la morale face au bonheur et la nécessité d’une éthique véritable

Ainsi, le rapport de ce que l’on entend traditionnellement par morale à ce but suprême de l’action qu’est le souverain bien, ou bonheur, est un rapport négatif.

Nous avons vu en effet que, pour Kant, on doit définir la morale comme contrainte et devoir, cette obéissance humiliante, dût-elle être nommée « respect pour la sainteté de la loi ». Par là même, le moraliste puritain condamne toute recherche empirique du bonheur, et rejette dans un monde suprasensible l’éventuel accès à un bonheur constitué de mérite, de plaisir et de vertu.

Paradoxalement, la vision des choses est encore plus ascétique et dramatique chez Schopenhauer : on aurait pu s’attendre à ce que le critique du dualisme ontologique de Kant et de l’abstraction formaliste de sa morale, se tourne vers un approfondissement des implications du désir par rapport au bonheur. Au contraire, le désir et le Vouloir-vivre chez Schopenhauer sont décrits uniquement dans une perspective doloriste, comme sources de souffrance. Le bonheur n’est donc plus, chez Schopenhauer, que l’arrêt de la souffrance, c’est-à-dire l’extinction du désir. Le bonheur empirique n’a donc plus ici aucune réalité. La critique du bonheur est plus destructrice que chez Kant, puisque Schopenhauer n’offre même plus l’espoir d’un souverain bien positif, fût-il eschatologique et hypothétique.

On pourrait penser que cette position provient du fait que Schopenhauer se situe en dehors de la morale, puisqu’il se situe en dehors du kantisme. En fait il n’en est rien. Schopenhauer écrit un ouvrage qui s’intitule « Le fondement de la morale » : c’est bien dans une perspective morale qu’il se place. Simplement il s’efforce de construire une morale de la pitié, qui se présente aussi comme la critique de la morale kantienne du devoir. Mais la pitié n’est, pour Schopenhauer, que la sympathie avec la souffrance d’autrui, et non pas du tout la référence à un bonheur désirable. Cette « sympathie » est d’ailleurs étrange puisqu’elle repose sur l’identité, l’unité, la fusion ontologique de tous les individus souffrants dans le grand et unique Vouloir-vivre.

La morale ascétique de Schopenhauer est donc bien un nihilisme négatif (comme le dira Nietzsche), et l’essence de ce nihilisme moral est de nier non seulement la possibilité mais encore la validité de la recherche du bonheur. La morale ascétique, qui voudrait laisser entendre qu’elle est un athéisme tragique, est aussi hostile au bonheur que la morale puritaine qui travaille à une apparente laïcisation du christianisme. Quant à la sagesse et à la sérénité que propose Schopenhauer, elles sont aux antipodes d’un authentique souverain bien puisque celui-ci implique une jouissance (fût-elle intellectuelle) tandis que la sagesse nihiliste ne saurait rien éprouver puisqu’elle résulte de l’extinction du désir.

Il semble donc que c’est seulement avec Nietzsche qu’on est en présence d’une doctrine du bonheur (fût-elle ambiguë), en même temps que d’une critique de la morale. Mais à la réflexion il n’en est rien. Car la critique nietzschéenne de la morale (dans La Généalogie de la morale) ne reproche pas à celle-ci de condamner le bonheur, elle la dénonce simplement comme volonté de puissance et ressentiment. La vertu n’est pas réellement désintéressée, elle jalouse les puissants et les forts et veut les abattre par son propre pouvoir inhibiteur. Ce n’est donc certainement pas une morale que veut instaurer Nietzsche. Mais la doctrine qu’il développe reste ambiguë : hostile à la morale, il combat aussi la liberté de l’individu et ne semble donc pas pouvoir construire une éthique. Pourtant, il tente de renverser les anciennes valeurs et d’en proposer d’autres. Mais son propos se contredit lui-même par la référence au destin et à l’éternel retour. L’ambiguïté doctrinale réside dans l’opposition entre une critique de la morale et la difficulté de construire un système de valeurs sur la base du déterminisme, du destin et de l’éternel retour.

Cette ambiguïté doctrinale se retrouve, on l’a vu, dans la conception même du bonheur selon Nietzsche. Le bonheur est ici lié au malheur, et c’est à ce titre qu’il est exalté et préconisé comme lucidité et courage. On n’est pas loin d’une pensée tragique qui, en fait, établit la douloureuse impossibilité d’un bonheur pur. Parfois même, un aveu semble se formuler : Zarathoustra s’adresse aux hommes « supérieurs » et les exhorte : « Surmontez-moi […] les petites vertus, les petites prudences [.], le misérable contentement de soi, le  » bonheur du plus grand nombre  » » (Zarathoustra, IV, « De l’homme supérieur », § 3 ; trad. H. Albert).

On peut donc dire que, tout en faisant la critique de la morale traditionnelle, Nietzsche ne la dépasse pas vraiment et reporte dans son système tragique les ambiguïtés d’une vertu qui ne serait que ressentiment secret. Ce sont ces ambiguïtés qu’on retrouve dans la réflexion de Nietzsche sur un bonheur qui n’est en réalité que la face lumineuse d’un malheur plus fondamental attaché à la cruauté de l’éternel retour. On pourrait dire tout à la fois que la pensée de Nietzsche est une doctrine de la renaissance perpétuelle et qu’elle est une théorie de la souffrance indépassable.

Nous avons vu en effet que, pour Kant, on doit définir la morale comme contrainte et devoir, cette obéissance humiliante, dût-elle être nommée « respect pour la sainteté de la loi ». Par là même, le moraliste puritain condamne toute recherche empirique du bonheur, et rejette dans un monde suprasensible l’éventuel accès à un bonheur constitué de mérite, de plaisir et de vertu.

