Le désir d’un monde meilleur et la puissance créatrice des utopies (Ernst Bloch, 1885-1977)

1. Introduction : une inspiration eudémoniste

Au-delà, ou à côté, du réalisme des pulsions, la philosophie du XXe siècle découvre donc, avec Buber et Marcuse, un domaine neuf qui est celui de l’utopie concrète, c’est-à-dire à la fois lointaine, difficile et réalisable. Mais c’est par Ernst Bloch que ce domaine sera exploré, balisé et révélé dans la plénitude de son sens.

Né dans le Palatinat, Ernst Bloch s’opposa constamment à toutes les puissances militaristes et nationalistes, qu’il s’agisse du militarisme prussien (il quitte Berlin pour Heidelberg en 1912 et s’installe en Suisse en 1917, pour revenir à Berlin en 1921), du nazisme (il s’exile en 1933 pour la Suisse, l’Autriche, la Tchécoslovaquie et enfin les Etats-Unis) ou du stalinisme (interdit d’enseigner en République démocratique allemande en 1957, il s’installe à Tubingen, en Allemagne fédérale où il mourra en 1977).

Durant tous ces déplacement, Ernst Bloch ne cessa d’écrire et ne cessa de construire et de diffuser une philosophie radicalement neuve, en ceci qu’elle est très exactement une philosophie de la nouveauté. C’est L’Esprit de l’utopie (titre de son premier grand ouvrage, en 1918) qui anime toute son œuvre monumentale, et c’est en même temps l’intention de formuler une « nouvelle éthique » (selon l’expression citée par Arno Münster dans le Dictionnaire des philosophes). Cette éthique révolutionnaire s’esquisse déjà à travers la philosophie de la religion qu’Ernst Bloch déploie dans son Thomas Münzer; théologien de la révolution (1921). Mais c’est dans son grand ouvrage en trois tomes et cing parties, Le Principe Espérance (1959), que se déploie, s’organise et se définit pleinement cette nouvelle éthique qui est une philosophie de l’utopie.

Nous allons nous attacher principalement à déployer la doctrine de cet ouvrage, écrit aux USA entre 1947 et 1958, et revu en 1953 et 1959.


La perspective globale qu’on peut d’abord prendre sur le projet d’Ernst Bloch se déploie sous le signe du bonheur. Quand la réflexion ou l’action rencontrent l’obstacle, cette vision eudémoniste n’en est que plus justifiée : « ce qui permet à la conscience de passer de l’autre côté, du côté de la lutte pour le happy end qui se laisse déjà pressentir, s’annonce pour ainsi dire dans l’insatisfaction de ce qui existe […]. Et c’est cela qui fait de la barrière un échelon, à condition que l’objectif constitué par le bonheur reste toujours visible » (P.E., t. 1, p. 525).

Nous avons donc affaire à une philosophie du bonheur. Mais ce concept, cette valeur, n’est pas le simple objet d’une conviction, ni la finalité consolatrice d’une pieuse espérance. Pour Ernst Bloch, il s’agit tout au contraire d’établir la validité de cette valeur par une philosophie rigoureuse. L’auteur déploie cette philosophie dans les deux registres de la connaissance anthropologique de l’individu et de la connaissance historique de l’ensemble de la culture. En prenant le terme dans une signification élargie, on pourrait dire qu’Ernst Bloch développe une phénoménologie de la vie et de l’action individuelles, et aussi une phénoménologie de la culture et de l’histoire. Sous sa plume, on peut admirer aussi bien la profondeur et la finesse de ses analyses psychologiques, que l’ampleur et la richesse de sa culture philosophique, artistique, politique et historique.

Ernst Bloch se propose de montrer que ce qui est à l’œuvre dans l’action individuelle et historique est toujours un principe utopique. Le bonheur n’est pas directement étudié pour lui-même; il constitue la signification interne de ce qui est recherché et poursuivi, la signification du but final, mais c’est principalement le mouvement vers ce but qui fait l’objet des analyses.

La signification éthique de cette philosophie est certes son eudémonisme, puisque le bonheur est le but implicite de toute action individuelle ou collective. Mais cette philosophie comporte aussi une signification politique et historique : en situant à la source de toute action un principe utopique, une « Catégorie Espérance », qui justifie l’action par son mouvement vers l’avenir et non par la pression du passé, Ernst Bloch propose un renouvellement considé rable du marxisme. Sans avoir jamais cessé de se réclamer d’un marxisme ouvert et de l’idéal d’une société sans classe dans laquelle les individus seraient reconnus dans leur dignité sans aliénation ni humiliation, Ernst Bloch n’en propose pas moins une interprétation du sens de l’histoire sensiblement différente de celle que proposaient les matérialistes de stricte obédience, dans le marxisme orthodoxe qui impliquait pouvoir autoritaire et censure de la pensée.

Ce qui, en outre, retient notre intérêt est que cette interprétation de l’histoire, et par conséquent de l’action collective, ne repose pas sur un examen des idéologies mais sur un examen de l’action effective : or cette action est d’abord celle que déploient les individus. L’interprétation de l’histoire comme mouvement des sociétés vers la justice et la société sans classe, et donc vers un but utopique digne d’être considéré comme le bonheur, repose sur une véritable phénoménologie de l’action individuelle, phénoménologie qui met en lumière la présence et l’efficacité constantes du principe utopique.

C’est ce Principe, cette Catégorie de la conscience individuelle que nous devons maintenant examiner de plus près.

2. Une psychologie dynamique de la conscience naissante

Ernst Bloch met tout d’abord en évidence la signification dynamique des plus simples contenus de conscience. Il ne traite pas la conscience comme un réceptacle ou un contenant au sein duquel se trouveraient des « états » de conscience, inertes et déterminés. Au contraire, la connaissance authentique de la conscience la révèle comme un acte dynamique. Cet acte est motivé à la fois par le manque et par la visée concrète de cela qui manque et qui devient un but.

Le premier de ces mouvements est la faim. Elle se distingue des « pulsions sexuelles » définies par la psychanalyse en ceci qu’elle est créatrice d’une action réelle qui transforme l’avenir comme manque en présent comme réplétion ou satisfaction. Certes, Ernst Bloch, comme Marcuse, reconnaît la valeur de la psychanalyse ; mais cette valeur réside pour lui dans l’étude du rapport de la conscience à son passé. S’il s’agit au contraire d’étudier la conscience présente et vivante, il convient de la saisir comme ce qu’elle est : un mouvement tourné vers l’avenir. La faim n’est pas le seul événement qui mette en évidence ce dynamisme proversif. Ernst Bloch évoque les « souhaits » les plus simples, les plus empiriques et cependant les plus fréquents : nous souhaitons toujours être plus, ou avoir plus, nous désirons nous évader ou être ailleurs (P.E., t. I, § 1 à 8). D’une manière générale, à la façon de la conscience enfantine, nous nous saisissons comme faibles et démunis, nous souhaitons aide et protection, nous aspirons à la présence de quelqu’un et nous formons sans cesse des « rêves éveillés » concernant des amours incompa-rables, des contrées fabuleuses ou des événements miraculeux.

