LES AMBIGUÏTÉS DE L’ONTOLOGIE PHÉNOMÉNOLOGIQUE : JEAN-PAUL SARTRE

Si la philosophie de Heidegger a sacrifié le sujet sur l’autel de l’être en oubliant la liberté et en trahissant les possibilités de l’existence, ne pourrait-on pas se tourner vers Sartre et voir dans sa philosophie une doctrine qui est à la fois une affirmation du sujet responsable et une exaltation de l’existence? Il semble malheureusement qu’il n’en soit rien.

En fait, la philosophie de Sartre (comme celle de Lévinas que nous examinerons plus loin) n’est pas une doctrine du sujet mais une philosophie critique, en relation étroite avec l’objet de sa critique, le sujet précisément. – Il y a dans cette affirmation un tel paradoxe qu’il est indispensable d’examiner de près ces doctrines aujourd’hui si prégnantes qu’elles risqueraient, laissées en l’état, de constituer un obstacle infranchissable pour une vision totalisante du sujet réel.

On sait que la plus importante opposition aux doctrines du sujet transcendantal est aujourd’hui la philosophie de Sartre. Cette opposition critique est constituée par l’ensemble de son œuvre en tant qu’elle se présente comme une « ontologie phénoménologique » (dans L’Être et le Néant) ou comme une « théorie des ensembles pratiques » (dans la Critique de la Raison dialectique) : c’est donc du point de vue de la philosophie comme telle qu’est opérée ce que nous appellerons la dénégation sartrienne du sujet. Il y a lieu, on le voit d’examiner l’ensemble de cette dénégation C’est-à-dire en fait la non-pertinence des arguments opposés par Sartre à une théorie du sujet.

a) La méthode phénoménologique.

Indéniablement c’est par Sartre (et non pas principalement par les travaux techniques de E. Levinas) que la méthode phénoménologique fondée par Husserl a été reconnue en France comme l’instrument désormais privilégié de la connaissance philosophique. C’est par Sartre que Husserl et Heidegger prennent en France une position prépondérante. Dès louverture de L’Être et le Néant la phénoménologie exaltée se présente à bon droit comme l’origine (et la conséquence) de l’assomption d’un monde sans arrière-monde: si un seul monde existe, seule sera valable la description de l’évidence par la conscience. Parce qu’elle permet de surmonter tous les dualismes (comme le dit Sartre), la méthode phénoménologique est la conséquence d’un athéisme rigoureux : Gabriel Marcel ou Jaspers cessent d’être, à un certain moment phénoménologues, alors que Sartre maintient tout au long de son œuvre la validité de cette méthode : elle est par elle-même l’annonce dynamique d’une vaste tâche intra-mondaine de connaissance et d’action, sans aucune référence à une transcendance métaphysique, ou à une transcendance immanente comme l’esprit.

Mais les arrière-mondes viennent aussi se loger dans la conscience: La Transcendance de l’Ego fait une critique serrée de la thèse husserlienne de la transcendantalité de l’Ego constituant. Qu’il s’agisse du monde des choses, ou de celui de la conscience, l’être est identique au paraître. La méthode phénoménologique permet ainsi de mettre en œuvre une description des activités humaines qui vaille comme description de leur essence, ou plutôt (puisque celle-ci est conséquence et non source de l’action) comme description de cela qui, à travers l’activité elle-même, devient à sa suite sa signification principale et son essence. C’est pourquoi la phénoménologie est chez Sartre un instrument dont l’ambition doit être universelle : il permet à Sartre de dire l’essence de la conscience, de la chose, du travail, du groupe et enfin de la condition humaine. Cet instrument est aussi une arme rigoureuse contre le réductionnisme et le dogmatisme du non-donné, et un outil de compréhension des expériences et des urgences les plus concrètes : liberté, relation à autrui, travail, aliénation. Il y a donc chez Sartre une radicalité de la revendication méthodologique: le champ et les tâches de la phénoménologie sont infinis et couvrent l’ensemble de l’activité et de la vie de la conscience. C’est cette revendication, cette sorte de manifeste implicite et constant, qui nous paraissent, chez Sartre, particulièrement décisifs.

Pourtant, c’est cette ampleur même de la fonction phénoménologique, qui appelle un examen de sa validité. Mais, à la différence des critiques issues du positivisme logique, du structuralisme, ou des anthropologies, notre examen critique sera conduit de l’intérieur même de la phénoménologie, et cela dans le but d’ouvrir un champ toujours plus vaste et positif à une authentique phénoménologie existentielle. Qui est le sujet de la phénoménologie sartrienne? Nous ne demandons pas encore quelle est la nature du sujet dans la doctrine de Sartre : nous poserons cette question plus loin. Nous demandons : qui dans l’œuvre de Sartre (L’Imaginaire, L’Etre et le Néant, la Critique de la Raison dialectique), opère et déploie les descriptions phénoménologiques ? Eh bien, dira-t-on, c’est Sartre lui-même, c’est-à-dire l’auteur ! Certes. Nous ne disons pas que l’écriture de Sartre est la voix d’un autre auteur que l’auteur apparent. Nous cherchons à savoir quelle est la place statutaire de cet auteur Sartre dans l’œuvre phénoménologique de Sartre. A quelle description de l’œuvre correspondrait ce statut de l’auteur, qui, dans l’œuvre, est en mesure d’exercer une activité de description phénoménologique qui soit à la fois vraie et (forcément) réflexive ?

Il ne saurait s’agir du JE-MOi de l’ouvrage l’Ego trans-cendantal puisque ce MOI, ce JE, n’est aux yeux de Sartre qu’une reconstruction abstraite et a posteriori, la seule réalité apparemment effective étant constituée par les « qualités » du monde, ou les « états » de la conscience, états et qualités étant eux aussi en fait des reconstructions et non des données immédiates et évidentes. Seule est réelle la conscience elle-même dans son actualité ponctuelle : et cette conscience n’est certainement pas un sujet capable d’entreprendre une description réflexive.

Envisageons la C. R. D., avant d’en venir à l’E.N. qui décrit et analyse. L’individu étant toujours piégé par l’aliénation, ses œuvres étant toujours en voie de chuter dans le « pratico-inerte », la liberté étant toujours retournée en nécessité, il semble qu’il n’y ait guère de place pour un auteur réflexif, c’est-à-dire un sujet de la phénoménologie en acte : la culture ou la « bourgeoisie » récupéreront et pervertiront toujours toutes les entreprises théoriques. De même qu’il n’y a pas de place pour Hegel dans le système hégélien, il n’y a pas de place pour Sartre dans son propre système. Certes, la C. R. D. s’ouvre sur les Questions de méthode. Mais cette introduction reste générale et vague : pour allier philosophie et anthropologie, l’anthropologie philosophique dépassera l’opposition subjectivité-objectivité, et, d’autre part, devra partir d’une expérience singulière (celle du travail industriel). Mais comme la C. R. D. reste sur le plan de la description empirique, rien n’y fonde la validité de ces affirmations. Comme il n’y a pas plus de sujet dans la C. R. D. que dans L’Ego transcendantal, on ne comprend pas ce que signifie le dépassement de l’opposition sujet-objet. Qui fait ce dépassement ? Qu’en résulte-t-il du point de vue de la vérité des descriptions? Est-ce le travailleur industriel lui-même, en tant que tel, qui opère les analyses phénoménologiques vraies ? Est-ce possible et comment ? C’est en réalité le philosophe anthropologue qui décrit et réfléchit : quel est le fondement de la validité de son discours sur le travailleur? Rien n’est dit à ce propos. La C. R. D. parle bien d’une « praxis-sujet » qui aurait la connaissance d’elle-même comme « praxis-objet » : mais quel peut être le sens de ces phrases si l’on évacue le sujet, et la connaissance, et la réflexion? Quel est le statut de l’écriture philosophique vraie, qu’elle soit « anthropologique » ou non?

D’autre part, quel est le fondement de validid de l’affirmation selon laquelle l’existence individuel est identique à l’histoire, et selon laquelle la nécessité n’est que la liberté retournée, ce retournement de la liberté en nécessité et contre-finalité étant d’ailleurs lui-même nécessaire ? Si le sujet n’est que praxis et si la praxis n’est que nécessité, qui donc, dans la C. R. D., est en mesure et en position d’exercer le travail de l’anthropologie philosophique, travail qui doit être libre (pour être vrai) et réflexif (pour être philosophique) ?

En fait, la description sociale de l’histoire n’est faite par personne dans la C. R. D., et la phénoménologie anthropologique n’y est appuyée sur aucun fondement de validité réelle, parce qu’elle n’est exercée par aucune réflexion explicitement et réflexivement posée comme telle. Parce que la phénoménologie s’est voulue « dialectique », la réflexion s’est engluée dans le pratico-inerte. Le mot « dialectique » a écrasé l’idée réflexive, et par conséquent la possibilité même du surgissement d’une réflexion singulière (un individu écrivant) qui réfléchirait et agirait sur le monde du travail.

Est-ce alors dans l’E.N. que nous rencontrerons le sujet de la phénoménologie et l’explication du statut de la réflexion phénoménologique? Il semble malheureusement qu’il n’en soit rien. La doctrine de la vérité (füt-elle phénoménologique) est absente de l’E.N. La seule hypothèse pourrait être celle-ci : la phénoménologie serait la connaissance réflexive de la conscience spontanée non réflexive par la conscience thétique de soi ; la connaissance d’un préréflexif par le réflexif. Certes, mais (comme dit Sartre…) regardons mieux.

Donné dans le préréflexif, le « reflété » n’est pas un être substantiel, mais le mouvement de la négation, le n’être pas. Il est pur mouvement, pure liberté, c’est-à-dire pure présence à soi sans contenu : mais quel est dès lors l’objet de la description ? Quelle est la tâche de la réflexion, une fois la négativité de la conscience mise en évidence? Autrement dit : comment une future description est-elle possible si rien n’est à décrire ? Comment la réflexion est-elle possible si le réfléchi est vide? Prenons les choses par l’autre bout. La réflexion pourrait s’exercer sur les contenus de la conscience, tout en sachant que ces contenus (affectifs) sont en fait posés par la réflexion même : la réflexion phénoménologique décrit alors, selon Sartre, une « Psyché ». Mais l’hypothèse n’est pas recevable, puisque Sartre appelle « réflexion impure » une telle réflexion qui, en se retournant sur soi, suscite en fait son objet, l’affectivité, manquant ainsi la structure réelle du pour-soi qui est de n’être que pur projet extraverti et présent à soi. Le phénoménologue ne peut donc être ni le sujet de la réflexion pure (place devant un irréfléchi sans affectivité il n’aurait plus rien à décrire), ni celui de la réflexion impure (il ne procéderait qu’à des constructions fictives au moyen d’une réflexion appelée « impure » et donc condamnée in adjecto).

