Le bonheur ambigu et la volonté de puissance (Nietzsche, 1844-1900)

1. Le dionysiaque et le « grand désir »

Cette évocation de Spinoza, opposé à la doctrine de Schopenhauer, est surtout destinée à opposer une conception affirmative et heureuse du désir à une conception négatrice. Mais, dans cette perspective, il est également indispensable de se référer à la doctrine de Nietzsche : on sait que, malgré la fidèle admiration qu’il a longtemps exprimée à l’égard de Schopenhauer (jusqu’à la rupture avec Wagner; cf. Jean LefrancS, Nietzsche oppose sa conception affirmative de la vie au nihilisme « décadent » et ascétique de Schopenhauer. Et, comme Nietzsche se réclame lui-même de Spinoza (Le Gai Savoir; § 333 ; Ainsi parlait Zarathoustra, App. § 57 ; La Volonté de puissance, t. II, § 620, trad. Bianquis), nous restons situés dans le droit fil de la réflexion européenne sur le désir et le bonheur. La permanence de ce mouvement de la réflexion, mais aussi son sens constamment protestataire et novateur sont d’ailleurs exprimés par Nietzsche lui-même dans un aphorisme sur « Le Désir de souffrir » (Gai Savoir; § 56). Nietzsche oppose aux « millions de jeunes Européens » qui expriment manifestement « un désir de souffrir à tout prix », sa propre conception : « je vous demande pardon, mes amis, j’ai eu l’audace de crayonner, moi, mon bonheur ».

Le sens de la réflexion nietzschéenne semble donc bien résider dans une recherche du bonheur, et il est vraisemblable que l’immense influence de cette réflexion sur la pensée contemporaine soit obscurément due, en partie, à cette signification de la quête nietzschéenne. Pourtant, les commentateurs s’y réfèrent rarement et préfèrent éclairer les contenus du nihilisme de Nietzsche. La question reste ouverte mais elle nous impose la tâche de cerner de plus près la signification de cette doctrine.

Les références de Nietzsche à la recherche et à l’expérience du bonheur sont extrêmement vives et nombreuses, et ce sont elles qui donnent souvent aux ouvrages de Nietzsche cette tonalité joyeuse et dynamique qui marque à bon droit le lecteur lors d’une première lecture.

Dans La Volonté de puissance (t. II, § 556, on sait que le titre, ainsi que le plan de l’ouvrage sont l’œuvre de la sœur de Nietzsche, mais nul ne conteste que chacun des aphorismes ait été écrit par Nietzsche lui-même. Nietzsche se réfère au « dionysiaque » (concept qu’il avait introduit dès La Naissance de la tragédie) et le décrit comme « l’affirmation extasiée de l’existence ». Certes, il relie cette affirmation, opérée par la culture grecque, aux « tendances extrêmes, désordonnées, asiatiques » qui composaient le « sous-sol » de cette culture. Mais il évoque aussi la dimension universelle des « joies humaines les plus hautes et les plus nobles », ainsi que la « richesse débordante » des activités de l’esprit qui « se traduit nécessairement de façon sensible en un bonheur, en un jeu d’une rare délicatesse » (ibid., § 557).

De même, les références au bonheur sont extrêmement vives et nombreuses dans Le Gai Savoir : « le rire et la sagesse joyeuse » (§ 1) ; le bonheur qui ne construit pas de maison (§ 240) ; l’Amor fati, qui est l’amour du « grand affirmateur » que veut être Nietzsche (§ 276) ; « le bonheur d’Homère » et les êtres « écrasés par ce grand bonheur » (§ 302) ; « le bonheur d’un dieu plein de puissance et d’amour […] qui ne se sentirait jamais plus riche que quand le plus pauvre des pêcheurs ramerait lui-même avec une rame dorée ! Et ce bonheur divin serait […] l’humanité ! » (§ 337). Ce que Nietzsche revendique, à travers tous ces textes, c’est une « nouvelle santé, plus intrépide et plus gaie » ; il se veut en même temps « l’argonaute de l’idéal » (§ 382) et il conclut ce livre sur des poèmes. Le principal d’entre eux s’intitule Ô mon bonheur ! et il évoque « les arabesques d’or » d’une musique imminente, tandis que, dans le poème suivant, Nietzsche se réjouit : « Tout scintille pour moi d’une splendeur nouvelle » (§ 376).

