L’ÉTHIQUE DE LA SÉPARATION CONTRE LE MOI-SUJET : EMMANUEL LÉVINAS

Chez E. Lévinas, la négation du sujet est éthique par elle-même, puisqu’elle s’opère au nom même de l’éthique, et pour des raisons explicitement éthiques, c’est-à-dire ici, morales, raisons qui tiennent à « l’égoïsme » qu’impliquerait tout sujet.

Les choses ne sont cependant pas aussi simples puisque l’éthique, avancée par Lévinas, repose elle-même sur un certain nombre d’affirmations a priori, dont précisément une certaine doctrine du sujet : un tel cercle, s’il existe (comme nous le pensons) condamnerait ipso facto l’entreprise de Lévinas, ou au moins sa rigueur et sa crédibilité.

Il convient donc d’examiner de plus près cette doctrine. Cela non pas seulement pour décider quelle négation (celle de l’existence, comme chez Sartre, ou celle du sujet proprement dit) est la première, mais pour saisir aussi pleinement que nous avons tenté de le faire pour Sartre quel est le sens, le contenu et la validité de cette négation du sujet par un moraliste contemporain.

Rappelons d’abord les grandes lignes de cette éthique. On sait que le visage est le concept ou plutôt le fait central de cette doctrine. Le visage, selon Lévinas, dit l’altérité de l’autre, en opposition à lidentité du même qui inspirerait toute action utilitaire ou captatrice. Plus précisément, le visage a une signification « pré-originaire », disant, avant toute empiricité, ce lieu absolu où se situe l’autre. Le visage exprime pour Lévinas « la nudité » et la « faiblesse » de l’autre offert sans défense à la violence du monde mais situé en dehors du monde du travail et de la jouissance. On pourrait presque parler de « la divinité du visage humain« , comme le fait Max Picard, cité par Lévinas.

Pour élucider la vérité de cette œuvre à propos du problème qui nous occupe, nous procéderons simultanément à une herméneutique et à une critique. Appliquant la méthode de Lévinas en tant seulement qu’elle souhaite lire et confronter les textes eux-mêmes pour mieux éclairer ce qu’on croit devoir appeler le non-dit, mais non pas en tant qu’elle affirme que le texte de référence est « saint », nous tenterons de dégager quelques grandes lignes de force d’une pensée qui est un système. Dans le même temps, nous opérerons une critique de ce système puisque les textes eux-mêmes nous permettront de dégager des affirmations qui, présentées comme des fondements, sont en réalité des a priori (c’est-à-dire des principes premiers en tant qu’ils sont, pour l’auteur, opératoires, mais pour le lecteur, dénués de toute possibilité de validation).

L’éthique de Lévinas, on le sait, est l’aspect par lequel son œuvre acquiert son originalité, son impact, sa force et son unité. Nous nous proposons de montrer que cette éthique repose sur un fondement qui est une théorie du sujet, mais que cette théorie reste un a priori. Nous serons alors conduit à montrer que cette théorie elle-même repose régressivement sur un fondement préalable, lui aussi a priori, et que cet a priori est une doctrine de l’être à signification religieuse.

a) L’éthique dite du « visage ».

La perception du visage par Lévinas n’est pas, comme on serait tenté de le croire, strictement phénoménologique et universelle, comme cela se produit effectivement chez Berdiaïev, mais au contraire directement religieuse: et cela apparaît au lecteur avant même que n’aient été dégagés les principes a priori de la doctrine du monde en tant qu’elle englobe la doctrine du visage. Revenons à celle-ci. Le visage de l’autre opérerait une rupture « avec la vitalité, toujours virtuellement meurtrière« . Cette rupture ne joue sans doute pas pour les meurtriers privés ou publics, mais Lévinas n’évoque pas ce fait. Le visage (terme que nous mettrons désormais en italique pour indiquer la signification particulière qu’il prend chez Lévinas) reste pour lui une donnée « pré-originaire » dont la signification est éthique (c’est-à-dire en fait morale) : « … la struc ture formelle du langage [comme distanciation interne] annonce l’inviolabilité éthique d’Autrui, et, sans aucun relent de numineux, sa sainteté « . Par son visage, l’autre se révèle donc comme sainteté inviolable mais aussi comme fragile nudité, menacé par la vitalité meurtrière. C’est pourquoi des interdits sont indispensables. En outre, ce visage a une signification métaphysique qui s’ajoute à la perception de sa sainteté »; il est en effet l’expression même du temps comme attente et distanciation, révélant ainsi sa dimension d’infini: car le visage est, comme le temps, appel et attente à signification infinie. L’autre, par son visage, « n’est pas du monde« .

On le voit, l’appréhension du visage de l’autre est pour Lévinas un événement pré-originaire dont la signification est simultanément métaphysique, religieuse et morale. Mais comment se justifie, comment se fonde l’articulation entre la signification sainte et transcendante du visage et la conséquence morale de cette signification ?

Ici se situe une autre affirmation doctrinale : selon Lévinas, cette perception du visage entraîne un  » retournement du conatus « C’est au terme de ce retournement que le sujet éthique apparaît : à l’inverse du conatus, ce sujet se soumet à l’autre dans le commandement et l’obéissance.  » Le visage ouvre le discours originel, dont le premier mot est obligation « . Cette éthique de « l’autre homme » est la révélation de l’obligation comme « responsabilité« , le sujet s’y veut « otage » de l’autre, et il entre dans une relation dissymétrique et non réciproque à autrui. « L’épiphanie du visage » serait le fondement de cette morale du désintéressement et de la passivité volontaire, du dévouement et de l’obéissance. Ainsi, par l’obligation obéissante, se ferait le lien entre la métaphysique et la morale, le divin infini et l’autre homme, lien qui constituerait en fait la métaphysique religieuse et la morale de l’obligation comme un seul domaine, comme un seul événement.

L’obligation est donc le principe sur lequel sont censées s’appuyer comme un seul infini la morale et la religion. Ce principe n’est ni rationnel, ni abstrait, mais fort concret, selon Lévinas. Il implique à la fois un amour sans concupiscence, un primat donné à la justice, un effort pour « nourrir et vêtir » l’autre, une responsabilité faite d’abnégation et de raison, une ouverture sur le domaine politique fondé en raison. Comment et en quel sens toutes ces conséquences peuvent découler de l’obligation obéissante originelle, Lévinas ne l’explique pas vraiment, si l’on s’en tient à la seule description du « visage » et de « ‘obligation« . Ne seront pas directement justifiées, non plus, ces autres conséquences concrètes que sont les choix de Lévinas : la femme, au-delà du rationnel, représente « le mystère » ou « l’équivoque« , mais permet par l’éros, de déployer la fécondité conjugale, la filiation par le fils, et ainsi la victoire sur la mort.

b) La conception réaliste et moralisatrice du sujet.

Si toute cette morale concrète se noue autour des notions de « visage« , de « sainteté » et d' »obéissance« , sans être véritablement justifiée par un fondement universel, existentiel et rationnel, c’est qu’elle repose en fait sur un pseudo-fondement qui est un a priori. Si cette morale de conviction et d’épiphanie n’est pas universalisable, puisque aussi bien tous ne reconnaissent pas au visage de l’autre son inviolabilité, et que le monde empirique est plongé dans la violence; si le visage d’autrui n’est en fait perceptible par moi que parce que je suis moi-même visage et qu’en ce sens, l’autre est un alter ego, parce qu’il est ego comme moi, c’est-à-dire visage singulier, mais visage comme moi; si l’altérité de l’autre, saisie dans son visage, est aussi bien, dans le monde empirique, source de violence que de fraternité (n’est-ce pas l’étranger que l’on méprise, que l’on méconnaît, que l’on persécute et que l’on sépare, précisément en raison du fait qu’il est autre que nous-mêmes? Apartheid, racisme, antisémitisme et système des castes ne découlent-ils pas d’une appréhension haineuse de l’altérité de lautre ?) ; s’il en est ainsi, et si l’éthique de l’autre homme est rien moins qu’évidente et universelle, c’est qu’elle repose en réalité sur des a priori qui ne sont pas nécessairement partageables.