Faisons une autre hypothèse: la réflexion phénoménologique, dans l’E.N., est bien réelle puisqu’elle nous apprend à voir le pour-soi. C’est tout à fait exact. Mais quand donc cette réflexion est-elle valable? Pendant le déploiement de l’irréfléchi? C’est impossible car le phénoménologue devrait être consommateur ou garçon de café, pendant la durée de la consommation ou de son service, et non après ou plus tard. La méthode phénoménologique se fonde sur la continuité de la mémoire réfléchissante et sur celle du sujet réfléchi: or le pour-soi est sans personnalité et sans identité. Ainsi, dans l’E.N. se déploie certes une phénoménologie, mais celle-ci ne procède pas à l’examen de sa propre validité et ne fournit pas les éléments qui permettraient d’établir les conditions de cette validité en même temps que les conditions de possibilité de la phénoménologie elle-même comme méthode réflexive et réfléchissante. La phénoménologie ne peut pas s’exercer sans sujet de la phénoménologie, et un sujet de la phénoménologie doit être simultanément un sujet concret, un sujet réfléchissant et un sujet identique à soi à travers le temps. Si celui-ei n’est que l’éclatement des ek-stases temporelles, la réflexion ne sera qu’une conséquence du temps (comme le pense Sartre) sans consistance ni identité: la phénoménologie, ou connaissance réflexive d’un temps vécu par lui-même, sera dès lors impossible.

Une seconde question méthodologique doit être posée : la phénoménologie a-t-elle à être « pure » ou « impure » ? Pourquoi faudrait-il qu’elle décrive une conscience sans contenu? Et comment le pourrait-elle, d’ailleurs, puisque cette conscience est elle-même décrite (bien rapidement, il est vrai) comme désir? La phénoménologie sartrienne n’a-t-elle pas, en fait et contre toute apparence, négligé les contenus qualitatifs et affectifs de la conscience?

Car c’est un fait que tous les contenus sont décrits comme les vaines tentatives pour faire être l’Être et accéder à l’être. Tous les contenus qualitatifs sont dès lors délestés de leur poids et de leur sens existentiel vrai. La pseudo-pureté réflexive jette le discrédit sur tout contenu, sur tout vécu affectif ou existentiel, réduits à n’être qu’illusion ou artifice. L’exigence puriste ampute la phénoménologie de ses pouvoirs descriptifs, et la réalité de la conscience de son sérieux substantiel et qualifié. De là provient le caractère partiel de la phénoménologie sartrienne : non seulement elle est insuffisamment fondée, mais encore elle est arbitrairement limitée aux pures « structures » du pour-soi, au détriment des contenus qualitatifs du désir. Pourquoi la joie ou la tristesse ne seraient-elles que des artifices du ressort de la Psyché, tandis que l’angoisse serait noblement du ressort de la liberté même ? C’est d’ailleurs étrangement l’idée structurale que l’on retrouve dans la C. R. D. ; elle est explicitement sous-titrée : Théorie des ensembles pratiques, et elle se propose explicitement de se constituer comme l’anthropologie structurale qui dit la vie des groupes dans la synchronie, et se propose de dire ultérieurement leur histoire dans la diachronie. C’est pourquoi, dans la C. R. D., Sartre ne met jamais en évidence le fait que les relations pratiques ne se réduisent pas à de purs rapports de liberté, et qu’elles impliquent, au contraire, des relations qualitatives et réflexives ainsi que des appréhensions qualitatives et réflexives de valeurs, de sentiments, de visées, et même de doctrines vraies. Mais la phénoménologie risque de se saborder elle-même en pleine activité lorsqu’elle donne le primat aux formes dialectiques sur les contenus qualitatifs.

C’est pourquoi il y a lieu d’unir étroitement le réflexif et le qualitatif si l’on veut déployer une authentique philosophie phénoménologique de l’existence, c’est-à-dire une philosophie qui soit à la fois concrète (complète en chacun de ses points d’application) et vraie (fondée réflexivement, vérifiable et communicable). Il y a lieu, pour la phénoménologie existentielle, d’accéder à la substantialité même de l’existence (individuelle ou sociale, elle est toujours à la fois qualitative et consciente, et parfois réflexive, qualitative et fondée), et non pas seulement à la forme générale et abstraite des relations empiriques entre individus ou entre groupes. On le voit, la tâche de la phénoménologie existentielle est loin d’être achevée, aussi bien pour nous que pour d’autres phénoménologues existentiels. Dans notre prochain travail nous aurons à répondre longuement à ces questions, notamment à la question centrale qui est méthodologique : comment pourrait-on perfectionner la méthode phénoménologique et accroître à la fois sa rigueur et sa fécondité? Comment la rendre capable d’échapper au cercle qui menace toute pensée méthodologique où la doctrine commande la méthode, tandis que cette méthode commande la doctrine ?

Ainsi, une phénoménologie rigoureuse et bien construite devrait donner accès, non pas au vide de la néantisation, mais à l’activité qualifiée du sujet fondateur comme individu désirant. En outre, seule une telle phénoménologie sera en mesure de répondre à la question de savoir qui déploie, précisément, la description appelée phénoménologie.

On le voit, si les questions méthodologiques sont prises au sérieux, elles renvoient à la question d’un fondement. Mais n’est-ce donc pas ce qui se produit déjà chez Sartre ?

b) La recherche du fondement.

Si l’E. N. s’est borné à une simple évocation du problème méthodologique, il semble au contraire que la question du fondement en constitue l’armature principale. Tout l’ouvrage est la description des tentatives successives et vaines par lesquel les l’en-soi d’abord, puis le pour-soi (C’est-à-dire, pour nous, le sujet), s’efforcent de se constituer comme leur propre fondement, c’est-à-dire comme causa sui, cause de soi. On le sait, toutes ces tentatives sont vaines : « Le pour-soi est perpétuel projet de se fonder soi-même en tant qu’être, et perpétuel échec de ce projet« .

Ni la décompression d’être qu’est le pour-soi surgissant de l’en-soi ne fonde cet en-soi, ni la connaissance du monde ou la captation de la liberté de l’autre ne fondent le pour-soi.

Mais, à travers ces échecs, reste l’essentiel de la doctrine : l’essence d’un pour-soi est bien l’effort pour se fonder comme cause de soi, selon l’expression de Spinoza.

Disons d’abord toute l’importance et la signification de cette thèse centrale de la pensée de Sartre. Le pour-soi n’est pas un donné empirique, mais d’abord une activité (celle de nier l’en-soi, et de se nier de soi et de l’en-soi) et ensuite une activité dont la signification n’est pas d’abord utilitaire, mais essentiellement « métaphysique » : exister comme pour-soi c’est exister dans un mouvement d’auto-fondation. C’est cette idée qui nous paraît centrale et décisive et cela d’autant plus que nous avons affaire à une phénoménologie, et non à une théologie, à un matérialisme, ou à un idéalisme. L’individu humain a pour but et donc pour sens l’accès à l’être, c’est-à-dire, pour nous, a une modalité existentielle auto-fondatrice. C’est ce projet, ce mouvement de la conscience et du désir, que la phénoménologie existentielle a pour tâche de comprendre, de fonder et de déployer. C’est précisément cette tâche d’approfondissement qui appelle une nouvelle question : l’E. N. et la C. R. D. donnent-ils une compréhension suffisante et exclusive de l’acte de fonder ?

Pour Sartre, la signification de cet acte serait exclusivement ontologique, et même métaphysique. Se fonder consisterait à devenir l’auteur de son être avant d’être, c’est-à-dire en tant que l’on se serait donné l’être à soi-même. Le pour-soi arracherait ainsi sa propre existence à la contingence qui est la sienne et qui, lucide et nue, le plonge dans l’angoisse. En effet, le pour-soi acquerrait, en se fondant, la même nécessité interne qui fait que, d’une essence parfaite découle son existence. Le pour-soi deviendrait ainsi un être (et non plus une néantisation) et cet être serait à la fois intelligible et justifié, parce que source interne de sa propre nécessité factuelle et de sa propre signification morale. L’existence fondée serait simultanément l’existence nécessaire, l’existence rationnelle, et l’existence justifiée. L’autonomie ontologique se doublerait alors d’une légitimité morale ancrée dans l’absolu. C’est sur cette conception ontologique du fondement que s’appuie la virulente critique de Sartre contre les chefs, les bourgeois, les humanistes et les autodidactes, ainsi que la dénonciation de la mauvaise foi des antisémites fuyant leur liberté angoissée pour se constituer comme des êtres de droit, c’est-à-dire en fait comme des choses. La doctrine du fondement est donc, chez Sartre, une doctrine du non-fondement, et elle se présente comme la critique des diverses croyances en la possible substantialité de la conscience humaine : c’est que, pour Sartre, toute les croyances en l’être sont des croyances illusoires en la possibilité de ce dieu qui, étant la synthèse de la choséité de l’en-soi et de la négativité du pour-soi, est en fait une impossible synthèse ontologique. La critique du fondement, chez Sartre, est donc aussi celle de la religion et celle des morales et des politiques de droit divin.

C’est là, sans doute, un incontestable apport du dynamisme sartrien. Mais la question reste entière de savoir si les mêmes conséquences critiques ne pourraient pas être tirées d’une autre doctrine du fondement, doctrine qui serrerait de plus près toutes les exigences et toutes significations impliquées par l’idée même de fondement. Remarquons tout d’abord qu’il n’y a pas de lien rigoureux entre la description sartrienne des échecs, dans la recherche du fondement, et la négation de l’existence d’un tel fondement. Si Sartre décrit de préférence les conflits qui mènent à l’échec de l’amour, il n’en établit pas la nécessité universelle (comme nous le verrons à propos des relatons autrui). Il établit seulement, en toute rigueur, l’échec des relations qui reposent sur une recherche illusoire du fondement ou sur une recherche d’un fondement illusoire. Mais alors il faut noter la non-pertinence du raisonnement de Sartre, puisque l’échec peut être lié à l’ignorance du fondement véritable (qui pour nous existe, mais autrement que sur le plan ontologique), ou bien à la recherche illusoire du fondement (pensé fallacieusement comme captation de liberté). Ainsi les échecs empiriques de l’amour ne permettent de porter aucun jugement sur une pseudo-absence de tout fondement : si un fondement mène à l’échec, c’est parce qu’il n’est pas fondement véritable, et non parce qu’il n’existerait aucun fondement. Ici devrait intervenir l’idée de conversion : nous y reviendrons à propos de la relation à l’autre.