Ce « grand désir » du bonheur est présent non seulement dans une œuvre considérée comme mineure, telle Le Gai Savoir; mais également dans le grand manifeste qu’est le Zarathoustra. Certes, le héros de ce poème philosophique se présente comme « le prophète de l’éternel retour des choses » (Ainsi parlait Zarathoustra), p. 313; et l’autre thème central de l’ouvrage paraît bien être celui de la volonté de puissance et de la transmutation des valeurs. Pourtant, les références à la plénitude de la vie affirmative sont si nombreuses qu’on pourrait dire, en une première lecture rapide, que Nietzsche est aussi un philosophe du bonheur. Il est surprenant qu’on n’ait noté ou évoqué ce fait que malgré soi et d’une manière allusive ou marginale (cf. Georges Bataille, La Volonté de chance). L’ouvrage de Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, ne fait pas même mention de ce problème d’une plénitude existentielle, et E. Fink (La Philosophie de Nietzsche) n’évoque Aurore et Le Gai Savoir que dans la perspective du problème de la vérité, perspective à travers laquelle Jean Grenier lit l’ensemble de l’œuvre nietzschéenne (Le Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche). Seul Henri Birault, dans un article remarquable, pose la question : « De la béatitude chez Nietzsche ». Il conclut à bon droit son étude en montrant que la béatitude, le fait d’être « heureux et bienheureux », ne saurait être le résultat d’un processus négatif s’efforçant de combler un manque, mais le point de départ d’une création surabondante et affirmative englobant et assumant désormais tous les aspects de l’être et revendiquant leur éternel retour.

Nous souscrivons entièrement à ces vues. Nous devons seulement insister sur la fréquence et sur l’intensité des références que, dans Zarathoustra (et ailleurs), Nietzsche fait à la joie, à l’affirmation, au bonheur. Souvent il s’agit de métaphores poétiques, mais il n’est pas indifférent de voir alliés dans un même développement l’allégresse, le bonheur, la lumière plus tranquille, ainsi que la lumière matinale des plus hautes espérances (III, « De la béatitude involontaire »; notons avec intérêt que, dans la traduction de G.A. Goldschmidt, on lit : « De la félicité malgré soi »). Nous pourrions aisément multiplier les citations et évoquer « la volupté de l’avenir », l’âme « pleine » d’un bonheur surabondant, le « rieur » et sa « couronne de roses », le danseur « ivre de la vie douce », la joie qui se veut elle-même, éternellement.

Qu’il s’agisse de métaphores n’empêche pas que l’écriture nietzschéenne se propose de mettre en place des concepts précis (dans son système) : par exemple, « l’amour de soi », ou « le retour éternel », ou « l’affirmation », ou la plénitude et la surabondance de la vie. C’est pourquoi nous pouvons dire en effet que, dans une première lecture, celle qui privilégie la « transmutation de toutes les valeurs », Nietzsche apparaît bien comme philosophe du bonheur.

2. Bonheur et malheur : l’ambiguïté

Mais c’est d’un bien étrange bonheur qu’il s’agit : dans le courant d’un même aphorisme, ou d’un même poème, le bonheur est finalement identifié au malheur. Non pas qu’il y ait à considérer que, pour Nietzsche, la recherche du bonheur soit un « malheur » ; bien plutôt il faut voir que l’extrême ivresse du bonheur est contemporaine d’un malheur extrême. Les deux expériences sont spécifiques et elles sont souvent comme contemporaines. Dans le même texte où Nietzsche évoque le vin doré du bonheur et son parfum d’éternité, il poursuit son invocation en associant étroitement les deux concepts, sans les analyser cependant : « ayez des mains plus sensées, saisissez un bonheur plus profond, un malheur plus profond, saisissez un dieu quelconque, ne me saisissez pas » dit Zarathoustra (IV, « Le chant d’ivresse », § 7). Il poursuit : « mon malheur, mon bonheur est profond […] profonde est sa douleur » (souligné par Nietzsche), reprenant ce qu’il avait déjà esquissé au paragraphe précédent, « un bonheur enivré de mourir ».