Ainsi, Ernst Bloch oppose le « rêve nocturne », qui est l’objet de la psychanalyse et exprime un certain rapport au passé, et le « rêve éveillé », pris au sens large de « souhait » ou désir-souhait, et qui exprime le rapport de la conscience à son avenir. L’auteur déploie donc ainsi une véritable phénoménologie, bien qu’il opère une critique de Husserl qui a figé la conscience dans son présent et son essence, se rendant dès lors aveugle à son pouvoir d’invention et à sa dimension à la fois proversive et concrète.

Ce que se propose Ernst Bloch est en effet de comprendre la conscience dans sa vie active et réelle. C’est l’exigence de rigueur et d’exactitude qui va conduire alors à reconnaître dans l’activité proversive une efficacité de l’imagination. Il ne s’agit pas de réduire à l’imaginaire tout mouvement de la conscience vers l’avenir : il s’agit de saisir que toute conscience est un mouvement vers l’avenir, et que ce mouvement comporte une efficacité, une action partielles de l’imagination. Mais le sens de cet imaginaire est de se réaliser, à l’avenir, dans un présent réel.

Ainsi donc, ce que décrit Ernst Bloch est la conscience vivante, celle qui souhaite, désire et agit : c’est la conscience affective elle-même. Mais tandis que les psychologues et anthropologues classiques font de l’« affectivité » un système mécanique et passif de « pulsions », Ernst Bloch intègre les pulsions dans un mouvement où elles sont aussi leur propre source et où la finalité qu’elles poursuivent leur confère une signification et un contenu. Nous sommes dès lors en présence d’une véritable conscience dont il convient de décrire les actes si l’on veut en dire la vérité et le sens. C’est à cette description que sera consacrée aussi bien la Préface du Principe Espérance, que la deuxième partie de cet ouvrage, intitulée à bon droit « La conscience anticipante ».

3. La conscience anticipante et le fondement utopique de l’action

• Le franchissement

La force de la pensée d’Ernst Bloch réside dans la mise en évidence du caractère actif de cet affect qu’est l’espoir. C’est lui qui constitue l’étoffe intérieure de cette recherche indéfinie qui oriente les hommes vers des buts qui, dans l’extériorité réalisée, peuvent s’accorder à leur être. Contre l’angoisse et la déréliction, cet affect d’espoir oppose son « travail actif ». Certes, les rêves sont parfois des fuites; mais ils sont aussi, comme rêves éveillés, ce qui stimule l’action et empêche que l’on s’accommode d’une réalité non satisfaisante. La tâche du philosophe qui souhaite éclairer l’action des hommes, c’est-à-dire en fait construire une éthique, est donc d’élucider toujours plus la nature et la signification du rêve éveillé et de « lui venir en aide en l’axant sur ce qui est juste » et en l’enrichissant par l’examen « de la possibilité de réalisation ».

C’est en cela précisément que consiste en effet la pensée véritable : « penser, c’est franchir », mais sans ignorer le réel et son devenir. L’acte fondamental de la pensée est le franchissement, et seul le franchissement préalable par la pensée permet la réalisation effective par l’action. Mais le franchissement doit être considéré dans son intégralité : il consiste aussi à prendre en considération la totalité du réel, c’est-à-dire à la fois les causes de la détresse, qu’il s’agit de dépasser, et les causes du changement qui est en train du mûrir. « Le franchissement réel » connaît et active la tendance inhérente à l’histoire et qui suit une progression dialectique.

Cette efficacité du « franchissement » est un concept fondamental dans la pensée d’Ernst Bloch. Il repose sur une conception du temps à la fois neuve et concrète. L’homme, dans son action, son désir, son attente, est toujours d’abord tendu vers l’avenir : ce n’est qu’ensuite que surgit la référence au passé et, enfin, la réalisation d’un « présent authentique ». Ainsi, la fonction de l’espoir (ou « espérance » active) est constamment active en toute société, et les contenus de cet espoir, avec toutes leurs singularités, sont toujours et concrètement vécus. Aussi, le « Nouveau » implique à la fois l’intensité de la volonté réalisatrice et l’étroitesse du lien de l’action avec « ce qui existe ». C’est pourquoi le Nouveau, le Novum comme dit souvent Ernst Bloch, est toujours en mouvement et toujours à l’horizon de l’action réalisatrice. Seules les sociétés décadentes sont dépourvues de cette dimension de l’Espérance et envahies par la crainte, le désespoir et le nihilisme. Parce que la « bourgeoisie » cherche l’échec et non le changement, elle « ontologise » son état d’angoisse, comme dit Ernst Bloch. Elle cristallise en réalite permanente et ontologique ce qui n’est qu’une attitude historique et un renoncement à l’action du Novum.

Certes il est nécessaire de distinguer « l’espoir authentique » et « l’espoir mensonger ». C’est pourquoi s’imposent la lucidité historique et la référence au possible. Et c’est pourquoi, selon Ernst Bloch, on doit reconnaître que c’est Marx qui marque un tournant de la pensée, celui de la prise de conscience du franchissement comme définition même de la pensée, à la fois théorie et praxis.

À cette découverte s’opposent des résistances. L’intelligence veut ignorer que la tendance objective peut « maîtriser le futur ». Cette résistance ne provient pas seulement des intérêts en jeu; elle provient aussi de l’ignorance de ces structures fondamentales de la conscience que sont le « souhait » et le « franchissement ».

• Le Non-encore-conscient

On n’a encore ni saisi, ni conceptualisé le « Non-encore-conscient », le « non-encore-devenu ». En étudiant l’inconscient on n’a pas vu qu’on se bornait à étudier l’incidence cachée du passé sur le présent de la conscience, c’est-à-dire ses blocages et ses résistances. Mais, ce faisant, on a négligé la part également obscure de la conscience, constituée, quant à elle, par son mouvement présent vers le futur. La psychologie et la philosophie n’ont pensé que le passé, le « devenu ». Elles ne projettent dans l’avenir et le non-devenu, que du devenu et du passé. En fait, on a ignoré et négligé « le phénomène gigantesque de l’utopie ». Même conçu dans une perspective historique, le devenir n’était jusqu’ici qu’une projection des schémas du passé dans l’avenir, c’est-à-dire une répétition. Aucune attention philosophique ne fut jamais prêtée à l’espoir ni à la « déterminité d’une existence non menée à terme », c’est-à-dire aux contenus de conscience d’une action en train de s’inventer et de s’accomplir. Jamais ne furent pris en considération, ni par la psychologie ni par la philosophie, non pas le simple fait de l’existence d’un temps futur, mais la possibilité présente et effective du Nouveau et la possibilité même du « n’ayant jamais été ».

C’est en cela précisément que consistent le propos et l’originalité d’Ernst Bloch : donner une dimension philosophique à l’espoir, qui est une terre peuplée, mais aussi inexplorée que l’Antarctique ».