Il en va de même pour l’impossible synthèse divine de l’en-soi-pour-soi : que cette synthèse de la chose et de la conscience soit impossible en fait ne prouve pas en toute rigueur que ce soit elle qui définisse réellement le divin. Pourquoi faudrait-il, en effet, définir cette synthèse par un thème théologique traditionnel ? Ceux qui cherchent à fuir l’angoisse dans la choséité et la mauvaise foi sont-ils les meilleurs représentants de la quête de l’Etre? Nous sommes athée, nous aussi : mais nous savons reconnaître que, pour les croyants comme Schelling ou Bergson, Dieu n’est pas chose mais acte, il n’est pas inertie, mais vie.

L’échec de la synthèse en-soi-pour-soi est donc l’échec de cette recherche illusoire d’une choseité consciente et d’un absolu chose, mais non pas l’échec de toute recherche d’un fondement de l’être : pour que la démonstration fût faite, il aurait fallu établir qu’il n’existe pas d’autre fondement que cette conception théologique de l’être, et que toutes les quêtes existentielles se bornent à cette quête d’un être comme cons-cience-chose. Si au contraire (ici, comme à propos de l’amour) on attribue au fondement une autre définition que la définition sartrienne, et si l’on assigne à la recherche existentielle une autre visée que celle d’un Dieu, alors toutes les chances sont offertes pour que la conscience humaine, s’appuyant sur la recher che authentique d’un authentique fondement, accède en effet à une existence fondée dans l’être.*

Mais il y faudrait, bien entendu, une conversion véritable, un désir tout autre : c’est cela même que nous tenterons d’analyser ultérieurement.

Toute la difficulté du problème et tout le négativisme de la doctrine proviennent, chez Sartre, non pas d’un refus effectif de la métaphysique de la transcendance (nous partageons avec Sartre ce refus radical de la transcendance), mais d’une confusion entre fondement et justification. Si le fondement est l’assise ontologique (nécessaire et absolue) de l’existence d’un être, cet être ne découle pas d’un droit (qui confère une justification) mais d’une nécessité logique et existentielle (qui confère une intelligibilité). Parce que Sartre confond droit et nécessité, il confond justification et fondement. Se proposant en effet de combattre la présomption et l’autoritarisme des justifications morales et politiques abusives, il commence à combattre l’idée même de fondement, essayant par là de consolider sa critique morale et politique.

Or c’est le contraire qui est vrai : la présomption individuelle, morale ou politique, provient précisément de l’absence de tout fondement véritable, et non de l’échec à réaliser un fondement. La violence croit pouvoir se justifier par l’équivalence de toutes les valeurs, c’est-à-dire l’absence de tout fondement intérieur.

La recherche d’un fondement ne doit donc pas être considérée comme terminée dès lors qu’on a opéré la très valable critique du fondement ontologique. Cette recherche ne serait terminée que si l’on avait pu prouver qu’un autre fondement était impensable: or cette démonstration étant impossible (un fondement existe nécessairement puisqu’on prétend parler vrai), il convient de définir un nouveau fondement (lié à la conversion) et de montrer qu’il rend possible et réalisable, quant à lui, et la possibilité de certaines relations humaines, et la plénitude de certaines expériences existentielles. Or, chez Sartre, « dans l’appréhension de nous-mêmes par nous-mêmes, nous nous apparaissons avec les caractères d’un être injustifiable« . Il y a chez lui, en fait, comme un glissement de sens : par le biais de l’idée de justification de l’existence (objet à nier), l’auteur passe d’une idée morale à une idée ontologique (négation d’un fondement métaphysique). Tout pour-soi voulant être justifié, Sartre en conclut que toute conscience veut être la cause ontologique de soi-même. Il est clair qu’un tel projet serait par essence voué à l’échec, mais il n’est pas établi que ce soit un tel projet qui définisse la visée essentielle de toute conscience. Il convient donc de formuler autrement le problème du fondement: étant exclu et sans pertinence que l’homme puisse être la cause antérieure et métaphysique de sa propre existence, comment cependant l’homme peut-il parvenir, sur le plan éthique et existentiel (et non pas métaphysique), à être le fondement de ses propres actes et de ses propres manières d’exister, le fondement étant dès lors conçu et comme source et comme critère?

Bien que Sartre ne pose pas clairement et distinctement cette question éthique, ne pourrait-on pas dire que, par la liberté, il lui donne une réponse en somme satisfaisante? L’homme n’est certes pas le fondement ontologique de son être, mais il est à coup sûr, chez Sartre, le fondement de ses manières d’être et de ses valeurs par cette liberté infinie à laquelle il est condamné, puisqu’il est (comme pouvoir néantisant) toute l’essence du pour-soi. Au moins aurait-il fallu dire clairement que la question du fondement n’est pas une question ontologique mais une question éthique, et revendiquer explicitement l’abandon de la question du fondement au profit de celle de la liberté.

Or, la réponse implicite de Sartre (par le biais de la liberté) reste en fait obscure, sinon même confuse. Dans le chapitre de l’E. N. sur la facticité du pour-soi, Sartre affirme à la fois, d’une part, que le pour-soi ne saurait être le fondement de soi et qu’il ne peut en aucun cas fonder sa présence, et d’autre part, que le pour-soi est le fondement de son « être-conscience« , et que « la conscience est totalement responsable de son être ». L’obscurité réside dans les termes mêmes: que signifie « l’être-conscience » pour un pour-soi qui n’est pas un être, et que signifie pour une conscience (qui est néantisation et non-être) d’être responsable de son être ? L’obscurité résulte de la confusion, déjà évoquée, entre l’ontologique et l’éthique, et d’une description de la responsabilité qui utilise encore le vieux concept d’être sans aucune détermination plus précise de ce terme ontologique. La simple opposition entre la conscience, comme liberté responsable, et la chose, comme inertie opaque, ne suffit pas, en fait, à rendre compte de la manière dont est traitée, dans l’E. N., la question du fondement. Ce n’est pas l’individu intra-mondain réel mais Sartre lui-même qui, dans ses analyses, est, de part en part, habité par le fantôme de l’en-soi-pour-soi. Il maintient constamment la question d’un fondement ontologique, sans expliciter jamais le fait que, passant à la liberté, il abandonne l’ancienne formulation de la question, sans être en mesure d’en proposer une nouvelle.

Ainsi, il abandonne la question du fondement, laissée à son ancienne formulation, alors que la nécessité logique s’impose d’une nouvelle formulation de la question : si parler vrai, en philosophie et dans l’existence, a un sens, alors se pose nécessairement cette question primordiale et principielle de la fondation. Mais les termes doivent évidemment en être tout autres.

Il convient en effet de remarquer que, antérieurement à la question de la source de nos actes, se pose la question de la validité d’un discours sur nos actes. Autrement dit : sur quoi repose la validité des descriptions que l’on peut faire de la liberté? La distinction claire des domaines de l’ontologie et de éthique permet de ne pas évacuer la question du fondement. Et celle-ci est gnoséologique avant d’être existentielle. En d’autres termes, une théorie du fondement doit être gnoséologique et phénoménologique avant d’être éthique et existentielle. C’est précisément une telle théorie du fondement (que nous préférions déjà désigner, dans nos ouvrages antérieurs, comme activité de fondation et de seconde fondation) que nous tenterons de développer dans notre prochain travail. Comme la théorie de la fondation doit rendre simultanément possible et sa propre validation gnoséologique, et l’acte de fondation existentielle de la vie et des valeurs, la philosophie doit nécessairement commencer par une théorie à la fois gnoséologique et existentielle de la réflexion, seul fondement phénoménologique valable de la théorie existentielle de la liberté. Nous préciserons ces problèmes en déployant dans cette direction notre analyse du sujet. Loin que la conscience ne puisse être son propre fondement, il sera évident au contraire qu’il appartient à l’essence même de la conscience de viser la fondation de soi, et d’être en mesure, parfois, d’accéder à cette fondation et de la réussir. On le voit, la question du fondement conduit à la question des conditions de sa propre possibilité : parce que ces conditions ne sauraient résider que dans la conscience, c’est la question du sujet qui est maintenant explicitement posée.

c) La problématique du sujet.

C’est cette question qui permet de cerner le plus grand paradoxe de l’œuvre de Sartre. Celle-ci, dans l’E. N., se donne à l’évidence comme une philosophie de la conscience, puisque l’ensemble du mouvement vers l’être en-soi-pour-soi est la conséquence des structures du pour-soi, c’est-à-dire de la conscience. D’ailleurs (on l’a vu) Sartre affirme explicitement que toute philosophie commence par le cogito, et d’est la pour nous une vérité centrale et décisive (quitte à approfondir l’analyse du cogito). D’autre part, le climat de l’E. N. est celui de la liberté infinie, cette liberté que Descartes attribuait à Dieu mais dont Sartre avait affirmé ailleurs qu’elle ne saurait être qu’une liberté rendant compte du délaissement humain et de l’angoissante responsabilité. Dans l’E. N., c’est avec force et clarté que la liberté est source de l’action, des situations, et des valeurs. Ainsi, la philosophie de Sartre est explicitement une philosophie de la conscience, et une philosophie de la conscience comme liberté infinie. C’est ici qu’apparaîtra le paradoxe: cette philosophie se donne avec force comme n’étant pas une philosophie du sujet.

Déjà, dans La Transcendance de l’Ego, Sartre fait la critique de toutes les conceptions (phénoménologiques ou spiritualistes) qui feraient découler les états de conscience et les « consciences » d’un Ego antérieur à la conscience, Ego indifféremment appelé JE ou MOI. Pour Sartre, Ego est un objet appréhendé mais aussi constitué par la science réflexive. C’est dire que l’Ego, c’est-à-dire le moi ou le sujet, est en fait un objet, un concept construit a posteriori par la conscience elle-même, c’est-à-dire un objet dont la conscience est censée découler, et qui est censé produire les états de la conscience, mais qui, étant en fait produit, c’est-à-dire artificiellement construit par elle, est en réalité un objet passif. La relation entre l’Ego fictif et la conscience réelle est, pour Sartre, une relation magique de participation, c’est-à-dire la relation fictive entre un sujet fictif et une conscience réelle. On voit mieux le paradoxe sartrien : c’est sur la base d’une théorie de la conscience comme actualité qu’il conteste une théorie du sujet comme source constituante : celui-ci n’est, aux yeux de Sartre, qu’une fiction.

