiction essentielle entre le Désir et la Loi, entre le Plaisir et le Travail.

C’est seulement de façon contingente et historique que la « conscience morale » se fait la complice du principe de rendement et s’avère être en réalité toute pénétrée de l’instinct de mort : « l’impératif catégorique que le surmoi impose demeure un impératif d’autodestruction ».

Mais le caractère simplement historique de la sur-répression permet d’envisager son dépassement. Pour Marcuse, les ressources désormais disponibles, grâce à l’industrialisation et à l’automation, rendent possible « un changement qualitatif des besoins humains ». Tout en conservant le vocabulaire freudien, Marcuse affirme cependant que la rationalisation du travail tend à diminuer la quantité d’énergie instinctuelle canalisée vers le travail aliéné, et permet donc d’envisager la libération d’une énergie qui serait désormais consacrée « au libre jeu des facultés individuelles » (p. 88). C’est donc en fait « au-delà du principe de réalité » que Marcuse nous conduit, et non plus, comme Freud, « au-delà du principe de plaisir ». C’est ici que la pensée de Marcuse révèle toute sa puissance anticipatrice et créatrice.

3. La réhabilitation de l’imaginaire

En même temps que la civilisation occidentale produit une rationalité définie par le principe de rendement, elle laisse entrevoir « une forme supérieure de la raison qui est l’exacte négation de ces caractères [rendement et domination] puisqu’elle est réceptivité, contemplation, plaisir » (p. 119). Ainsi, pour Marcuse, ce sont les structures mêmes de la société industrielle qui permettent le surgissement d’une « image de la rédemption du moi », image qui est à l’opposé de celle du moi producteur. Lorsque les institutions vouées au rendement seront devenues caduques, ce seront aussi les formes de la sexualité réprimée qui deviendront caduques. Par l’évolution même de la société, la sexualité libérée cessera d’être réduite à la violence ou à la perversion, principaux résultats du refoulement. Pour Marcuse, il est possible d’envisager un développement non répressif des instincts à partir de leur propre développement historique.

Mais c’est aussi, et principalement, à partir des « forces mentales qui, selon Freud, demeurent par essence hors de l’influence du principe de réalité », c’est à partir de ces forces de l’inconscient que se produira l’émergence d’une civilisation non répressive. Marcuse prête donc la plus grande attention au phénomène et au domaine de l’imaginaire. Avec une force particulière, il met bien en évidence le rôle fondamental de l’imagination, et cela dans une perspective finalement plus synthétisante et plus dynamique que celle de Freud. L’imaginaire n’est plus ce domaine simplement irréel, inutile, et refoulé hors du monde par le principe de réalité, il est au contraire le lieu d’une anticipation où se réconcilient l’expérience réellement vécue et la satisfaction non inhibée, le réel et le plaisir. L’imagination (ou imaginaire) conserve en effet, selon Marcuse et Freud, le souvenir d’un passé « sub-historique » dans lequel étaient unifiés l’individu et l’espèce, le plaisir et la réalité, le particulier et l’universel.

La fonction de l’imagination n’est donc pas seulement de fuir le réel et de le compenser, elle est aussi de représenter la synthèse du réel et du plaisir, et d’anticiper une mise en œuvre réelle de cette synthèse forte entre la liberté et le plaisir.

L’imagination a donc pour Marcuse une valeur de vérité. Elle révèle la possibilité et, dirions-nous, la désirabilité de la réconciliation de l’individu avec le tout, du désir avec la réalité, et du bonheur avec la raison. Cette synthèse à la fois désirable et réalisable est la forme libérée de la libido. Celle-ci devient alors Eros, et ce qu’elle envisage, désire et anticipe est une « réalité érotique » (p. 133). A la différence de Freud, Marcuse affirme la possibilité d’une libération de l’imaginaire par rapport à l’ancienne puissance répressive du principe de réalité. L’imagination n’est plus pour lui le réceptacle du fantasme ou de l’instinct refoulé, mais la matrice de l’avenir. Ce n’est pas seulement dans la mémoire inconsciente et le passé sub-historique que se rencontrerait la synthèse du plaisir et de la liberté, du bonheur et de la réalité, c’est aussi dans la réalité historique présente et future. Pour Marcuse, il est possible et impérieux désormais de mettre en œuvre un principe de réalité non répressif, principe issu de l’imagination et destiné à l’expérience réelle. Ainsi : « La valeur authentique de l’imagination concerne non seulement le passé, mais aussi le futur : les formes de la liberté et du bonheur qu’elle évoque tendent à libérer la réalité historique » (p. 134).