Paradoxalement, la vision des choses est encore plus ascétique et dramatique chez Schopenhauer : on aurait pu s’attendre à ce que le critique du dualisme ontologique de Kant et de l’abstraction formaliste de sa morale, se tourne vers un approfondissement des implications du désir par rapport au bonheur. Au contraire, le désir et le Vouloir-vivre chez Schopenhauer sont décrits uniquement dans une perspective doloriste, comme sources de souffrance. Le bonheur n’est donc plus, chez Schopenhauer, que l’arrêt de la souffrance, c’est-à-dire l’extinction du désir. Le bonheur empirique n’a donc plus ici aucune réalité. La critique du bonheur est plus destructrice que chez Kant, puisque Schopenhauer n’offre même plus l’espoir d’un souverain bien positif, fût-il eschatologique et hypothétique.

On pourrait penser que cette position provient du fait que Schopenhauer se situe en dehors de la morale, puisqu’il se situe en dehors du kantisme. En fait il n’en est rien. Schopenhauer écrit un ouvrage qui s’intitule « Le fondement de la morale » : c’est bien dans une perspective morale qu’il se place. Simplement il s’efforce de construire une morale de la pitié, qui se présente aussi comme la critique de la morale kantienne du devoir. Mais la pitié n’est, pour Schopenhauer, que la sympathie avec la souffrance d’autrui, et non pas du tout la référence à un bonheur désirable.

Cette « sympathie » est d’ailleurs étrange puisqu’elle repose sur l’identité, l’unité, la fusion ontologique de tous les individus souffrants dans le grand et unique Vouloir-vivre.

La morale ascétique de Schopenhauer est donc bien un nihilisme négatif (comme le dira Nietzsche), et l’essence de ce nihilisme moral est de nier non seulement la possibilité mais encore la validité de la recherche du bonheur. La morale ascétique, qui voudrait laisser entendre qu’elle est un athéisme tragique, est aussi hostile au bonheur que la morale puritaine qui travaille à une apparente laïcisation du christianisme. Quant à la sagesse et à la sérénité que propose Schopenhauer, elles sont aux antipodes d’un authentique souverain bien puisque celui-ci implique une jouissance (fût-elle intellectuelle) tandis que la sagesse nihiliste ne saurait rien éprouver puisqu’elle résulte de l’extinction du désir.

Il semble donc que c’est seulement avec Nietzsche qu’on est en présence d’une doctrine du bonheur (fût-elle ambiguë), en même temps que d’une critique de la morale. Mais à la réflexion il n’en est rien. Car la critique nietzschéenne de la morale (dans La Généalogie de la morale) ne reproche pas à celle-ci de condamner le bonheur, elle la dénonce simplement comme volonté de puissance et ressentiment. La vertu n’est pas réellement désintéressée, elle jalouse les puissants et les forts et veut les abattre par son propre pouvoir inhibiteur. Ce n’est donc certainement pas une morale que veut instaurer Nietzsche. Mais la doctrine qu’il développe reste ambiguë : hostile à la morale, il combat aussi la liberté de l’individu et ne semble donc pas pouvoir construire une éthique. Pourtant, il tente de renverser les anciennes valeurs et d’en proposer d’autres. Mais son propos se contredit lui-même par la référence au destin et à l’éternel retour. L’ambiguïté doctrinale réside dans l’opposition entre une critique de la morale et la difficulté de construire un système de valeurs sur la base du déterminisme, du destin et de l’éternel retour.

Cette ambiguïté doctrinale se retrouve, on l’a vu, dans la conception même du bonheur selon Nietzsche. Le bonheur est ici lié au malheur, et c’est à ce titre qu’il est exalté et préconisé comme lucidité et courage. On n’est pas loin d’une pensée tragique qui, en fait, établit la douloureuse impossibilité d’un bonheur pur. Parfois même, un aveu semble se formuler : Zarathoustra s’adresse aux hommes « supérieurs » et les exhorte : « Surmontez-moi […] les petites vertus, les petites prudences [.], le misérable contentement de soi, le  » bonheur du plus grand nombre  » » (Zarathoustra, IV, « De l’homme supérieur », $ 3 ; trad. H. Albert).

On peut donc dire que, tout en faisant la critique de la morale traditionnelle, Nietzsche ne la dépasse pas vraiment et reporte dans son système tragique les ambiguïtés d’une vertu qui ne serait que ressentiment secret. Ce sont ces ambiguïtés qu’on retrouve dans la réflexion de Nietzsche sur un bonheur qui n’est en réalité que la face lumineuse d’un malheur plus fondamental attaché à la cruauté de l’éternel retour. On pourrait dire tout à la fois que la pensée de Nietzsche est une doctrine de la renaissance perpétuelle et qu’elle est une théorie de la souffrance indépassable.


Pour dépasser réellement une morale tragique qui suscite devant le bonheur de perpétuels obstacles, il est donc nécessaire de changer radicalement de point de vue et de construire une autre théorie de l’action. C’est cette nouvelle perspective qui permettrait dans notre modernité, après la mort de Nietzsche en 1900, de construire une éthique qui rejoindrait l’inspiration profonde de la philosophie classique et rechercherait un souverain bien qui soit à la fois réel et immanent. Mais pour qu’une telle entreprise soit possible aujourd’hui il est nécessaire de la fonder sur une théorie du sujet qui, impliquant à la fois le désir et la liberté, rendrait enfin pertinente et efficace la recherche d’un authentique bonheur.

Ce sont ces éléments que le XXe siècle saura reconnaître d’une façon plus ou moins claire et à partir desquels il redécouvrira la validité et l’urgence d’une éthique qui soit en même temps une philosophie du bonheur.

(Robert Misrahi , Qu’est-ce que l’éthique ? )

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