Il en va de même pour tous les contenus du Moi (c’est-à-dire pour Sartre, les contenus du Sujet) : « vie intérieure » (remords, crises de conscience) ou contenus affectifs (jalousie, amour, haine) sont des constructions et des reconstructions opérées par une réflexion impure. Morale, psychologie, ontologie sont ici mêlées. Aussi bien dans La Transcendance de l’Ego que dans l’E. N., le Sujet (ou le Moi) est nié au nom d’une théorie de la réflexion purifiée : une réflexion ayant rejeté hors d’elle toutes les impuretés qualitatives ne rencontrerait plus qu’elle-même comme conscience et jamais elle-même comme sujet (ou moi).

On peut aisément dégager l’intérêt d’une telle doctrine: elle opère une judicieuse critique de la Psyché comme substantialité, c’est-à-dire en fait une critique de l’idée d’âme. Sous le nom d’Ego, c’est l’âme qui risque de réapparaitre, et Sartre a raison d’en montrer la « transcendance » c’est-à-dire en fait le caractère fictif, passif et animiste (ou magique).

Cette critique moderne de l’âme transparaît également dans le caractère non substantialiste du pour-soi; il n’est que ce rien qui néantise l’en-soi, ce rien qui n’est que la négation du monde et de soi-même, négation toujours spécifiée mais toujours négatrice.

Mais cet intérêt et cet avantage de la doctrine sartrienne, cette non-substantialité de la conscience, ne sont pas sans présenter une difficulté majeure, qui transparaît dans la doctrine de l’ipséité. Sartre rappelle dans cet ouvrage ce qu’il disait dans La Transcendance de l’Ego : comme pôle unificateur des Erlebnisse, l’Ego est en soi, non pour soi. « S’il était de la conscience en effet il serait à soi-même son propre fondement mais alors il serait ce qu’il ne serait pas […] ce qui rest nullement le mode d’ètre du Je? » Notons l’insistance sur l’opposition radicale d’un je (pensé par Sartre comme une chose et une identité) et d’une conscience néantisante : la thèse est bien centrale.

Or, dans la suite de ce chapitre sur le circuit de l’ipséité, Sartre va rencontrer le problème de la personnalité, et de la conscience personnelle. Il parlait, dans La Transcendance de l’Ego, d’une « Spontanéité individuée et impersonnelle« ». Il parle maintenant. dans l’E. N., d’une conscience personnelle. S’agit-il d’une contradiction entre les deux ouvrages, comme le pensent certains commentateurs? Nous ne le pensons pas : car la personne, c’est-à-dire selon le texte même de Sartre, l’ipséité, ne vient pas à la conscience par un Ego antérieur, mais résulte du choc et de la réflexion en retour sur la conscience, des « pos-sibles » mondains qui sont les siens propres et la définissent comme ce dont elle manque. La personnalité vient à la conscience par le monde. C’est cette thèse qui fait l’unité de La Transcendance de l’Ego et de l’E. N. Mais c’est aussi cette thèse qu’on retrouve dans la C. R. D. A la fin de l’ouvrage, Sartre tente d’éclairer les actions sociales antagonistiques (conflits, luttes armées, etc.) en décrivant la dialectique sujet-objet qui unit les protagonistes, mais il précise à cette occasion ce qu’est pour lui le sujet : « cela signifie que notre action, comme praxis-sujet (par ce mot je n’entends me référer à aucune subjectivité mais à l’action même en tant que produisant ses propres lumières) doit enfermer perpétuellement la connaissance d’elle-même comme praxis-objet. « 

La thèse sartrienne est donc claire et constante: la conscience, si elle réfléchit mal sur elle même, construit artificiellement un psychisme ou moi, une subjectivité ou sujet. Mais, si elle réfléchit bien, elle sait qu’elle se fait personnelle (comme ipséité) par ses propres fins que lui renvoient le monde (le verre d’eau à boire, dans l’E. N.) ou praxi-sujet par ses propres actions. C’est donc le projet du pour-soi, ou l’action politique des individus, qui sont la source de la personnalisation : le sujet vient donc postérieurement à la conscience par les projets et les actions de celle-ci, lorsqu’ils lui sont retournés par le monde.

Qu’il y ait là une critique du spiritualisme animiste et par conséquent du dualisme interne, c’est indéniable. Il n’en reste pas moins qu’une difficulté reste entière : comment le pour-soi pourrait-il se reconnaltre dans un projet ou une action tournés rets le monde, puis retournés vers lui, s’il n’était déjà présent à lui-même comme ipséité (lui-même comme un tel) et par conséquent comme identité (de lui-même à lui-même) ? L’individu n’est pas seulement source d’actions singulières, il est conscience d’agir ces actions en première personne. Sartre a négligé de remarquer que si l’existence ou l’action sont significatives et cohérentes, elles sont forcément le fruit de sujets identiques à eux-mêmes à travers le temps, présents à eux-mêmes en première personne, et constituants d’eux-mêmes comme étant la source de leurs propres visées, de leurs valeurs et de leurs désirs. En effet, aucune signification ne saurait venir au monde ou venir du monde sans être auparavant reconstituée par une conscience-sujet. Et un tel sujet, à l’encontre de ce que craint Sartre, n’est pas nécessairement transcendant ou substantiel: il est au contraire le redoublement de la présence et de l’action par une conscience en acte qui sait se faire identique à elle-même à travers le temps.

On le voit, il y aura lieu de développer ultérieurement une authentique phénoménologie du sujet fondateur; décrit plus rigoureusement et plus cons plètement que nous ne l’avons fait dans nos ouvrages antérieurs (notamment dans Lumière, commencement, liberté). De nombreuses questions seraient dès lors à explorer : quels sont les différents niveaux de réflexion d’un sujet fondateur ? Peut-il exister un sujet empirique, c’est-à-dire une conscience qui serait sujet sans être fondatrice? Quels sont les relations véritables et concrètes entre une conscience empirique et elle-même comme sujet-fondateur ? A quel moment, et sous quelles conditions, une conscience peut-elle devenir fondatrice, c’est-à-dire sujet « par excellence » ? Comment distinguer un sujet de la réflexion et (chez le même individu, ou chez un autre) un sujet de la réflexivité ? Et en quel sens ? Qu’en est-il alors de la question de l’inconscient ?

Une autre tâche sera également impérieuse : montrer comment et en quoi l’opacité de l’action historique (Fabrice à Waterloo) n’implique pas que l’individu agissant soit vidé de sa personnalité, et dépouillé de son être-sujet. Puisque seules des valeurs (collectives ou individuelles) peuvent rendre compte de l’action, il sera nécessaire de rendre à la conscience la plénitude de son mouvement désirant, et l’efficacité de son pouvoir constituant.

Pour se situer réellement par delà l’idéalisme et le matérialisme (comme semble le vouloir Sartre) il convient donc de travailler à une doctrine du sujet intégral : il faudra le concevoir comme désir et comme conscience, comme réflexivité et comme réflexion, comme fondement et comme activité, comme intériorité et comme parole. L’idée du sujet n’exclut pas, mais au contraire implique, l’intégration de tous les contenus qualitatifs à l’activité fondatrice et à l’identité personnelle.

C’est parce que les théories classiques du sujet distinguent la conscience et le désir quelles échouent à rendre compte de cette unité fondamentale et intégrée: seule une conscience qui est un désir est en mesure de se constituer comme sujet et de comprendre cet acte de constitution qui est simultanément existentiel et gnoséologique, éthique et réflexif.

C’est précisément ce lien entre le sujet et le désir (lien absent chez Sartre, malgré l’apparence) qui nous conduit à examiner, chez Sartre, une nouvelle difficulté, relative au désir.

d) La question du désir.

Qu’il faille impérativement relier conscience, désir, et valeur, c’est ce qu’a bien vu Sartre. Ces dans un chapitre de l’E. N. intitulé « Le poursoi et l’être de la valeur » que Sartre consacre une analyse au désir. Plus loin, il reliera le mouvement de transcendance du pour-soi à la temporalisation, puis à la réflexion, l’essentiel étant pour Sartre de mettre en évidence la structure universellement néantisante de la conscience. Mais qu’en est-il du désir lui-même ? La situation est aussi paradoxale ici que précédemment, lorsque nous avions constaté que chez Sartre l’affirmation centrale de la conscience s’accompagnait d’une négation de fait du sujet. Ici, la rencontre du problème du désir s’accompagne d’une sorte de méconnaissance foncière de l’être du désir, qui n’est relié ni à la réflexion, ni au vécu qualitatif. Sartre ne consacre en effet qu’une seule page à la notion de désir. De plus, le désir n’est pas, dans cette page, l’objet central de l’analyse, mais un simple détour pour confirmer les analyses précédentes sur la facticité du pour-soi (fondement de son néant, mais non de son être) et sur la structure de manque de ce pour-soi. Le raisonnement est le suivant: « Que la réalité humaine soit manque, l’existence du désir comme fait humain suffirait à le prouver« . Le désir est un outil de démonstration et de confirmation d’un fait central : la réalité humaine se définirait par le manque. La question qui se pose dès lors est la suivante: les affirmations de Sartre sur le désir sont-elles suffisantes ? Le raisonnement précédent est-il rigoureux ? La place du désir dans la conscience est-elle entièrement reconnue par Sartre? Sa description du désir permet-elle de rendre compte de la totalité des faits de désir ?

Tout au long de l’E. N., le souci de Sartre est de décrire la vie du pour-soi comme une fuite en avant puisque le pour-soi est, dans son mouvement vers l’avenir, hanté par l’Être (l’impossible synthèse en-soi-pour-soi), happé par un Être inaccessible qui l’habiterait quasi-magiquement. C’est la, pour Sartre, tout le désir. Et la même négativité vide habite le pour-soi lorsqu’il tente de s’atteindre soi-même comme ce qu’il est, puisqu’il est impossible qu’il soit quelque chose : viser l’appréhension de son caractère, de son moi, ou de sa personnalité, ne saurait être, pour le pour-soi, qu’un leurre. Tourné vers soi-même ou tourné vers le monde, le désir est donc l’irrécupérable mouvement de fuite hors de soi vers une impossible plénitude : c’est que le pour soi, comme désir, est manque et rien d’autre. Nous demandions d’abord si cette description est suffisante et si elle est valablement fondée. Un fait permettra de répondre aux deux aspects de cette question : C’est l’existence même de la satisfaction. Celle-ci manifeste simultanément que la description par le vide est incomplète (puisque la satisfaction et la plénitude existentielles spécifiques font constitutivement partie du désir) et que le raisonnement de Sartre (l’homme est manque, comme le montre le désir) est erroné (puisque l’on ne peut affirmer que l’essence du pour-soi est le manque avant d’avoir établi que l’essence du désir est exclusivement le manque). Sartre se fait involontairement l’écho des descriptions du désir par Schopenhauer dont on sait qu’il insiste sur l’indépassable souffrance humaine, issue de l’insatiable mouvement du désir ballotté entre la souffrance et l’ennui.