• Le Front

Ici, Ernst Bloch élabore le concept de « Front ». Dans son effort pour conceptualiser clairement les contenus de la « conscience anticipante », il propose quelques catégories qui permettraient en effet de mieux saisir l’acte d’anticipation réalisatrice et créatrice. L’une de ces catégories est celle de « Front ». Il s’agit de la zone de la conscience, peut-être encore obscure à elle-même ou non encore pleinement élucidée, zone tournée vers le futur proche et lointain, et située cependant dans le présent, dans cette frange active et étendue entre le présent et l’avenir. Avec les catégories de Novum et de Franchissement, la catégorie de Front devrait permettre de comprendre et de réaliser « la seule chose nécessaire et sans cesse visée ».

Ainsi, pour Ernst Bloch, il y a une existence objective, concrète, et non pas seulement subjective du « principe utopique ». Celui-ci est à l’œuvre dans l’attente, dans l’espérance, dans l’intention dirigée vers « le possible non-encore-advenu » et qui est à la limite « unique nécessaire » et « Bien suprême ». Selon Ernst Bloch : « La philosophie aura la conscience du lendemain, le parti pris du futur, le savoir de l’espérance, ou elle n’aura plus aucun savoir du tout. »

Ainsi, la nouvelle philosophie est aussi la philosophie du nouveau (inscrite, selon Ernst Bloch, dans le sillage d’un marxisme ouvert). L’objet de cette philosophie, son objet d’étude et son but, est « la possibilité objectivement réelle au sein du processus ». Il y a en effet désormais un « objet de l’intention radicale des hommes », et il appartient à la philosophie de définir ce but radical et de participer ainsi à sa réalisation. Et cet obiet central à explorer est à la fois « l’espérance véritable dans le sujet » et « l’espérable véritable dans l’obiet ».

Mais l’espérance n’est véritable et authentique que lorsqu’elle est portée par une volonté de transformation : seule une telle volonté concerne le monde réellement à venir et se rapporte à un espace non clos, à « un lieu de naissance qui s’ouvre devant nous ». Ce qui est alors mis en œuvre est une « théorie-praxis », c’est-à-dire à la fois une vision d’ensemble de la totalité du processus historique et une action singulière dans un présent spécifique tourné vers l’avenir.

L’espérance, ou espoir actif et créateur, est donc à la fois la dimension fondamentale de la conscience, sa catégorie essentielle, et l’origine de toute l’histoire des hommes et de toutes les transformations. Ce qui est déterminant est donc la Docta spes, l’espérance éclairée et connaissante. Elle est « la lumière dans laquelle le Totum non clos est réfléchi et acheminé vers son avènement ».

• Le Totum

Un nouveau concept apparaît donc : celui de Totum, ou totalité. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une totalité de l’histoire qui serait achevée, connue et arrêtée, à la façon d’une vision hégélienne. Chez Ernst Bloch, le Totum est une référence à un avenir ouvert qui rassemblerait, en les réalisant, les espérances du passé dans tous leurs aspects, et qui incarnerait ainsi l’idéal ultime visé à travers toutes les espérances singulières. Ce Totum, comme totalité future, est une plénitude existentielle qui correspond à cet unique nécessaire recherché par tous et visé à travers toutes les actions. Il ne s’agit donc pas d’une totalité historique abstraite, mais d’une expérience concrète de la totalité qui serait vécue par tous et par chacun. Cet idéal ultime, réalisable et concret, comporte donc une signification existentielle et affective. C’est pourquoi Ernst Bloch le nomme plus précisément : « le Foyer » (Heimat). Ce Foyer n’est ni national ni géographique ou terrien, il concerne tout homme, partout, et il peut être défini comme « lieu de l’identité avec soi-même et avec les choses, [lieu non encore réussi (achevé) et tel qu’il prend forme et s’édifie dans la lutte du Nouveau et de l’Ancien ». Cette lutte est marquée d’un signe, « le droit de rêver », et elle est un « rêve vers l’avant ». Son objectif, en tant que Totum et Foyer, est le « bien suprême », c’est-à-dire le Souverain Bien lui-même, le Summum Bonum (P.E., t. I, p. 375), non en tant qu’il serait l’impossible perfection mais en tant qu’il est le suprême possible, effectivement réalisable, et l’objet de tous les désirs et de tous les souhaits : « la seule Chose dont le besoin est vraiment urgent et que nous n’avons pas encore ».

• L’émergence de la nouveauté

Décrire la « conscience anticipante », c’est décrire la totalité de son mouvement. C’est pourquoi Ernst Bloch se réfère non seulement au terme ultime visé par le dynamisme du souhait, mais encore au contenu actuel de ce dynamisme : ce qui est alors saisi est « l’émergence et l’aube tournée vers l’avant ». Le Non-encore-conscient « est donc exclusivement le préconscient de l’advenant, le lieu de naissance psychique du nouveau ». Dans les illustrations concrètes qu’il donne de ce phénomène d’émergence, Ernst Bloch se réfère principalement à la jeunesse et à l’his-toire. Ce qui se maintient de jeunesse dans l’âge mûr reste quelque chose de chaud, de clair ou tout au moins de « réconfortant ». La jeunesse est par elle-même « la voix de l’être-autrement, de l’être-mieux, de l’être-plus-beau, [elle] résonne aussi franche que neuve, la vie s’appelle  » demain  » » (P.E., t. 1, p. 146). Parallèlement, les périodes de bouleversement historique constituent « les années de jeunesse de l’histoire » : de même que la jeunesse se sent au seuil d’une vie nouvelle et inexplorée, de telles périodes se trouvent objectivement aux portes de l’ère d’une société nouvelle. C’est ce qui fut vécu d’une manière particulièrement forte à la Renaissance. C’est le « Incipit vita nova » (« une vie nouvelle commence ») qui déterminait la « qualité aurorale » aussi bien de l’époque que des vies individuelles. Ernst Bloch décrit en de très belles et riches pages les trois moments de cette conscience aurorale : incubation, « inspiration », explicitation. Après une longue période de maturation et d’effervescence, « l’inspiration éveille non seulement un sentiment de bonheur dû à la délivrance, mais semble [aussi] tenir du miracle » (p. 152). Et plus loin : « tout phénomène d’inspiration va de pair avec une expérience de lumière, ce qui prouve bien qu’aucun acte productif n’est fait de régression archaïque » (p. 153). On le voit, le bonheur n’est pas seulement le bien suprême et ultime visé par la conscience anticipante, il est aussi, déjà, le contenu actuel de la conscience inventrice, la qualité vécue de la conscience réalisatrice tournée vers l’avant. S’interrogeant sur l’origine de cette « lumière » comme inspiration et création, Ernst Bloch en définit le foyer originel comme étant la coïncidence d’une disposition individuelle, géniale et spécifique, et d’une disposition de l’époque historique qui se prête à être exprimée, formée, explicitée. Pour Ernst Bloch, l’inspiration résulte de la rencontre du sujet et de l’objet, c’est-à-dire de la tendance propre d’un individu avec la tendance objective de l’époque. Et le caractère génial de l’œuvre ne s’explique cependant que parce qu’elle est l’expression du Novum, à la fois son pressentiment, sa création et sa manifestation.