Il ne serait donc pas exact de dire que Nietzsche est un philosophe du bonheur : il serait bien plutôt le philosophe du « bonheur tragique » ou du bonheur ambigu, constamment associé à la douleur. En effet, le même chapitre se poursuit d’une façon fort claire quant à l’intention de Nietzsche : « La douleur est aussi une joie, la malédiction est aussi une bénédiction, la nuit est aussi un soleil » (IV, § 10).

Sans comprendre encore ce que ces affirmations signifient, nous pouvons cependant leur reconnaître une place centrale dans la pensée de Nietzsche : c’est ici en effet qu’il énonce (et « annonce ») la doctrine de l’éternel retour.

3. Le retour éternel comme mythe

Et c’est ici, également que s’éclairent réciproquement ces deux thèmes : le retour éternel de toutes choses et le mouvement de la joie vers l’éternité : « La joie se veut elle-même, elle veut l’éternité, le retour des choses… » (IV, § 9).

Mais la cohérence du système nietzschéen est telle (à l’encontre de l’opinion courante sur la méthode de Nietzsche) que ces deux thèmes, pris dans une perspective cyclique, vont intégrer tout naturellement le malheur et la douleur : « Avez-vous jamais approuvé une joie ? Ô mes amis, alors vous avez approuvé toutes les douleurs. Toutes les choses sont enchaînées, enchevêtrées, amoureuses [.] c’est ainsi que vous voudriez que tout revienne » (IV, § 10 ; c’est Nietzsche qui souligne).

Ainsi, en partant du « grand désir », et en admettant qu’il soit, chez Nietzsche, le désir de la joie, on peut constater qu’il se développe comme le désir d’une éternité définie non pas comme sortie hors du temps, mais comme répétition cyclique et retour périodique et nécessaire des expériences de la joie elle-même. A partir de là, Nietzsche conclut que le grand désir, parce qu’il se veut lui-même pour l’éternité, doit aussi vouloir la totalité des expériences humaines, c’est-à-dire aussi la mort et la douleur. C’est dire que Nietzsche intègre sa réflexion sur l’expérience de la joie à une réflexion plus vaste qui est en réalité un mythe constitué par la doctrine de retour éternel du même. Et c’est parce que, aux yeux de Nietzsche, l’idée de l’éternel retour est plus importante que l’idée de bonheur, qu’il croit devoir maintenir, à côté des expériences affirmatives, les expériences négatives de l’humanité: il ne peut dans son système, affirmer le retour éternel, que s’il consent à affirmer le retour aussi bien du malheur que du bonheur.

Cette double affirmation provient en outre d’une autre source : c’est l’amor fati, déjà affirmé dans les œuvres précédentes, qui entraîne maintenant sa conséquence, « logique » dans un système qu’on dit poético-philosophique et qui est surtout un système mythologique : l’amour du destin, c’est-à-dire de la nécessité, se manifeste comme volonté de ce destin et, plus précisément comme volonté du retour éternel, cyclique et nécessaire de toutes choses.

Mais dès lors que la joie, comme grand désir, est associée au retour éternel, et dès lors que cette joie est liée par la nécessité à toute chose, elle est entraînée à vouloir non seulement sa propre réitération indéfinie mais encore la réitération de toutes choses, c’est-à-dire le retour éternel et d’elle-même et de toutes les formes du malheur. Nietzsche l’exprime lui-même : « que ne veut-elle pas la joie ! […] elle veut de l’amour, elle veut de la haine […] elle a soif de douleur, d’enfer, de haine, de honte […]. Car toute joie se veut elle-même, c’est pourquoi elle veut la peine ! O bonheur, ô douleur […] la joie veut l’éternité de toutes choses. » (IV, § 11).

C’est par ce lien de la joie et du retour éternel que nous pouvons commencer maintenant à mieux comprendre ce que signifie cette joie. En son fond, cette joie nietzschéenne est l’adhésion non pas seulement à elle-même comme affirmation d’existence, mais encore à tout ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire à toutes les formes de la négation. La joie nietzschéenne est une « joie tragique » (comme on a pu dire) parce qu’elle est l’assomption de toutes les formes de la réalité : le bien, le mal, la vie, la mort, le bonheur et le malheur.