A écarter la description et la prise en compte des jouissances, des satisfactions et des joies de tous ordres qui scandent positivement l’existence concrète des individus; en faisant servir une vue partielle à la démonstration, d’ailleurs erronée, d’une thèse antérieure et plus large, on pervertit la connaissance du désir. Car, si le désir est porteur de jouissances et de joies, il devient impossible de définir le pour-soi par le manque. C’est la volonté de privilégier ce dernier point qui conduit Sartre à évoquer explicitement Spinoza. Il utilise en effet le terme de conatus, en lui conférant une signification mécaniste et massive, et en lui opposant sa propre conception : le désir est mû par le manque et l’avenir, tandis que le conatus serait limité à n’être qu’un fait, c’est-à-dire un donné en soi et présent. Or Spinoza, développant sa description, montre au contraire que le conatus (c’est le sens du mot) est un effort vers, et ce vers quoi se dirige ce conatus est l’accroissement qualitatif de la conscience et de la force d’exister qui définit chaque individu : l’accroissement de sa joie. En critiquant Spinoza d’une manière erronée, Sartre rejoint Schopenhauer, c’est-à-dire toute la lignée des penseurs qui, de Platon à Hegel et Lacan, ne voient dans le désir que béance, scission et course vaine. C’est pour rendre justice au désir (dont Sartre a bien pressenti l’importance pour une philosophie, et non pas seulement pour la psychologie) que nous devrons en donner une description plus dynamique, plus affirmative et plus heureuse.

Revenons à Sartre et à sa doctrine du désir. Outre la question de la négativité exacerbée et de la positivité méconnue, se pose la question des contenus de la conscience de désir. Seule la prise en compte d’une telle dimension aurait permis une compréhension adéquate du mouvement du désir. Or cette description des contenus manque chez Sartre, et c’est la un nouveau paradoxe qui suscite des questions précises. Pourquoi la Psyché (évoquée seulement à propos de la réflexion impure) n’est-elle pas reliée au désir? Pourquoi ne pas avoir tenté une description nouvelle de ces contenus psychiques, description qui aurait visé à construire une nouvelle doctrine du désir? Il y aurait eu lieu d’y inclure la liberté, et c’est à quoi n’a pas songé Sartre. Or, si la Psyché n’est certes qu’une choséité artificielle (moi, caractère, ego), il aurait pourtant été possible de concevoir une autre description de la vie du désir, avec ses contenus qualitatifs et ses significations, tous reliés à l’acte de la liberté dont l’essence est d’être créatrice, mais non pas formelle et vide. Mais une telle description aurait impliqué une théorie du sujet, cela même précisément que refusait Sartre.

Ici se pose dès lors une autre question : pourquoi la « psychanalyse existentielle » se borne-t-elle à une seule visée : dire si un individu poursuit l’existence ou l’être, la responsabilité ou la choséité? La doctrine de Sartre était pourtant d’une nouveauté et d’une importance considérables puisqu’il proposait de comprendre un individu non par son passé mais par son avenir, c’est-à-dire sa visée de l’être. N’y avait-il pas lieu alors de se référer plus étroitement au désir et à ses contenus qualitatifs? La simple dénomination formelle d’un projet d’être, comme projet de se fonder en réalisant la synthèse en-soi-pour-soi, suffit-elle à rendre compte du vécu concret d’un individu poursuivant, avec ses choix, son style, et son itinéraire propre, une manière d’exister digne d’ètre comparée à la plénitude de l’être ? Toutes les descriptions qualitatives, existentielles et concrètes du désir présent à lui-même et aux autres, ont été, en fait, gommées par Sartre au bénéfice d’une sorte d’analyse structurelle et abstraite qui voudrait relier le mouvement du pour-soi à la question de l’être métaphysiquement formulée. C’est cette abstraction qui a conduit Sartre à identifier Baudelaire et Genet, par exemple, en retenant non leur spécificité mais leur rapport commun à un être identique impossible. Il n’est pas certain que l’ouvrage sur Flaubert aurait réussi (s’il avait été achevé) à répondre à la question de la « personnalisation » (titre d’une partie du livre) d’une façon concrète, qualitative et singulière. L’ipséité reste toujours chez Sartre un rapport passif-actif au monde et à l’action, qui éclairent et constituent en fait le pour-soi, sans que le désir soit pleinement et réellement intégré ni à la conscience qu’on décrit, ni à un sujet fondateur.

Laissons Flaubert, Baudelaire et Genet. Puisqu’il s’agit du désir, une autre question se pose : Sartre a-t-il valablement, c’est-à-dire pleinement, décrit le désir amoureux? Est-il certain que la caresse ou la vie sexuelle aient pour but de réduire la chair de la femme à la contingence de l’en-soi ? Tous les amants sont-ils nécessairement sadiques ou masochistes, et conçoivent-ils tous la relation d’amour comme une dialectique entre libertés conflictuelles visant à se fonder contradictoirement par l’asservissement respectif de chacun par l’autre ?

On le voit, c’est toute la description du désir qui est à reprendre, et toute la signification de l’érotisme qui reste à élucider.

Une autre question vient dès lors à l’esprit. Qu’en est-il de la connaissance du désir non plus par un tiers (comme dans le cas de la « psychanalyse existentielle » ou de la critique littéraire) mais par la conscience même qui vit le désir ?

À ce propos, l’une des innovations sartriennes les plus audacieuses réside dans la contestation des théories de l’inconscient (d’une manière radicale dans l’E. N., et d’une façon nuancée dans L’Idiot de la famille). Mais comment, plus exactement, le désir se rapporte-t-il à la connaissance de soi ou à la méconnaissance de soi ? Le concept et les conduites de mauvaise foi suffisent-ils à rendre compte de toutes les « occultations » et de toutes les ignorances du désir par lui-même? La connaissance claire et réflexive d’un désir par la conscience est-elle possible dans un système qui attribue un rôle toujours déformateur et artificiel à une réflexion qui voudrait prendre sa propre affectivité comme objet de connaissance? La connaissance et la compréhension des affects (les siens propres et ceux d’autrui) sont-elles possibles dans une doctrine qui conteste l’existence d’un sujet et qui transfère au monde et à l’action le soin d’apporter au pour-soi la connaissance de lui-même et le sens de ses projets ? Une longue réflexion critique sur le rôle de la mauvaise foi dans l’E. N. serait particulièrement précieuse, mais également une réflexion sur l’extension de la méthode phénoménologique au domaine existentiel, affectif, et qualitatif. Ce qu’il convient de faire c’est donc de reconnaître à ce domaine une efficacité pleine et entière dans l’édification de la personnalité et dans l’autoconstruction d’un sujet. Nous aurons à dire, dans une description intégrale du désir, le triple rapport de l’affectivité à la liberté, à la conscience, et à l’autre. Seule une telle description pourra s’ouvrir sur l’éthique qui est appelée par les exigences du sujet fondateur, puisque seule une telle description pourra dire valablement les conditions de possibilité d’un accroissement satisfaisant du mouvement de la joie.

C’est à ce travail que nous nous consacrerons prochainement.

e) La relation à autrui et la conversion.

La réalité du désir implique la relation à l’autre. Aussi, l’insuffisance des descriptions sartriennes du désir explique-t-elle peut-être l’insuffisance de sa doctrine de l’autre, qu’il soit l’aimé ou autrui.

Reconnaissons tout d’abord l’importance et la nouveauté de la théorie de Sartre sur l’autre. A la différence de ses prédécesseurs existentiels (Kierkegaard, Buber, Berdiaïev, Heidegger, ou Jaspers, le plus important et le plus méconnu à la fois), Sartre se situe dans une perspective athée sans ambiguité, et peut ainsi espérer décrire la condition humaine et les relations à autrui dans leur vérité nue. De plus, c’est autour de la relation des consciences que se joue et se noue le sort de la liberté, de la responsabilité, et de la signification de l’existence. Enfin et surtout, la très originale description de l’être-pour-autrui (en tant que le pour-soi est vu et saisi par autrui, et non en tant que la conscience serait don et générosité), vaut implicitement comme critique et réinterprétation des notions réalistes de censure et de surmoi dans la psychanalyse classique. L’apport de la phénoménologie sartrienne est ici considérable: les relations humaines sont de part en part des phénomènes de conscience et non des pulsions instinctives ou des appels de la transcendance.

Pourtant c’est à propos de cette question décisive de l’autre, et en raison même de l’apport de la pensée de Sartre, que se posent les questions les plus graves.

Selon Sartre la relation à l’autre est simultanément commandée par les structures négatives du pour-autrui et par la recherche vaine du fondement : c’est que la relation est toujours dissymétrique, chacun étant tour à tour objet et sujet, tandis que l’autre est tour à tour sujet et objet. Ces termes eux-mêmes sont d’ailleurs à prendre en un sens approximatif, puisque le pour-soi ne peut jamais être, en toute rigueur, ni un objet en-soi, ni un sujet pour-soi fondé dans son être. Quasi-objet, ou quasi-sujet, chacun n’est que la vaine course vers la captation de la liberté de l’autre, qui paraît seule en mesure de fonder ontologiquement son être, mais qui s’avère, en fait, désir de se fonder elle-même par la captation de l’autre. De cette dialectique résulte le conflit, et cela d’une façon tellement inéluctable que Sartre peut écrire: « le conflit est le sens originel de l’être-pour-autrui« , et conclure plus loin « L’histoire d’une vie est l’histoire d’un échec« . C’est que la conscience est toujours selon Sartre à la poursuite d’un insaisissable, soit son propre être tel qu’il est vu par l’autre (objet certes, mais marginal et inaccessible), soit la liberté et l’être de l’autre (évidents certes en ce qu’ils me figent, mais inaccessibles dans leur transcendance). Séparation d’avec soi et séparation d’avec autrui sont les limites infranchissables de la liberté, et les marques indélébiles qui transforment en damnation toute relation à autrui. De même que l’homme est condamné à la liberté, il est condamné à l’enfer, puisque, jeté sans l’avoir décidé dans la relation mondaine avec autrui, il est inéluctablement embarqué dans le conflit, l’échec et le désespoir. Cer-tes, il peut se faire que parfois, l’amour existe : « C’est là le fond de la joie d’amour lorsqu’elle existe : nous nous sentons justifiés d’exister« . Mais la lucidité et la lutte des libertés révéleraient, selon Sartre, que chacun est abandonné à lui-même, et que c’est dans le « délaissement » le plus total qu’il doit assumer son angoisse et sa responsabilité, ou se fuir dans la mauvaise foi. En fait, amour, haine ou indifférence sont de vaines tentatives de fondation vouées à l’échec.