Le premier de ces a priori, nous le disions, est la théorie du sujet qui sous-tend et rend possible cette morale de la sainteté et de l’obéissance. Cette théorie du sujet est d’abord en fait une théorie du Moi, dans laquelle celui-ci est décrit en termes mécanistes malgré une approche d’apparence phénoménologique. Le Moi est en effet défini comme conatus (selon le terme employé par Spinoza, celui-ci n’étant d’ailleurs pas nommé à ce niveau mais durement critiqué partout ailleurs; on se souvient que Sartre emploie également le terme spinoziste de conatus, en lui donnant, comme le fait Lévinas, le sens péjoratif de pulsion); et le conatus, pour Lévinas, est le lieu des pulsions et des passions captatives dirigées contre l’autre et contre le monde, c’est-à-dire en fait le lieu de la « vitalité« , source de toute violence et de tout meurtre. Ce Moi qui dans son rapport au monde doit passer par la médiation du travail et de la jouissance (conçus d’ailleurs par Lévinas d’une façon strictement empirique), ne cesse pas pour autant d’être un Moi, uniquement préoccupé du même, c’est-à-dire du Moi à travers le monde et les autres.

C’est en fait une description déjà moralisatrice (quoique mécaniste) de ce Moi qui se trouve au principe de la morale du désintéressement. Mais il y a plus : l’affirmation du moi par lui-même constitue ce que Lévinas appelle « l’hypostase« . Le conatus essendi, par la « rapine » et le « débordement sexuel« , opère ce retour du même au même, c’est-à-dire à soi-même en identifiant le monde à l’ipséité même du moi. Ce retour à soi (ce « circuit de l’ipséité », comme disait Sartre dans l’E. N.), manifeste, selon Lévinas, l’antériorité sous-jacente et quasi substantielle du moi, véritable « hypostase« , véritable position métaphysique antérieure à toute conscience. Tout se passe dès lors comme si le moi était une donnée primitive essentiellement égoïste et meurtrière, une sorte de vitalité métaphysique et aveugle qui fait plus songer aux convictions philosophiques de Schopenhauer qu’à la philosophie de la conscience de Husserl. Nous verrons que, en fait, Lévinas ne se veut pas foncièrement phénoménologue, comme le souhaitait au contraire Sartre. Mais un autre paradoxe se greffe sur cette vision moralisatrice et métaphysique du moi : c’est l’identification explicitement faite par Lévinas entre le Moi et le Sujet. Dans L’au-delà du Verset, le termede subjectivité est employé pour désigner « la spontanéité aveuglante des désirs« , celle-ci étant également désignée, dans le même ouvrage ou ailleurs, comme Moi, conatus, vitalité. Le sujet n’est pas distingué du Moi, il lui est au contraire rigoureusement identifié; dès l’abord, le sujet tombe donc chez Lévinas sous le coup de la critique qu’il a adressée au conatus. Il n’est donc (et cela par définition et en somme a priori) que le contenu de subjectivité enveloppé dans le moi vital, hypostatique et originel. C’est ainsi que, dans Totalité et Infini, Lévinas utilise indifféremment, à propos de la relation érotique, les termes de « sujet » ou de « moi » : « le moi revient à soi, se retrouve le Même […]. La possession de soi devient l’encombrement par soi. Le sujet simpose à lui-même, se traîne soi-même comme possession« . A la même page, Lévinas évoque « le sujet qui, dans la volupté se retrouve comme le soi de soi-même« . Négligeons la contradiction. Retenons l’affirmation suivante plus explicite encore : « La subjectivité est un Moi ».

C’est donc sur l’identification du Sujet et du Moi que repose la morale de Lévinas : le moi et le sujet sont simultanément caractérisés comme activités vitales et expressions irresponsables de l’ipséité, c’est-à-dire, en fait, de l’hypostase originelle qu’est le moi. C’est cette identification qui, à nos yeux, exprime un a priori surdéterminé: pourquoi la spontanéité serait-elle toujours violente, aveugle et égoiste ? Pourquoi le sujet ne serait-il qu’une spontanéité vitale, prédatrice et meurtrière? Pourquoi enfin ce sujet, comme moi égoïste (selon Lévinas), serait-il donné antérieurement à toute donnée? Ne sommes-nous pas en présence d’une simple doctrine de l’instinct ou de la pulsion ?

Ces affirmations ne sont pas corroborées par ce que pourrait être une description phénoménologique intégrale qui saurait décrire à la fois le sujet comme désir, et le désir comme activité. Nous reviendrons sur ces points. Une phénoménologie nouvelle devrait rendre au sujet sa dimension existentielle de sujet désirant, et elle devrait rendre au désir sa dimension de réflexivité signifiante comme désir constituant. Bien au contraire Lévinas en reste à une description mécaniste qui a pour fonction de justifier une critique morale.

Mais cette description a priori du moi-sujet comme conatus égoïste repose elle-même sur un autre principe : C’est sur la critique de la philosophie occidentale que repose a contrario, la conception du moi-sujet chez Lévinas. Le concept de « philosophie occidentale » serait-il le deuxième a priori de Lévinas?

c) La « philosophie occidentale »

Dans L’Au-delà du verset, le terme de subjectivité est explicitement confronté à la « subjectivité rationnelle » léguée par la philosophie grecque. Ce que déplore Lévinas est que cette « subjectivité rationnelle ne comporte pas la passivité que, dans d’autres essais philosophiques [il a] pu identifier à la responsabilité pour autrui« . La critique morale de l’ego chez Lévinas repose elle-même sur une critique antérieure qui est celle du sujet tel que le concevrait la philosophie occidentale. L’éthique de Lévinas repose donc sur une contestation de la rationalité elle-même, puisque pour lui le sujet traditionnel de la philosophie est le sujet de la rationalité, identique au sujet de l’activité. Pour lui, la « philosophie occidentale » fut surtout une ontologie qui réduisait l’Autre au Même, en ramenant tout le rapport au monde à un processus théorique de connaissance de l’être, processus dont le support et l’agent étaient précisément ce Sujet rationnel identique en fait (pour Lévinas) au Moi déployé dans le conatus essendi : pour la « philosophie occidentale », la connaissance du monde ne serait en effet qu’un moyen, un outil de la captation vitale.

C’est ce concept de philosophie occidentale (avec le contenu prométhéen que Lévinas lui assigne) que nous considérons comme arbitraire et par conséquent a priori. Car la critique du sujet rationnel par Lévinas vise aussi bien la philosophie grecque que les philosophies de Descartes, de Kant, de Hegel, et de Husserl. Pour Lévinas, ces philosophies concevraient toutes le sujet comme n’étant qu’un sujet rationnel et un moi vital, un tel moi-sujet n’étant pas en mesure de fonder une éthique de la responsabilité. Or, si l’on se réfère aux divers contenus de ces philosophies, il apparaît bien qu’un seul concept ne saurait les rassembler : pour Platon, le terme suprême de la dialectique ascendante est transrationnel et le travail manuel reste inférieur; pour Plotin, l’âme peut retrouver l’Un par une voie mystique, en allant au-delà des âmes vitales, de l’Âme du monde, et des Intelligibles ; pour Descartes, c’est l’âme qui pense et non le corps et ses mécanismes; pour Schelling, la liberté seule caractérise l’esprit humain et lui permet de comprendre comment la déité transrationnelle peut se distinguer d’elle-même par un acte d’amour et devenir Dieu; pour Kant, le sujet rationnel fonde non l’égoïsme mais le désintéressement et le respect (obéissant) pour la Loi ; pour Kierkegaard, la vérité n’est pas dans la rationalité mais dans la subjectivité et celle-ci n’est authentique que lorsque, cessant d’être vitale (érotique) ou rationnelle (éthique), elle se fait spirituelle (religieuse).

On le voit, la définition de la philosophie occidentale par le seul concept de rationalité prométhéenne est trop extensive pour être adéquate et convenir à chacune des philosophies évoquées et à la totalité de chacun de leurs contenus. La fonction de ce concept de « philosophie occidentale » n’est donc pas réellement gnoséologique, mais plutôt heuristique, dialectique ou polémique. Il est destiné à préparer une opposition et même un retournement de la pseudo-doctrine occidentale du sujet en une autre doctrine, celle de Lévinas, qui ne sera donc pas subsumable sous ce concept.