Cette puissance novatrice de la conscience et de l’histoire est le plus souvent méconnue. Chez Hegel ou chez Bergson, le temps historique ou l’avenir ne sont en réalité que des projections du passé ou des explicitations de ce qui est déjà contenu et réalisé dans le passé. Ce manque de reconnaissance est un manque de connaissance.

• La conscience

En effet, la conscience anticipante qui vise le bonheur, et qui déploie comme un bonheur sa puissance novatrice, n’est pas seulement, pour Ernst Bloch, un affect concret, elle est aussi un savoir. Pour que la conscience du Novum puisse émerger, pour que l’inspiration soit elle-même l’expression de l’émergence, elles doivent être en même temps un savoir. « Le Non-encore-conscient doit être conscient quant à son acte, conscient de ce qu’il est une émer-gence; il doit être su quant à son contenu, reconnu comme quelque chose en train d’émerger » (p. 176). Ainsi, et Ernst Bloch y insiste, l’espérance, qui est un « authentique affect d’attente », n’est pas une simple émotion, mais bien une « fonction-utopique, consciente-sue ».

• L’utopie concrète

Il s’agit ici d’utopie concrète, c’est-à-dire à l’écoute des possibilités objectives et inspirée par le désir de la réalisation. La fonction utopique se distingue donc radicalement du Wishful thinking, comme dit Ernst Bloch, c’est-à-dire des rêveries affectives ou politiques qui restent abstraites parce qu’elles ne s’appuient pas sur une volonté précise et concrète de transformation du monde. Mais on doit pourtant préférer ceux qui au moins « rêvassent » à ceux qui se bornent platement à entériner le « Donné » tel qu’on dit qu’il est. « C’est ici qu’il faut faire intervenir la notion apparemment paradoxale de l’utopique-concret, de cette anticipation spécifique qui ne peut être confondue avec aucune rêverie abstraitement utopique » (p. 178). Et cet utopique concret est le contenu de l’espérance en tant qu’acte, cet acte étant éclairé par la conscience (Bewusstsein), élucidé par le savoir (Gewusstsein) et déployé par la « fonction utopique positive ». C’est depuis Marx, selon Ernst Bloch, que le devenir est ainsi ouvert et que « le Novum ne se présente plus comme une matière étrangère ».

À la différence de Marx, cependant, Ernst Bloch accorde au sujet un rôle considérable dans l’instauration de la nouveauté. C’est en effet le sujet qui, seul, « se réserve la liberté d’opposer au Donné défectueux une force contradictoire » (p. 180). La signification profonde du facteur subjectif réside, pour Ernst Bloch, en ceci qu’il constitue un contre-courant, et aussi dans le fait que ce contre-courant n’est pas uniquement négatif et « qu’il implique également l’approche d’une réussite anticipable et représente cette approche dans la fonction utopique » (p. 181).

• Philosophie de la culture : archétypes, symboles et idéaux

La pensée d’Ernst Bloch ne se limite pas à une description, füt-elle approfondie, de la conscience anticipante, c’est-à-dire à une phénoménologie du pressentiment de l’avenir et de l’invention créatrice. Elle se constitue aussi comme une vaste philosophie de la culture, comme une interprétation des créations de l’esprit humain à la lumière de cette conscience anticipante. Nous devons examiner cette interprétation, dans la mesure où, d’une façon très rationnellement dialectique, elle a également valeur de vérification de l’efficacité réelle de la fonction utopique.

En considérant tout d’abord l’idéologie (au sens marxiste de fausse conscience et de superstructure), Ernst Bloch décèle en elle une dimension qui la dépasse, une sorte d’excédent de signification : « … la fausse conscience ne suffirait pas à elle seule à embellir son enveloppe idéologique, qui le fut pourtant » (p. 190). Sans la fonction utopique, affirme Ernst Bloch en dépassant le marxisme orthodoxe, les idéologies de classes n’auraient jamais produit que des mystifications provisoires au lieu de tous ces modèles que nous offrent l’art, la science ou la philosophie. « C’est précisément cet excédent qui constitue et maintient l’héritage culturel: il n’est autre que ce matin qui rayonne non seulement aux premières heures mais aussi dans le plein midi d’une société, voire même parfois dans la pénombre de son déclin ».

Poursuivant son analyse historique, Ernst Bloch décèle la fonction utopique dans la création même des archétypes mythologiques et des idéaux moraux. Citant de très nombreux exemples d’archétypes, il montre qu’ils ne sont pas tous nécessairement d’origine archaïque, comme le pensait Jung se référant à un inconscient collectif et originel. Pour Ernst Bloch, les archétypes, comme grandes figures exemplaires, peuvent être inventés au cours de l’histoire et envelopper une signification proversive et non pas régressive. C’est ainsi que la danse sur les ruines de la Bastille comporte une puissance émotive nouvelle, tournée vers l’avenir et sa libération, et totalement différente de l’image archaïque de la ronde des bienheureux. La musique qui lui convient est la Septième Symphonie de Beethoven, musique qui aurait été déplacée aux anciennes fêtes orgiaques du printemps. De même, la prise de la Bastille, devenue archétype exemplaire de la liberté en train de construire son propre avenir, confère une signification nouvelle au vieil archétype de l’orage et de l’arc-en-ciel. « Si l’archétype était entièrement régressif, s’il n’y avait pas d’archétypes tournés eux-mêmes vers l’utopie en même temps que l’utopie se tourne vers eux, aucune œuvre littéraire progressive, engagée dans la voie de la lumière, n’aurait recours aux vieux symboles » (p. 199).

Ainsi les archétypes ou les symboles les plus expressifs comportent toujours une dimension d’avenir et se tournent toujours vers un horizon plus ou moins lointain mais toujours riche de substance utopique, c’est-à-dire d’anticipation d’un bonheur authentique. En citant notamment La Flûte enchantée de Mozart, Ernst Bloch montre bien que les symboles et archétypes archaïques (tels le prêtre du soleil et de la sagesse, le royaume de la nuit et celui de la lumière, l’épreuve de l’eau et du feu, la magie de la flûte et la « métamorphose en un soleil », ainsi que, ajouterons-nous, l’itinéraire unifié de l’amour et de la sagesse) sont tous réutilisés dans une perspective neuve; le sacré et l’initiation ne laissaient jadis aucune place à l’amour humain, alors que Mozart et son librettiste Schikaneder ont créé une féerie humaniste qui, tournée vers la perfection de l’avenir, appelle à la construction de la sagesse, de l’amour et de la joie, c’est-à-dire à cette totalité utopique par laquelle Ernst Bloch désigne le bonheur et le bien suprême, le souverain bien. A propos de la lumière et du soleil, dans La Flûte enchantée, Ernst Bloch parle de « chiffres objectaux ». De tels symboles « témoignent […] de l’existence d’une sorte d’écriture seconde de la nature elle-même, d’une espèce de chiffre réel ou de symbole réel » et ils nous incitent à envisager une « philosophie qualitative de la nature ». Quoi qu’il en soit de ce dernier point, il convient d’insister sur la portée proversive, anticipatrice et créatrice de ces grands symboles paradigmatiques : ils expriment en effet le mouvement du désir et du « souhait », et c’est ce mouvement d’essence utopiste et eudémoniste qui seul permet de rendre compte de la fécondité de la culture.