A ces descriptions on peut opposer quelques questions graves. La relation d’amour se réduit-elle à cette lutte des libertés ? Lorsque cette lutte apparaît, sous la forme d’un conflit, n’est-ce pas la manifestation de la fin de l’amour, ou le choix provisoire d’un système d’attitudes ne se référant pas à l’amour? Les conflits économiques ou politiques ne sont la preuve ni d’une impossibilité de l’amour (ils se situent très explicitement en dehors de cette relation) ni d’une nécessité historique (les conflits privés ou publics se règlent aussi par le dialogue, et la guerre elle-même apparaît de plus en plus comme une contingence et comme un archaïsme culturel). Quant à l’amour inter-individuel, on en manque l’essence qualitative et relationnelle lorsqu’on le réduit à la relation appauvrie de deux libertés fermées sur elles-mêmes. Il y aurait certes lieu de poursuivre et d’enrichir ces analyses.

Remarquons seulement que, depuis Platon, la philosophie n’a pas su intégrer l’amour à son champ réflexif, et c’est toujours en termes négatifs que, de Kant à Lacan, en passant par Schopenhauer, Hegel et Sartre, elle a tenté de jeter le discrédit sur l’amour : il est pour elle le pathos, le pathologique, l’impossible du désir, la nécessité de l’aliénation, le malentendu essentiel. Pourtant, l’amour est le lieu de l’absolu pour Platon, pour Spinoza, ou pour certains existentiels comme Kierkegaard, Berdiaïev ou Buber, en des sens certes spécifiques : n’est-ce pas la preuve que les descriptions négativistes sont partielles et tendancieuses? C’est précisément de ce fait que semble témoigner, bien paradoxalement, Sartre lui-même. En effet, dans une note de l’E. N., il écrit : « Ces considérations n’excluent pas la possibilité d’une morale de la délivrance et du salut. Mais celle-ci doit être atteinte au terme d’une conversion radicale dont nous ne pouvons parler ici« .

Il ne s’agit pas d’une remarque « en passant ». Bien au contraire, sa signification et sa portée sont considérables, puisque seule cette remarque permet de situer exactement la place de ces descriptions négativistes dans la pensée de Sartre: la dialectique sans issue qui relie les deux pour-soi dans leur relation est un fait et non une essence. Cette idée implique donc que le conflit n’est pas l’essence des relations humaines (malgré l’affirmation précédente de Sartre sur le conflit comme « sens originel des relations ») : c’est pourquoi, en effet, la description du conflit des libertés ne saurait être que partielle et incomplète dès lors qu’elle prétendrait livrer le sens même des relations humaines.

D’autres conséquences découlent de l’existence et du contenu de cette note. D’abord le fait que, parfaitement conscient (ici, dans l’E. N.) que le conflit est une contingence, Sartre laisse entendre que d’autres attitudes sont possibles et réelles, et méritent donc d’être décrites. Mais pourquoi ne sont-elles décrites nulle part dans l’œuvre de Sartre? Auraient-elles jeté un discrédit rétro-actif sur les analyses exclusivement négativistes ? Il découle de cette note une autre conséquence fondamentale: l’éthique ne peut se fonder que par et sur une conversion. Or Sartre ne l’énonce clairement nulle part, et, par exemple, n’établit aucun lien entre les interrogations morales sur la liberté et cette idée de conversion, à la fin de l’E. N. Distrait ou retenu par d’autres préoccupations, Sartre n’aborde jamais le problème des conditions d’instauration d’une éthique à partir, précisément, d’un acte de conversion philosophique.

D’autres questions viennent à l’esprit : pourquoi ne pas relier le problème de la conversion et celui de la fondation ? Pourquoi ne pas décrire phénoménologiquement, et par suite réflexivement, l’acte même de conversion comme conversion réflexive et par conséquent comme acte d’un sujet? C’est à toutes ces questions que nous aurons à répondre.

Toutes ces remarques mettent en évidence le fait que la conversion a de soi une signification éthique : le renouvellement de la pensée et de l’existence implique nécessairement la reconstruction de la relation à l’autre, et c’est cet acte même qui constitue l’éthique.

Mais la conversion, comme condition fondatrice de l’ouverture à l’autre et de l’instauration d’une philosophie et d’une éthique, comporte elle-même une condition de possibilité: il s’agit, bien entendu, de la liberté même.

f) La liberté et les valeurs.

La liberté, dans l’œuvre de Sartre, se donne comme la marque essentielle du pour-soi, puisque celui-ci n’est rien d’autre que la néantisation de l’en-soi (comme tentative opérée par l’en-soi pour se fonder) et que l’activité de néantisation est la définition même de la liberté. Dès lors qu’elle est contemporaine du pour-soi, la liberté se relie à toutes les structures de ce pour-soi : c’est la liberté qui est à l’oeuvre dans cette néantisation statique qu’est la temporalité; c’est la liberté qui nie l’objet ou la situation et se fait ainsi reconnaitre dans le circuit de l’ipséité ; c’est la liberté encore qui constitue le reflété comme psyché afin que le reflétant ait quelque chose à nier comme en-soi psychique; c’est toujours la liberté qui, dans l’insaisissabilité de son propre être tente de saisir et de capter la liberté de l’autre; c’est la liberté enfin qui, dans le mouvement de transcendance par quoi elle unifie les actes, les motifs et les fins, pose des valeurs qui indiquent toutes la Valeur, c’est-à-dire la synchèse (certes impossible) du manquant (l’idéal), de ce qui manque (le pour-soi) et du manqué (la totalité en-soi-pour-soi, totalité d’ailleurs perpétuellement détotalisée, non pas seulement dans la C. R. D. mais déjà dans l’E. N.). La liberté est donc bien au cœur du pour-soi, et comme sa structure fondamentale. Elle se relie à toutes les activités du pour-soi, elle en est même la signification centrale : la volonté ou la passion ne sont que des attitudes par lesquelles la liberté choisit de réaliser des fins qu’elle a d’ailleurs librement choisies, antérieurement à toute raison et à toute délibération.

Cette présence constante de la liberté s’exprime à chaque instant du temps, en chaque moment de l’action : c’est en ce sens que le pour-soi n’est pas, mais a à être ce qu’il est, sur le mode du n’être pas.

De là découlent plusieurs caractéristiques importantes de la liberté: elle est totale et infinie, mais elle est en même temps absurde et injustifiable.

Totale, puisque le pour-soi est toujours et partout le fondement de ses manières d’être, c’est-à-dire des modalités de néantisation du monde et des actes. La situation (classe, lieu, époque), l’environnement (obs-tacles, outils) et même la facticité (naissance, mort) ne prennent un sens, et leur sens, que par la liberté néantisante du pour-soi. C’est pourquoi elle est infinie. Lorsqu’elle rencontre des limites, c’est elle-même qui les crée, et lorsqu’elle ne les crée pas (comme mon « être juif vu par autrui », exemple présent dès l’E. N.) elle ne les saisit jamais; c’est que mon « être » est l’insaisissable (sinon fallacieusement par autrui) et l’irréalisable (comme en-soi).

Sans limite, et infinie, la liberté est également injustifiable : « ‘l’injustifiabilité de notre être » provient du fait que la liberté est un fait (et non un droit, ou une conséquence nécessaire ou juste), et que ce fait sans fondement est sans raison d’être et par conséquent absurde. C’est pourquoi tout notre être est fondamentalement gratuit, absurde, comme est absurde le choix fondamental et premier, ce choix originel par lequel nous nous choisissons nous-mêmes, et dont découlent tous les choix empiriques, justifiés seulement relativement à ce choix originel. Mais l’absurde vient aussi de la vanité : toute l’existence humaine est « une passion vaine » et inutile, puisque la liberté est en somme la négation perpétuelle de soi destinée à faire naître un Dieu (l’En-soi-pour-soi), Dieu qui, par ailleurs, est impossible.

Nous sommes donc condamnés : condamnés à être libres, puisque le pour-soi ne saurait être sans être libre, et que cette liberté, à la fois infinie et injustifiable, est une vaine et perpétuelle « fuite » hors de l’en-soi, c’est-à-dire la perpétuelle souffrance d’une négation indéfiniment reprise et niée, la vaine et perpétuelle souffrance d’un désir toujours « diasporique« , toujours manquant de la divinité qu’il veut être, et toujours condamné à poursuivre en vain cette vaine image de Dieu. Le nom de cette souffrance est l’angoisse, et celle-ci est comme la conscience de la liberté, puisqu’elle accompagne la conscience de la contingence de nos choix. Liberté, choix, angoisse sont infinis et réciproquement liés. Et tous ces termes disent ensemble la responsabilité. Pour Sartre, la responsabilité est même la « qualité » de la conscience comme pure liberté, et, de même que nous sommes infiniment libres sans être le fondement de notre liberté, nous sommes infiniment responsables, sans être responsables de notre responsabilité.

On saisit aisément l’apport d’une telle doctrine : l’homme est liberté, et cette liberté, comme acte d’une conscience est infinie et sans limites. C’est ce noyau de sens qui, accompagnant notre propre expérience, fut en somme la source et l’inspiration de nos propres travaux et de nos propres recherches sur la liberté. C’est à la lumière de cette inspiration sartrienne (une liberté fondamentale, infinie, et sans autre recours qu’elle-même) que nous avons pu jadis, commencer à construire notre propre conception et conduire notre propre critique à l’égard des déterminismes de toutes sortes qui croyaient fonder les sciences humaines. Mais pour comprendre le dépassement qu’il y a lieu d’opérer pour aller de cette inspiration sartrienne à une autre philosophie de la liberté, il convient, maintenant de relever quelques graves difficultés et de poser quelques questions décisives à notre sens.

La liberté, avons-nous dit, est pour Sartre le fondement de ses choix et de ses néantisations, mais non d’elle-même. Comment est-ce possible ? Certes, nous l’avons vu, l’homme n’est pas la cause de sa propre existence factuelle. Mais, sur cette base, la liberté ne peut elle-même être un fait, puisqu’elle se définit précisément comme un acte (fût-ce de simple négation). C’est dire que la liberté ne saurait exister avant elle même: être, pour elle, c’est nécessairement se fonder elle-même à la fois dans son acte, dans son être et dans ses contenus.

Prenons la démocratie : la liberté s’inaugure et se fonde elle-même, elle ne découle nécessairement d’aucun événement antérieur. Il en va de même, à notre sens, pour la liberté de l’individu conscient.