Parce que la « philosophie occidentale » ne serait pas en mesure de fonder une éthique, Lévinas procède à un « retournement » par la référence au visage de l’autre. Mais les commentateurs n’ont pas remarqué qu’il ne s’agit jamais du visage singulier de l’unique personne aimée dans l’unicité même de son visage et de son être, mais du visage en général, celui de « l’autre homme », c’est-à-dire en fait du visage humain en tant que tel. Cette généralité, beaucoup moins concrète qu’il n’y paraît d’abord, est en fait destinée à ménager un passage vers « l’âme », concept qui va lentement se substituer à celui de sujet. Lévinas demande en effet si « la thématisation est le seul événement de l’âme« , et il proteste contre les affirmations de la plénitude et de la possession de soi. S’appuyant sur la critique de ce qu’il dit être le rationalisme de l’ipséité, il peut alors présenter sa propre théorie de la subjectivité : elle implique non plus la possession et la maîtrise (de soi, du monde, et de l’autre) mais bien au contraire le renoncement : « humilité, discrétion, pardon des offenses…» retournent « la notion ontologique de la subjectivité pour l’apercevoir dans le renoncement, dans l’effacement, et dans une passivité totale« .

Nous avons déjà rencontré cette revendication de passivité, opposée par Lévinas à la subjectivité rationnelle occidentale. La nouvelle subjectivité, on le voit maintenant, sera celle « de l’âme humaine [qui] ici, n’est pas origine de soi et de l’univers, ni existence soucieuse dans son existence de son existence même. Elle est obligée avant tout engagement [à la] responsabilité dans l’oubli de soi« . Cette responsabilité de la subjectivité passive est en fait « une responsabilité d’otage« , c’est-à-dire une obéissance. « Déjà dans l’âme humaine réside la réceptivité prophétique. La subjectivité, par sa possibilité d’écouter, C’est-à-dire d’obéir, n’est-elle pas la rupture même de l’immanence ?« 

En opposant à la « philosophie occidentale » du sujet une philosophie de l’âme, Lévinas fait reposer son éthique sur une doctrine de la passivité du sujet. Ce faisant, n’introduit-il pas une confusion conceptuelle ? La subjectivité prométhéenne et rationaliste se rencontre-t-elle seulement dans la « philosophie occidentale », ou désigne-t-elle aussi, pour Lévinas, une structure de la conscience humaine effective? Il semble bien que ce soit ce dernier cas qui doive être retenu, puisque Lévinas réclame des interdits contre le moi et le conatus essendi. Mais alors où se situe cette subjectivité passive qu’il revendique et qu’il décrit ? Est-ce une possibilité de tout homme? Mais comment est-elle possible ? Est-ce le moi-sujet (conatus) qui peut devenir passif et obéissant? Comment? Quand ? Pourquoi ? La seule réponse logique est constituée par le recours aux a priori que nous avons rencontrés (par exemple, la critique de la « philosophie occidentale » et du « sujet ») ou à ceux que nous allons encore rencontrer (ontologie, judaïsme, et théorie du sujet qu’ils sous-tendent).

Ces difficultés ne sauraient être gommées par lidée que la description de « l’âme » comme renoncement et obéissance se trouve dans un ouvrage spécialisé d’herméneutique juive : L’Au-delà du verset. En réalité, il s’agit là d’une doctrine constante et fondamentale de Lévinas : le moi est toujours identique au sujet, et cette subjectivité est en son fond, en sa réalité, « renoncement » et « oubli de soi » », c’est-à-dire « bonté ». On peut lire en effet dans cette somme philosophique qu’est Totalité et Infini: « et comment dès lors ne pas introduire la subjectivité du moi en tant que seule source possible de bonté« . L’être de la subjectivité se révèle donc comme bonté: « le moi se conserve dans la bonté ».

Les difficultés restent en l’état : le moi est-il vitalité prométhéenne et meurtrière, ou bien bonté et renoncement? Le « retournement » opéré contre la « philosophie occidentale » n’est-il pas aussi un retournement à opérer au sein du moi vital ? Mais comment est-ce possible ? Les réponses de Lévinas (nouvelle ontologie, judaïsme, nouvelle théorie du sujet fondant à son tour la théorie de l’âme passive et obéissante) ne seront, nous semble-t-il que des convictions et des professions de foi. C’est ce que nous allons tenter d’établir.

d) Séparation et ontologie de la séparation.

Par sa théorie de l’âme passive et désintéressée, Lévinas identifie donc pratique et théorie; il souhaite aussi aller plus loin en soumettant l’ontologie à l’éthique, et même en proclamant le renversement de l’ontologie, à laquelle se substituerait le primat infini de l’éthique et du commandement. Pourtant, malgré la disparition de l’ontologie traditionnelle, où l’être est la chose et l’objet de la connaissance thématique, il subsiste chez Lévinas une sorte de méditation ontologique centrée, très spécifiquement, sur l’idée de séparation.

On sait que, pour Lévinas, c’est la séparation qui définit la relation entre le même et l’autre et non pas l’unité antérieure comme nostalgie de l’Être, ou l’unité ultérieure comme unification. Cette séparation se situe aussi bien entre l’Infini et le fini, qu’entre les consciences finies elles-mêmes, entre le moi et l’autre homme.

Concrètement, cette séparation s’accomplit comme « psychisme » et subjectivité, mais celle-ci étant ici conçue comme aspiration et désir de l’Infini (sans que pourtant elle ne manque de rien), et non pas comme angoisse, déréliction et souci de soi. La catégorie de la séparation, chez Lévinas, est explicitement opposée à l’idée de chute ou de manque; elle permet (c’est sa fonction) d’inscrire dans la finitude subjective le mouvement de bonté et de renoncement qui la porte vers l’autre homme: « La pensée et la liberté nous viennent de la séparation et de la considération d’autrui… »

Ce concept de séparation nous paraît plus obscur qu’évident, et plus marqué par la surdétermination que par la simplicité. « Séparer » devrait à nos yeux signifier : distinguer, couper, repousser, éloigner et anéantir. Ce sont les contenus de sens mais aussi les étapes effectives de l’action politique de discrimination et de persécution, de sélection, de censure et d’anéantissement. Or, pour Lévinas, il n’en va pas ainsi. Ce qu’il entend d’abord par « séparation » est la simple (mais certes décisive et évidente) distinction qui existe entre deux individus, quel que soit le genre de réalité à laquelle ils appartiennent. Séparation s’oppose d’abord à fusion, et cela, à bon droit : sans la distinction des êtres, leurs relations risqueraient de n’être que confusion unitaire et unification de dissolution. Pour nous, en effet (comme pour Martin Buber), la distinction des termes et des individus est la condition de leur relation véritable, c’est-à-dire réciproque. Or, il n’en va pas ainsi chez Lévinas. Au-delà de la signification distinctive de la séparation, celle-ci reçoit une signification de dissymétrie qui en exclut la réciprocité. Certes, la dimension d’hostilité et de persécution inscrite dans l’idée de séparation (et d’Etranger) est masquée par Lévinas, mais il lui substitue en outre une dimension de non-réciprocité et de passivité dissymétri-que, dimension qui, à notre sens, n’est pas la condition d’une relation authentique mais plutôt son obstacle majeur.

C’est dans cette perspective, pourtant, que va se situer « ‘ontologie » de la séparation. « La fécondité [conjugale] et les perspectives qu’elle ouvre attestent le caractère ontologique de la séparation« . Pour Lévinas, en effet, la fécondité (la filiation par le fils) ouvre sur un temps infini, et exprime la présence de l’infini dans la vie de la finitude : « dans l’accueil d’Autrui, j’accueille le Très-Haut auquel ma liberté se subordonne« . L’être-objet de la « philosophie occidentale » cède la place à l’Infini et celui-ci comme transcendance désigne à la fois l’au-delà de l’être où se situe « Dieu » et pour lequel Platon est loué (tout grec et occidental qu’il soit), le mouvement de l’âme humaine vers l’Absolu, et enfin la responsabilité face à « l’injonction d’un visage« .