On peut ici songer à l’art, et Marcuse se situe clairement par rapport à lui. L’art exprime toujours le retour du refoulé et l’unité du bonheur et de la réalité, mais celle-ci reste cependant fictive; et, parce que l’art est toujours une forme de la jouissance, il produit la réconciliation (la « purification », catharsis, selon Aristote) et finit par neutraliser ou gommer le caractère tragique du réel et l’horreur de certaines réalités. Finalement, l’art aboutit à un nouveau refoulement, à une nouvelle répression des instincts et du plaisir par une réconciliation qui est un consentement et un acquittement.

L’art à lui seul n’est donc certainement pas ce qui peut donner corps à une nouvelle réalité qui serait à la fois libre et heureuse. Pour parvenir à la création d’une telle réalité il faut au contraire (et avant toute nouvelle forme d’art) transformer à la fois les institutions (en supprimant leur lien à la compétition et à la domination) et les individus (en changeant leur rapport à l’imagination érotique).

C’est très explicitement que Marcuse relie le « Grand Refus » de la répression et l’idée d’Utopie (p. 135). Mais il a raison de récuser cette idée d’utopie lorsqu’on lui donne le sens d’un avenir irréalisable. Tout au contraire, la réalisation d’une société non répressive est parfaitement possible, à la condition que certains concepts soient précisés. La réalisation d’une telle société ne dépend pas de l’instauration de l’abondance pour tous, mais de la suppression de cette part de répression uniquement destinée au rendement. Il s’agit seulement, selon Marcuse, de supprimer la sur-répression : or elle devient inutile dans une société industrielle avancée qui aurait su vaincre la pénurie. C’est le travail aliéné qui, dès lors, serait supprimé. Mais le principe de réalité, la nouvelle rationalité, continuerait de promouvoir la civilisation et le progrès. Les conditions techniques et sociales de cette victoire contre le travail aliéné sont aisément formulables : automatisation intensive, réduction du temps de travail, interchangeabilité des fonctions. Avec la fin du travail aliéné, on verrait donc la fin de la sur-répression des instincts, mais non pas de leur rationalisation et de leur socialisation. A la fin « … la relation antagonique entre le principe de plaisir et le principe de réalité se modifierait en faveur de celui-là. Éros, les instincts de vie connaîtraient une libération sans précédents » (p. 138). Et cette libération d’Éros pourrait inversement fonder des relations de travail parfaitement neuves et gratifiantes.

4. Temps libre et poésie, Narcisse et Orphée

Mais comment sont conciliables la rationalisation des instincts, indispensable à la civilisation, et la libération de l’imaginaire et de l’érotique, indispensable au bonheur ?

La charnière du problème, et aussi de sa solution, réside dans la question du temps. Si l’instauration simultanée de la civilisation et de la rationalisation du travail s’accompagne des trois mesures précédemment citées (automation, réduction du temps de travail, interchangeabilité des fonctions), la nouvelle civilisation permet de dégager une part considérable de ce que l’on appelle « le temps libre ». C’est précisément dans ce temps libre, et par conséquent en dehors de la sphère du travail aliéné, que peut se réaliser une autre modalité de l’existence.

Dans ce temps libre, qui pourrait constituer la majeure partie de l’existence, pourrait aussi s’instaurer une nouvelle finalité, une nouvelle forme de la lutte pour l’existence : elle serait la « lutte concertée contre toute contrainte exploiteuse imposée au jeu libre des facultés humaines, et aussi la lutte contre le labeur, la maladie et la mort ».

Ce qui se met ainsi en place est une réorientation de l’existence vers de nouvelles valeurs, et l’effort pour instaurer une toute nouvelle expérience de l’être et de l’existence. Cette nouvelle expérience, cette nouvelle modalité de la vie et du principe de réalité ne peuvent être décrites seulement par les termes réalistes qui évoquent la satisfaction des instincts. Le nouveau monde réel et la nouvelle expérience ne peuvent être décrits et compris que s’ils sont places sous la lumière de ces deux mythes que sont les personnages de Narcisse et d’Orphée. C’est par la compréhension des implications de ces figures imaginaires que nous serons en mesure de comprendre la nouvelle réalité vécue et déployée dans une société non répressive.