Cette présence de la fonction utopique, ainsi que son efficacité, revêt une signification particulièrement importante lorsqu’elle anime les « idéaux » et les valeurs morales.

• L’éthique et la visée utopique

En réfléchissant sur les idéaux et la présence en eux du mouvement utopiste réaliste, Ernst Bloch est amené à définir plus précisément l’éthique. La conscience, on l’a vu, a toujours des souhaits, des désirs et des buts. Mais si un « but semble constituer un objet qui soit non seulement digne de souhaits et d’efforts mais […] représente aussi une perfection en soi, il est appelé idéal. Tout but […] doit naître d’abord dans l’esprit ». Mais l’idéal se distingue de tout but ordinaire en ceci que l’idéal se réfère à la perfection, et que celle-ci est à construire dans l’avenir, pour un présent plus signifiant. Le but, pour devenir un idéal, doit donc « s’enrichir » de la notion de valeur.

Il est certain qu’on rencontre ici la dimension morale de l’idéal. Mais, en se référant à la pensée de Freud qu’il critique, Ernst Bloch montre que, trop souvent, on a défini l’idéal moral par la contrainte et la coercition. Le Moi serait exclusivement déterminé par l’autorité répressive du père, le surmoi, ou par un sentiment d’infériorité, comme le pense Adler. Au contraire, « l’idéal a un côté plus libre, plus clair […]. C’est sur ce côté plus clair que s’inscrivent les qualités de liberté propres au rêve éveillé, et surtout la poursuite généralement infinie d’une fin » (p. 203). Même si la réalisation de l’idéal n’est pas vraiment entreprise, « c’est toujours vers une fin que l’on tend et celle-ci se confond avec la perfection ». On reconnaît le principe utopique, et c’est lui en effet, avec son dynamisme et son espérance, qui préside à l’élaboration de toutes les valeurs et à la signification même de l’idée de valeur.

Parce qu’il a su distinguer avec soin utopie concrète et utopie abstraite, Ernst Bloch peut insister fortement sur la nécessité de démystifier les idéaux illusoires et l’idéalisme trompeur.

Dans l’Allemagne marquée par Luther, s’est considérablement enracinée l’opposition de la foi et des œuvres et, à partir de là, s’est constitué un idéalisme « de l’éternelle distance » (p. 208). Songeant à Kant, Ernst Bloch peut écrire : « C’est ainsi qu’est né le mirage d’une approche infinie de l’idéal, autrement dit, l’idéal fut bientôt confondu avec la poursuite éternelle d’un idéal. » La pensée de l’idéal, chez Hegel, n’est pas plus concrète que chez Kant, malgré l’idée d’une réalisation de la Substance. En effet, Ernst Bloch montre bien que, pour Hegel, c’est l’abstraction « monde », ou « Esprit », qui réalise des idéaux déjà inscrits dans le monde et non pas l’effort humain, le souhait et le travail. C’est par ceux-ci au contraire que l’idéal devient concret et que l’utopie a quelque chance de se réaliser dans l’histoire, par les hommes et pour les hommes.

C’est donc, pour Ernst Bloch, au « front » que vit réellement l’idéal, c’est-à-dire en avant de la conscience mais dans la conscience, dans sa zone dynamique et proversive, tournée à la fois vers le monde à venir et vers le monde présent. « L’idéal de bon aloi », celui qui n’est ni abstrait, ni inaccessible, ni trompeur, un tel idéal est quant à lui « branché sur le processus du monde dont les prétendus faits établis sont des abstractions figées dans la réification » (p. 210). Ses propres anticipations trouvent un corrélat dans le monde objectif, c’est-à-dire une « tendance-latence » qu’il appartient précisément à la conscience d’exprimer, de manifester et de réaliser. Ainsi on peut considérer « les idéaux éthiques comme des exemples, les idéaux esthétiques comme des pré-apparaître, des signes avant coureurs de la possibilité de leur devenir réel ». Lorsque ces idéaux sont « redressés », éclairés par la fonction utopique, ils expriment un contenu de conscience et une signification du monde qui sont « humainement adéquats ». C’est pourquoi ils sont tous « des variantes du contenu fondamental qu’est le Bien suprême » (p. 210). En politique, ce Summum Bonum est le règne de la liberté. Plus généralement, la fonction utopique, qui est libre elle aussi, comporte comme idéal spécifique et comme activité le mouvement même de la libération de l’Être, c’est-à-dire l’instauration « de l’Etre (Sein) semblable à l’idéal, Être non encore devenu, mais en train de se développer sur le Front du possible ».

Ce contenu unique et ultime de l’idéal éthique se retrouve également dans les allégories et les métaphores exprimées à travers toute la littérature. Elles ne disent pourtant que la potentialité. « Nostalgie, anticipation, distance, secret provisoire, voilà tout ce qui caractérise l’allégorique-symbolique ». Ce sont là des étapes nécessaire à l’éclaircissement croissant de ce qui est encore indéterminé; mais c’est à la conscience claire et utopique d’expliciter et de manifester au grand jour ce que Goethe appelait le « secret manifeste », et qui est en fait l’Unique nécessaire partout désiré et partout signifié.

• Le Novum et le bonheur

Qu’il s’agisse d’allégorie ou de symbole, d’archétype ou d’idéal moral, toute la culture exprime donc l’efficacité et l’émergence du Novum. Mais en même temps, cette nouveauté ne se forme que sur le Front, c’est-à-dire sur la marge la plus avancée et la plus militante de la conscience tournée vers l’avenir, cette marge dynamique étant au contact du monde réel avec ses possibilités et sa tendance. Le « Novum promettant le bonheur » est en même temps situé « au Front du processus du monde, autrement dit dans la tranche la plus avancée […] de l’Être de la matière en mouvement, et ouverte par l’utopie » (p. 242). Toute la fonction utopique se trouve ainsi en corrélation avec la réalité elle-même comme ouverture et possibilité.

La catégorie de la possibilité ne désigne donc pas essentiellement un jugement incertain sur un futur contingent ou un présent mal connu, mais la potentialité même d’une réalité dont l’avenir et l’orientation dépendent de l’action des sujets attachés à la transformation du monde à la lumière de l’Ultimum.

Car l’action ne transforme le monde que si l’on garde constamment présente à l’esprit la référence à cet Ultimum, à ce Bien suprême qui est le bonheur même. Tout se passe dès lors comme si la création novatrice s’appuyait à la fois sur l’attente, sur l’action anticipatrice et sur une sorte de répétition constante de ce but ultime. La répétition « ne cesse de représenter encore et toujours le but de la tendance [l’Ultime], dans tout nouveau progressiste » (p. 245). Elle s’élève alors au rang de répétition ultime qui se dépasse elle-même dans la réalisation de «l’identité ».