L’éthique de Lévinas est donc soutenue par une théorie de la subjectivité passive, théorie plus affirmée que justifiée. Mais, à son tour, cette théorie de la subjectivité passive est soutenue (on ne saurait dire fondée) par une métaphysique qui a valeur d’ontologie: de la passivité à la séparation, la subjectivité se dévoile peu à peu comme désir de l’Infini. De cette passivité non constituante et de cette séparation ontologique, découleraient donc, comme d’une source de légitimité, toute éthique : la réponse obéissante aux Commandements, l’obéissance à l’injonction du visage et la sanctification de la séparation et de la finitude comme manifestation de la transcendance et de l’Infini.

L’omniprésence du thème du visage ne doit donc pas nous masquer l’ordre des idées et la véritable structure du système de Lévinas : c’est en fait l’ontologie (celle de la séparation, c’est-à-dire de l’Infini) qui soutient d’abord une doctrine du sujet (passif et non constituant) et ensuite seulement une éthique (de l’obéissance et de la responsabilité). L’interdépendance et la circularité où se tiennent tous ces concepts ne doit pas nous empêcher d’en saisir l’ordre et la progression véritables. Notre analyse, qui est régressive, permet donc de saisir, croyons-nous, la région ou la couche la plus originelle : il s’agit jusqu’ici de l’ontologie de l’Infini et de la séparation.

Pour établir maintenant que ce domaine originel, chez Lévinas, est en fait un a priori, nous devons procéder à un nouvel examen critique.

Nous avons déjà constaté, à propos du concept de « philosophie occidentale », une certaine distorsion ou un certain flou. Le concept d’une philosophie exclusivement rationnelle et pragmatique est trop déterminé et compréhensif pour être en mesure de subsumer les philosophies intégrales de Platon, Aristote, Plotin, Descartes, Kant, Schelling, Kierkegaard, Heidegger et Bergson. Cette « philosophie occidentale » prométhéenne ne s’appliquerait peut-être qu’à William James, ou encore à celui que nous n’avons pas inscrit dans notre énumération : Spinoza.

e) La polémique anti-spinoziste.

A travers l’étrange rapport de Lévinas à Spinoza, nous pourrons élucider la nouvelle fonction de concept de « philosophie occidentale », et comprendre par là non pas seulement la théorie du sujet chez Lévinas (passif, non constituant et séparé, il s’oppose au sujet kantien), mais encore son ontologie et sa doctrine de l’être (saint, divin et juif, il s’oppose à la conception de l’être chez Spinoza).

La philosophie de Spinoza est paradoxalement la seule qui pourrait, au terme d’une analyse rapide et schématique, entrer dans le concept de « philosophie occidentale » : on ne trouve que chez Spinoza l’idée que l’esprit humain n’est pas une âme mais un conatus, et que ce conatus-esprit est en mesure de connaître l’Être (C’est-à-dire la Nature, les Choses) et de le maîtriser au bénéfice de l’humanité active, rationaliste et pratiquement sans Dieu. Tout se passe comme si, à travers l’occident vitupéré, Spinoza était la véritable cible de Lévinas. Ici se nouent en effet plusieurs paradoxes : Lévinas n’évoque jamais (ni dans Totalité et Infini, ni ailleurs) le fait que Spinoza est le véritable philosophe de l’Infini : la Substance est infinie, le nombre des attributs est infini, chaque attribut est infini, la série des causes est infinie, la seule transcendance est celle de l’infini par rapport au fini. Et ce que l’homme maîtrise n’est pas l’’Être infini dans sa totalité, mais seulement deux de ses attributs, l’Etendue et la Pensée, « maîtrisés » par la connaissance et par… l’éthique. Philosophe de l’Infini et d’un humanisme modeste, c’est encore Spinoza qui oppose connaissance en extériorité (par le premier et deuxième genre) et connaissance intuitive en intériorité (par le troisième genre de connaissance).

Outre ces silences sur la doctrine véritable, voici un second paradoxe : Lévinas conduit une polémique constante contre Spinoza. A la fin de la première grande section de Totalité et Infini, portant sur le Même et l’Autre, Lévinas résume le noyau central de sa doctrine et ajoute : « …cette thèse est aux antipodes du spinozisme« . A cette importante remarque, décisive à nos yeux, s’ajoute le fait que Lévinas opère une distanciation et une polémique contre Spinoza dans L’Au-delà du verset », dans Difficile Liberté, ainsi que dans Noms propres. Ne retenons ici que ce texte crucial: « Nous sommes entièrement de l’avis de Jacob Gordin : il existe une trahison de Spinoza. Dans l’histoire des idées, il a subordonné la vérité du judaïsme à la révélation du Nouveau Testament […]. L’être occidental comporte cette expérience chrétienne […]. Grâce au rationalisme patronné par Spinoza, le christianisme triomphe subrepticement« . Ce texte dit le « non-dit » de Lévinas, ou plutôt exprime et dit en passant ce qui n’est jamais ni affiché ni occulté cependant : le concept de « philosophie occidentale », âprement critiqué à travers Hegel et Husserl, manifeste son contenu décisif à travers la critique de Spinoza : il s’agit de la démarche rationnelle et de la révélation du Nouveau Testament, il s’agit du christianisme.

Or, on s’en souvient, la formation de ce concept de « philosophie occidentale » est dialectique, polémique: il permet sur le plan de l’égologie, de lui opposer une doctrine de l’âme passive et obéissante; et, sur le plan de l’ontologie, il permet de lui opposer… le judaïsme. Car à ce noyau de sens qu’est le christianisme, s’oppose un noyau de sens plus ancien (mais en fait étrangement homogène) et qui est le judaïsme.

C’est après avoir établi cette affirmation (selon laquelle le judaïsme comme doctrine religieuse constitue un nouvel a priori de la pensée de Lévinas), que nous serons en mesure de comprendre et de critiquer l’ontologie véritable qui soutient l’éthique dite de « l’autre homme ».

f) Le judaïsme talmudique.

Il serait à notre sens arbitraire de séparer, c’est-à-dire de distinguer la dimension philosophique de l’œuvre de Lévinas et sa dimension religieuse, c’est-à-dire juive. L’importance de Lévinas réside précisément en ceci : il est le philosophe juif par excellence (ce qui n’est le cas ni de Spinoza ni de Bergson, mais certainement de Philon et de Léon L’Hébreux), à la condition d’identifier, comme croit devoir le faire Lévinas, judaïsme et religion.

Cette position est explicitement et pleinement assumée par Lévinas. Il écrit, dans un chapitre intitulé « La pensée juive »: « Son message fondamental consiste à ramener le sens de toute expérience à la relation éthique entre les hommes – à faire appel à la responsabilité de l’homme« . Mais cette responsabilité est en fait religieuse : « Dire que le sens du réel se comprend en fonction de l’éthique c’est dire que l’univers est sacré […]. L’éthique est une optique du divin« . Et cette religion est celle de Jérémie. Le christianisme, au contraire, issu du judaïsme, paraît aux juifs s’écarter de ces propositions dans une direction où… le judaïsme a entrevu leur altération.

Que ces affirmations soient arbitraires, c’est l’évidence : comment passer du sens éthique de l’univers à son sens sacré (Lévinas retiendra le plus souvent le terme de « sainteté ») sans une décision a priori ? Mais, pourrait-on objecter, ces affirmations figurent dans un texte explicitement religieux ; Lévinas propose peut-être ailleurs une approche philosophique, c’est-à-dire démonstrative ? Il n’en est rien et cette distinction serait arbitraire. On trouve en effet un chapitre intitulé « Philosophie », dans un ouvrage explicitement consacre à l’herméneutique talmudique. Lévinas n’y distingue pas le judaïsme et sa philosophie personnelle, mais situe d’un côté le judaïsme et sa propre philosophie, et de l’autre, pour la rejeter, la philosophie occidentale. Et ces distinctions apparaissent précisément à propos de l’éthique, et, plus précisément encore, de la relation entre liberté (celle du sujet constituant) et responsabilité. Sans jamais nommer Sartre ou Kierkegaard, Lévinas pose que, pour l’Occident, la liberté (qui est toujours, pour nous, celle d’un sujet) est antérieure à la responsabilité et fonde celle-ci. Pour Lévinas au contraire, c’est la responsabilité qui serait antérieure à la liberté et au sujet constituant. Cette justification philosophique s’inscrit dans un ouvrage sur le Talmud. Et elle se poursuit ainsi : cette antériorité de la responsabilité manifeste (aux yeux de Lévinas) « l’autorité même de l’Absolu« . Par ce lien à l’absolu la responsabilité se révèle comme « obligation de répondre« , obligation « où l’obéissance précède l’ordre qui s’est infiltré dans l’âme qui obéit« .