Si le personnage de Prométhée symbolise la civilisation technicienne dans la mesure où le héros, volant le feu aux Dieux, rend possible le développement de l’humanité, les deux images de Narcisse et d’Orphée symbolisent un tout autre domaine de l’expérience humaine : celui de l’amour et celui de la poésie. Pour Marcuse, Orphée et Narcisse « .. ne sont pas devenus les héros culturels du monde occidental : leur image est celle de la joie et de l’accomplissement; leur voix est celle qui ne commande pas mais qui chante; leur geste, celui qui offre et qui reçoit; leur acte, celui qui est la paix et qui met fin au labeur de la conquête ; surmontant le temps, ils unissent l’homme à Dieu, l’homme à la nature » (p. 144). En effet, Narcisse n’est pas seulement le héros qui, dans la mythologie grecque, se refusait à l’amour des nymphes et s’éprenait de sa seule image dans la fontaine; il est aussi celui qui affirme la nature entière et le corps même du sujet comme obiet d’amour et de ravissement. Sous la plume de Rilke (dans Les Elégies de Duino), Narcisse rêve au paradis et à « l’intime harmonie » de chaque être, il désire ardemment retrouver ce paradis qui, avec une sorte d’éternité, « demeure sous l’apparence ».

Ce qui s’exprime ainsi à travers le mythe antique, ou à travers la poésie de Rilke, de Baudelaire ou de Valéry, est un tout autre domaine de l’existence que celui du pouvoir et de l’efficacité rentable. Ce domaine est, selon les termes mêmes de Marcuse, celui de la rédemption du plaisir, de l’arrêt du temps et de l’absorption de la mort. Si l’on évoque Baudelaire (et son poème « L’invitation au voyage » dans Les Fleurs du mal), on songera à ce lieu où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Ici, le repos s’allie au mouvement, ils résident dans leur propre plénitude, et ils expriment une sensibilité qui, selon Marcuse est « jeu et chant ».

La puissance du chant, c’est-à-dire de la poésie active, est exprimée par le personnage d’Orphée. Par son chant et sa musique, il fait cesser la violence, il anime les bois et les pierres, il parle le langage des animaux, il met en mouvement toutes les forces de la nature. Et s’il les met en mouvement, s’il les anime, c’est « pour qu’elles participent à la joie d’être là » (p. 148).

Le dépassement de la violence et l’émergence de la joie sont, pour Marcuse, l’œuvre d’Eros. La libération des puissances de joie est l’œuvre d’un Éros libéré. Ici, à côté de la figure mythologique de Narcisse, on peut évoquer le concept freudien de narcissisme primaire. Mais Marcuse montre bien que ce narcissisme originel n’est pas réduc tible à l’auto-érotisme; il implique bien plutôt une érotisation du monde et du corps total, et un sentiment d’union entre le monde et le moi.

Cette interprétation est intéressante en ce sens qu’elle permet à Marcuse de proposer une autre conception de la sublimation que la conception répressive. Marcuse voit en effet dans le narcissisme généralisé un mode de sublimation non répressive, « une sublimation provenant plutôt d’une extension que d’un détournement contraignant de la libido ».

Quoi qu’il en soit, les images mythologiques de l’amour de soi et du monde, ainsi que de la poésie vivifiante et unificatrice, sont la meilleure expression symbolique d’un bonheur auquel permet d’accéder la libération d’Éros. Ce qui est proposé par la figure d’Orphée, c’est que le langage soit compris comme un chant heureux et gratuit, et non pas comme un outil de domination ou d’exploitation; c’est aussi que le travail soit déployé non plus comme un labeur et une aliénation, mais comme un jeu, libre et créateur. D’une façon complémentaire, la figure de Narcisse propose que la nature et la vie soient perçues dans leur beauté et comme beauté, tandis que l’existence serait non plus course au rendement, mais libre contemplation.

Le travail comme jeu, le langage comme poésie, l’existence comme contemplation de la beauté du monde et des êtres, la synthèse du mouvement et du repos, l’omniprésence et l’intemporalité de la joie d’être là, tous ces éléments constituent à la fois l’esquisse d’un paradis imaginaire et les constituants réels d’une société non répressive qui aurait su comprendre enfin que la vocation du moi est la libération d’Eros, et que son fruit est le bonheur même et l’union avec le Tout.

5. La transformation de la sexualité

Cette libération d’Eros correspond en fait à une profonde transformation de la sexualité. La réduction du temps de travail, en limitant la quantité d’énergie sexuelle détournée vers la production, permettrait le déploiement d’une sexualité sans contrainte. La sexualité serait transformée, métamorphosée en Éros.