Sartre évoque d’ailleurs rapidement ce phénomène du commencement : dans la C. R. D., sous la forme du serment du Jeu de Paume, dans l’E. N., comme l’instant qui sépare un choix originel d’un nouveau choix originel. Le pour-soi est donc en mesure de commencer absolument une nouvelle série temporelle, une nouvelle époque, une nouvelle existence. Comment ce fait serait-il possible (c’est notre première question) si la liberté n’était pas de part en part son propre fondement, c’est-à-dire la source et de son existence et de ses choix ? Des êtres biologiques (p. ex. homo-sapiens) peuvent exister sans être leur propre source factuelle: mais si ces êtres entrent dans la liberté c’est par leur propre acte, et sur le fondement de leur seule activité créatrice. Sartre n’a pas vu que la liberté se fonde elle-même, parce qu’il n’a pas accordé une attention suffisante à l’acte du commencement posé soit au premier niveau de la conscience, que nous appelons la réflexivité (elle est la spontanéité), soit au second niveau de cette conscience, qui est celui de la réflexion explicite. Mais ce dépassement vers le domaine du réflexif (comme liberté) comment est-il possible ? C’est à cette question que nous aurons à répondre.

La conversion ne serait pas possible sans une liberté autofondatrice: elle seule peut faire naître de son propre sein une tout autre forme de relation à autrui, au monde et à soi-même.

Mais si la libre conversion réflexive ouvre un nouveau chemin d’existence, il faut bien que le temps ait une certaine consistance: non certes substantielle, mais phénoménologiquement réelle pourtant. Or il n’en est rien pour Sartre. D’où notre seconde question : comment la conversion serait-elle possible si le temps était sans consistance ? Or, dans l’E. N., le temps n’est rien puisqu’il se réduit à la suite des négations opérées par le présent sur le passé (qui est l’en-soi que le pour-soi n’est pas) et sur l’avenir (qui est l’en-soi-pour-soi que le pour-soi manque par essence). Le passé est un en-soi fictif, et l’avenir un fantôme de l’impossible. Que vaut une conversion qui ne peut donner aucune réalité neuve au temps, et qui ne peut promouvoir aucun itinéraire, aucun cheminement progressif, aucun accroissement valable et substantiel? Comment même, serait-elle possible ? En fait, la confusion entre l’instant ponctuel, et l’acte radical du commencement (action, acte, décision, initiative, rupture, donation, invention, création) induit, avec la méconnaissance de la conversion, la méconnaissance de la liberté; car si le temps n’est rien que la série « ek-statique » des négations, la liberté est réduite elle aussi à rien, puisque son être est d’agir, et que l’action est vaine agitation si elle ne construit rien (une œuvre, une histoire, ou une vie). Or, seul un individu construisant sa propre identité et sa propre permanence, sur la base de la continuité temporelle de son être toujours présent, est en mesure de déployer une action qui soit une liberté. La méconnaissance de la signification créatrice et substantielle du temps entraîne la liberté hors mémoire et hors anticipation, la réduisant ainsi au pur instant ponctuel d’un néant négateur.

Pour nous, il est clair que la liberté est plus que cela; seule une conception qualitative du temps peut permettre une appréhension plus concrète de la liberté. Réduite à l’incessante négation comme « fuite » (terme de Sartre), la liberté est vidée de toute signification, parce qu’elle est vidée de tout contenu.

La référence au contenu nous amène à une troisième question : comment peut exister une liberté qui se déploie et se définit comme néantisation sans se référer à des fins qui auraient un contenu ? Cer-tes, la liberté, chez Sartre, se fait reconnaître par le monde et ses qualités (Carthago delenda est), ceux-ci induisant des fins concrètes qui révèlent la liberté à elle-même; de plus Sartre dit clairement que toute qualité et toute signification viennent au monde par le pour-soi. Mais pourquoi dès lors n’avoir pas tenté une description qualitative de l’action libre, au lieu de se borner à évoquer « des fins concrètes » (boire un verre d’eau, détruire Carthage, conduire une machine, mener une lutte politique) ? Une telle description qualitative rencontrerait nécessairement le fait du désir : or, on s’en souvient, Sartre ne consacre qu’une page au désir, et dans le seul but d’établir que le pour-soi se définit par le manque. Mais qu’en est-il du qualitatif du désir? Le vécu du désir orienté vers un désirable? La référence au manque reste abstraite dans les termes (Sartre a bien dit lui-même que l’E. N. est abstrait), et elle est également abstraite en ceci qu’elle est phénoménologiquement incomplète: nulle référence n’est faite à la jouissance et à la plénitude déjà éprouvées par le désir et escomptées par lui dans l’avenir selon une modalité toujours plus pleine et plus satisfaisante. Pourquoi faudrait-il que tous les actes affectifs (amour, création, révolte) et tous les contenus qualitatifs (joie, tristesse, angoisse, plénitude) soient systématiquement rapportés à une psyché artificiellement reconstruite, et ne puissent être saisis que par une réflexion impure ? Les obscurités et les problèmes que nous avons déjà rencontrés à propos de la méthode phénoménologique, du sujet au sens traditionnel, du désir et de l’autre, se répercutent ici sur le problème que pose une liberté qui ne se serait donné aucun contenu, et amputerait ses choix de toute dimension qualitative et existentielle.

A notre sens, seul un désirable qualitativement éprouvé comme tel par le désir spontané ou par le désir réfléchi, et qualitativement décrit et compris par le phénoménologue réflexif, peut rendre compte du mouvement réel de la liberté: séparer désir et liberté, c’est se jeter dans les pires apories kantiennes (que Sartre a pourtant si bien critiquées dans les Cahiers pour une morale).

L’existence n’est pas pure néantisation et pure liberté ponctuelle : elle est comme existence intégrale, liberté désirante et désir libre, conscience désirante et désir réfléchissant. Insistons sur cet indispensable lien entre désir qualitatif et liberté dynamique. Seul, un tel lien, qui est celui de la liberté et de son contenu, permet de répondre à une autre question (la quatrième) : quel est le véritable rapport entre la liberté et la valeur ?

A-t-on suffisamment rendu compte de ce rapport en affirmant le pouvoir de transcendance du pour-soi ? Les valeurs, expressions des choix secondaires, et la valeur, expression du choix originel, sont-elles le fruit d’une série d’actes aussi libres qu’absurdes, c’est-à-dire sans justification? Pourquoi faudrait-il être prisonnier d’un dilemme : ou la justification est métaphysique, ontologique et religieuse, ou il n’y a pas de justification ?

C’est toute la question morale qui est ici posée. Nous l’avons déjà remarqué: si la liberté est sans fondement, les valeurs sont également sans fondement; mais si elles tombent toutes dans la gratuité, elles deviennent en elles-mêmes indifférentes, et toutes se valent: conduire un peuple ou s’enivrer est équivalent. Mais en ce cas surgit la question : pourquoi, s’il y a équivalence des valeurs, poursuivre telle valeur plutôt que telle autre ?

Pourquoi choisir la générosité et non le mépris? Pourquoi choisir le socialisme et non le capitalisme? Pourquoi l’anticolonialisme et non le colonialisme? Et pourquoi lutter contre le racisme, puisque toutes les valeurs se valent ?

La question est grave et nous aurons à y répondre longuement.

Mais l’aliénation, dira-t-on ? Mais l’aliénation, demande la C. R. D. ? Regardons mieux, et nous pourrons formuler notre cinquième question qui concerne l’aliénation dans son rapport à la liberté.

Dans l’E. N. la liberté omniprésente ne parvient à formuler ni justifier aucune valeur existentielle, et elle ne se rapporte à l’autre que dans une relation de conflit et de captation, tandis qu’elle-même est insaisissable. La liberté de l’autre est inaccessible, celle du sujet est injustifiable; angoisse, échec et néant forment la trame existentielle du pour-soi. Dans la C. R. D. il en va de même sous d’autres concepts: la liberté est piégée par la praxis, et elle suscite immanquablement, et nécessairement, des contre-finalités, c’est-à-dire des répercussions de son action en tant qu’elles se retournent contre elle. L’effet pervers sociologique est élevé à la dignité dialectique, mais cette dignité est maléfique puisqu’elle transforme nécessairement en aliénation les activités et les conflits de la liberté. Renvoyée réflexivement par le monde (exigences d’une machine, pression d’un nombre de candidats ou de voyageurs, détotalisation de l’action par les autres participants à l’action), la liberté est retournée à l’individu comme nécessité: celle-ci est liberté retournée et anti-destin quant à son sens mais, comme condition sociale, elle est aliénation. La liberté est donc forcément retournée, pour Sartre, en nécessité et en aliénation par le capitalisme, mais aussi par les structures mêmes du pour-soi. Mais, s’il en était effectivement ainsi, on ne comprendrait pas les liens de la liberté et du désir, d’où notre cinquième question relative à la liberté: comment l’individu pourrait-il désirer librement la joie et la démocratie, lui dont la liberté est condamnée (dans la C. R. D.) à passer dans la nécessité et l’aliénation?

Allons plus loin : comment la liberté pourrait-elle même désirer travailler, ou se syndiquer, ou faire la révolution, si d’une part toutes les fins se valent, et si d’autre part toutes les actions tournent à la nécessité? Dans la C. R. D., parce que la liberté y est piégée, il n’y a place ni pour le désir, ni pour la li berté : comment une liberté devenue nécessité désirerait-elle la libération, la lutte politique, la liberté individuelle et collective ?

Remarquons tout d’abord que Sartre identifie nécessité et aliénation. De là provient le caractère insoluble du problème : si l’homme est jeté dans la nécessité au sens strict, c’est-à-dire dans le déterminisme et la choséité (le pratico-inerte stricto-sensu) alors il n’existe aucune possibilité, ni de comprendre le désir de liberté, ni de rendre compte du mouvement de libération. Or l’histoire entière, depuis les origines jusqu’aux événements d’Europe de l’Est, en témoigne: il y a toujours en l’homme un désir de liberté, et il y a toujours dans les individus et les groupes, une possibilité d’accomplir en acte et de mettre en œuvre, sinon toujours d’achever, un mouvement de libération.

C’est pour répondre à cette difficulté que nous avons conçu ailleurs deux niveaux de liberté, ou, plus simplement, deux libertés. C’est précisément cette réponse que nous aurons à développer ultérieurement.