Ces textes qui pourraient paraître répétitifs sont comme des synthèses nucléaires où il nous appartient de déceler non pas un ordre déductif des idées, mais un ordre préférentiel et prioritaire des affirmations. Cet ordre, régressivement reconstitué, est celui-ci: 1) priorité de l’éthique, 2) priorité plus profonde du sujet comme âme obéissante, et enfin 3) priorité plus profonde encore du judaïsme talmudique qui a su affirmer la priorité antérieure et radicale de la responsabilité sur la liberté, cette responsabilité « manifestant » l’autorité de l’Absolu, c’est-à-dire du Dieu biblique tel qu’il apparaît et se nomme dans le Talmud.

Religion et philosophie sont donc bien identiques chez Lévinas. Tout le contenu éthique et « juif » s’intègre dans une vision qui suppose un être qui non seulement s’arrache à la totalité, mais encore ne l’englobe pas ; cette vision suppose aussi des prises de position sur « le temps, le langage, et la subjectivité ». Or, toutes ces affirmations philosophiques s’inscrivent dans un ouvrage non plus seulement sur le Talmud (l’Au-delà du verset), mais sur la « pensée juive » (Difficile Liberté). Notons enfin qu’elles se concluent à la dernière page de ce dernier ouvrage par un appel de note ; et cette note est à notre sens la clef qui commande et révèle l’unité indissoluble de l’œuvre de Lévinas. Elle dit en effet : « Sur l’ensemble de ces thèses : cf. Totalité et Infini, La Haye, Nijhoff, 1961″. Or, remarquons-le : Difficile Liberté est de 1963, L’Au-delà du verset de 1982; la doctrine de Lévinas est donc bien une et constante, et son ultime « fondement » est bien le judaïsme religieux tel qu’il est interprété dans l’orthodoxie talmudique (opposée à la subversion existentielle hassidique, dont se réclamait Martin Buber et dont se réclame encore Elie Wiesel). C’est donc bien Lévinas lui-même qui identifie, approche et associe son grand ouvrage philosophique (Totalité et Infini) et son ouvrage sur la pensée juive (Difficile liberté).

g) L' »illéité » et le « il y a ».

Le « fondement » scripturaire et talmudique de léthique de Lévinas n’est pourtant pas le dernier terme de l’analyse régressive que nous opérons.

Certes, l’enseignement ultime des Écritures est, pour Lévinas, celui-ci: « la révélation juive est d’emblée commandement et la piêté y est obéissance« . Le terme « d’emblée » désigne un immédiat qui est, on l’a vu, manifestation d’une antériorité : « accueil du Très-Haut », « autorité de l’Absolu ». Cette antériorité est donc celle de la Loi en tant qu’issue de Dieu. Lévinas affirme explicitement cette interprétation, ouvrant ainsi le champ à une ultime réflexion métaphysique dont la portée ontologique est plus profonde encore que celle de la dimension humaine de la séparation. Lévinas écrit en effet : « le zim-zum [retrait de Dieu dans la Cabale] est un événement originaire […] la posibilité de penser ensemble, l’Infini et la Loi, la possibilité même de leur conjonction. L’homme ne serait pas simplement l’aveu d’une antinomie de la raison. Par delà l’antinomie, il signifierait une nouvelle image de l’Absolu« .

Quel est cet Absolu ? Quelle est, en fait, la conception que Lévinas se fait de l’Être? Ouel est l’ultime a priori ontologique de la morale juive de Lévinas? Rappelons tout d’abord que Lévinas, critique de la « philosophie occidentale », se situe au-delà de la rationalité. Il doit donc procéder (puisqu’il combat aussi la subjectivité des expériences existentielles) à une position non démonstrative ni discursive des structures ultimes et ontologiques de la réalité. Effectivement, ce sont ces structures qu’il décrit comme « l’au-delà de l’être et du non-être« , le « tiers exclu » qui est « une troisième personne que [Lévinas a] appelée illéité et que dit peut-être aussi le mot Dieu« . Et, puisque cette « illéité » est l’occasion, dans cet ouvrage sur le Talmud, qu’est Au-delà du verset, d’un renvoi au livre En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, on peut dire qu’il s’agit là d’un concept philosophique central dans l’œuvre de Lévinas : la culture juive nous mettrait donc sur la voie d’une relation avec ce qu’il y a de plus profond dans la réalité et qui, en tant qu’Absolu, est l’illeité. Plus précisément : l’Infini qui est au-delà de l’être et du non-être, au-delà de tout ce qui serait appréhendable par un sujet ou comme sujet.

Cet Infini au-delà de l’être, proche parent malgré les dénégations ou les louanges, de ce Bien platonicien « au-delà de l’essence », ne serait-il pas l’Ein-Sof de la Cabale? Quoi qu’il en soit, il est cette réalité transcendante qui échappe à toute détermination (bien que Dieu existe et n’existe qu’à travers ses Noms) et par conséquent à coute connaissance. L’illéité est en effet explicitement posée comme « réfractaire à la thématisation et à l’origine — pré-originaire : au-delà du non-être — autorité qui m’ordonne le prochain comme visage« .

L’illéité est donc une structure neutre (même si, étrangement, Totalité et Infini, au paragraphe 7 de ses conclusions, s’élève contre la philosophie du neutre), et c’est par là, on le sait, qu’elle a intéressé Blanchot (dans l’ouvrage l’Amitié).

Mais un tel domaine ontologique neutre, l’illéité comme effectivité sans détermination, est en fait un a priori puisqu’il s’offre au moi non comme connaissance discursive ou intuitive, mais comme ordre, comme obligation non thématique, antérieure à toute origine et à tout commencement. Ainsi, seule l’obéissance morale livre l’illéité de l’Infini, et celle-ci ne se manifeste que dans la soumission à l’autre. Ici, il n’y a pas de tiers exclu: ou la barbarie, ou l’illéité. En revanche, il y a cercle : c’était le judaïsme qui révélait le primat de l’éthique, mais c’est l’éthique comme soumission au visage de l’autre, qui révèle et manifeste cette illéité qui, à la lettre, est l’Infini neutre, et, en esprit, le divin. Le judaïsme fonde le commandement mais l’obéissance dévoile la Sainteté de l’illéité et du Nom divin. C’est le judaïsme qui nous ouvre à la responsabilité pour l’autre-homme, mais c’est l’expérience de l’autre comme altérité qui nous ouvre à la transcendance, c’est-à-dire au divin, c’est-à-dire au Talmud et à la Cabale.

C’est dire que l’a priori de l’illéité est en fait l’a priori de la Révélation juive. Certes cette révélation n’a rien d’anthropologique ni de magique, elle se constitue comme lecture et interprétation personnelle d’un texte; mais cette herméneutique découvre dans la différence linguistique entre signe et sens à la fois une transcendance et une « sainteté ». La Révélation se donne alors comme obéissance et commandement, comme soumission à la Loi (c’est-à-dire à la Torah). « Obéir au Plus-Haut, c’est être libre”.

Tout se noue : transcendance et subjectivité, divin neutre et responsabilité, éthique et rituel; tout se noue et semble revenir en cercle : mais celui-ci, le voici qui, maintenant, au cœur de la métaphysique, tourne autour du rituel : « Tant il est vrai que la Révélation toute entière se noue autour de la conduite rituelle quotidienne. Et dans la mesure où ce ritualisme, suspendant l’immédiateté des rapports avec la Nature, conditionne, contre la spontanéité aveuglante des Désirs, la relation éthique avec l’autre homme, se trouvera confirmée la conception selon laquelle Dieu est accueilli dans le face-à-face avec autrui et dans l’obligation à l’égard d’autrui”.