En même temps que l’objectif final, Bien suprême et Bien Ultime, ce qui est visé par l’éthique et par la conscience anticipante est « la réalisation du Réaliser ». Le sujet réalise alors sa propre possibilité créatrice, sa propre plénitude comme identité et, dès lors « il ne cesse de commencer à commencer » (p. 247). Ainsi le règne de la liberté est l’œuvre du sujet, c’est-à-dire du « Réalisant » qui, par un saut hors du Devenu, se confère sa propre identité et son identité avec le monde dans et par « un exode vers ce pays auquel l’homme songe depuis toujours, pays dont le processus chante les louanges » (p. 247).

4. L’esquisse anticipatrice dans les œuvres et dans la pensée

La description de la conscience anticipante est donc une phénoménologie de l’action individuelle et concrète; à la différence de celle de Husserl, cette phénoménologie (n’hésitons pas à utiliser ce terme) est attentive au dynamisme de la conscience, c’est-à-dire à son mouvement, à son effort vers l’avenir, à sa puissance d’invention et de réalisation. Cette description est si fondamentale qu’elle exprime l’essence même de la conscience, c’est-à-dire de l’individu actif : il est un mouvement vers le Bien suprême, et celui-ci est le bonheur.

Cette analyse reçoit toute sa signification lorsqu’on reconnaît la portée objective de ce dépassement du donné vers la Réalisation de l’être. Ernst Bloch, en effet, ne se borne pas à décrire la conscience individuelle et privée, il s’efforce de décrire les conséquences objectives et sociales de cette activité du principe utopique en l’homme. C’est ainsi que la quatrième partie du Principe Espérance est consacrée à la « Construction », c’est-à-dire à l’étude des conséquences effectives du principe « espérance » dans l’ordre de l’art et dans celui de la pensée, qu’elle soit politique ou philosophique. Ces conséquences sont saisies dans les œuvres (écrites, plastiques, etc.) et non pas dans les institutions ou leur développement; l’œuvre d’Ernst Bloch est une sorte de phénoménologie eudémoniste et « matérialiste » de l’esprit (Hegel renversé) et non pas une histoire des institutions et de l’humanité. Cette moderne phénoménologie de l’esprit se répartit en deux moments : le premier moment est constitué par la quatrième partie du Principe Espérance, partie intitulée à la fois « Construction » et « Les Épures d’un monde meilleur ». Le second moment, constitué par la cinquième partie, est intitulé : « Les Images-souhaits de l’instant exaucé ». Ces deux moments, attachés aux œuvres de l’esprit, décrivent d’une part l’incidence du désir du lointain et du souhait du Bien suprême non encore atteint sur la création artistique, et d’autre part l’expression de ce même but lorsqu’il est supposé atteint et que l’instant présent vit l’expérience du souhait exaucé et de la plénitude.

• Les épures d’un monde meilleur

Ici, nous ne prendrons que quelques exemples. Ernst Bloch décrit, au paragraphe 36 (t. II, partie IV), un « tour d’horizon des utopies sociales ». Le tableau général de ces utopies couvre toute l’histoire de la pensée utopiste occidentale depuis Solon et Diogène, jusqu’aux anarchistes individualistes Stirner, Proudhon, Bakounine. C’est ainsi qu’il étudie la Bible, saint Augustin, Joachim de Flore, Thomas More, Campanella; puis Fichte, les utopies fédératives d’Owen et Fourier et les utopies centralistes de Cabet et de Saint-Simon. Il termine enfin par « Un château en Espagne prolétarien : Weitling ».

Ernst Bloch doit cependant constater l’échec de toutes ces utopies : c’est que, malgré leur générosité et leur ardent souci de justice, elles restaient abstraites et formelles. « Tant qu’ils cherchent la science et ne créent que des systèmes, ils ne voient dans la misère que la misère sans y découvrir le côté révolutionnaire qui renversera la vieille société » (p. 163). Mais Ernst Bloch a raison de rendre hommage au « pathos du but fondamental » et de se référer à Thomas Münzer, ce millénariste opposé à Luther, et qui conduisit au XVI° siècle, en Allemagne, la guerre des paysans.

À propos de ce millénariste auquel il a consacré un remarquable ouvrage (Thomas Münzer; théologien de la révolution, Julliard, 1964), Ernst Bloch écrit : « L’abstraction est la grande faiblesse, la ténacité et l’absolu sont la force des anciens grands livres utopiques » (p. 167).

Le « monde meilleur » ne transparaît pas seulement, comme objectif lointain, dans les utopies sociales. Il inspire aussi de nombreux aspects de la technique, de la science et de l’art. Considérons par exemple le chapitre qu’Ernst Bloch consacre à l’architecture.

L’originalité consiste ici à mettre en évidence, par une information considérable, le fait que de très nombreux édi-fices, sinon même toute la grande architecture, ne se comprennent qu’en référence à une signification utopique. Il existe des « utopies architectoniques ».

Un style d’architecture, lorsqu’il est exigeant, original et unifié, exprime toujours une conception de l’être et du monde en tant que cette conception exprime un idéal, une vision de la meilleure forme de l’existence absolue. L’architecture est la cristallisation et l’obiectivation d’un véritable « rêve éveillé » qui est l’esquisse et « l’épure » d’un monde idéal et parfait, répondant aux conceptions de la perfection que se fait une époque.

Ernst Bloch souligne fortement la signification absolue et utopiste, c’est-à-dire ordonnée au Souverain Bien de chaque société, de ces deux grands mouvements architecturaux que représentent l’art égyptien et l’art gothique. La pyramide et la cathédrale sont deux incarnations de l’idéal absolu qui inspire toujours les architectes de grand style. Ces deux incarnations exemplaires ont des significations à la fois semblables et différentes. Dans les deux cas, il s’agit « de la tentative d’imitation d’un édifice cosmique […] considéré comme suprêmement parfait » (p. 326). L’édifice représente en effet symboliquement le cosmos lui-même lorsqu’il est considéré dans ses lignes essentielles et sa signification fondamentale. Ce qui est visé est donc l’imitation de l’absolu et la participation à cet idéal totalisant et parfait, la participation à la plénitude par son imitation réitérée.

Mais l’art égyptien et l’art gothique se font deux conceptions différentes de cette lointaine perfection qui inspire l’œuvre des architectes en même temps que la vie des fidèles. Pour l’Egypte, il s’agit de réaliser, par la perfection géométrique des lignes, la pureté cristalline de l’au-delà de la mort. L’Etre comme idéal et comme « modèle utopique » est représenté par la géométrie du cristal, c’est-à-dire par l’objectivation du minéral dans un espace parfait. Cette objectivation géométrique est à la fois celle de l’éternité et celle de la mort. Ce qu’exprime l’architecture égyptienne est l’idéal utopique, parce que lointain et parfait, d’une existence de l’âme qui soit comme l’existence minérale de la mort.