Dans ces conditions, l’énergie érotique déborderait les limites traditionnelles de l’institution, les individus donneraient libre cours à la sexualisation de leur propre corps dans son intégralité, ainsi qu’à la sexualisation des relations de travail et des relations au monde. « Tout le corps deviendrait un objet de cathexis, une chose pour jouir, un instrument de plaisir » (p. 176). Cette généralisation de l’érotisation du monde et des êtres ne s’exprimeraient pas par la violence et l’explosion d’une sexualité débridée, puisque celle-ci aurait cessé d’être refoulée, et puisqu’elle s’exprimerait dans des institutions transformées et, sans révolte ni brutalité, au-delà de ces institutions. On assisterait alors, selon Marcuse, à une « expansion » plus qu’à une « explosion » de la libido. C’est seulement dans une société répressive que la sexualité s’exprime, comme sexualité réprimée, par les perversions, la violence et le sadisme. Au contraire, dans une société non répressive, la sexualité transformée n’a pas à s’exprimer comme défoulement et elle peut se déployer comme expansion. Ce que la réactivation des désirs de l’enfance et de l’imagination produit alors n’est pas une régression mais une anticipation : cette réactivation, cette libération véritable d’Eros annonce plutôt « la proximité d’un bonheur qui a toujours été la promesse refoulée d’un avenir meilleur » (p. 178).

Il conviendrait alors, selon Marcuse, de se faire une autre conception de la sublimation que la conception freudienne classique. Marcuse propose de définir une sublimation non répressive : elle s’exprimerait par l’érotisation du corps entier, par le dépassement de la génitalité et de la fonction reproductrice, par l’érotisation de la culture et des relations sociales en général. Cette sublimation se produirait sans désexualisation, et cependant elle se déploierait dans le cadre d’une rationalité pacifique et d’une culture de haut niveau.

On retrouverait ainsi les conditions indispensables au déploiement d’un Eros orphique et narcissique. Cela signifierait concrètement une réactivation de la sexualité polymorphe, sans interdits ni refoulement, en même temps qu’une extension des activités de jeu. Car « c’est le but et non le contenu qui fait qu’une activité est jeu ou travail » (p. 187).

Ainsi, dans une société non répressive ayant libéré de grandes plages de temps libre, pourrait se déployer une sublimation non répressive qui serait en mesure à la fois de « poétiser » la nature et l’existence et de rendre érotique le monde, les êtres et leurs relations. La nature serait dès lors non plus un terrain d’exploitation mais un «  » jardin  » qui pourrait croître tout en permettant aux êtres humains de se développer ».

On le voit, Marcuse organise toute sa réflexion dans la perspective de l’avenir, et de « l’avenir meilleur ». Tout en inscrivant ses anticipations dans le sol réel de la structure érotique des individus, et du progrès effectif de la techno-logie, il transcende la pure actualité des institutions telles qu’elles sont données, et il propose un modèle social et existentiel qui serait en mesure d’allier enfin le bonheur et la réalité, le plaisir et la liberté, l’individu et la société. Et, parce que ce n’est plus seulement la nature mais l’existence entière de chacun et du plus grand nombre qui serait transformée en « jardin », on peut bien dire que la vision de Marcuse, aussi réaliste soit-elle, est une véritable vision utopiste.

6. Idéologie et utopie, Karl Mannheim (1893-1947)

On pourrait dès lors penser qu’il y a là l’objet d’une grave critique : l’idéal décrit par Marcuse n’est-il pas en effet une simple utopie, le terme étant pris cette fois dans sa signification traditionnelle d’idéal inaccessible et irréalisable ?

Cette critique ne saurait être pertinente si l’on n’a pas auparavant défini l’utopie, non pas selon son acception populaire, mais selon son acception philosophique. Sans pouvoir étudier en détail la thèse fondamentale de Karl Mannheim, exposée dans Idéologie et utopie, et selon laquelle c’est « l’idéologie » au sens marxiste qui s’oppose à sa propre réalisation, tandis que « l’utopie » au contraire informe et annonce l’avenir, nous pouvons au moins illustrer la fécondité de cette thèse en examinant la pensée du grand utopiste contemporain Ernst Bloch. Et s’il s’avère qu’il est en effet fondé à faire reposer tout le dynamisme de l’histoire sur l’espérance utopique, alors la pensée utopiste de Marcuse, comme celle de Buber, sera justifiée et étayée dans sa signification historique.

Ce qui resterait en suspens, cependant, est la validité de la conception réaliste du bonheur, exclusivement définie en termes de sexualité, fût-elle « érotique ». Mais ce point décisif sera amplement examiné dans les parties troisième et quatrième. Pour le moment, examinons la pensée d’Ernst Bloch.

(Robert Misrahi , Qu’est-ce que l’éthique)

Laisser un commentaire