Mais comment s’orienter vers une liberté seconde, vers une indépendance intégrale et construite, si la première liberté, jetée dans la souffrance de l’aliénation, n’est pas aussi un mouvement du désir ? L’aliénation n’est décrite, dans la C. R. D., ni comme une souffrance ni comme une complicité : mais comment combattre l’aliénation, et au nom de quelle valeur, si elle n’est qu’une nécessité à décrire en termes de structures ou « ensembles pratiques » ? Au contraire, si l’on voit que l’aliénation est la forme souffrante et complice de la liberté on comprend mieux le surgissement du désir de libération : habité par l’expérience à la fois présente et ancienne, partielle ou sporadique, de la libre joie, c’est comme liberté douloureuse que la conscience peut opérer l’acte initial de dépassement par lequel elle entreprend de reconstruire son indépendance et sa joie.

Le philosophe s’interdirait de comprendre la vie réelle des individus s’il substituait à leur expérience de la désidérabilité des choses, du caractère préférentiel des valeurs et des choix, et de la « faisabilité des objectifs, ses vues abstraites sur l’inanité de l’existence humaine, l’impossibilité d’un dieu incarné, ou les structures des ensembles pratiques.

g) Le tragique sartrien.

Or l’impuissance de l’action, et l’impossibilité de l’être sont les marques même du tragique. Indéniablement, Sartre est le grand tragique de ce siècle: conflit, malheur, échec, souffrance, aliénation, dispersion, gratuité, misère physique et morale, semblent dessiner les lignes du destin où s’enferme l’humanité. Elle est piégée dans l’impossible dépassable. On sait qu’il existe aussi un tragique heideggerien; mais les conclusions politiques que tire Heidegger de sa réflexion sur l’être sont aux antipodes de celles que tire Sartre de ses descriptions du pour-soi. Ici se situe le paradoxe sartrien qui nous intéresse : d’une philosophie du désespoir, il souhaite tirer une philosophie de l’action qui soit libératrice, et cela, par la médiation d’une responsabilité conçue en fait comme liberté fraternelle.

Que le système conceptuel destiné à fonder ce passage du tragique à la générosité soit insuffisant ou contradictoire, c’est ce que nous avons tenté d’établir. Nous n’avons pas souhaité rendre compte de l’origine de cette insuffisance, mais seulement la mettre en évidence. Nous avons surtout voulu insister sur l’un des sens de l’œuvre sartrienne: un effort pour affronter la solitude et la dépasser par une doctrine de l’action responsable. Mais ce dépassement, nous l’avons montré, n’est possible qu’au terme d’une transmutation radicale du regard philosophique et de l’attitude existentielle de départ. Seule une telle transmutation peut faire apparaître d’ailleurs le sens du paradoxe sartrien : l’opposition entre le malheur total et la liberté infinie provient, chez Sartre, d’un arrêt en cours de route : arrêt dans la réflexion, arrêt dans l’existence, puisque seule une théorie complète de la liberté (prenant en compte sé rieusement le sujet, le désir et la valeur) aurait permis de comprendre la conversion, d’en évaluer les forces, et d’en faire ainsi l’instrument d’une victoire contre le malheur. Mais il ne fallait pas mettre la charrue avant les bœufs et décréter que la fondation de soi est impossible. L’appel à la responsabilité, s’il est privé du travail de fondation et de conversion, ne suffit pas pour dépasser le nihilisme et le formalisme. Si les valeurs sont équivalentes parce que non fondées par un sujet, alors la responsabilité est vide. De même l’appel fait à la générosité individuelle et politique est insuffisant pour justifier à lui seul le passage du conflit à la réciprocité.

Mais ces insuffisances doctrinales, ainsi que toutes les contradictions que nous avons relevées sont, malgré tout, la marque d’une richesse. C’est précisément cette fécondité que nous avons tenté, ici, de mettre en évidence d’une façon directe, après l’avoir manifestée ailleurs d’une manière indirecte. C’est peut-être par une longue méditation sur l’œuvre et le tragique sartriens, mais aussi par l’engagement personnel le plus radical dans l’existence et dans l’écriture, qu’on peut se rendre capable de saisir l’évidence première : la liberté ne trouve son sens et sa justification que par le fait qu’elle fonde le passage de l’aliénation à l’indépendance et de la déréliction à la joie. De plus, la liberté n’est si radicale que parce qu’elle émane d’un sujet. L’action n’a de sens que par son rapport effectif à des valeurs humaines et réalisables. L’histoire n’est dramatique que parce qu’elle est le combat d’hommes libres et souffrants travaillant à leur joie. Contradictions, insuffisances, obscurités sont chez Sartre (non chez tous) le terrain éventuel d’une riche moisson philosophique.

Et ce qui lève, sur ce terreau tragique qui dit en somme comment se cristallise parfois la volonté malheureuse, ce peut fort bien être une philosophie eudémoniste qui aurait la lucidité des plus grands existentiels, et la richesse affirmative des plus grands penseurs de la joie.

h) La signification éthico-existentielle de la dénégation du sujet par Sartre.

Au terme de cette analyse critique nous pouvons dégager un résultat d’ensemble. La négation sartrienne du sujet s’accompagne paradoxalement d’une mise en place de toutes les problématiques qui sont spécifiques de l’existence même d’un sujet : rapport cognitif de ce sujet à lui-même (sous la forme dénégatrice de la réflexion « pure » ou « impure »), rapport de sens et d’origine (sous la forme dénégatrice de la pseudo-impossibilité de fondement), rapport de la réflexion et de son contenu (sous la forme dénégatrice d’une méconnaissance du désir et d’une invention verbale, la « Psyché »), rapport du sujet, enfin, aux motivations ultimes de son action et de son existence (sous la forme dénégatrice d’un refus de justification des valeurs, et d’une autre invention verbale et arbitraire « l’en-soi-pour-soi »).

Nous l’avons dit, nous ne nous interrogerons pas ici sur les raisons profondes de cette inimense dénégation du sujet par une philosophie de la conscience et de la liberté : c’est un champ de recherches beaucoup trop important et spécifique, champ qui a rapport à la place centrale de la mauvaise foi dans l’œuvre de Sartre. Nous constaterons seulement que cette négation du sujet est, dans l’oeuvre de Sartre, à la fois ce qui la contredit le plus manifestement et ce qui en dévoile l’intention secrète : tout se passe comme si le plus grand tragique de notre temps voulait refuser à l’humanité tout recours, tout support, toute chance d’accomplir, avec la fondation de soi-même, cette morale « de la délivrance et du salut » que l’auteur de l’E. N. appelle pourtant de ses vœux, et dont il affirme, en passant, la possibilité. Car le recours, le support, la chance offerts éventuellement à l’existence libre résident précisément dans le fait que cette existence est celle d’un sujet, et d’un sujet réfléchi. Si l’on supprime le sujet, on supprime par la même toute chance, tout recours, tout support pour réaliser ne serait-ce qu’en partie, la « justification » du pour-soi, c’est-à-dire en fait l’entrée de la conscience dans le domaine du sens et de la fondation.

C’est une étrange lumière qui éclaire des lors l’entreprise sartrienne: la dénégation du sujet (ou négation contradictoire et ambivalente) se manifeste, chez Sartre, comme une entreprise philosophique dont la motivation négative est éthico-existentielle : cette philosophie courageuse de la responsabilité infinie se déploie en fait comme l’établissement de l’impossibilité existentielle de l’éthique, puisque celle-ci, dans une philosophie de la liberté, ne saurait s’appuyer que sur un sujet réfléchi, identique à soi et créateur-fondateur de cette même liberté.

Chez Sartre, la dénégation du sujet qui semblait d’abord revêtir une signification et une motivation strictement « philosophique » (au sens cognitif) apparaît donc peu à peu comme étant essentiellement éthico-existentielle. Plus précisément, l’a priori sartrien et la première affirmation du philosophe réside dans la négation de la possibilité même de l’existence fondée, c’est-à-dire de l’éthique: la négation philosophique du sujet (qui paraissait première) n’est en réalité que la conséquence de cette négation existentielle.

Nous ne disons pas que Sartre nie le sujet (tout en l’affirmant en fait) pour des raisons morales ou éthiques, qui auraient un rapport avec un jugement sur « l’égoïsme ». Ce sera la démarche de Levinas, ce n’est certainement pas celle de Sartre. Celui-ci, bien au contraire, s’oppose à l’idée même de morale traditionnelle, et à l’idée de l’éthique, comme activité fondatrice de soi: ce que finalement Sartre combat c’est l’idée même d’une existence valablement fondée et signifiante, pensant en somme, comme Kierkegaard, que seul un dieu incarné pourrait fournir ce fondement et ce sens. La négation du sujet n’est que le moyen technique, trouvé après-coup, et faussement situé en première place, pour justifier rationnellement cette négation existentielle de l’être et du sens. La dénégation sartrienne du sujet est donc la condition rétro-activement indispensable pour que la fondation du sens par la liberté réfléchie soit elle même rendue impossible.

L’ordre des idées sartriennes n’est donc pas : 1) le sujet n’existe pas ; 2) le fondement du pour-soi est donc impossibles 3) la morale na pas d’autre sens que l’affirmation absurde de la liberté. L’ordre véritable des idées et leur enchaînement nous paraît plutôt être celui-ci : 1) le fondement de l’existence et du sens est impossible; 2) le pour-soi ne peut être fondé; 3) le sujet n’existe donc pas.

La dénégation philosophique du sujet ne comporte donc, chez Sartre, de signification éthique que dans la stricte mesure où elle est une dénégation de l’éthique: le combat de Sartre contre le sujet n’est pas un combat éthique, c’est un combat contre l’éthique (c’est-à-dire contre l’existence signifiante et validée). La critique du sujet, qui semble purement philosophique, est en réalité d’origine éthique : mais cela non pas en elle-même, mais comme critique secondaire du sujet, et critique primordiale de l’éthique elle-même.

Mais, nous l’avons vu, la critique sartrienne du sujet reste contradictoire et parfois même confuse. Sa source existentielle, c’est-à-dire la négation de la validation et de la justification de l’existentiel, n’est pas mieux établie. C’est dans le même mouvement qu’une théorie du sujet et une théorie du sens existentiel peuvent être ou construites ou com-battues. Et ce sont ces deux domaines qui sont concernés par toutes les questions laissées en suspens par Sartre, en raison même de la confusion dans laquelle fur conduite la chéorie du sujet et de la réflexion.

Avant de reprendre le problème en son entier, il convient de s’interroger sur une hypothèse, suggerée par l’analyse même de la démarche sartrienne : n’existe-t-il pas une possibilité directement et réellement éthique de nier le sujet? Le sujet ne serait-il pas, dans ces conditions, mis sérieusement en question ? Il se trouve que cette hypothèse, trans formée en doctrine, constitue exactement la dé marche de E. Levinas. Nous devons l’examiner soi-gneusement, avant d’être en mesure de poursuivre notre analyse.

(Robert Misrahi, La problématique du sujet aujourd’hui)

Laisser un commentaire