À cette géométrie de cristal et de mort, l’art gothique oppose, selon Ernst Bloch, son idéal de perfection incarné par l’Arbre de vie. Toutes les efflorescences et les lignes gothiques sont le déploiement d’un imaginaire non plus minéral mais végétal. Et ce qu’expriment les mouvements et les inventions florales est la circulation de la vie en sa plénitude parfaite. La vie est alors, par la cathédrale, non plus mise en un tombeau, mais incarnée sur terre à partir du ciel comme étant la vie parfaite et la vie sacrée, inscrite dans une pierre qui s’anime par la pensée christologique. Ce mouvement religieux est donc le fruit du principe utopique, puisqu’il vise un au-delà du présent qui soit l’anticipation d’une perfection et d’un Bien suprême. « Dans la volonté architecturale de Memphis existait l’utopie d’une volonté de devenir et d’être comme la pierre, d’une transsubstantiation en cristal. La volonté architecturale d’Amiens et de Reims, de Strasbourg, de Cologne et de Ratisbonne était mue par l’utopie d’une volonté de devenir et d’être en tant que résurrection, transsubstantiation en arbre de vie supérieure » (p. 331).

Quant à l’Antiquité grecque, elle représente « le cas heureux d’une humanité qui serait tout entière belle et le bonheur d’un équilibre parfait […] entre la vie pondérée et la géométrie pondérée ».

• Les récits de voyage et les mythes

Pour prendre un exemple de cette efficacité de la visée utopique dans les œuvres écrites, nous évoquerons le chapitre qu’Ernst Bloch consacre aux voyages, c’est-à-dire aux récits ou aux descriptions de l’Eldorado et de l’Éden. On conçoit aisément qu’il soit l’un des chapitres les plus aptes à étayer l’argumentation sur l’efficacité de la pensée du paradis. Car, à travers l’utopie et le principe Espérance qui la soutient dans toutes formes, c’est bien du Paradis et de l’Age d’or qu’il s’agit. Sans pouvoir faute de place, suivre toutes les analyses de l’auteur, précisons seulement qu’il nous livre tous les éléments permettant de définir et de situer la Toison d’or, le Saint-Graal, l’île des Phéaciens, le royaume du Prêtre Jean, et surtout la recherche du paradis terrestre par Christophe Colomb. Sans cette visée utopique et, dirions-nous, « métaphysique », les voyages de découvertes n’auraient pas eu lieu.

Et Ernst Bloch distingue l’attirance utopique et mythologique vers l’Orient (Eden, Indes fabuleuses) et l’attirance utopique vers l’Occident, ou vers le Sud ou, finalement, vers le Grand Nord. Le Paradis est à l’Est (ex oriente lux), mais on peut le trouver par l’Ouest; la luxuriance heureuse est au Sud, mais la Thulé parfaite, le paradis sans zéphyr, est au Nord.

Tout l’espace humain devient ainsi par l’utopie, espace imaginaire et pourtant efficace, source de voyages, de réalisations et d’œuvres somptueuses de la pensée et de la poésie. Tout l’espace devient mythologique, mais parce qu’il exprime en ce langage du mythe le mouvement réel de la conscience et des groupes humains vers la lointaine perfection où s’offrent les richesses de l’Eldorado et le bonheur de l’Eden.

Il n’est pas jusqu’à la pensée de Baader, ce mystique et théosophe du XIXe siècle allemand, qui ne soit éclairée par ce principe utopiste mis en lumière par Ernst Bloch. Pour Baader, comme pour notre philosophe, c’est la terre elle-même qui représente le véritable centre utopique de l’existence et non pas le paradis lointain des mythologies. La terre « est le foyer de la félicité » (t. Il, p. 411), et ce véritable foyer ne se trouve ni à Athènes, ni à Jérusalem, ni sur la montagne de Sion. Baader écrit : « C’est là un préjugé fondamental chez l’homme de croire que ce qu’il appelle monde futur est une chose créée et parachevée pour lui, qui existe sans lui comme une maison toute construite dans laquelle il n’aurait plus qu’à entrer, alors pourtant que ce monde est un bâtiment dont il est lui-même le constructeur et qui ne s’agrandit qu’avec lui » (cité par E. Bloch, p. 411). Pour Franz von Baader, relu par Ernst Bloch, c’est le temps historique humain qui peut devenir l’Age d’or, au même titre que l’espace formé par la terre, ce centre, est l’espace d’or de l’univers. Hic rhodus, hic salta, « voici la coupole, c’est ici qu’il faut monter » : c’est cet amour et ce dévouement pour le phénomène utopique du paradis terrestre que chantent ensemble le théosophe mystique du XIX° siècle et le philosophe « matérialiste » du XXe siècle.

• Une esthétique utopiste

Après l’architecture et les voyages utopiques qui nous proposent des « épures du monde meilleur », Ernst Bloch étudie notamment le « paysage du souhait » tel qu’il s’exprime dans la peinture, l’opéra et la littérature. Il oppose alors Le Jardin d’amour de Rubens, dans lequel le plaisir charnel est évoqué comme un immédiat et où le bonheur n’est plus qu’une sorte d’habitude, et L’Embarquement pour Cythère de Watteau. Dans ce tableau, au contraire, le temps est dynamisé, le bonheur devient promesse et perfection accessibles certes, mais non pas immédiates; elles exigent la distance et l’attente telles que Watteau sait les peindre par son style à la fois précis et flou, lumineux et lointain. Et la Vénus endormie, de Giorgione, ou la Maja desnuda, de Goya, « préservent la lumière dans laquelle baigne Cythère » (t. II, p. 423).

Il faudrait citer aussi les analyses qu’Ernst Bloch consacre à Mona Lisa, de Léonard de Vinci, où le visage de La Joconde et le paysage de rêve et de perfection sont en interaction étroite; et l’étude du traitement de la lumière par Rembrandt : celle-ci ne se rencontre pas dans le monde mais, bien qu’elle soit un constant reflet, elle n’émane pas non plus de la source lumineuse céleste d’une quelconque métaphysique ancienne : « car cest la lumière, provenant de la perspective de l’espérance, qui descend dans les profondeurs de la proximité et du délaissement, où elle trouve un écho » (p. 426). Rembrandt peint, sur le fond ténébreux du monde, la vérité de l’espérance et de l’éclat lumineux.

Nous ne pouvons pas ici suivre toutes les analyses d’Ernst Bloch ni exposer son esthétique utopiste dans son intégralité. Toutes ces analyses, toutes les références et les illustrations se répondent entre elles et confirment avec la plus grand évidence cette présence du principe utopique et par conséquent de l’espérance paradisiaque et terrestre dans toute grande œuvre.