C’est là en réalité que réside l’essence de cette joie ambiguë : elle est l’adhésion au monde sous tous ses aspects, c’est-à-dire en réalité la volonté du mal et de la souffrance. À la lumière de la doctrine de l’éternel retour, la signification du « grand désir » nietzschéen se renverse en son contraire et devient non pas seulement joie de la joie mais joie du malheur.

Plus précisément, l’adhésion au monde en sa nécessité (l’amor fati) se révèle comme adhésion à la joie et à la souffrance, et cette adhésion se transmute en vouloir actif.

Nous pouvons dès lors voir apparaître une nouvelle implication du concept d’éternel retour, et constater un lien interne entre ce thème et un nouveau thème, interne au malheur, mais doctrinalement plus utile à l’ensemble de la doctrine nietzschéenne : il s’agit de la cruauté.

4. La cruauté, la sélection

C’est elle que Nietzsche décèle à travers la volonté de puissance. Se référant à l’Antiquité apollinienne, et niant que « le bonheur soit la conséquence de la vertu », il affirme au contraire que les actions méchantes appartiennent aux puissants et aux vertueux (La Volonté de puissance, t. II, liv. IV, § 219, p. 283). C’est pourquoi, selon Nietzsche, « Il faut être bon et méchant » (t. II, § 508, p. 360). La critique nietzschéenne de la morale s’exprime donc clairement non pas comme un simple appel à d’autres valeurs que les valeurs négatives du pessimisme mais comme une réhabilitation des instincts en général, et des instincts les plus agressifs en particulier. En effet, Nietzsche s’élève contre la condamnation morale de tels instincts : « … dans quelles actions l’homme s’affirme-t-il le plus fortement ? C’est autour de ces actions (de sexualité, d’avidité, d’ambition, de cruauté, etc.), que l’on a accumulé les anathèmes, la haine, le mépris… » (p. 392).

Mais l’éloge de la cruauté, et par conséquent la volonté de la cruauté instinctive dans la constitution du « bonheur » selon Nietzsche, n’est pas seulement destiné à illustrer la critique de la morale, comme on le voit aussi dans La Généalogie de la morale et dans la doctrine du ressentiment. Cet éloge de la cruauté a également pour fonction d’établir le lien entre le thème de l’éternel retour et celui de la sélection. En effet, le critère qui permettra de distinguer les hommes supérieurs, et de les sélectionner pour qu’ils préparent l’avènement du Surhomme, est le courage qu’ils exprimeront en voulant la répétition éternelle de cela qui est le plus cruel. La volonté du retour éternel de la douleur, de la souffrance et de la mort est, selon Nietzsche, le critère qui permet de sélectionner et de distinguer « les esprits libres », c’est-à-dire les êtres supérieurs.

Ceux-ci sont les véritables aristocrates, croit Nietzsche. Nous ne développerons pas tous ces thèmes passés sous silence par la plupart des commentateurs, mais nous devons au moins les évoquer pour mettre en évidence la cohérence du véritable système que constituent en réalité les aphorismes de Nietzsche, et comprendre comment la pseudo-doctrine du bonheur n’est, chez Nietzsche, qu’une doctrine tragique de violence et de haine.

5. L’empirisme naturaliste et le « mythe tragique »

Le « retour éternel » nous a révélé la signification véritable du « bonheur » selon Nietzsche : il est l’affirmation exaltée de tout ce qui existe, qu’il s’agisse de bonheur ou de malheur, de joie ou de douleur. Allons plus loin. Cette affirmation porte non seulement sur la réalité derrière l’apparence, mais sur la nécessité de cette réalité. Si bien que l’amor fati entérine non seulement la souffrance et sa répétition éternelle et tragique, mais la nature même des événements, des faits et des contenus psychologique, tels qu’ils sont enchaînés dans le grand cycle cosmique. Nous sommes donc en présence d’un empirisme naturaliste qui exalte les faits tels qu’ils sont donnés, et qui n’envisage pas le moins du monde qu’on puisse agir sur eux, en modifier le déroulement, en changer la nature. Si bien que, en réalité, si Nietzsche reproche à la philosophie classique ses contenus aliénants, c’est dans la mesure où elle méconnaît la véritable nature de l’homme, telle que Nietzsche se la représente. Pour lui, cette nature, nous le savons maintenant, est constituée de part en part d’une volonté de puissance qui s’exprime dans les instincts et dans leur cruauté. On sait qu’il évoque souvent la végétation tropicale et sa lutte acharnée pour l’existence. A partir de ce réalisme (simplement darwinien en fait, malgré la critique nietzschéenne du darwinisme), Nietzsche recherche un critère de sélection et il le trouve non seulement dans la cruauté et la violence, mais encore et surtout dans la volonté et le désir de cette cruauté.