Ayant tenté de dégager l’ultime couche ontologique de la morale de Lévinas, nous avons rencontré l’illéité: mais du même coup, nous tombons sur le rite, sur la révélation, et sur le face-à-face. Dès lors une nouvelle question se pose : et si l’a priori ontologique comme identité Neutre et Sainte de l’Infini et de la Loi, reposait sur un événement plus originel qui aurait valeur d’expérience existentielle authentique?

Examinons ce nouveau point. Nous devrons nous rendre à l’évidence : l’expérience visée, totalement différente des expériences décrites par les philosophies du sujet, existentielles ou phénoménologiques, sera certes originale, mais nous la verrons fonctionner comme l’ultime a priori qui devrait fonder les cinq a priori déjà élucidés (passivité du pseudo-sujet, philosophie occidentale, ontologie de la séparation, judaïsme religieux éthique, illéité sainte et infinie au-delà de l’être).

Dans l’ouvrage De l’existence à l’existant, Lévinas propose des définitions nouvelles. L’existant (évoquant le Dasein sans s’y réduire) représente l’individualisation qui prend la forme du conatus et du désir, C’est-à-dire en fait le « moi » (sujet), fruit, on s’en souvient, d’une hypostase opérée par la vitalité. En revanche, l’existence est ici un concept original : différent de la « subjectivité pathétique » se mouvant dans l’angoisse et la déréliction, il désigne en fait le soubassement antérieur à toute subjectivité. Pour en cerner le contenu, nous nous référerons donc à l’ouvrage cité, mais aussi à Totalité et Infini, ainsi qu’à De Dieu qui vient à l’idée.

Dans l’étude « De la conscience à la veille » Lévinas, sous le couvert d’une critique de l’intentionnalité selon Husserl, expose en fait sa propre doctrine de la conscience (en renvoyant d’ailleurs, p. 51 à De l’existence à l’existant). Contestant la pseudo-validité de l’évidence phénoménologique et proposant de Husserl une interprétation qui lui est propre, il fait de la conscience un éveil. Mais, dépassant en effet toute évidence et toute rationalité, Lévinas oppose cet éveil-conscience a une plus vaste « insomnie » métaphysique et ontologique, et voit dans l’éveil l’émergence d’une transcendance, la marque singulière de l’insomnie de l’Être dans le sein même de l’immanence de la conscience. Quand elle s’éveille, la conscience n’émerge pas de l’inconscient, mais d’une réalité-événement qui se manifeste dans la conscience comme sa propre transcendance au-delà d’elle-même; celle-ci se détache en somme sur le fond d’une sorte d’insomnie « immémoriale » et antérieure, située en deçà des identifications du même au même par lesquelles elle appréhende le monde.

Quel est cet événement dont la « veille » consciente atteste l’existence et qui se manifeste au cœur de la conscience, « dans l’âme de l’âme« , signifiant ainsi une transcendance immanente au sujet? Il s’agit, pour Lévinas, « de l’événement impersonnel de l’il y a« .

Par là, Lévinas distingue en fait la conscience et la veille (la conscience lui paraissant trop réflexive et « thématique », gnoséologique). La conscience ne fait que « participer à la veille », et plus profondément à l’insomnie du « il y a ». Celle-ci est « la transcendance déchirant ou inspirant l’immanence, qui, de prime abord l’enveloppe, comme si de l’Infini il pouvait y avoir idée, c’est-à-dire comme si Dieu pouvait tenir en moi« . L’événement originel est donc l’irruption de Dieu dans la conscience, mais en tant que cet événement est « impersonnel » et qu’il précède l’apparition de la conscience intentionnelle.

N’allons pas faire de confusion : « l’insomnie » n’est pas celle de la conscience individuelle comme existant. Elle la précède, la déborde, et la sous-tend. Elle est Dieu-transcendance en tant qu’il est la véritable existence : mais cette existence insomniaque est celle d’un événement impersonnel et ontologique, le il y a. Celui-ci se décrit comme : « remue-ménage de l’il y a”. Seul le il y a mérite donc le nom d’existence. Mais cette existence antérieure et pré-originaire, neutre comme l’illéité, située en dehors de l’être et du non-être, et noyau de sens de tout être et de toute conscience, est une existence bien paradoxale : elle échappe à l’intentionnalité puisqu’elle la précède, et elle tombe donc en dehors de l’évidence, toujours discutable selon Lévinas. Les cadres de l’évidence phénoménologiques sont brisés. Le philosophe le confirme explicitement. Dans le il y a, c’est « comme si » Dieu émergeait dans la conscience : mais ce « comme si  » n’exprime pas « l’incertitude » mais  » L’équivoque ou l’énigme du non-phénomène, du non représentable : témoignage […) de l’idée de l’Infini, de Dieu en moi; et puis, le non-sens d’une trace indé-chiffrable, remue-ménage de l’il y a« .

Mais un événement impersonnel, non représentable et non évident, précédant toute conscience, et, dans son antériorité immémoriale, se donnant comme équivoque et comme énigme, qu’est-ce donc sinon un a priori ? Et cet a priori n’est-il pas l’affirmation (certes insomniaque et non réflexive) de l’Être, puisque l’Infini tout impersonnel qu’il soit émerge dans la conscience réelle et, on s’en souvient, sous-tend et fonde le sens du monde comme sainteté et obéissance responsable. Le il y a, comme existence immémoriale, impersonnelle et transcendante, socle du monde et de sa signification éthique, est donc non seulement un a priori mais un a priori ontologique. Et c’est lui, antérieur à tout être, à tour commencement, et à toute conscience, qui fonde la passivité du sujet et la signification éthique de sa responsabilité : il a toutes les fonctions de l’Être suprême (le Très-Haut) sans en avoir l’intelligibilité, fût-elle simplement opératoire.

Cet Être, n’a-t-il pas au moins une intelligibilité « herméneutique ? Il semble bien qu’il en soit ainsi, mais d’une étrange façon.

Nulle part Lévinas ne signale le fait que le « il y a » se dit en hébreu yesch, et que ce verbe abondamment utilisé dans le Sefer Ha Zoar et dans la Torah, s’emploie à la place du verbe « être » qui, au présent, n’existe pas en hébreu (comme Spinoza le met en relief dans ses Eléments de grammaire hébraïque). Or, Lévinas n’hésite pas à signaler que parole se dit duar. Il n’indique pas non plus le fait que « remue-ménage » est la véritable traduction du « tohu-bohu » biblique.

Voici donc une herméneutique passée sous silence au moment même où elle pourrait livrer le fondement du fondement: ce sont les Saintes Écritures qui donnent le sens et l’idée de l’ultime a priori qu’est l’existence de l’Infini comme insomnie impersonnelle du « il y a ».

h) Une doctrine religieuse et scripturaire.

La philosophie de Lévinas n’est donc pas une introduction à une phénoménologie du sujet comme on le pense assez souvent, mais une doctrine éthique non phénoménologique dont le fondement ontologique est religieux et scripturaire. Il n’y a pas deux philosophies de Lévinas, mais une seule. Il est le philosophe du judaïsme, mais en tant que celui-ci est considéré par lui comme une éthique religieuse à fondement ontologico-scripturaire. L’entrelacement des thèmes et leur dépendance réciproque indiquent non seulement une circularité logique (le judaïsme fonde l’être-existence, qui fonde le sujet-existant, qui fonde l’éthique, qui fonde le judaïsme; ou bien : l’être fonde le judaisme et donc l’éthique, et donc le sujet, qui fonde l’être) mais encore la source unique qui les inspire tour à tour et qui est le judaïsme religieux repensé par un philosophe croyant.

Un thème est particulièrement désigné pour illustrer cette unicité de la source et la polysémie de ses effets. C’est celui de la « séparation », sur lequel il nous faut revenir.