Nous devons au moins évoquer le chapitre philosophique si important dans lequel Ernst Bloch relie le « paysage du souhait et la sagesse », celle-ci étant considérée soit dans le processus historique, soit sous l’espèce de l’éternité, sub specie ternitatis, comme dit Spinoza. Ernst Bloch esquisse les différentes conceptions de l’absolu, telles qu’elles apparaissent dans les sagesses et les philosophies. Il rencontre « le fond essentiel dans la matière originelle » à propos de l’Antiquité; l’âge classique permet d’évoquer Kant et le royaume intelligible, Platon, Éros et la pyramide des valeurs, Giordano Bruno et l’œuvre d’art infinie, Spinoza et le monde de cristal. De ce périple à travers les espérances philosophiques de la sagesse et les conceptions qu’elle propose du Souverain Bien, nous retiendrons surtout les pages originales sur l’humour et sur « la gaieté de la lumière » (p. 523) paradoxalement écrites à propos de Hegel. Mais nous retiendrons aussi le fait que, se proposant de dire l’influence du principe espérance sur l’élaboration de la pensée, Ernst Bloc est conduit à établir finalement le fait que les grandes philosophies sont en leur essence profonde la recherche et la détermination d’un bien ultime, d’un Souverain Bien qui a tous les contenus de l’Être et de la plénitude, c’est-à-dire tous les attributs du Bonheur. La Sagesse est le grand mouvement de la pensée inspirée par la recherche d’un lointain qui soit à la fois réalité extrême, plénitude et félicité. Ainsi les conclusions d’Ernst Bloch, au-delà d’un « matérialisme » bien singulier, rejoignent les conclusions et les lignes directrices de nos propres analyses dans le cours du présent ouvrage.

Dans cette perspective, l’objet de la plus lointaine visée de l’éthique, à savoir le Souverain Bien comme bonheur et félicité, doit être à la fois le sens d’une espérance active et transformatrice, et le contenu d’une expérience actuelle et présente. Celle-ci est l’expérience du désir comblé ou du « souhait exaucé », et elle constitue la substance de la cinquième partie du Principe Espérance.

3. Les conceptions de l’être comblé et le monde adéquat

Pour Ernst Bloch on peut définir différentes manières d’être comblé en décrivant quelques idéaux de la perfection morale. Moins qu’à des œuvres culturelles ou à des systèmes, c’est à quelques « types » ou « paradigmes » de conduites parfaites que songe ici l’auteur. C’est ainsi qu’il décrit l’attitude qui privilégie dans la vie la fermeté de la volonté ou la contemplation, la solitude ou l’amitié, l’individu ou la communauté. Les paradigmes les plus marquants sont ceux de « l’existence dangereuse » ou de « l’existence heureuse ». Contre les vues réductrices de Nietzsche, Ernst Bloch rappelle (P.E., t. III, p. 23-24) que le véritable bonheur n’est ni médiocre ni bourgeois « Car, contrairement à la vie dangereuse, le bonheur ne se traduit il pas par un grand Oui à l’être humain et à sa concentration ? […] le bonheur se confond avec l’équilibre parfait ou l’heureux rapport entre le dedans et le dehors, mieux connu sous le nom glorieux de joie. La joie est la noblesse du bonheur » (t. III, p. 25).

C’est en fait ce contenu de bonheur et de joie qui constitue pour Ernst Bloch le plus haut des paradigmes de la conduite parfaite, le plus haut et le plus concret, le plus riche de tous les modèles existentiels. S’il en est ainsi, c’est que « le bonheur est un signe que l’homme n’est pas hors de soi, mais qu’il arrive à soi et à ce qui est sien, et donc à notre Maintenant et à notre jour » (p. 27).

Il s’agit là, on le voit, de la réalisation même du « souhait », réalisation et exaucement de cela qui a été poursuivi par la fonction utopique à travers toutes les œuvres et toutes les actions. Ce à quoi accède la joie est à la plénitude de « l’instant exaucé ».

L’homme accède alors à l’Identité concrète, c’est-à-dire à « l’adéquation » avec lui-même. Pour illustrer cet accord et ce sens, Ernst Bloch consacre un beau et long chapitre à la musique : « Le franchissement et le monde le plus intensément humain qui soit : dans la musique » (§ 51). Le propos de cet art est « de chanter et d’invoquer cet Essentiel dans lequel l’Humain rencontre son vrai visage » (p. 189).

Au-delà de ce franchissement purement esthétique du donné, il est possible de vivre et d’expérimenter effectivement dans l’existence l’ultime « contenu du Souhait et le Souverain Bien » (§ 54). Car, au sommet de tous les idéaux qu’on peut repérer à travers l’histoire, se trouve finalement un Souverain Bien défini comme « la concordance parfaite de l’homme avec lui-même », c’est-à-dire l’objet utopique qui, étant devenu identique au sujet, cesse d’être un objet. Cette identité du sujet et de l’objet constitue en même temps l’identité du Souverain Bien et de la félicité (p. 492-493).

Ce qui est alors atteint est le véritable objet du Carpe diem. Non la jouissance superficielle et éphémère de l’hédonisme classique, mais l’accès à une éternité de l’Instant et du Présent. Le véritable but suprême est dès lors le Carpe ternitatem in momento, saisis l’éternité dans l’instant. Ernst Bloch évoque aussi la formule : « Arrête-toi ». Saisis la plénitude parfaite de l’instant présent et cela dans sa dimension d’éternité et de signification permanente. Ici se relient, selon Ernst Bloch, la durée, l’unité et le but final, c’est-à-dire l’accès permanent à l’unité et à la réalisation effective du but final.

Ce qui se réalise alors, dans l’Instant exaucé, c’est, dans le langage d’Ernst Bloch, le Meilleur; ou le Mieux, qui est aussi le Bien suprême.

Le Meilleur, qui est la valeur la plus haute et qui fut le mieux anticipé par la musique, devient réalité lorsqu’à été dépassée l’opposition du Sujet et de l’Objet. C’est l’unité sujet-objet, inscrite dans la matérialité et la réalité du monde, qui constitue le noyau de l’Instant. Celui-ci est aussi bien « le jour du Nunc », du Maintenant, c’est-à-dire la Présence du Présent. L’être n’est plus seulement un être, il est l’être-là, dans la plénitude de sa présence existentielle à soi et au monde. « Et c’est tout cela qui concerne le visage humain, ou Humanum révélé. » C’est tout cela, aussi, qui constitue le matériau de la plus haute possibilité du monde naturel à s’accorder au travail de valorisation effectué par le Sujet.

6. Hypothèse

Poursuivant son analyse, Ernst Bloch tente de montrer que la nature et ses phénomènes peuvent en effet devenir les « chiffres », les signes symboliques et objectifs à la fois, de tous les contenus de la conscience utopique dans sa poursuite du Bien suprême. L’unité sujet-objet, indispensable à la réalisation de la joie et du bonheur, ne serait pas possible si la nature ne comportait pas des éléments et des dialectiques, des latences et des possibilités en concordance avec les dialectiques et les possibilités de la fonction utopique en l’homme. Et, selon Ernst Bloch, seul le marxisme, par sa doctrine de la société sans classe, a pressenti cette unité de la nature et de l’homme, seule la société sans classe réalisera cette Présence de l’Instant exaucé, et rendra possible l’instauration du véritable visage humain (t. III, § 55).

(Robert Misrahi – Qu’est-ce que l’éthique)

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