Si bien que (par une simple analogie tendancieuse) il transpose au plan social ce qui est vraisemblable au plan animal et végétal. L’assomption de la cruauté devient alors critère de supériorité : « L’homme supérieur se distingue de l’inférieur par l’intrépidité avec laquelle il provoque le malheur : c’est un signe de régression quand les valeurs eudémonistes commencent à passer au premier plan… » (La Volonté de puissance, t. I, liv. II, § 551).

C’est ce concept de « supériorité » (dont le critère est qu’elle implique la volonté du retour éternel du tragique) qui va constituer la clef de voûte du système politique de Nietzsche. En effet, cette « supériorité » s’exprime par l’opposition de la race des maîtres à la race des esclaves constituée par le « troupeau » et défendue par « les démocrates » et les « socialistes ». En outre, ces « hommes supérieurs » seront assez « durs » pour préparer, au moyen de l’esclavage de la masse, l’avènement du surhomme, et en tout cas du « chef » et du « conducteur » : « Ma philosophie tend à l’établissement d’une hiérarchie, non pas à une morale individualiste. Que l’esprit du troupeau règne dans le troupeau, mais qu’il n’empiète pas au-delà; les conducteurs du troupeau ont besoin d’évaluer tout autrement leurs propres actions, de même aussi les indépendants, les  » fauves « , etc. » (ibid., t. II, liv. III, § 727). Et encore : «  » le bonheur du plus grand nombre  » est un idéal qui donne la nausée à quiconque a la distinction de ne pas appartenir au grand nombre » (§ 722). Et pour compléter cette esquisse : « L’aspect de l’Européen présent me donne de grandes espérances : il se forme là une race audacieuse et dominatrice, établie sur la large base d’un troupeau extrêmement intelligent. Bientôt les tendances qui ont pour but la culture de cette masse ne seront plus seules au premier plan » (t. II, liv. IV, S 86 ; signalons également le recueil de textes choisis : Politique de Nietzsche, présentés par René-Jean Dupuy, Armand Colin, coll. « U », 1969).

On pourrait s’étonner du fait que Nietzsche fasse dépendre toute sa politique sélective et toute sa philosophie du surhumain du concept étrange de retour éternel. Il n’y a pourtant là aucun paradoxe puisque, selon Nietzsche, toutes les croyances illusoires sont au service de l’instinct de vie, c’est-à-dire de la volonté de puissance. Le système est d’autant plus cohérent dans sa furie sélective et dans sa tension « tragique » que c’est Nietzsche lui-même qui revendique sa pensée comme un grand mythe : « Le besoin d’un mythe tragique, comme d’une cloche hermétique à l’intérieur de laquelle grandissent les germes de l’avenir. »

Mais ce « mythe » nietzschéen est dérisoire : il masque en cycle répétitif du bonheur et du malheur la simple assomption d’un monde empirique dont on n’exalte que le rapport qu’il entretient avec la puissance dominatrice et cruelle, et dont on pare la nécessité sous les oripeaux de la tragédie.

Cette tragédie deviendra, hélas ! réelle au XXe siècle, mais elle n’aura retenu du délire nietzschéen que la fascination de la violence pour s’enfoncer dans la nuit et le brouillard de la cruauté extrême.

(Robert Misrahi, Qu’est-ce que l’éthique )

Un commentaire sur “Le bonheur ambigu et la volonté de puissance (Nietzsche, 1844-1900)

  1. C’est assez décoiffant. Malheureusement, N en sort comme malgré tout pas si loin de l’idéal du surhomme fasciste, voir nazi. Heureusement il parle de la masse, et non d’une race inférieure. On sent que sa grande culture ressort échevelée dans les parles de Zarathoustra.

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