Ce concept, on le sait, apparaît très tôt dans Totalité et Infini. Sa signification est d’abord logique et métaphysique puisque la séparation indique la distance qui sépare le Même et l’Autre dans la recherche de la vérité et dans l’idée de l’Infini: « L’idée de l’Infini – la relation entre le Même et l’Autre – n’annule pas la séparation. Celle-ci s’atteste dans la transcendance« . Mais très vite la dimension métaphysique prend une résonance ontologique puisqu’un hommage est rendu à l’idée monothéiste de création ex nihilo, seule une telle création permettant de poser l’être séparé de la créature par rapport à son créateur, comme la filiation pose l’être séparé du fils qui, pour être vraiment fils, doit être autre que le père. Ainsi « l’originalité de la séparation » consiste dans « l’autonomie de l’être séparé« .

Le concept de séparation, avons-nous dit, est sur-déterminé. Il prend aussi une signification psychologique comme jouissance éprouvée par le moi. Celui-ci, dans la jouissance, se séparerait du monde et retournerait sur lui-même : la séparation, ici, est retour du même sur le même. Mais dans cet « égoisme […], [dans] ce bonheur où sidentifie le Moi – le Moi ignore autrui« , pense Lévinas. Ce Moi, que Lévinas désigne comme « Moi athée, dont l’athéisme est sans manque » et qui est doué de « vie personnelle« , ce Moi se dépasse dans le Désir qui lui vient de la présence de l’Autre. Selon Lévinas, c’est donc le Désir métaphysique qui permet au Moi de sortir de lui-même, de s’ordonner à l’Infini, et de réaliser comme une « inversion », sacrifiant son bonheur à son Désir. « En lui, l’être devient bonté » et « préoccupé d’un autre être« .

Or, nous connaissons le sens éthique de cette bonté chez Lévinas: il n’est que religieux. Il s’agit de la responsabilité où le Moi se soumet passivement à l’obéissance et au service de l’autre en tant qu’autre. L’autre homme est alors, par l’injonction de son visage, l’Etranger, l’être séparé de moi mais plus important que moi-même. Le Désir de l’Infini, suscité par le Désirable, s’exprime aussi dans cette dissymétrie radicale qui sépare le Moi et l’Autre. Cette séparation du Moi n’est pas la réciproque de la transcendance de l’Autre : elle est un fait premier. Et celui-ci s’impose dans une expérience morale: « ce que je me permets d’exiger de moi-même ne se compare pas à ce que je suis en droit d’exiger d’autrui« . Pour Lévinas, la séparation est donc constitutive de l’obligation à l’égard de l’autre, et C’est pourquoi la relation éthique est une relation dissymétrique et non réciproque. Il s’oppose en cela à Martin Buber, chez qui, nous l’avons montré plus haut, le fondement de l’éthique est la relation pleinement et authentiquement réciproque, toujours possible quelles que soient les déterminations dites anthropologiques.

C’est le concept de « Sainteté qui va permettre d’unifier les divers sens de la séparation. « La sainteté évoque dans la pensée rabbinique, avant tout, la séparation« . Séparation onto-logique entre l’homme et l’Infini, ce Dieu qui est au-delà de l’être, séparation éthique du Moi face à l’autre considéré comme tel et non comme un autre Même, séparation rituelle enfin, en ce sens que le rite interrompt la spontanéité égoïste du conatus, axé sur le monde par le besoin et non par le Désir. Seule la séparation-jouissance semble n’être pas de l’ordre de la sainteté ; mais à y regarder de plus près, la jouissance érotique, lorsqu’elle est conjugale et orientée par la filiation, comporte, elle aussi une aura de sainteté : elle seule, par cette filiation, dévoile la transcendance du temps, ouvrant ainsi sur la transcendance de l’Infini, et réalisant une victoire sur la mort.

Séparé du monde par la jouissance et par le rite, séparé de l’autre par la dissymétrie de la bonté, séparé de l’Infini par l’immanence de la finitude, le Moi éthique serait-il, chez Lévinas, condamné à la solitude et au désespoir ? Il n’en est rien. C’est que, d’abord, le Moi éthique a renoncé au bonheur pour faire surgir la Sainteté. Et surtout, la séparation comme sainteté est constitutive d’Israël comme peuple. Il ne s’agit pas tant ici de l’Israël historique que du concept même d’Israël : « le Judaïsme rattache le divin au moral […]. Pour que l’égalité puisse faire son entrée dans le monde, il faut que les êtres puissent exiger de soi plus qu’ils n’exigent d’autrui, qu’ils se sentent des responsabilités dont dépend le sort de l’hu-manité, et qu’ils se posent, dans ce sens, à part l’huma-nité. Cette position à part des nations – dont parle le Pentateuque – est réalisé dans le concept d’Israël et de son particularisme« , c’est-à-dire dans le concept d’élection: « Election qui n’est pas faite de privilèges mais de responsabilités« .

La séparation est donc comme un concept source, la véritable matrice originaire et unificatrice de tous les concepts ici rencontrés. Dans ce concept se rassemblent, s’enchainent et se répondent réciproquement les idées d’élection juive et de sainteté, d’altérité et de responsabilité, d’obéissance et de transcendance, de rite et de moralité, de bonté et de sacrifice, de parole et d’herméneu-tique, de filiation et d’infini.

Ainsi, le concept de séparation révèle, dans une lumière particulièrement vive, le fait que le système entier des concepts, chez Lévinas, résulte non d’une argumentation rationnelle (qu’il récuserait), mais de la position d’une série d’a priori que nous avons tenté d’ordonner. En dernière analyse, la séparation se fonde sur la « sainteté » d’une expérience originelle et première, l’expérience simultanée de l’injonction du visage, de l’émergence du divin par le « il y a », et de l’élection d’Israël.

i) Autres questions critiques.

Après avoir mis en évidence la circularité des concepts faisant système, nous devons tenter d’en examiner la cohésion et la validité interne. Il ne peut s’agir ici que d’une esquisse en forme de questions.

Posons d’abord la question sémantique. Ce Dieu impersonnel qui n’est ni être ni non-être, n’est-il pas en fait l’Être suprême, mais décrit et connu par des déterminations morales telles que la kenose (manque et humilité), la charité, la bonté et la justice, l’infinité créatrice, la sainteté? Ce que Spinoza dégageait par son exégèse de la Bible pour en faire la critique (Dieu n’est pas « connu », dans la Bible; ce terme de « Dieu » désigne seulement des déterminations morales et humaines, ses « décrets » étant les lois de la Nature), Lévinas veut le constituer comme réalité par son herméneutique : à ses yeux, Dieu est une réalité vraie et ontologique. Mais n’est-il pas simplement, en fait, l’Etre traditionnel, source de la morale et repensé par la théologie négative ?

Une autre question se pose dès lors : peut-on identifier au judaïsme cette doctrine religieuse de l’Être saint et transcendant? Le judaïsme n’est-il qu’une religion ? Max Weber ou Baron ne permettraient-ils pas une définition sociale, historique et culturelle de ce peuple qui a inventé Dieu ? Ce judaïsme, religieux selon Lévinas, est-il le seul possible ? Quelles sont la place et la portée du Hassidisme? La Cabale n’est-elle pas en fait un athéisme? — Autre question, inverse et symétrique : une doctrine de la responsabilité et de la bonté, fondée sur Dieu, ne peut-elle se rencontrer en dehors du judaïsme? Quels sont les liens internes du judaïsme de Lévinas et du christianisme de Lavelle par exemple?

Voici une question plus fondamentale : une croyance religieuse est-elle en mesure de fonder une éthique? L’obéissance à un commandement d’origine transcendante permet-elle de reconnaître et d’exalter la valeur personnelle et absolue d’un sujet ? N’y a-t-il pas déplacement vers la transcendance ou substitution de priorité ? Une telle « éthique » n’est-elle pas, en fait, comme nous le disions au début, la négation pure et simple du sujet?

Sur le plan strictement éthique, la responsabilité à l’égard de l’autre est-elle aussi originelle et immédiate que le pense Lévinas ? S’il en était ainsi, comment s’expliquerait la violence à la fois universelle et dépassable ? D’autre part, comment s’opérerait le passage de la vitalité du conatus à la responsabilité éthique ? Comment ce passage serait-il possible si le sujet n’était qu’un moi?

Si la réciprocité est récusée, comment comprendre le sentiment ou le devoir de responsabilité de l’autre à mon égard ? Si je suis seul à devoir obéir et me soumettre, comment le monde sera-t-il pacifié ? N’est-ce pas le refus de la réciprocité qui pose d’abord la séparation et engendre ensuite la violence? En récusant la réciprocité, n’a-t-on pas confondu réciprocité et simple calcul contractuel et réversible ? Si la relation réciproque, sans calcul d’intérêt, n’est pas le fondement de l’éthique, qui pourrait affirmer que la relation de soumission à l’autre n’est pas une relation de domination ? Sans réciprocité, qui pourra dire de quoi il retourne ?

Si la relation éthique s’appuie sur la séparation, qui pourrait démontrer que la séparation est affirmatrice d’autrui et non pas négatrice? Peut-on, sans dommage, confondre séparation et distinction ? Si les consciences sont séparées et dissymétriques, comment savoir si le don est sincère et généreux, ou s’il est au contraire inspiré par la présomption, la libéralité narcissique, la tentative de captation et de domination, ou le simple conformisme social et religieux ? Seules la réciprocité vraie et l’analyse phénoménologique approfondie pourraient en décider. En clair : seule une théorie affirmative du sujet peut fonder une éthique.

Le sentiment du « devoir » est-il d’ailleurs vraiment une préoccupation sincère pour autrui? Le devoir n’exprime-t-il pas plutôt l’aliénation de la liberté par une autre liberté qui seule ordonne et fonde ?

Pourquoi, d’autre part, la jouissance serait-elle égoïste et séparée? La jouissance authentique n’est-elle pas réciproque et partagée? Se réjouir de soi est-il possible sans que l’autre se réjouisse de nous, et nous-mêmes en même temps de lui ? Est-il quelque chose de plus équivoque que la bonté?

Si, en outre, le sujet est séparé de l’Infini et du monde en même temps qu’il est séparé d’autrui, n’est-il pas, dans l’appréciation de lui-même, menacé d’une inflation si présomptueuse qu’elle frôlerait le délire, pour simplement parler à ce propos comme Hegel ?

A propos du sujet, justement, est-il si évident que la conscience humaine ne puisse se définir que comme moi captateur et conquérant, et qu’elle ne soit en mesure de se tourner vers l’autre que sous l’effet d’une révélation irrationnelle et transcendante? Est-il si évident que la conscience ne puisse jamais fonder ni ses actes ni ses discours, et qu’elle ne soit elle-même qu’en se soumettant à ce qui n’est pas elle, et en appelant cette soumission liberté et responsabilité ? La conscience peut-elle être réellement passive? Peut-on réellement nier le sujet, sans procéder en fait à une dénégation?

N’est-il pas possible et impérieux de construire, dès lors, une autre théorie du sujet et de la relation à l’autre sujet ?

D’autre part, à propos du sujet parlant, l’herméneutique de Lévinas a-t-elle épuisé toutes les définitions et les formes possibles de l’interprétation ? Selon Lévinas, la distance entre le signe et le sens, ainsi que la liberté de l’interprétation manifesteraient la spiritualité du texte et seraient la marque même de sa sainteté ; la transcendance de l’esprit et celle du divin ne feraient qu’une, attestée par le texte lui-même et le travail d’exégèse. L’ambiguïté et la polysémie du langage seraient la marque même du divin, l’évidence de la transcendance dans le texte qui, dès lors au-delà de lui-même, se révélerait comme le réceptacle de la Sainteté.

Comment souscrire à ces interprétations sans une croyance préliminaire antérieure à toute herméneutique? Tout texte n’est-il pas polysémique, ambigu et distancié par rapport à lui-même ? Tout texte n’est-il pas le terreau d’une riche moisson d’interprétations ? Tout texte ne dit-il pas la présence du temps, ce temps de l’écriture, de la lecture, de la compréhension, de l’interprétation ? Pourquoi seules la polysémie et la distanciation du texte du Talmud seraient-elles le signe de la sainteté? Et sur quels arguments s’appuie, d’ailleurs, l’identification d’une distance linguistique (signe/sens; présent/futur ; lettre/interprétation; matérialité/signification; signe/ signifiant/signifié) et d’une sainteté métaphysico-religieuse? Pourquoi l’excès du sens sur le signe manifesterait-il la présence du divin et non pas celle, plus probable, de la conscience humaine comme activité symbolique de dépassement et d’invention? Il faut se rendre à l’évidence : l’herméneutique de Lévinas, plus fondamentale dans son œuvre que la phénoménologie, est un postulat socio-religieux qui a la forme d’un acte de foi.

S’il en est ainsi, l’œuvre de Lévinas pose une question centrale, que tout le Moyen-Age s’était déjà posée sans parvenir à la résoudre : quels doivent être les rapports de la philosophie et de la religion? Lévinas (que nous considérons comme le Maïmonide de notre temps) répond clairement pour lui-même : la philosophie ne saurait être que la servante de la théologie. Il écrit : « … si entre l’âme et l’Absolu peut exister une autre relation que la thématisation, le fait d’en parler et d’y penser en ce moment même […] ne signifie-t-il pas que pensée, langage et dialectique sont souverains par rapport à cette Relation? Mais le langage de la thématisation dont nous usons en ce moment a peut-être été rendu seulement possible par cette Relation, et n’est qu’ancillaire« .

Mais affirmer n’est pas établir. Est-il certain que philosophie et religion doivent entretenir une relation, quel que soit le sens de cette relation ? La philosophie n’est-elle pas le lieu du langage réflexif, ce langage qui se propose sinon de résoudre du moins de poser tous les problèmes gnoséologiques, éthiques et existentiels, dans leur relation au sujet ré-flexif? La philosophie n’est-elle pas dès lors le tout-autre de la religion, et cela sans ambiguïté ? Lévinas doit être pensé, en même temps que Kierkegaard et les autres existentiels chrétiens, comme un auteur religieux et non pas en toute rigueur comme un philosophe, et encore moins comme un philosophe du sujet.

j) La signification éthico-ontologique de la dénégation du sujet par Lévinas.

Au terme de cette étude critique nous sommes en mesure de formuler plus précisément la question du début, en y apportant une réponse : la négation du sujet, chez Lévinas est-elle d’origine philosophique (comme chez Sartre) ou d’origine morale (comme nous en faisions l’hypothèse) ? Cette négation dénégatrice, qui condamne le conatus tout en exaltant la responsabilité, nous avons vu qu’elle est en effet d’origine éthique, en première analyse. C’est en raison d’une conception moralisatrice que, au nom du désintéressement, Lévinas condamne le sujet (qu’il croit n’être que prométhéen et vitaliste) construisant après coup une philosophie du même et de l’autre qui justifierait et la condamnation de la connaissance par le même, et la condamnation du sujet comme ipséité, cette condamnation morale valant comme négation et destruction du sujet.

Mais nous avons opéré une seconde analyse: il nous est alors apparu que le schématisme et le caractère conventionnel du sujet (conatus et instinct) découlaient d’une affirmation antérieure et plus pro-fonde, qui était l’affirmation religieuse de la transcendance et de la sainteté. La motivation de la dénégation condamnait en retour celle-ci à n’être qu’une formule et un formalisme, incapables de recevoir une fonction sérieuse dans l’élaboration d’une doctrine autonome du sujet.

De ce résultat critique nous pouvons dégager une tâche : avant d’entreprendre l’analyse directe du sujet existentiel nous devons esquisser une critique de l’herméneutique telle que, dans l’héritage de Heidegger, Lévinas lui-même la définit et selon laquelle la structure même du langage conduirait à la négation d’un sujet réellement immanent et pleinement autonome. C’est en examinant la doctrine de Paul Ricoeur que nous pourrons accomplir cette tâche et mieux préparer nos propres analyses.

(Robert Misrahi, La problématique du sujet aujourd’hui)

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